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33 | 2005
Le syndicalisme et ses armes
I - Entre action directe et légalisation

Gaston Couté, la grève, l’action directe & les « chansons de la semaine » de La Guerre sociale

Lucien Seroux
p. 19-33

Résumé

Poète, conteur, chansonnier, Gaston Couté (1880-1911) fut une des « plumes » les plus attachantes et singulières du siècle naissant. Libertaire et syndicaliste, il écrivit durant les dernières années de sa vie de nombreuses chansons sur les luttes sociales dans les colonnes de La Guerre sociale.

Texte intégral

  • 1  Les œuvres complètes de Gaston Couté ont été éditées par Le Vent du ch’min (cinq volumes) – réédit (...)

1Depuis les (et grâce aux) travaux de recherche et d’édition du Vent du ch’min dans les années 1970, on n’en finit pas de redécouvrir et interpréter le poète-conteur-chansonnier libertaire Gaston Couté (1880-1911)1. Né à Beaugency, élevé à Meung-sur-Loire, lycéen à Orléans, monté à Paris à dix-huit ans avec quelques textes satiriques, il s’impose rapidement dans les cabarets artistiques. Vivant à Montmartre une bohème parfois précaire, il fréquente, au Lapin-Agile et autres lieux, des écrivains et publicistes, des peintres et dessinateurs, des anarchistes et des syndicalistes, tous agissant comme lui dans la vie militante.

  • 2  On peut dire que La Guerre sociale est née à la maison d’arrêt de Clairvaux, de la rencontre de qu (...)

2 Lorsque Gaston Couté aborde, en juin 1910 dans La Guerre sociale2, la « chanson d’interpellation et de contestation sociale et politique » – selon la fort concise définition de Serge Utgé-Royo –, il est déjà célèbre pour des textes satiriques et ironiques, dont certains antibellicistes. Le nationalisme gagnant la clientèle des cabarets artistiques, Couté aurait pu, comme d’autres, taire ses convictions et coller au climat revanchard. Il ne le fait pas et cela lui vaut d’être tenu à l’écart de la plupart des établissements commerciaux. Pourtant, ses textes aigres-tendres, reposant sur une observation lucide de la société, ne contiennent pas de mots d’ordre ou d’appels à la rébellion, même si le lecteur ou l’auditeur y trouve de (justes) raisons de se révolter, tant sa mise en représentation des ordres institutionnels (école, armée, Église, patriarcat, propriété, politique, etc.) est réaliste et authentique, mettant en évidence « la bêtise, la bassesse et la crapulerie ». En somme, c’est parce qu’il s’adresse à la sensibilité autant qu’à l’intelligence que cet agitateur incite à l’indignation plus qu’à l’action.

3 Formulant ce que Le Père Peinard rabâchait depuis des années, Émile Pouget écrit encore en 1910 : « L’action directe, manifestation de la force de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement. » Couté connaissait bien Pouget, l’homme et l’œuvre. Il était lui-même syndiqué à l’Union syndicale des artistes lyriques, concerts et music-Halls de la CGT et se produisait, bénévolement, avec le Groupe des poètes et chansonniers révolutionnaires dans les galas de soutien à des causes diverses.

  • 3  Victor Méric était lui-même chansonnier, sous le pseudonyme de « Luc », et fervent admirateur de C (...)

4 C’est donc tout à fait logiquement que Couté en vient à chansonner dans l’hebdomadaire La Guerre sociale, où il est appelé par ses amis Victor Méric, Fernand Després3 et Miguel Almereyda pour traiter de l’actualité à raison d’une chanson par semaine (parfois plus, lorsque paraissent des numéros supplémentaires en raison des événements). Couté va y publier 58 textes, tous à chanter sur un air connu (parfois celui d’un cantique), du 22 juin 1910 au 21 juin 1911 (il meurt le 28).

