Le grand récit de la postmodernité
à propos de Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (trad. Florence Nevrolty) et Fredric Jameson, La Totalité comme complot (trad. Nicolas Vieillescazes)
Par Thierry Labica
Les années 1980 marquèrent le moment d’une transition historique de grande ampleur et ce, quel que soit le registre choisi. Si l’on commence par la fin de la décennie, il y a, bien sûr, la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique. Mais cette clôture massive de toute la période d’antagonismes entre blocs ne constitua que le moment le plus emblématique, peut-être, de toute une série de retournements et de réorientations profondes. Il suffit de penser à la fin de l’apartheid sud-africain ou à la première action de police planétaire en Irak dans le cadre du « nouvel ordre mondial ». Si l’on se tourne vers le début de la décennie, l’intégration rapide de la Chine à la concurrence économique mondiale, l’arrivée au pouvoir quasi simultanée de Margaret Thatcher en 1979 en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan en 1980 aux États-Unis, ressemblent singulièrement, aujourd’hui au moins, au moment inaugural d’une phase habituellement qualifiée de « néolibérale », marquée notamment par les déréglementations financières, les vagues de privatisations et le recul historique du mouvement ouvrier dont, pour paraphraser une célèbre formule de l’historien E. J. Hobsbawm, la longue marche fut interrompue. Ces reconfigurations politiques, sociales et économiques s’accompagnèrent d’une redistribution planétaire tant des alliances politiques que des activités productives. Elles se concrétisèrent aussi, dans les marchés du travail du Premier-Monde, par un déclin spectaculaire de la production industrielle, par la progression des activités de services et par une féminisation accrue de l’emploi. Et, pour ne pas trop allonger la liste, elles s’accompagnèrent d’une diffusion de plus en plus large des (alors) « nouvelles » technologies de l’information. On tient là quelques-uns des principaux symptômes et facteurs (souvent dit « postfordistes ») de la déstabilisation des paradigmes politiques et idéologiques d’après-guerre. Mais, plus profondément encore, au-delà de la période ouverte par la fin de la seconde guerre mondiale, ce fut le moment d’une renégociation d’ensemble des présupposés, des expériences et des représentations associées à l’idée même de « modernité ».


C’est dans le cadre de cette transformation paradigmatique que certains ouvrages jouèrent un rôle clé, notamment pour leur capacité à nommer la situation et à lui conférer ainsi sa consistance propre. S’il est toujours un peu risqué d’attribuer des responsabilités précises en la matière – les possibilités de généalogies étant nombreuses –, on doit pouvoir admettre sans trop de difficulté que La Condition postmoderne de Jean-François Lyotard (1980) constitua une intervention particulièrement importante. En parlant de « la fin des grands récits » (des grands modèles de compréhension et d’interprétation de l’histoire), Lyotard nomma la situation avec un « bonheur performatif » indéniable, – au sens où l’acte de nommer consiste en même temps à faire, à constituer une situation porteuse de caractéristiques propres, avec un « avant » qui n’est pas encore elle. Toujours en France, on pourrait considérer qu’Adieux au prolétariat, publié la même année par André Gorz, fut une autre contribution notoire à la production de ce nouvel ordre de l’expérience historique dans lequel la formation et le déploiement du mouvement ouvrier, dans des luttes pour le pouvoir à échelle planétaire depuis le XIXe siècle, ne constituaient alors plus une donnée centrale de la situation. Chez les Anglo-Saxons, l’idée d’une possible « fin des grands récits » fut elle-même à l’origine d’un véritable genre, selon que les « grands récits » s’avèrent être ici « le travail » (J. Rifkin), là l’idée même de « l’histoire » (F. Fukuyama), ou encore les « idéologies » ou le marxisme. Le monde médiatique et intellectuel français a réimporté tous ces débats sans toujours garder à l’esprit qu’ils étaient eux-mêmes le résultat de la réception de la pensée critique française par le monde intellectuel et universitaire états-unien. Dans tous les cas, il peut paraître peu surprenant, au moins rétrospectivement, que les années 1980 fussent marquées par une prolifération du discours et des thématiques de la postmodernité. Dans le monde intellectuel anglo-saxon, « postmodern », « postmodernity » et « postmodern-ist » ou « postmodern-ism » envahirent les intitulés de colloques, d’ouvrages de critique d’art, de philosophie, de critique littéraire ou encore de sociologie. À tel point qu’il devint difficile de savoir s’il ne s’agissait finalement pas d’une simple mode d’inspiration « continentale », et en particulier française, tant le succès de la « théorie française » des années soixante et soixante-dix avait été marquant . La puissante vogue « postmoderniste » put alors tout à la fois être rejetée pour ses excès et ses difficultés théoriques et, par conséquent, pour son manque de « common sense » anglo-saxon ; comme libertarisme iconoclaste gauchiste ; mais aussi comme post- et anti-marxisme et comme célébration esthétique infantile et proto-réactionnaire des défaites du mouvement ouvrier et de la crise de tout projet de transformation socialiste.


