Stadion 2001

MYSTIQUE DE " GAUCHE " ET MYSTIQUE DE " DROITE "

EN EDUCATION PHYSIQUE EN FRANCE SOUS LA IIIEME REPUBLIQUE. Gleyse Jacques, Dominique Jorand, Céline Garcia.
samedi 2 novembre 2002.
 
Sous la troisième république, deux discours s’affrontent dans le champ des pratiques corporelles en France : celui des partisans de l’éducation physique, des gymnastiques et celui des partisans du sport. Si des éléments institutionnels peuvent expliquer ce phénomène, le travail a exploré une autre piste : les positionnements en termes de valeurs, l’Histoire des idées. Les concepts de « mystique de droite » et de « mystique de gauche » semblent pertinents pour comprendre à la fois les positionnements institutionnels mais aussi les conceptions. L’ordre des deux discours est mis en évidence.

Introduction

Un ouvrage récent [1] vient de faire le point sur les rapports du monde politique et de l’EPS de 1958 à 1969. Il est apparu intéressant de poursuivre dans cette voie mais en adoptant une toute autre perspective d’analyse : l’histoire des idées, et en s’intéressant à une période bien antérieure, celle qui voit naître une véritable éducation physique étatique (le tournant du XXe siècle). Il s’agira, au cours de cette période, d’analyser les discours d’acteurs marquants, dans une perspective axiologique, plus large que celle envisagée dans l’ouvrage cité. Il ne sera donc question ni de prolonger des travaux axés sur les seules doctrines [2] ni d’explorer des liaisons institutionnelles [3] ni de se positionner dans la perspective d’une analyse systémique [4] mais bien de mettre en évidence quelques éléments d’une archéologie du discours de l’éducation physique [5] et du sport, de saisir les conditions de l’émergence d’un discours [6] .

Au plan politique stricto sensu, le XVIIIe et le XIXe siècle ont vu s’affronter, en France, les tenants de la monarchie ou de l’Empire et ceux d’une république laïque, bourgeoise ou populaire. Cette dichotomie s’est manifestée de manière très aiguë, notamment au cours de révolutions (1789, 1830, 1848, 1870), de restaurations de la monarchie (1815, 1830) ou de coups d’État (1800, 1851). Mais, elle a également trouvé des expressions dans un certain nombre d’affaires importantes, telle la mise en place de l’école publique, laïque, gratuite, obligatoire (1880-86), l’affaire Dreyfus (autour de 1898), la séparation de l’église et de l’État (1905) ou l’éradication des congrégations religieuses du système public d’enseignement (1904). Á la veille de la guerre de 1914, c’est cette partition qui divise les « va-t-en-guerre » et les pacifistes, Jaurès et Nivelle. Les positions axiologiques fondamentales, adoptées par les deux camps, peuvent être résumées par les termes de « mystique de droite » et de « mystique de gauche ». Ces notions ont été, très récemment, redéfinies par Michel Onfray [7] . Globalement, en caricaturant un peu, ces deux mystiques trouvent leur genèse, en 1789, lors du vote qui eut lieu à l’Assemblée Constituante en France (et peut-être antérieurement avec les positions des " ordres " aux Etats Généraux). Se sont placés à droite du scrutateur les députés qui étaient pour le maintien d’un pouvoir royal, aristocratique, de droit divin, fondé sur la lignée et, à gauche, ceux qui étaient pour le transfert du pouvoir aux représentants du peuple démocratiquement élus renouvelables et destituables (autrement dit pour la République). D’un côté se situe un regard élitiste fondé sur une oligarchie restreinte et autoproclamée par le sang (et Dieu), de l’autre une vision tournée vers le plus faible, fondé sur une conception républicaine de la société. Bien sûr, cette distinction est assez caricaturale et manichéenne. Pourtant, elle peut être validée, par nombre de faits historiques, mais aussi par l’expression de conflits réels ou symboliques. On se gardera bien toutefois, mais ceci est un truisme dans le domaine historique, d’ériger cette partition en vérité absolue. On ne confondra pas non plus partis politiques de gauche et de droite et mystique de gauche et de droite. En effet, si les positions des membres de ces deux types de partis politiques, en France, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sont globalement corrélées avec les mystiques éponymes, il ne s’agit pas d’une loi absolue (il existe des exceptions).

Il convient enfin de préciser que le concept de « mystique », au plan de la philosophie, se réfère à un système de croyance absolu et fondateur en des idées (ou en une personne). C’est ce sens que l’on retiendra.