  • 4  Sa peine sera commuée en années de prison puis, en 1918, la Cour de cassation reconnaîtra son inno (...)
  • 5  Pendant cette grève, La Guerre sociale fera paraître plusieurs numéros à la suite : les 11, 12, 14 (...)

5 Les chansons pour La Guerre sociale sont ironiques, satiriques, parfois violentes. Liées à l’actualité, elles la racontent et la commentent. C’est le cas de La Carmagnole des cheminots, publiée le 11 octobre 1910, soit le lendemain du lancement de la grève générale pour, notamment, un salaire de4 francs (100 sous, une thune) par jour. Les chansons de Couté vont accompagner le mouvement, histoire d’une grève en chansons5.

Que demand’nt tous les cheminots ?
Chaq’ semaine un jour de repos
Et pour les moins payés
Qui sont dans le métier
Ils veul’nt la thune ronde
Les cheminots. [...]

Allons-y, marchons tous en chœur
Et si quéqu’ joyeux saboteur
Pour faire’ marcher un brin
La Grève, arrêt’ les trains
Ils auront le sourire
Les cheminots
Ils auront le sourire
Les malheureux cheminots.

6 Malheureux en effet ! car Aristide Briand, l’ancien partisan de la grève générale devenu président du conseil et ministre de l’Intérieur, prépare un mauvais coup. Le 12 octobre, La Guerre sociale publie une nouvelle chanson : Cheminots, quel joli sabotage ! (sur l’air de Ah ! Mesdames voilà du bon fromage), chanson joyeuse sans appel à la rébellion, mais qui conforte les partisans de l’action directe :

Cheminots, quel joli sabotage !
Voilà du sabotag’ parfait
Et Mossieu Lépin’ demand’ qu’est-ce qui l’a fait ?
Celui qui l’a fait
Le joli sabotage
Ses cheveux sont noirs comm’ le cirage,
Dans la nuit, mais il se pourrait
Que l’ bougre soit blond lorsque le jour paraît !

7 Le préfet de police Lépine ne retrouvera pas l’auteur du sabotage que chante en 6 couplets et 6 refrains entraînants le poète subversif. Cependant, Aristide Briand a mis en place la répression en prenant, le 11 octobre, un « arrêté ministériel » militarisant les cheminots, les réquisitionnant en les assimilant à des soldats et faisant des grévistes des « insoumis ». Couté garde le moral et publie le 14 octobre Ça va, ça va, la Grève marche (sur l’air d’une chanson de Bruant : Meunier, Meunier, tu es cocu !) :

On vient d’app’ler sous les drapeaux
Tous les malheureux cheminots.
Ça va, ça va, la Grève marche !
Çar i s’ peut qu’ ces bougres-là
Ne marchent pas !

L’ métro, l’ bâtiment en ce jour
Vont se mettre en grève à leur tour.
Ça va, ça va, la Grève marche !
Y a qu’ les affair’s des bourgeois
Qui marchent pas !

8 Mais la veille, le 13 octobre, certains « meneurs », refusant la réquisition, ont été arrêtés. Miguel Almereyda et Eugène Merle de La Guerre sociale ont été « bouclés », Léon Perceau est poursuivi, et Gustave Hervé (toujours détenu) est « mis au secret ». Le 15, Couté publie Vive la Liberté ! sur l’air de Vive la République ! Vive la Liberté !

D’puis que l’ Gouvernement pourri
D’Aristid’ le Cynique
A déchaîné dessus Paris
Ses troupeaux de bourriques
On entend plus qu’un cri :
Vive la République (??)
C’est l’ cri d’actualité
Vive la Liberté ! (??)

« Ah ! vous trouvez, bons cheminots,
Votr’ salair’ trop modique !
Moi j’ vous appell’ sous les drapeaux
– Dit cet homme pratique –
Comme ça pour la peau...
Vive la République, (??)
Vous s’rez forcés d’ gratter
Vive la Liberté (??)

