L'ABROGATION DES CAPITULATIONS

On sait ce qu'étaient les Capitulations qui, dans les pays d'Islam, garantissaient aux Européens des privilèges juridictionnels permettant à eux et à leurs ressortissants de rester soumis à leurs lois, à leur justice et à leur police nationales et qui en même temps leur donnaient le bénéfice de l'égalité économique.
Au moment de l'institution du Protectorat, la France, pour ne pas susciter de conflits, garantit aux Puissances étrangères le maintien de leurs privilèges de juridiction et de commerce dérivant des Capitulations. C'est l'article 4 du traité du Bardo. Néanmoins la France en poursuivit l'abrogation par des négociations directes, qui s'étendirent de 1882 à 1897 et ont revêtu une particulière importance, notamment du fait de la situation spéciale de l'Italie.
Cette Puissance, en effet, avait conclu le 8 septembre 1868 avec la Régence un traité d'une durée de 28 ans qui lui garantissait les droits, privilèges et immunités consentis aux divers Etats de la péninsule avant l'unification. Les Italiens conservaient leur nationalité d'origine, avec leur statut personnel, même en entrant au service du Gouvernement beylical. Ils ne relevaient que de la juridiction consulaire en matière civile, commerciale et judiciaire, mais non en matière immobilière, où, néanmoins, était réservée au consul l'application des sentences prononcées par les tribunaux beylicaux. 'L'égalité civile leur assurait la liberté de commerce et un véritable privilège d'exterritorialité pour leurs établissements. En matière de pêche et de navigation, ils bénéficiaient du même traitement que les Tunisiens. Enfin, le Bey ne pouvait modifier les droits de douane sans consultation préalable du Gouvernement italien. En bref, le traité de 1868 maintenait, en matière juridictionnelle les privilèges consulaires de l'Italie et lui accordait, en matière commerciale, la situation de la nation la plus favorisée.
Après le traité du Bardo, les autres Puissances, et l'Allemagne -en particulier, ne se montrèrent pas hostiles à la suppression des Capitulations. Cependant de longues négociations furent nécessaires pour réaliser complètement le changement de régime. Dix conventions durent être élaborées, dont la première fut signée avec la Hongrie le 20 juillet 1896, et la dernière avec l'Angleterre le 18 septembre 1897.
Cette dernière puissance avait bien renoncé au bénéfice des Capitulations dès le 31 décembre 1883. Par la Convention de 1897, elle renonçait au traité de 1875 et la Tunisie lui accordait en échange un régime de faveur en matière douanière pour quinze années.
Le cas de l'Italie fut plus complexe et doit être exposé. Après de difficiles négociations, elle n'avait accepté, en 1883, de faire des concessions qu'en matière juridictionnelle parce que ses ressortissants y trouvaient avantage (la juridiction consulaire leur interdisait toute possibilité d'action reconventionnelle, tandis que les tribunaux français leur offraient une juridiction commune où tous les étrangers peuvent se porter demandeurs et qui statue pour tous les autres étrangers quand ils sont défendeurs). Elle avait donc consenti par le protocole du 25 janvier 1884 à " suspendre en Tunisie l'exercice de la juridiction du tribunal consulaire " ; mais en retour, elle avait obtenu déjà certains avantages : ses nationaux recevaient le droit de plaider devant les tribunaux, de remplir les fonctions d'avocat défenseur ou avoué, etc. Elle continuait d'ailleurs (art. 2 du Protocole) à bénéficier de "toutes les autres indemnités, avantages ou garanties assurés par les Capitulations, les usages et les traités restant en vigueur". Ses nationaux demeurèrent donc sous le régime du traité de 1868, sauf sur la question juridictionnelle.
Il se produisit d'ailleurs un afflux d'Italiens grâce au nouveau régime de Protectorat : leur nombre passa de 11.200 en 1881 à 55.000 en 1896. Toute cette époque est celle de- la politique, hostile à la Franc, de Crispi. Or la France, au nom du Bey, avait dénoncé, le 17 août 1895, le traité de 1868 qui venait à échéance le 8 septembre 1896. Crispi étant tombé, précisément en cette année 1896, le nouveau gouvernement italien envisagea un arrangement avec la France, qui fut conclu le 28 septembre 1896. Trois conventions (de commerce et navigation, consulaire et d'établissement, d'extradition) furent signées.