Les doctrines de l’Education physique, entre 1870 et 1839, en France, conçues comme des analyseurs de l’espace socio-politique, participent à ce conflit de valeur. Les positions, par exemple, de Georges Demenij (1850-1917), ne sont pas autonomes au regard d’un acteur politique comme Jules Ferry ou, plus généralement, des Compagnons de l’Université nouvelle (Jean Macé, Ferdinand Buisson...), défenseurs acharnés d’une vision républicaine et, en conséquence, d’une « mystique de gauche ». Il en va de même des choix idéologiques de Pierre Frédi, Baron de Coubertin (1863-1937) plus proche de « réactionnaires » comme Thiers ou Jules Simon, c’est-à-dire, mutatis mutandis, d’une mystique de droite.

Ce qui suit, cependant, tente moins de faire la preuve de cette appartenance à l’une ou l’autre mystique, chose qui semble assez claire au regard des positions idéologiques des acteurs, et même, des positions personnelles, institutionnelles et politiques de ceux-ci, qu’à analyser la structuration fondamentale des deux types de discours dans le domaine de l’éducation physique.

Etudier un espace de discours

Sur cette base théorique, le corpus de texte suivant a été soumis à une analyse qualitative de contenu : L’Éducation en Angleterre (1888), La Gymnastique utilitaire, Sauvetage, défense, locomotion (1905) et Leçons de pédagogie sportive (1921) de Pierre Frédy Baron de Coubertin, Physiologie des exercices du corps (1888) de Fernand Lagrange, La Renaissance physique (1888) de Philippe Daryl et quelques autres textes ou articles du même auteur parus dans le journal Le Temps, « La méthode sportive » (in : Labbé M., 1930), L’entraînement sportif et Les sports athlétiques (avec M. Pefferkorn, 1924) de Marc Bellin du Coteau, Les sports athlétiques (1895) de Eole, Reichel, Mazzuchelli, Les bases scientifiques de l’éducation physique (1902) et Pédagogie générale et mécanisme des mouvements (1922 rééd.) de Georges Demenij, L’Éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique & esthétique (1901) et L’Éducation physique et la race. Travail, santé, longévité (1919) de Philippe Tissié, Guide pratique d’éducation physique (1909), Le Code de la force (1911) Leçon type d’entraînement complet et utilitaire (1912) et Le Sport contre l’éducation physique (1925), L’Éducation physique virile et morale par la méthode naturelle (1936) de Georges Hébert, les Manuels de 1891 et de 1908, ainsi que les Règlements de 1902 et 1910, et les Projets de règlements de 1919 et 1922. Tous ces textes sont des ouvrages de référence au cours de la période et parfois même des « best-sellers », à l’instar de l’ouvrage de Philippe Daryl (23000 exemplaires vendus). C’est pour cela qu’ils constituent le corpus de référence dans ce domaine. Cependant, un discours n’est pas clos sur lui-même et n’est pas que texte. Dans la perspective foucaldienne [8] il se stratifie bien souvent sous la forme d’institution et de positions institutionnelles. C’est pourquoi, ont été également étudiées les positions institutionnelles des acteurs ainsi que les institutions qui en ont résulté. Des associations comme la Ligue Nationale d’éducation physique, de Paschal Grousset (1844-1909) - alias Philippe Daryl - et la Ligue Girondine d’éducation physique de Philippe Tissié, créées respectivement les 14 Octobre et 21 Décembre 1888, d’une part, et le Comité pour la propagation des exercices physiques, dit « Jules Simon », du nom de son président (auquel participe très activement le secrétaire général : Pierre de Coubertin), créé le 1er Juin 1888, d’autre part, ont paru également être deux bons indicateurs de ce système d’opposition. Leurs positionnements respectifs sur l’échiquier politique d’alors ne sont pas sans intérêt pour ce qui suit. Le corpus, soumis à une analyse qualitative de contenu, montre, une très nette dichotomie entre deux catégories de discours. L’un fondé sur une mystique de gauche, celui des thuriféraires de l’Education physique (Lagrange, Grousset/Daryl, Demenij, Tissié, Hébert, les Manuels de l’Instruction publique) l’autre très nettement marquée par une mystique de droite, celui des laudateurs du sport (De Coubertin, Bellin du Coteau, Eole, Reichel,, Mazzuchelli et certains éléments des règlements de Joinville, notamment en 1910 et 1928, Tome II).