Pour le monde anglophone, l’ouvrage de Fredric Jameson, Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism , est venu proposer la première mise en perspective du moment historique de prolifération postmoderniste en en recherchant la « logique » centrifuge plutôt qu’en proposant une prise de parti en son sein . À ce titre, les traductions par Florence Nevrolty de Le Postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif,aux éditions de l’ENSBA,et de La Totalité comme complot , par Nicolas Vieillescazes, aux éditions Les Prairies ordinaires, constituent un événement éditorial qu’il ne faut pas craindre de décrire comme majeur en ce qu’elles mettent enfin à disposition du lectorat francophone la pièce maîtresse de toute l’histoire théorique et intellectuelle récente du monde anglophone dans son interaction avec la philosophie continentale (allemande et française). On pourrait presque se contenter d’observer que, depuis plus de vingt ans, pas un article, par un livre, pas une communication de conférence sur les questions de théorie de la culture, de périodisation historique ou du marxisme contemporain, ne paraît possible hors du champ orbital mis en mouvement par l’oeuvre de Jameson, et en particulier par son Postmodernism. Pour une comparaison, disons que ce livre est à la théorie de la culture ce qu’a été, pratiquement jusqu’aujourd’hui, La Formation de la classe ouvrière anglaise (The Making of the English Working Class) d’Edward P. Thompson pour l’histoire sociale et, au-delà, pour tout le champ des études et de la théorie dites postcoloniales. Le rayonnement de Postmodernism présente donc d’emblée certains paradoxes au sens le plus strict. C’est d’abord l’ouvrage d’un marxiste états-unien. L’association de ces termes mérite un peu d’attention dès lors que l’idée, ou le fantasme, d’un « modèle américain » ne comporte généralement pas de volet « marxiste ». S’il peut y avoir « modèle », pour qui souhaite en constituer l’exemplarité économique et sociale, la chose tient précisément au fait que l’imaginaire géopolitique hérité de la guerre froide fait de l’éradication du marxisme sous toutes ses formes (intellectuelles – théoriques, militantes – révolutionnaires, syndicales – luttes de classes) la condition de possibilité même du « modèle ». En outre, Jameson est un marxiste nord-américain à l’heure où la référence au marxisme ne bénéficie plus ni du prestige intellectuel, ni des appuis institutionnels qui étaient naguère les siens. On peut donc, encore une fois, situer Jameson sur l’horizon intellectuel contemporain par analogie avec la situation des grands historiens anglais que furent E. P. Thompson, Christopher Hill, ou qu’est toujours Eric J. Hobsbawm, dont l’envergure est telle qu’elle impose une reconnaissance élargie bien au-delà des sympathies théoriques et militantes, depuis des environnements nationaux (et aujourd’hui internationaux) hostiles au marxisme jusque dans les bastions du mouvement ouvrier historique. Avant d’en venir aux textes maintenant disponibles en français, encore un mot sur le parcours intellectuel de cet auteur. Si Jameson est aujourd’hui un théoricien majeur de la culture et de la périodisation, ses sources intellectuelles sont à la croisée de la lecture de Sartre, d’Adorno, de l’école de Francfort et de la recherche en littérature comparée. Parmi les livres qui précédèrent Postmodernism, Marxism and Form (1970) et The Political Unconscious: Narrative as a Socially Symbolic Act (1981) contribuèrent à établir la réputation de Jameson comme théoricien marxiste de l’esthétique littéraire. Comme Terry Eagleton ou, plus encore, comme Raymond Williams (en Grande-Bretagne), Jameson est passé du champ littéraire, de sa pédagogie universitaire et des questions et enjeux politiques qui en dépendaient aux questions théoriques quant à la place et à la fonction historiques du champ culturel dans sa globalité.