Vous, à qui j’ai jadis parlé
D’ descendre avec des piques
Si j’ vous entends seul’ment gueuler
Contre ma politique
Je vous fais tous boucler
Vive la République (??)
Hein ! j’en ai-z-un’... Santé ?
Vive la Liberté (??) »

[...]

Allons-nous toujours rester là
En « boulots » pacifiques,
Subissant le mors et le bât
De c’ régime horrifique ?
De bon cœur on n’ criera
Vive la République !
Qu’ quand il aura sauté...
Vive la Liberté !

9 La fin de la grève générale (en réalité un relatif retour à l’ordre), inspire à Couté une chanson ironique, Le Sauveur. Publiée le 19 octobre, elle se chante sur l’air d’un cantique célèbre : Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle.

Minuit bourgeois, c’est la fin de la grève,
Et l’homm’-poisson de la place Beauvau
S’en est venu chasser les mauvais rêves
Qui d’puis quéqu’ temps chahutai’nt vot’ cerveau.
Les militants gis’nt au fond de ses geôles,
Sous le collier rentrent les travailleurs,
Allons, bourgeois, remercier le drôle
Briand ! Briand !
Voilà votre Sauveur !

[...]

Pourtant, bourgeois, si c’est fini la grève !
Chantez votre triomph’ modestement
Car, de cett’ lutte où l’exploité se lève
Vous ne voyez que le commencement.
Comme on récolt’ toujours ce que l’on sème
Il se pourrait, ma foi ! que tout à l’heur’
Il n’arriv’ pas à se sauver lui-même,
Briand ! Briand !
Il est frais le Sauveur !

10 Alors que les arrestations continuent, touchant des syndicalistes et des journalistes, Couté publie Les Loups le 30 novembre. La cour d’assises de Rouen vient de condamner à mort, le 25 novembre, un ouvrier du port, secrétaire de syndicat, Jules Durand, innocent du crime dont on l’accuse 5. La chanson est écrite sur l’air de Béranger : Les Gueux.

Parce qu’on n’ veut plus être
Des moutons humbles et doux
Qui s’ laiss’nt tondre par leur maître,
On nous trait’ comme des loups...

Refrain
Les loups, les loups !
Allons, tous debout
Et défendons-nous
Comme des loups !

  • 6  Prisonnier de droit commun, Liabeuf fut injustement condamné à mort et exécuté en 1910. Aernoult e (...)

Pris d’une rage incongrue,
Briand, le Grand Louvetier
Vient d’ordonner la battue :
On nous traque sans pitié !...
Notre sang rougit la terre :
Liabeuf, Aernoult, Duléry6
Et bien d’autres prolétaires,
Dessous leurs coups ont péri !

Des ch’minots qui se soul’vèrent
Dans la grèv’ de l’autre mois,
Et nos copains de la « Guerre »
Sont dans les griff’s des bourgeois !

L’horreur de tous ces supplices
Ne leur suffit pas encor :
Voilà que les chiens d’ justice
Condamnent Durand à mort !

Leur meut’ s’acharne à nos trousses
Aboyant sur le chemin,
De rag’ de honte et de frousse...
Qui de nous tomb’ra demain ?...

Refrain
Les loups, les loups !
Les loups, malgré tout,
Ne tomb’ront pas tous
Vivent les loups !

Si parmi la meute sombre
Qui vacarme derrièr’ nous,
Un grand loup sortait de l’ombre
Pour venger les autres loups ?...

Dernier refrain
Les loups, les loups !
Les loups sont à bout :
Craignez leur courroux,
Oui, gare aux loups.

11 Le 14 décembre, Couté raconte, sur un petit air guilleret (La Bonne Aventure au gué), Les Joyeusetés de la grève perlée, grève égayée d’incidents divers (il arrive qu’un wagon de charbon soit livré « par erreur » à un marchand de café).