Les deux côtés de la barricade

Il est bien difficile de penser le positionnement des discours, qui vont être analysés, hors du drame que constitue la Commune insurrectionnelle de Paris du 18 Mars au 28 Mai 1871. Plusieurs acteurs impliqués très fortement, un peu plus tard, dans la propagation des exercices physique en France vont en effet se retrouver, en quelque sorte des deux côtés opposés de la barricade et même du « bon » ou du « mauvais » côté des fusils, lors de la « semaine sanglante ». Si Paschal Grousset se retrouve du côté de la Commune en tant que délégué aux exercices physiques et député du 18ème arrondissement, Jules Suisse (dit Jules Simon), au contraire, appartient au gouvernement de Thiers (président du conseil, très conservateur) qui organise la répression en écrasant ladite Commune dans le sang du 21 au 28 Mai 1871.

Á la suite, Paschal Grousset, qui échappera de très peu à une exécution sommaire, sera déporté en Nouvelle Calédonie, avec notamment, pour compagne de souffrance : Louise Michel. Il ne devra finalement son salut qu’à la chance. On comprend donc la haine qu’il vouera dès lors aux « Versaillais » et en particulier à Jules Simon.

Ce face à face jouera évidemment un rôle considérable dans les positionnements institutionnels et notamment dans le fait que Grousset créera rapidement une Ligue Nationale d’éducation physique concurrente et en conflit avec le Comité de Jules Simon. Cela jouera sans doute aussi un rôle, pour le premier, pour ce qui concerne le refus des pratiques sportives anglo-saxonnes, acceptées par le Comité Jules Simon.

La Ligue Nationale d’éducation physique compte dès l’origine parmi ses membres, bon nombre de personnalités républicaines anti-versaillaises, d’anciens communards, quelques membres de l’Internationale ouvrière et des françs-maçons. Á sa tête est Marcellin Berthelot et l’on voit parmi ses membres : Georges Clémenceau, Jean Macé (Fondateur de la ligue de l’enseignement et franc-maçon), Alexandre Dumas, Michel Bréal (bras droit de Jules Ferry), Ferdinand Buisson (directeur de l’enseignement primaire au cabinet Jules Ferry et auteur d’un monument pédagogique républicain le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire), Fernand Lagrange, Etienne-Jules Marey, Pasteur, Millerand, Octave Gréard (autre collaborateur proche de Jules Ferry et ancien ministre), Jules Verne, Jean Richepin...

A l’inverse, le Comité pour la propagation des exercices physiques dans l’éducation est constitué d’une bonne part de notables réactionnaires ou conservateurs et qui ont souvent soutenu Thiers. On y trouve bien sûr à sa tête Jules Simon, mais aussi Georges de St Clair, Godard directeur de l’école Monge (école privée catholique, dite « libre »), le prince Georges Bibesco, Le vicomte de Janzé, Marcel Labbé, qui publiera le Traité d’EP de 1930 et sera un proche des Croix de Feu et eugéniste notoire, les généraux Barbe, Thomassin et Lewal (ancien ministre de la guerre), se trouvant au côté de Thiers au moment de la répression de la commune, Georges Picot, de l’institut de sciences morales, Rieder directeur de l’école Alsacienne (très conservateur)... Mais si le partage se fonde sur des positions conflictuelles réelles, où la vie même de certains a pu être en jeu, c’est bien plus profondément un positionnement mystique fondamental qui distingue les deux camps. Ce positionnement dichotomique, manichéen, peut être résumé dans le tableau suivant qui mêle institutions et systèmes de valeurs :

Mystique de Gauche (en 1789 à gauche du scrutateur, choisissent le Parlement et le droit humain)
-  Républicains (et parfois bonapartistes)
-  État
-  Protestants, athées ou agnostiques
-  Égalitarisme, fraternité, regard tourné vers le plus grand nombre. Collectivisme
-  Enseignement primaire, laïque, gratuit, obligatoire. Compagnons de l’Université nouvelle
-  Modèle d’enseignement, selon Antoine Prost [9] Modèle du « pédagogue » (Enseignement concentrique, méthodes actives)
-  Éducation physique et/ou gymnastique
-  Union des Sociétés de Gymnastique de France, Ligue Nationale et Ligue Girondine puis Ligue française d’Éducation physique
-  Acteurs influents : Marey, Lagrange, Demeij, Tissié, Hébert...

Mystique de droite (en 1789 à droite du scrutateur, choisissent le roi de droit divin)
-  Monarchistes
-  Capitalisme, libéralisme
-  Catholiques
-  Élitisme, « liberté », regard tourné vers le champion ou le gagnant. Individualisme.
-  Enseignement secondaire, universitaire et privé (par exemple : École des Roches)
-  Modèle d’enseignement, selon Antoine Prost [10] Modèle du « savant » (Enseignement par blocs, méthodes transmissives)
-  Sports
-  Comité pour la propagation des exercices physiques (Jules Simon) puis Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques, puis Fédérations Sportives. Institutions en matière de pratiques corporelles
-  Acteurs influents  : De Saint Clair, Didon, De Coubertin, Marcadet, Bellin du Coteau, Reichel, Eole, Mazzuchelli...