Ce glissement, à lui seul, nous parle déjà de la démarche générale de l’auteur pour qui le préalable à toute intervention doit être la compréhension des conditions historiques dans lesquelles elle a lieu. À ce titre, la réflexion déployée dans Postmodernism n’est pas une simple extension des positions élaborées antérieurement dans et pour le champ des études littéraires. Postmodernism n’est pas un écart trahissant des intérêts parallèles aux textes et à l’esthétique littéraire. Pour le dire un peu brusquement, avec ce livre, Jameson prend acte de son propre déclassement en tant que professionnel du texte littéraire au moment où la littérature (son esthétique, sa pédagogie) commence à perdre son prestige et où l’universitaire tout à la fois critique littéraire voit son statut rapidement aboli d’arbitre du jugement de goût et de la valeur esthétique attribués aux grandes oeuvres et à leur exemplarité. Voilà une contradiction qui nous porte au coeur de l’argument général et récurrent du livre ; le prestige historique des oeuvres littéraires et, par voie de conséquence, celui de leurs savants gardiens s’évanouissent ; mais cette évanescence laisse derrière elle une catégorie centrale débarrassée de toute l’armature institutionnelle, esthétique et morale qui lui avait donné son épaisseur et sa gravité d’antan. Cette catégorie, c’est le « texte » par opposition à l’« oeuvre » (work) et aux catégories attenantes d’auteur, d’intentionnalité, de contexte, de « profondeur », de style, ou encore d’expression. Reste donc cet en deçà postmoderne, celui du « texte » (comme surface et comme catégorie non ou pré-subjective), que le postmodernisme comme dominante culturelle généralise à toute chose. L’architecture, la ville, l’histoire, le corps ou la guerre, par exemple, sont tous gouvernés par ce régime postmoderne de la textualité qui, à la fois, déclasse et recycle le spécialiste du champ littéraire dans une immense machinerie culturelle allant de la vidéo et du film à la théorie économique en passant par l’architecture. Pour le dire autrement, lorsque Jameson consacre un chapitre à la vidéo, il ne s’agit pas d’un détour pittoresque vers la culture de masse, détour durant lequel il faudrait faire fonctionner les catégories d’auteur et d’oeuvre ; il s’agit, au contraire, de reconnaître la rupture historique selon laquelle la vidéo (qui rend ces catégories inopérantes) est à l’ère du capitalisme multinational et de son imaginaire propre (constitué autour du problème de l’inimaginable), ce que la littérature, et en particulier le roman, fut pour l’imaginaire national caractéristique de la modernité. Jameson pense donc l’histoire en cherchant, avant tout, à la périodiser, à déterminer ce qui fait une période historique et à comprendre et rétablir les liens de plus en plus irreprésentables entre la circulation globale, sans extérieur, du capital et le régime esthétique propre à cette nouvelle étape du capitalisme. Mais Jameson, en dialecticien marxiste, pense également son propre geste théorique comme étant lui-même pris dans l’histoire et soumis aux forces qui déplacent les conditions mêmes de cette intervention.


Une ambiguïté de taille demeure peut-être à ce stade de la seule lecture du titre du livre de Jameson. Le postmodernisme n’est pas un style, mais la « dominante », la « logique » d’un certain âge du capitalisme. En disant que cette logique est « culturelle », il est encore possible de croire que Jameson s’apprête à pratiquer une « réduction économiciste », rituellement imputée à toute interprétation marxiste, et impliquant un rapatriement forcé du culturel (la « superstructure ») vers l’économique (la « base matérielle »). Il y aurait alors de l’activité capitaliste d’un genre nouveau, mais cette activité serait toujours comme postée « derrière » des faits culturels qu’elle produirait par ailleurs, et qui viendraient donc après elle. Le diagnostic de Jameson est tout autre. Le propre de la logique du capitalisme tardif ou avancé, c’est d’écraser la superstructure dans la base, de matérialiser de manière directe et explicite dans les rapports de production capitalistes cet ordre de la culture longtemps considéré comme autonome et « immatériel », comme suspendu au-dessus du monde social (celui du travail aliéné, de l’exploitation, et de la violence impérialiste) . Dans ce nouvel âge du capitalisme, la production culturelle a elle-même été entièrement intégrée au régime de la production marchande, d’où, entre autres conséquences, l’extinction des hiérarchies distinguant jusque-là culture savante et culture de masse. Deux brèves remarques sur ce point. D’abord, Jameson se situe ici dans le prolongement direct du « matérialisme culturel » (cultural materialism) développé par Raymond Williams qui considère le langage et la culture comme des pratiques matérielles au premier chef, et dont il faut rappeler avec Marx (et malgré les ambiguïtés de ce dernier) qu’elles ne sont pas dans un rapport secondaire à une activité productive qui viendrait avant elles. Ensuite, une telle problématisation matérialiste et matérialisante de la culture ne peut laisser indifférent lorsque se banalise l’idée que l’âge du capitalisme « cognitif » (où les matières premières sont le savoir, l’information, la communication, et la culture) nous installerait dans une ère de « l’immatériel ». Dans ce cas, il faudrait concevoir que la « culture » a en vérité gardé tous ses anciens traits spiritualistes (autonomie, suspension au-dessus du monde social, « chose de l’esprit ») et se serait mise à régner comme telle, préservée intacte dans un monde par ailleurs débarrassé de la crasse prolétarienne et de l’engagement physique dans les activités de transformation de la nature. Si un tel imaginaire de « l’immatériel » tient du poncif journalistique, on constate qu’il est constitué en véritable intuition infra-théorique dans des ouvrages par ailleurs hautement théoriques, d’inspiration également marxiste .