Ces conventions, fondées sur le principe de l'égalité de traitement, pour l'exercice des droits civils, entre Français, Tunisiens et Italiens, confèrent à ces derniers, par un texte exprès, l'essentiel des prérogatives qu'ils tenaient des Capitulations, au point que l'on a pu écrire que les conventions "n'étaient rien d'autre que des capitulations revêtues d'un vernis à la moderne" 
L'égalité civile permettait aux Italiens en substance
en matière judiciaire : d'exercer la profession d'avocat et de figurer dans les jurys criminels 
en matière professionnelle: d'exercer toutes sortes d'art, de profession ou d'industrie; d'être appelés par le Gouvernement à siéger dans les conseils municipaux ou d'être expert près les tribunaux ; 
en matière de navigation et de pêche: de pratiquer sur la côte tunisienne la navigation au cabotage comme les Français seuls la pratiquent sur le littoral métropolitain ; de pêcher librement dans les eaux tunisiennes ;
en matière d'enseignement : de conserver " les écoles italiennes actuellement ouvertes en Tunisie", tant royales que privées
en matière d'assistance : de jouir du statu quo pour l'hôpital de Tunis. (Un accord du 22 mai 1937 a prévu la construction d'un nouvel hôpital réservé aux Italiens et qui serait assimilé aux établissements visés par les accords du 7 janvier 1935).
en matière de nationalité : de conserver indéfiniment leur nationalité en Tunisie. Il est même ajouté que les lois de naturalisation collective que la France pourrait promulguer en Tunisie ne s'appliqueront pas aux Italiens. Ils peuvent par contre se faire naturaliser et il existait, en 1938, 16.750 Italiens naturalisés individuellement et d'autre part 10.000 Juifs italiens.
 A la faveur de ces promulgations, il est loisible à un Italien de dérouler tout le cycle de sa vie civile, de sa naissance à sa mort, sans sortir du milieu italien. Il se marie au consulat d'Italie, y déclare ses enfants qu'il instruit dans les écoles italiennes, il est soigné à l'hôpital italien par des médecins italiens ; il est défendu par des avocats italiens ; il lit les journaux italiens ; il est membre de sociétés italiennes, etc. Sans limitation dans le temps, sa descendance demeure italienne. Situation véritablement extraordinaire, et dont on ne rencontre le pendant dans aucun autre pays en dehors de l'Orient". 
Le décret beylical du 1er février 1897 qui promulgua les conventions ne manque pas de préciser que sont et demeurent définitivement abrogés les traités et conventions de toute nature relatifs à la Tunisie conclus antérieurement avec l'Allemagne, l'Italie... " Il comble ainsi une lacune des conventions où cette annulation n'était pas explicitement formulée.
L'application des Conventions ne fut pas sans soulever des difficultés. En effet la France entendait les appliquer stricto sensu, en attendant le retour au droit commun et prit même quelques dispositions restrictives ; non admission des médecins italiens à certains offices (1910), exclusion des entrepreneurs italiens des adjudications de l'Etat (1913), etc. Au contraire l'Italie tendait à élargir ses privilèges jusqu'à transformer le Protectorat en condominium franco-italien.
Les conventions étaient conclues pour neuf ans, mais renouvelables par tacite reconduction, sauf dénonciation par un préavis de douze mois.
La France ne les dénonça pas en 1905 et, en 1910, accepta même de modifier en faveur de l'Italie le
protocole scolaire. Lors de l'annexion de la Tripolitaine (5 nov. 1911), les négociations qui aboutirent à l'accord Poincaré-Tittoni du 14 octobre 1912 ne lièrent pas la modification du statut des Italiens en Tunisie à la solution des questions marocaine et libyenne.
Le préavis de dénonciation fut donné par la France le 9 septembre 1918, à la fin de la guerre européenne, en ce qui concernait les deux conventions - consulaire et d'établissement. - de commerce et de navigation. Seule subsista la convention d'extradition. 