Ce tableau correspond avant tout à des systèmes de valeur, mais, comme on le voit, aussi à des positions institutionnelles et à des institutions plus ou moins puissantes.

Deux mondes discursifs antagonistes

Dès 1888, on voit émerger, dans les textes, deux positions claires concernant les valeurs associées aux pratiques corporelles. D’un côté se trouvent Philippe Daryl, Georges Demenij, et Philippe Tissié (eux-mêmes en conflit sur les bases scientifiques de l’E.P.) et, de l’autre, essentiellement le Baron Pierre de Coubertin (mais aussi Didon ou Georges de St Clair). Dans le journal Le Temps, Philippe Daryl s’oppose violemment à l’introduction du sport Anglais dans les établissements scolaires : « Nous ne parlons pas des très sérieux inconvénients moraux que peut avoir cette misérable idée de sport, introduite dans les mœurs scolaires, du pari et des vices anglais venant à la suite. Tout homme qui a le sens pédagogique tant soit peu éveillé comprendra d’emblée qu’il ne s’agit à aucun prix de semer dans nos lycées et nos collèges de la graine de bookmakers... Les chefs d’établissements feront donc sagement en fermant leur porte au sport, comme ils la ferment au tabac, aux livres pornographiques, et de refuser péremptoirement l’accès de leurs collèges aux hommes étrangers à l’Université, à son esprit et à ses devoirs » [11]

Or, cet auteur n’est en aucun cas opposé au développement des exercices physiques dans l’éducation, bien au contraire, puisqu’il a rédigé, en 1888, La Renaissance physique et créé la Ligue nationale d’éducation physique. Il juge simplement que le système de valeur, la mystique véhiculée par le système sportif, est néfaste. Celui-ci semble, en effet, aller à l’encontre de sa propre mystique. Cela est très clair dans de multiples passages de l’ouvrage cité supra. Daryl, alias Grousset se positionne d’abord comme un partisan d’une « République vraiment athénienne » (p. 247) et de valeurs telles l’égalité, la bonté. Ainsi écrit-il qu’il est urgent « d’apprendre aux petites filles, que tout sentiment violent et égoïste les enlaidit [...] et que le plus sûr moyen d’être belle est la bonté » [12]

Son regard se tourne aussi vers les plus faibles et le plus grand nombre contrairement, on le verra plus loin, à celui de Pierre de Coubertin. C’est d’ailleurs ce qui caractérise, en quelque sorte, les deux côtés de la barricade et les deux mondes discursifs en cette fin du XIXe siècle : « Il faut en tirer les conclusions. La première sera qu’il y a urgence de donner à nos enfants, à tous les enfants, - à ceux de l’école primaire comme à ceux du collège et du lycée, - l’habitude de ces deux toilettes indispensables, l’une externe, l’autre interne, qui sont le bain quotidien et l’exercice musculaire. La seconde est que cet exercice pour être pratiqué avec suite, doit être amusant et constituer une récréation » [13].

Georges Demenij, en tant que personnage proche de l’État républicain, tient le même type de discours. Ce qui est important pour lui, ce n’est pas du tout l’établissement d’une élite mais la participation du plus grand nombre. L’intérêt pour les plus faibles est même le guide majeur de la pratique. Ce scientifique sérieux, précurseur de l’invention du cinématographe, produit l’image d’une pyramide que l’on verra plus loin totalement opposée à celle du Baron Pierre de Coubertin, en situant le plus faible ou le plus grand nombre à son sommet : « l’Education physique s’adresse à tous aux faibles surtout. Les résultats extraordinaires auxquels atteignent certains sujets d’élite frappent l’imagination, on admire le développement musculaire excessif, l’adresse, l’audace poussées jusqu’à la témérité. Mais on oublie que c’est là une exception. Sans prétendre à de tels avantages tous peuvent s’améliorer [...]. Il est urgent de relever le niveau moyen d’une nation au lieu de chercher à produire quelques sujets hors pair [...] Laisser à la jeunesse la liberté de s’exercer comme bon lui semble avec les seuls instincts naturels, c’est courir à l’abus des records et aux corruptions des jeux du cirque ; c’est aboutir fatalement à l’anarchie » [14]