Le premier chapitre, qui donne son titre au livre, fait un premier tour d’horizon des pratiques, des technologies et des institutions culturelles sur lesquelles les chapitres ultérieurs reviendront. Cette déambulation érudite à travers la culture architecturale, littéraire, théorique ou cinématographique contemporaine pourrait éventuellement désarmer la lectrice ou le lecteur pressé-e. Il y a au moins deux raisons à cela. La première tient au style même de l’auteur, à ces phrases dans lesquelles viennent s’enchâsser de longues propositions, des parenthèses chargées, des détours théoriques, des allusions historiques de tous ordres. La seconde, pas tout à fait étrangère à la première, vient de la patience de Jameson à l’égard de ses objets dont il suit la pente propre, en différant le moment de la synthèse abstraite pour les penser dans les limites qui en sont constitutives. On aura peut-être le sentiment, charmant ou agaçant, d’un bric-à-brac qui n’est pourtant autre que celui d’une période où la clarté des hiérarchisations culturelles antérieures s’est perdue, tout comme s’est perdue la terre ferme du référent hors du texte omniprésent. Sans réduire ce texte lui-même si peu « réducteur », on peut toutefois garder à l’esprit les principaux objectifs descriptifs et programmatiques que suit Jameson.


Le premier est de montrer ce en quoi le postmodernisme est en rupture avec les catégories qui gouvernaient l’imaginaire esthétique et philosophique de la modernité. Au fil du texte, on voit assez clairement s’assembler deux chaînes conceptuelles, chacune constitutive de la cohérence spécifique de chaque période. Avec la modernité s’élabore un paradigme de l’oeuvre qui présuppose l’intériorité, la profondeur, (d’)une subjectivité monadique qui exprime (cette intériorité) dans un style pouvant être lui-même parodié. Le postmoderne vide et aplatit ces termes en s’agençant dans un paradigme, non plus de l’oeuvre, mais du texte, du flux, de la surface, du fragment, de l’intensité, du code et du pastiche. En outre, au premier paradigme, qui privilégie le temps et l’histoire, le second substitue l’ordre de l’espace, dès lors que le passé n’existe plus que sous la forme d’images-marchandises stéréotypées (« réifiées »), de cartes postales d’une nostalgie froide, de simulacres, et que le futur, quant à lui, a été aboli avec la disparition de tout projet collectif alternatif. En cela, l’idée même d’une époque « contemporaine » par distinction d’avec une époque antérieure n’a plus vraiment cours dans cet échouage du temps historique dans le grand présent d’un réel n’existant plus qu’au titre de simulacre de lui-même et où se superposent sans ordre particulier les styles et les genres antérieurs. Ce premier objectif répond dans tous les cas à un impératif de périodisation.