En cett’ grève qui ce jour,
Est loin d’êtr’ finie,
L’ sabotag’ se teint’ d’humour
Et de fantaisie ;
Bons bougres pour rigoler
Chantons de la Grèv’ perle’ :
Les bonn’s aventur’s gué !
Les bonn’s aventures !

12 Après avoir traité d’autres sujets, Couté revient, le 4 janvier 1911, sur la résistance active des cheminots, avec La Chanson des fils, écrite sur l’air de La Chanson du fil de Xavier Privas.

  • 7  Pour les rédacteurs de La Guerre Sociale, l’expression « Mam’zelle Cisaille » était l’équivalent d (...)

Saboteur des plus habiles,
Sous tes cisailles agiles7
Quand les fils tombent avec
Un malin petit bruit sec,
Une sourde mélopée
De tes lèvres échappée
Tandis que tu te défil’s
Chante ce destin des fils...
Pour qu’en haut lieu l’on en tire
Matière à sage leçon,
Bon bougre, nous allons dire
Ta chanson !

Fils de couleur sombre,
Sur tous les réseaux
Manquent un grand nombre
De bons cheminots
Dans la nuit confuse
C’est vous qui paierez
Pour ceux qu’on refuse
De réintégrer ;
Vengeance bénie :
Sautez et dinguez,
Fils des Compagnies,
Pour les révoqués !

En cette heure brève,
Pour Ceux-là qui sont
Depuis notre Grève
Au fond des prisons,
Ô fils que j’honore
De mes ciseaux noirs,
Il faut choir encore
Une fois ce soir !
Si demain nos frères
Ne sont parmi tous
Et justice entière
Accordée à tous,
Les longs fils sonores,
Les fils sous la main
Tomberont encore
Demain !

13 Depuis mars, la révolte gronde dans le vignoble de l’Aube, où les petits propriétaires, sous le coup d’une « décision gouvernementale qui les met dans l’impossibilité de concurrencer sérieusement les vins de Champagne », sont guettés par la misère. Le 12 avril 1911, dans Ces choses-là (sur l’air de Ce qu’une femme n’oublie pas), Couté appelle les vignerons à l’union avec les ouvriers.

Lorsque t’entendais parler au village,
Brave homme à la têt’ dur’ comm’ ton sabot,
De l’Action directe et du Sabotage,
Tu restais vitré comme un escargot ;
Calmes paysans des coteaux tranquilles,
Au fond d’ ta jugeot’ tu pensais comm’ ça :
« C’est des inventions des gâs de la ville
Et, moi, je n’peux pas comprendr’ ces chos’s-là ! »

[...]

Esclav’ des usin’s, esclav’ de la terre,
Les vœux de nos cœurs sont les mêmes vœux :
Tous deux nous souffrons de la mêm’ misère.
Nous avons le même ennemi tous deux !
Paysan, mon vieux, allons, que t’en semble ?
Pour la grande lutt’ qui bientôt viendra,
Donnons-nous la main et marchons ensemble
À présent que t’as compris ces chos’s-là !

14 Alors que la presse s’inquiète de la radicalisation politique des vignerons, Couté donne la parole à l’un d’eux, le 19 avril, dans un Nouveau credo du paysan, sur la musique mi-sacrée mi-profane du Credo du paysan :

Bon paysan dont la sueur féconde
Les sillons clairs où se forment le vin
Et le pain blanc qui doit nourrir le monde,
En travaillant, je dois crever de faim ;
Le doux soleil, de son or salutaire,
Gonfle la grappe et les épis tremblants ;
Par devant tous les trésors de la terre,
Je dois crever de faim en travaillant !

Refrain
Je ne crois plus, dans mon âpre misère,
À tous les dieux en qui j’avais placé ma foi,
Révolution ! déesse au cœur sincère,
Justicière au bras fort, je ne crois plus qu’en toi ! (bis)

[...]