Mais, ne nous trompons pas, ce n’est pas non plus une opposition aux pratiques corporelles qui anime Demenij, au contraire, mais bien le désir de combattre une mystique qu’il considère opposée aux principes fondateurs de la République : « Le but que l’on se propose en s’exerçant a une influence morale très grande. [...] Les exercices sportifs développent l’audace, trempent le caractère, endurcissent et rendent débrouillard. [...] Si le but est de se perfectionner, si l’on recherche un résultat socialement utile, comme conséquence, on élève l’âme [...] Si l’on envisage que les prix à remporter, la vaine satisfaction d’être champion ou recordman et si, pis encore, on se surmène pour gagner des sommes d’argents et être professionnel de l’athlétisme, tout l’effet moral est changé » [15].

Un troisième acteur important pour le domaine étudié, puisque créateur de la Ligue Girondine qui fusionnera plus tard avec la Ligue Nationale d’Education physique pour donner la Ligue Française d’Education Physique, Philippe Tissié (1852-1935) s’inscrit, lui aussi dans la même logique. L’important n’est pas que quelques-uns produisent des performances remarquables mais que tous s’exercent, progressent et surtout que les plus faibles puissent s’améliorer : « Je constatais tout d’abord que l’on sacrifiait la réalité à l’apparence et que, sous prétexte d’entraînement, l’institution des records et des championnats avait pour effet d’exalter la force de quelques rares sujets spécialement organisés pour ces sortes de concours, mais d’éliminer la masse de tous ceux qui auraient dû bénéficier d’une éducation mieux comprise et surtout mieux appliquée. Une des causes du piétinement [...] était donc l’installation de records et de championnats dans les concours de gymnastique aux agrès, dans les jeux dans les sports. Toute méthode qui, dans l’ordre physique et dans l’ordre intellectuel, s’applique à faire prévaloir les forts au détriment des faibles [...] Le " phénoménisme" empêche de penser [...] la collectivité est sacrifiée à l’individualité par paresse d’esprit » [16]

Ces mêmes positions sont présentes dans le Manuel d’Exercices gymnastique et de jeux scolaires de 1891 et dans le Manuel d’exercices physiques et de jeux scolaires de 1908, destinés à l’enseignement primaire. Cela est logique du fait que les membres des commissions et les auteurs font plutôt partie du groupe axé sur une « mystique de gauche ». On retrouve un peu ces positions chez Fernand Lagrange, mais cela est moins net et moins bien dessiné. Ce qui intéresse davantage le docteur « sportman », c’est l’exercice libre de l’enfant et le dosage physiologique. On voit pourtant en filigrane dans ses textes transparaître l’idée que le développement de quelques individus exceptionnels est moins important que la bonne santé de la masse et le plaisir mis à s’exercer [17]. Á l’opposé, évidemment, de ces positions se trouvent dès l’origine les partisans d’une mystique de droite, le Baron Pierre de Coubertin, en tête. La première valeur étant la liberté (associée au libéralisme, idéologie économique dominante au cours du XIXe), accrochée déjà à l’image du « self made man » : « Vous n’y croyez pas aux carrières que l’on se fait à soit même, parce que vous songez à ces premières bouffées d’air pur qui grisent le collégien rendu à la liberté [...] Ce n’est pas le militarisme qu’il faut à notre éducation, c’est la liberté ; ce ne sont point des administrés et des subordonnés, mais des hommes libres que nos maîtres doivent former ; et ce serait une singulière introduction à la pratique de cette liberté que d’apprendre aux enfants la seule obéissance du soldat [...] ce nivellement égalitaire qui, poussé à l’extrême, ne fait en réalité que porter au sommet tant de médiocrité. Dans l’éducation et même plus qu’ailleurs il y a des " inégalités nécessaires". Renonçons donc à cette dangereuse chimère d’une éducation égale pour tous » [18] .

Ce que Pierre de Coubertin affirme du principe de liberté et de l’éducation le sépare radicalement des partisans de l’État républicain. Le modèle anglais a tant de valeur pour lui car le système reste monarchique et libéral. Il reste aussi avant tout aristocratique (et souvent privé). Les Collèges d’Eton, Rugby, Oxford, Cambridge peuvent être des références dans son ouvrage : L’Éducation en Angleterre, paru la même année que celui de Philippe Daryl, parce qu’ils sont fondés structurellement sur une mystique de droite. A l’inverse, si P. Daryl les rejette partiellement ou du moins rejette une partie de l’éducation et des sports anglais, c’est que ceux-ci sont en dissonance avec sa mystique fondamentale. Bien sûr, les positionnements pendant la Commune jouent un rôle, mais ces positionnements eux-mêmes, en amont, étaient probablement fondés sur des regards antagonistes portés sur le monde. On comprend dès lors que dans le domaine strict des activités physiques les positions divergent radicalement. L’essentiel, en effet, pour Pierre de Coubertin est bien le combat pour la vie, le Struggle for life, et donc en fin de compte l’individualisme qui s’opposent bien sûr à une vision plus collective et plus tournée vers l’intérêt général.