Les conventions venaient en effet à échéance le 10 septembre 1919. Entre temps l'Italie s'était vu confirmer par le Conseil suprême des alliés le droit de réclamer le bénéfice de 1 article 13 du Pacte de Londres (7 mai 1919). Dans cet esprit, le Ministre des Affaires Etrangères Pichon et l'ambassadeur d'Italie à Paris Bonin-Lagare échangèrent des lettres par lesquelles
La France cédait à l'Italie les oasis d'El Barkat et de Féhout près de Ghat, ainsi que la route caravanière de Ghadamès à Ghat.
L'Italie obtenait certains avantages économiques (cession de phosphates tunisiens, etc.).
L'Italie obtenait la suppression de deux décrets beylicaux pris en 1919, dont l'un imposait l'autorisation préalable aux écoles privées italiennes, l'autre frappait d'une taxe la vente de terre aux Italiens.
En somme, loin de répudier les conventions de 1896, cet accord les renforçait sur certains points.
Quant aux relations avec les autres Puissances, signalons que, avant la guerre; le 29 mai 1910, avait été signé avec la . Turquie un accord concernant le tracé de la frontière tuniso-tripolitaine.

LA NATURALISATION DES ÉTRANGERS ET LES DERNIERS ACCORDS

Le nombre des étrangers en Tunisie s'accroissait sans cesse. Sans même parler des Italiens, il s'y trouvait, par exemple, en 1920, 12.000 à 13.000 Anglo-Maltais. La France ne pouvait rester indifférente à cet état de choses.
On sait que, sur le territoire métropolitain (et en Algérie), une loi de 1889 déclare Français les fils nés en France d'étrangers qui y sont eux-mêmes nés. Mais l'introduction de cette disposition dans un Etat musulman paraissait offrir des difficultés. L'idée de nationalité conçue comme un lien à caractère politique et liée au territoire est, en effet, en opposition avec la théorie islamique, qui fonde sur la religion réputée universelle sa conception juridique; l'introduction par les Français de la notion du jus soli pouvait faire des étrangers des Tunisiens, ce qui les priverait de la juridiction des tribunaux français.
On fit cependant cette observation que la question pourrait être résolue heureusement si la France, intervenant avec sa propre législation, donnait la nationalité française en remplacement immédiat de la nationalité tunisienne aux étrangers en cause justiciables des tribunaux français. On y parviendrait facilement par deux décrets, l'un beylical, l'autre présidentiel, qui paraîtraient le même jour au Journal Officiel tunisien.
Il fut ainsi fait ; les deux décrets portent la date du 8 novembre 1921.
En vertu du premier, sont Tunisiens tous ceux qui naissent en Tunisie d'un étranger qui lui-même y est né. En vertu du décret du Président de la République Française, sont Français ceux qui naissent en Tunisie d'un étranger qui lui-même y est né, lorsque cet étranger était .justiciable des tribunaux français du Protectorat.
Les 12.000 à 13.000 Anglo-Maltais se trouvèrent ainsi devenir Français. L'Angleterre ne manqua pas d'abord de protester, et même de porter l'affaire devant la Cour de la Haye. Cependant un accord intervint; un échange de lettres entre Lord Curzon et M. de Saint-Aulaire (du 24 mai 1923) marqua l'adhésion anglaise, sous réserve que la naturalisation serait appliquée non à la seconde, mais à la troisième génération.
Les Italiens restaient en dehors de cette loi qui ne doit s'appliquer que sous réserve des Conventions diplomatiques. La question fut abordée avec l'Italie directement, mais dans des conditions très difficiles.
On sait la politique active que mena en Tunisie le fascisme depuis 1924. On ne doit pas s'étonner que les efforts tentés par la France, notamment en 1928-1929, pour aboutir à un règlement du statut des Italiens, n'aient pas été alors couronnés de succès.
C'est M. Pierre Laval qui, en 1935, signa avec M. Mussolini un certain nombre d'instruments diplomatiques assurant "le règlement par les deux pays des principales questions que les accords antérieurs laissaient pendantes entre eux et notamment de toutes les questions relatives à l'application de l'article 13 de l'accord de Londres du 26 avril 1915".
Le traité du 7 janvier 1935 fixait de nouvelles franchises au profit de la Lybie et de l'Erythrée et reconnaissait la souveraineté de l'Italie sur l'île Doumeirah.

Enfin un protocole spécial, relatif aux questions tunisiennes, établissait les assises principales d'une convention "basée sur le maintien jusqu'au 28 mars 1945 des conventions... actuellement en vigueur". Le retour au droit commun se ferait dès lors progressivement.
Cette convention réglait les problèmes de la nationalité et des écoles royales italiennes.
Nationalité. - Les individus nés en Tunisie de parents italiens avant le 28 mars 1945 seraient Italiens; les individus nés de parents italiens entre 1945 et 1965 seraient italiens mais pourraient à leur majorité réclamer la nationalité française; à partir de 1965, les individus nés de parents italiens seraient soumis à la législation sur la nationalité française.
Ecoles royales italiennes. - Leur maintien était prévu jusqu'en 1955, date à laquelle elles devaient devenir des écoles privées soumises à la législation scolaire française en Tunisie.
Professions libérales. - Ceux qui les auraient occupées avant le 21 mars 1945 se les verraient garantir leur vie durant.
On sait que le 17 décembre 1938 le ministre des Affaires Étrangères italien, comte Ciano, avisait l'ambassadeur de France que son Gouvernement ne tenait plus pour valable les traités de 1935 "vidés de leur contenu" et "historiquement dépassés", et qui ne lui paraissaient plus répondre à la situation politique générale.
Les deux pays étaient ainsi ramenés au régime de reconduction tacite des Conventions de 1896.

VICTOR PIQUET
Ancien Contrôleur Général de l'Armée

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