Levant le front et redressant le torse,
Las d’implorer et de n’obtenir rien,
Je ne veux plus compter que sur ma force
Pour me défendre et reprendre mon bien.
Entendez-vous là-bas le chant des Jacques
Qui retentit derrière le coteau,
Couvrant le son des carillons de Pâques :
C’est mon Credo, c’est mon rouge Credo !

  • 8  Je cite Maurice Dommanget, Histoire du Premier Mai : « Le premier qui ait consacré en France une p (...)

15 Se conformant à la coutume établie depuis 18918, Couté consacre, le 26 avril 1911, une chanson au Premier Mai : cinq très tendres couplets mobilisateurs sur la mélodie incontournable du Temps des cerises de Jean-Baptiste Clément.

C’est le Premier Mai. Debout, camarades !
Pour les travailleurs, pour les ouvriers,
C’est un jour de fête !
Et tous, aujourd’hui, relevant la tête,
Désertent l’enfer de leurs ateliers...
C’est le Premier Mai. Marchons camarades !
Sous le libre azur des cieux printaniers !

16 Ce 1er Mai donne lieu à des incidents entre manifestants-grévistes et forces de l’ordre. Quatre policiers sont blessés : Faralicq, Guillaume, Ganne et Portenseigne. Couté rend compte des événements à sa manière, sur l’air du cantique Hélas ! quelle douleur, qui atteint (si connaissant la musique, on peut le chanter) au sommet de la cocasserie :

Hélas ! quelle douleur
Emplit mon cœur
Et de moi s’empare ;
Hélas ! quelle douleur
Emplit mon cœur
Devant tant d’malheurs !
J’ai perdu (mon cas n’est pas rare !)
Mon mouchoir parmi la bagarre...
Hélas ! plus de mouchoir
Pour pleurer c’ soir
Les « victim’s du d’voir ! »

Ô brav’ Faralicq,
L’ plus doux des flics
Et tellement bête !
Ô brav’ Faralicq,
Toi le plus chic
Des cogne’s et des flics !
On a voulu voir si ta tête
Était d’ bois, comme on le répète...
Mais j’ n’ai plus d’ mouchoir
Pour pleurer c’ soir,
Les « victim’s » du d’voir !

Guillaume’ t’as pris tantôt
Un coup d’couteau
Entre les épaules
Guillaum’ t’as pris tantôt
Un coup d’ couteau :
Ca fait froid dans l’ dos !
En songeant à ton sort pas drôle
Y a de quoi pleurer comme un saule
Mais j’nai plus d’mouchoir
Etcetera

Ah ! mon Dieu ! te voilà
Dans quel état :
Pauvre Portenseigne
Ah ! mon Dieu, te voilà
Dans quel état ?
Presque chocolat !
T’es couvert de blessur’s qui saignent :
Attends un peu que je te plaigne
Je n’ai plus d’ mouchoir
Etcetera

Sinistres policiers
Vous qui cognez
Sur nous sans relâche
Sinistres policiers
Vous qui cognez
Sur nous sans pitié,
Vous pouvez crever, tas de vaches,
On n’ pleur’ pas les brut’s et les lâches !
Je n’ai plus d’ mouchoir
Pour pleurer c’ soir,
Les « victim’s » du d’voir !

17 Ce cantique subversif vaut à Couté, au gérant Auroy et au directeur Hervé (toujours sous les verrous) d’être poursuivis pour « apologie de faits qualifiés crimes », l’accusation portant en particulier sur une phrase du dernier couplet : « Vous pouvez crever, tas de vaches / On n’ pleur’ pas les brut’s et les lâches ! » Comme chaque fois que l’occasion se présentait d’aller au tribunal pour parler haut, le journal en remet une couche : « C’est avec joie que La Guerre sociale fera, en grand, devant la cour d’assises, le procès des cosaques de la République française et de leur chef, le fou dangereux : Lépine ! » Un rapport de police daté du 7 juin nous précise que « Gaston Couté, pitoyable chansonnier, se montre très satisfait des poursuites dont il est l’objet ; cela lui fait une réclame énorme dans les cabarets et remplace son talent qui ne fut jamais très grand. »

18 Ce même 7 juin, dans La Guerre sociale, Couté s’amuse de la situation dans une nouvelle chanson, Ah ! ah ! moi j’ m’en..., sur une musique de Béranger, Le Petit Homme gris.