Le second objectif consiste à faire apparaître comment les formes esthétiques du postmoderne posent et pensent le problème de l’irreprésentabilité du monde social multinational propre au capitalisme tardif. Plusieurs caractéristiques postnationales désarment la compréhension de la cohérence systémique d’ensemble, au point d’en limiter tendanciellement la conscience historique à la seule expérience du fragment aliéné, sans lien visible avec un réel du capital plus abstrait et « impénétrable » que jamais. Entre autres, la circulation planétaire déréglementée du capital, la complexité de la division du travail, les déconnexions entre les lieux de décision et d’exécution, entre les moments de la production, de la circulation et de la consommation dans le cadre d’un développement inégal accru, le transfert instantané et permanent de masses d’informations. Il convient de rappeler ici l’insistance de Jameson sur le fait que la logique culturelle postmoderne n’est en aucun cas le produit d’une simple soumission, inconsciente ou volontaire, aux puissances du capital. Avec le postmodernisme, il s’agit d’identifier une « dominante culturelle », ou un « champ de forces », qui, pour être hégémonique, ne sature pas l’ensemble des pratiques au point d’imposer une uniformité politique et esthétique servile et sans faille. Loin de ce genre de paranoïa du superpouvoir, Jameson tient un discours théorique qui devrait être assez familier aux lectrices et aux lecteurs du Michel de Certeau de L’Invention du Quotidien. Pour Certeau, il y a des grilles stratégiques (militaires, commerciales, urbaines, administratives) trop vastes pour que les pratiques de la quotidienneté y échappent et en même temps trop étirées pour ne pas permettre du bricolage, du braconnage, du détournement. On retrouve la possibilité de cette tension dans les essais de Postmodernism, où les productions culturelles sont toujours lues aux deux bords : celui du déjà par lequel un « texte » réitère fidèlement l’ordre massif dépourvu d’extérieur et irreprésentable qui gouverne l’horizon de l’agir ; celui du pas encore qui trahit la tension utopique, vers l’avant, inhérente à toute forme de production culturelle. Ce dernier point appelle une remarque. Jameson, dans les premières pages du premier chapitre, se situe explicitement, là encore, dans la filiation du marxisme de Raymond Williams. Mais plus profondément, et quelque peu secrètement semble-t-il, Jameson s’avère être un lecteur et un héritier particulièrement fidèle de la pensée de l’utopie déployée notamment dans Le Principe espérance, l’oeuvre gigantesque du plus visionnaire des marxistes, Ernst Bloch. C’est certainement ce courant de la pensée de Bloch qui traverse de part en part la réflexion de Jameson et contribue à en différer sans cesse le moment polémique , souvent attendu, dès lors qu’il y a toujours un contenu d’attente à recueillir, un élan du réel vers le Novum et le meilleur, toujours déjà inscrit dans la catégorie du devenir. Chacune et chacun pourra, quoi qu’il en soit, observer l’attention systématiquement portée à la question de l’utopie, jusque dans les recoins idéologiques les plus insalubres.


En conclusion du premier chapitre, Jameson énonce un troisième objectif programmatique que l’on retrouvera disséminé dans tout le reste de l’ouvrage et, plus généralement, dans son oeuvre : la « cartographie cognitive ». Si l’espace intensément abstrait du capitalisme tardif n’est pas représentable, il n’est pas pour autant inconnaissable. Il faut donc en entreprendre la cartographie, en penser l’agencement, les connexions physiques, symboliques, politiques ; ou, plus concrètement, il faut apprendre à se situer collectivement dans des rapports de classes eux-mêmes redistribués à l’échelle multinationale. Il s’agit d’une pédagogie politique destinée à remplir la première condition de l’émancipation collective : com-prendre, reconnecter ce qui ne nous apparaît que sous la forme du fragment et apprendre à nous situer dans un monde où les paramètres de notre expérience empirique quotidienne sont disséminés à l’échelle planétaire d’un capital qui différencie, déconnecte, sur-localise, exclut parfois des populations entières, en proportion inverse de sa propre ubiquité planétaire sans dehors. Il faut attendre la toute fin de l’ouvrage pour comprendre que le travail et l’enseignement de cartographie cognitive ne sont en vérité rien d’autre que la reconstruction de la conscience de classe, indispensable à tout projet socialiste futur. Autrement dit, il s’agit là encore, au-delà de l’impératif inaugural de périodisation, de viser à la totalisation des rapports globaux et de satisfaire, par là même, un besoin fondamental de maîtrise consciente de l’environnement qui est le nôtre, entre immédiateté empirique fragmentaire et hyper-abstraction irreprésentable. À ce titre, le texte intitulé « La totalité comme complot » prolonge et développe la cartographie cognitive annoncée dans Postmodernism, livre où se trouve par ailleurs disséminé le thème de la compréhension totalisante, imaginée et saisie sous la figure du complot, notamment médiatique, dans divers films de cinéma. En choisissant une figure infra-théorique par excellence, et après l’avoir extraite de son moment apparemment privilégié dans le film d’espionnage des années 1960, Jameson nous suggère, une nouvelle fois, le caractère fondamental, préconscient, du besoin de saisir la totalité sociale, en vue d’une réappropriation collective du monde contre les dépossessions du capital. Par sa trivialité apparente et par sa puissance d’attraction, l’imaginaire du complot constitue une manifestation pour ainsi dire au ras du sol de cette tension irréductible vers quelque chose de l’ordre du « grand récit » et de la promesse d’une compréhension désaliénée. Il y a donc, dans le complot comme raccourci vers le Tout, là encore, un contenu d’attente utopique que la dialectique a vocation à recueillir.