Le corps de droite et le corps de gauche

« Que seulement le sport constitue une chance de succès dans le struggle for life et il s’imposera sans peine » [19] . Voici le point clef sur lequel porte alors le conflit entre partisans du sport et partisans de l’éducation physique. Ces deux discours demeurent inconciliables, au cours de la période étudiée et en termes de projet de société. L’un promeut le plus fort sur le plus faible, le modèle du « débrouillard » (très cher à de Coubertin) et une aristocratie corporelle spécialement entraînée [20] . L’autre cherche à favoriser la pratique de tous mais aussi et surtout l’altruisme, la solidarité et l’amélioration physique des plus faibles, de la masse.

Ainsi, le système que véhicule, dès l’origine, le discours des « sportistes », quoi qu’il fasse entrer en ligne de compte le concept d’égalité des chances au départ (plutôt lié à une mystique de gauche), est totalement tourné vers la réalisation d’un individu d’exception : le champion. Citius, Altius, Fortius (plus vite, plus haut, plus fort), devise des Jeux Olympiques proclamée par Didon, De Saint Clair et De Coubertin, promeut cette dynamique, tout autant que le « Mens fervida in corpore lacertoso » [21] (une âme ardente dans un corps musclé, entraîné) que Pierre Fredy, Baron De Coubertin propose de substituer au Mens sana in corpore sano (une âme saine dans un corps sain) de l’Antiquité et de l’Age classique, auquel souscrivent davantage les partisans d’une mystique de gauche. Au-delà même de cette première mystique du dépassement, le Baron de Coubertin invente la pyramide au sommet de laquelle se tient le record, analogie de l’Etat de l’ancien régime au sommet duquel se tient le monarque : « Le sport est la religion de l’excès [...] L’idée de supprimer l’excès est une utopie de non sportifs. " Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq se montrent capables de prouesses étonnantes ". Impossible de sortir de là tout s’enchaîne. C’est ainsi que le record se tient au sommet de l’édifice sportif. Résignez-vous donc, vous tous adeptes de l’utopie contre-nature de la modération à nous voir continuer de mettre en pratique la devise donnée par le père Didon jadis à ses élèves et devenue celle de l’Olympisme Citius, Altius, Fortius » [22] .

La référence à la religion n’est pas plus hasardeuse que la mystique à laquelle est lié fondamentalement le sport moderne. Contrairement à l’Education physique et aux gymnastiques que le sport contribuera au cours du XXe siècle à faire disparaître, c’est une « mystique de droite » qui organise fondamentalement le sport, une mystique de la domination, une représentation du monde de type Ancien Régime. Elle s’oppose très clairement à l’idéal de la République : « liberté, égalité, fraternité » mais aussi et surtout au regard tourné vers le plus grand nombre et la solidarité entre les hommes. Et même si le Baron De Coubertin affirmera ensuite que « l’essentiel est de participer », il ne remettra pas pour autant en cause sa vision libérale et monarchique de l’exercice. Marc Bellin du Coteau (1883-1938), dans sa Méthode sportive [23] , ou dans ses ouvrages rédigés avec Maurice Pefferkorn L’Entraînement sportif ou Les Sports athlétiques, parus en 1924, retrouve cette même logique du record et du sujet exceptionnel placé au sommet de l’édifice. La préface du deuxième ouvrage, sous la plume de Tristan Bernard, propose même de développer « le bon maquignon » [24] (ce terme est habituellement utilisé pour les marchands de chevaux), le « manager » c’est-à-dire celui qui saura rapidement reconnaître les sujets d’exception, finalement la « musculocratie ». On retrouve bien sûr ces mêmes positions dans l’Encyclopédie des sports, parue également en 1924.

Bref, on voit bien que la logique est radicalement différente. On comprend dès lors que les positions se radicalisent et se figent. Les partisans du regard tourné vers le plus grand nombre rejettent de plus en plus vivement la mystique de droite, comme ceux de la mystique de gauche rejettent les « éducateurs physiques ».