Idée vraiment sublime,
Le parquet, aujourd’hui
Me poursuit :
Oui j’ai commis un crime
Dont tout le mond’ frémit
Mes amis !
[...]

Vite , qu’on m’embastille,
Qu’on m’appliqu’ sans tarder
Ni compter,
Le brod’quin et les ch’villes,
Qu’on me clou’ sur la croix
D’ têt’-de-bois !
Ah ! ah ! moi j’ m’en... (bis)
Ah ! ah ! moi j’ m’en ris.
Ah ! qu’il est gai (bis)
Le Parquet de Paris !

Ça n’est pas là, je gage
Qu’ je r’trouvrai « mon mouchoir
De l’autr’ soir » :
Quand un merle est en cage,
C’est là qu’il chant’ le mieux,
Nom de dieu !
Ah ! ah ! ...

19 Couté donnera encore deux chansons d’actualité, Mouchards !, dédiée à Jules Bled et à Fourny, deux syndicalistes victimes de ces « tâcherons de l’ignominie », puis La Petite Fleur bleue, une satire motivée par ce fait : « Dimanche, dans tous les quartiers de Paris, on vit des dames mères, des dames élégantes et des petites jeunes filles insister auprès de chacun pour lui vendre une fleur bleue montée en épingle (“Pour nos soldats du Maroc, disaient-elles, et pour les agents victimes du devoir !” — Les journaux.)

  • 9  Lire Delannoy, Un crayon de combat, comprenant de nombreuses reproductions (dont les dessins qui l (...)
  • 10  Deux cents personnes, d’après la police, suivirent le cortège dans Paris : « J’ai l’honneur de fai (...)

20 Nul n’encagera le merle du peuple, le subéziot ne chantera plus jamais. Le 28 juin une phtisie tenace lui coupe le sifflet, le soustrayant à la justice. En l’espace de deux mois, la presse militante perdait avec le poète-chansonnier Couté et le peintre-caricaturiste Delannoy, deux de ses plus originaux représentants9. Ses obsèques parisiennes furent suivies par de nombreux amis10.

Nantes, 2005

Notes

1  Les œuvres complètes de Gaston Couté ont été éditées par Le Vent du ch’min (cinq volumes) – rééditées, on les trouve à la librairie du Monde libertaire (145 rue Amelot, Paris 11e). Toutes les chansons de La Guerre sociale sont dans le tome IV.

2  On peut dire que La Guerre sociale est née à la maison d’arrêt de Clairvaux, de la rencontre de quelques co-signataires, en octobre 1905, d’une affiche antimilitariste, « Appel aux conscrits » – dite « Affiche rouge » (sa couleur) –, dont le texte préconise la désobéissance et la rébellion ; cette affiche est une manifestation de la section française de l’AIA (Association Internationale Antimilitariste), née en juin 1904 au Congrès antimilitariste d’Amsterdam convoqué sur l’initiative de l’anarchiste hollandais Domela Nieuwenhuis. Certains détenus, Miguel Almereyda, Gustave Hervé, Victor Méric et Eugène Merlot (alias « Merle ») décident de continuer à s’exprimer dans un journal à eux. Le 14 juillet 1906, avec sa traditionnelle amnistie, fait le reste et, le 19 décembre 1906, sort le premier numéro de La Guerre sociale, sous la houlette de Gustave Hervé.

3  Victor Méric était lui-même chansonnier, sous le pseudonyme de « Luc », et fervent admirateur de Couté. Il l’eut comme collaborateur à l’hebdomadaire éphémère La Barricade en juillet et août 1910, dans lequel Couté publia cinq chansons d’actualité qu’il signait « Le Subéziot » (« celui qui siffle », en patois beauceron). Fernand Després avait connu Couté dès 1899, lorsqu’ils collaboraient tous les deux au Journal du Peuple et au Libertaire.

4  Sa peine sera commuée en années de prison puis, en 1918, la Cour de cassation reconnaîtra son innocence. Trop tard, car à la suite d’un maintien de 40 jours en camisole de force, Durand était devenu fou. Il mourra en 1926.

5  Pendant cette grève, La Guerre sociale fera paraître plusieurs numéros à la suite : les 11, 12, 14, 15, 17 et 18 octobre, celui du 19 au 25 octobre renouant avec la périodicité hebdomadaire.

6  Prisonnier de droit commun, Liabeuf fut injustement condamné à mort et exécuté en 1910. Aernoult et Duléry étaient deux soldats, mort pour le premier des suites des sévices endurés au camp disciplinaire de Djenan-el-Dar (Algérie), exécuté pour le second dans le camp de Biribi pour avoir blessé un garde qui le maltraitait. Ces trois événements furent dénoncés par la presse révolutionnaire. [ndlr]

7  Pour les rédacteurs de La Guerre Sociale, l’expression « Mam’zelle Cisaille » était l’équivalent de « sabotage » et le « citoyen Browning » une « arme à feu ».

8  Je cite Maurice Dommanget, Histoire du Premier Mai : « Le premier qui ait consacré en France une poésie à la journée du Travail est l’ancien communard Eugène Châtelain. [...] On était à quelques mois du premier 1er Mai qui venait d’affirmer la grande destinée du prolétariat. Et déjà le poète songeant à une prochaine mobilisation des masses travailleuses, préconisait la grève générale pour le 1er mai : “La grève se prépare et chaque Peuple uni / Ira détruire ses frontières / Le drapeau du Travail a déjà réuni / Des populations entières.” » Cette pièce, titrée Le Premier Mai 1891, parut dans Le Cri social (Algérie) en septembre 1890.

9  Lire Delannoy, Un crayon de combat, comprenant de nombreuses reproductions (dont les dessins qui lui valurent poursuites et emprisonnement) et une longue préface d’Henry Poulaille (son dernier texte), Le Vent du ch’min, 1982.

10  Deux cents personnes, d’après la police, suivirent le cortège dans Paris : « J’ai l’honneur de faire connaître qu’il ne s’est produit aucun incident au cours de la surveillance exercée hier, par des inspecteurs de ma Brigade, à l’occasion des obsèques du chansonnier révolutionnaire COUTE Gaston, décédé à l’Hôpital Lariboisière. Le corps a été conduit à la gare d’Orléans-Austerlitz, où il est arrivé à 4 h 50, pour être dirigé sur Meung-sur-Loire (Loiret). Environ 200 personnes, parmi lesquelles on a remarqué ALMEREYDA, MERIC, DOLIE, VIVIER et ACHILLE, ont suivi le convoi, qui est parti de l’Hôpital pré-cité. » (Rapport du Commissaire de Police, Chef de la 3e Brigade, 1er juillet.)

Pour citer cet article

Référence électronique

Lucien Seroux, « Gaston Couté, la grève, l’action directe & les « chansons de la semaine » de La Guerre sociale », revue Agone, 33 | 2005, [En ligne], mis en ligne le 28 octobre 2008. URL : http://revueagone.revues.org/142. Consulté le 16 mai 2010.

Auteur

Lucien Seroux

Acteur à ses heures – Lucien Seroux a notamment interprété les textes de Gaston Couté –, cet ancien professeur d’enseignement artistique anima les Cahiers du vent du ch’min ; il a publié récemment Anthologie de la connerie militariste d’expression française (AAEL, 2002).

Droits d'auteur

© Editions Agone