L’affrontement

Georges Hébert (1875-1957) [25] ira jusqu’à produire, en 1925, un ouvrage intitulé Le Sport contre l’éducation physique qui, comme son titre l’indique, est une remise en cause du système moral sur lequel est fondé le sport [26] . A ces attaques qui ont débuté à la fin du XIXe siècle et qui prennent de l’ampleur après la première guerre mondiale, notamment avec l’impact de plus en plus fort de la Méthode naturelle d’Hébert et l’intérêt qui se fait jour à son égard dans les milieux politiques en Europe, Pierre de Coubertin se sent contraint de répondre lors de la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques d’hiver à Chamonix, le 5 Février 1924 : « Nous vivons en contact avec une double erreur. La première est celle des hygiénistes et des pédagogues qui confondent l’éducation physique et le sport : l’éducation physique est chose bonne pour tous ; elle doit être scientifique et modérée Le sport c’est davantage ; c’est une école d’audace, d’énergie et de volonté persévérante. Par son essence il tend vers l’excès ; il lui faut des championnats et des records et c’est sa belle et loyale brutalité qui fait les peuples forts et sains ».

Cette conception s’oppose radicalement en effet au plan de la mystique fondatrice à celle de Georges Hébert et del’ensemble des partisans de l’éducation physique. Le Code de la force [27] de Georges Hébert , par exemple, contrairement aux tableaux synoptiques fournis par les partisans du sport situe toujours le record en bas et les plus faibles en haut (les « nullités physiques »), montrant ainsi que la préoccupation première ce sont les plus faibles (on peut discuter la terminologie) : « C’est pourquoi j’ai cru indispensable d’établir exactement quel doit être le " bagage " physique du sujet éduqué ou entraîné [...] J’ai également précisé, en le matérialisant par des épreuves mesurables, le degré minimum de la valeur physique générale à posséder [...] pour ne pas être une nullité physique. J’ai créé unefiche-type de douze épreuves classiques » [28] .

On voit plus clairement quelles sont les deux figures archétypales sur lesquelles se fondent pour partie encore aujourd’hui l’éducation physique scolaire, en France (même quand elle est devenue sportive) et le sport fédéral. Il s’agit bien de systèmes mystiques antagonistes. L’un rejette l’émotion, le spectaculaire, l’image du dominant et de l’exception, l’autre au contraire celle du discret, du rationnel, du scolaire peut-être et de l’égalitarisme. Pour un camp, le système de valeurs porté par le sport sera donc une bonne morale, pour l’autre une catastrophe sociale. Georges Hébert encore, en 1936, résume parfaitement l’ensemble des déterminants sur lesquels porte le conflit : « Tant que le sport reste dans la mesure convenable, il est [...] bienfaisant. Dès qu’il dépasse cette mesure pour atteindre l’outrance, ce qui arrive fatalement, il a des conséquences néfastes [...] son exagération réveille les sentiments égoïstes et dominateurs et fait éclore le cabotinage, il est malfaisant moralement enfin, dès qu’il devient un but en lui-même et en arrive comme on le constate trop souvent aujourd’hui à n’avoir d’autre idéal que la victoire et le gain pécuniaire, il ne peut plus prétendre à une action éducative, il n’est plus [...] qu’un méfait social »

Conclusion

Il semble bien que les notions de « mystique de droite » et de « mystique de gauche » soient de bons outils théoriques pour analyser les discours du sport et de l’éducation physique au début du XXe siècle. Elles permettent de comprendre partiellement ce qui sépare ces deux groupes sous la IIIème république en France. En effet comment expliquer que ces partisans acharnés de l’activité physique dans l’éducation s’affrontent avec une telle violence rhétorique, si ce n’est par des positions axiologiques, politiques, idéologiques divergentes voire opposées. Ce qui précède aura permis, de manière un peu trop rapide et sans doute carricaturale, de faire apparaître les axes forts de l’ordre des deux discours. Il s’agit finalement, dans les deux cas, de l’image d’une pyramide mais, si pour les « sportistes », le sommet est le champion, pour les partisans de l’éducation physique, il est au contraire la masse et le plus faible. On a perçu également que la rationalité, la science et le travail sérieux, méthodique étaient les valeurs prioritaires des « éducateurs physiques » alors que les thuriféraires du sport privilégiaient la passion, l’émotion, la religiosité, le spectaculaire (ils n’en négligent pas pour autant l’entraînement et le travail). On a vu également que ces positions, à l’origine, pouvaient être attachées à des positions politiques fortes voire aux deux camps de la guerre civile qu’à constitué la Commune insurrectionnelle de Paris, mais aussi donner naissance à des institutions qui traverseront tout le XXe siècle ou presque.

[1] J.-L. Martin, La politique de l’éducation physique sous la Vème République, Paris, PUF, 1999

[2] J. ULMANN, De la gymnastique aux sports modernes, Paris, 1965,. J. THIBAULT, Sport et éducation physique en France, 1870-1970, Paris, 1971.

[3] P. ARNAUD, Les Savoirs du corps, Lyon, 1983. P. ARNAUD Le militaire l’écolier le gymnaste, Lyon, 1991.

[4] G. ANDRIEU, L’Homme et la force, Paris, 1988. G. ANDRIEU, L’Education physique au XXe siècle en France une histoire de pratiques, Paris, 1990. G. ANDRIEU, Enjeux et débats en EPS : une histoire contemporaine, Paris, 1992.

[5] J. GLEYSE, Archéologie de l’éducation physique au XXe siècle en France, Paris, 1995. J. GLEYSE, L’Instrumentalisation du corps, Paris, 1997. FRECCERO R. /J. GLEYSE, La fabrica dei corpi, Turin, 2001.

[6] G. BUI-XUAN/J. GLEYSE, L’Émergence de l’éducation physique. Georges Demeny et Georges Hébert, Paris, Hatier, Le temps des savoirs. 2001

[7] M. ONFRAY, La Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission, Paris, 1998

[8] M. FOUCAULT, L’Ordre du discours, Paris, 1971.

[9] A. PROST, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, 1968.

[10] A. PROST, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, 1968.

[11] P. DARYL, « Les sports anglais », in : Le Temps, 16 Février 1890, Paris.

[12] P. DARYL, La Renaissance physique, Paris, 1988, p. 6.

[13] P. DARYL, La Renaissance..., p. 252.

[14] G. DEMENY, Les Bases scientifiques de l’éducation physique, Paris, p. 27.

[15] G. DEMENY, Pédagogie générale et mécanisme des mouvements, Paris, 2ème ed. 1922, p. 164.

[16] P. TISSIE, L’Éducation physique au point de vue historique, scientifique, technique, critique, pratique & esthétique, Paris, 1901, p. IX et X.

[17] voir notamment F. LAGRANGE, Physiologie des exercices du corps, p. 361 notamment.

[18] P. de COUBERTIN, L’Éducation en Angleterre. Collèges et Universités, Paris, 1888, p. 28-324-326.

[19] P. De COUBERTIN, La Gymnastique utilitaire. Sauvetage - Défense - Locomotion, Paris, 1905, p. V.

[20] Eole, F. Reichel et Mazzuchellin dans Les Sports athlétiques, Paris, 1895, ont une position assez paradoxale à cet égard puisque, d’une part, ils promeuvent comme modèle le champion en mettant en évidence les images de l’Homme-Vapeur ou de l’Homme-Eclair, athlètes de foires exceptionnels, mais aussi tous les records extraordinaires selon eux et, d’autre part, ils affirment que « ces exercices resserrent les liens de solidarité par l’unité qu’exige l’action commune et par les saines rivalités que ces exercices font naître », p. 33. Il y a évidemment là une position amphigourique ou pour tout le moins paradoxale.

[21] P. de COUBERTIN, Leçons de pédagogie sportive, Paris, 1921, filigrane de page de garde.

[22] Pierre Frédy, Baron de COUBERTIN, Leçons de pédagogie sportive, 1921.

[23] M. BELLIN DU COTEAU, « La méthode sportive », in : M.LABBE,Traité d’éducation physique, Tome II, Paris,p. 127-298.

[24] M. BELLIN DU COTEAU/M. PEFFERKORN, L’entraînement athlétique, Paris, 1924, p. 6. Les auteurs donnent ici l’image majeure d’une lutte contre des temps, des longueurs et de poids. Ils mettent aussi en exergue l’image du champion hellénique (p. 16), fournissent la liste de tous les records et champions, valorisent les américains considérés comme les plus forts, récusent l’amateurisme et bizarrement affirment dans une contradiction flagrante avec leurs propos précédents « qu’il importe moins en effet dans nos démocraties de mettre en vedette les êtres d’exception que d’assurer l’avenir de la race » (p. 16).

[25] Tous les ouvrages d’Hébert portent en exergue sur la couverture « être fort pour être utile » sous entendu utile à la société. On voit bien l’opposition avec les valeurs sportives où il s’agit d’être fort pour être fort ou d’être fort pour soi.

[26] G. HEBERT, Le Sport contre l’éducation physique, Paris, 1925, p.1 et 2.

[27] G. HEBERT, Le Code de la force, Paris, 1911.

[28] G. HEBERT, Le Code..., p. VII.