Jameson propose, en fin de compte, une théorie et une pédagogie matérialistes historiques de l’espace du capital globalisé. Dans cette perspective, l’espace n’est plus le simple contenant de processus temporels, historiques, dignes d’être théorisés. Il doit au contraire être lui-même pensé comme produit dans des conditions et selon des rapports de forces historiquement déterminés . Cette théorie (et cette pédagogie) commence par identifier quelque chose comme l’affect narratif refoulé tendant vers le rétablissement des connexions, des relations de plus en plus abstraites et inimaginables du capital comme rapport social global. En raison de la facilité et de la clarté de la représentation dont il est porteur, l’imaginaire du complot est à la fois trompeur et véridique, en ce qu’il dit ce souhait utopique d’une maîtrise collective désaliénée du monde. L’effort pour rester au plus proche de ces tensions dialectiques, toujours en latence dans les productions culturelles, requiert une relative tortuosité stylistique que l’on prendrait à tort pour de la simple affectation. Un authentique élitisme culturel et esthétique simplifierait, quant à lui, grandement les choses en postulant d’emblée une culture de masse « dégradée », dont la seule fonction serait « d’endormir » les consciences. Il s’agit pour Jameson, encore une fois, de lire les objets aux deux bords simultanément, d’en habiter la logique propre tout en en faisant entendre la part de refoulé, de montrer que le fragmentaire en tant que tel est le produit d’un processus global qui engendre les conditions de son aveuglement sur soi. Rester fidèle à ces contradictions exige donc une difficulté de style que la traduction négocie avec une habileté impressionnante que seule rend possible la connaissance approfondie et patiente de l’ubiquité dialectique jamesonienne.


Reste une réserve. Si le capitalisme tardif se caractérise par l’intégration généralisée de la sphère culturelle à la machinerie planétaire de la production marchande, perdant ainsi l’autonomie relative qui en faisait le lieu privilégié de l’élaboration de projets critiques radicaux, est-il possible de ne pas rencontrer, à un moment ou à un autre, les questions du procès, du lieu et du collectif de travail – triangle où se joue la vie quotidienne du capital ? Difficile de ne pas regretter que Jameson ne se soit pas saisi de toutes les implications touchant à la question de l’« oeuvre », quand l’anglais, avec le mot work, invite si bien à la rencontre de l’oeuvre (culturelle) et du travail (salarié). Une telle limite semble maintenir la sphère culturelle dans son autonomie antérieure en la gardant distincte de l’expérience du travail et de la production. Or, chacun sait à quel point l’entreprise, l’atelier, ces lieux historiques du silence organisé et de la subjectivité niée, se sont « culturalisés » pour tenter de proposer de véritables communautés de substitution (au parti, au syndicat, à l’auto-activité du collectif de travail, à la famille, aux amis), des nouveaux vocabulaires, des manières programmées d’être soi, dans la relation de service notamment. La subjectivité « artiste » et « créative » du salarié soumis à des régimes d’individualisation sans précédent, mobilisée dans l’activité de production, ne constitue-t-elle pas la meilleure figure de l’écrasement du culturel dans le rapport de production marchande, comprimant ainsi toute distance, toute autonomie, toute marge critique, coïncidant par ailleurs avec des capacités accrues de prescription et de contrôle de l’activité salariale ? Ne faut-il pas chercher là, dans la désintégration des espaces du collectif de travail, de sa conscience collective et de son potentiel d’auto-activité critique, la version moléculaire de l’éclatement spatial global ? Sans doute y a-t-il quelque injustice à reprocher à des analyses, datant de 1984-1992, de ne pas enregistrer, par exemple, l’expérience emblématique de la lutte des intermittents du spectacle en France (2003) et de ne pas tenir compte de la récente littérature (sociologique, clinique, romanesque, documentaire) sur les dégâts de la mobilisation subjective au travail, littérature aujourd’hui assez diffusée en France . Dans tous les cas, l’extrême finesse et la pertinence des analyses de Jameson, avec le recul qui est le nôtre, ne se trouveront qu’enrichies de connexions possibles avec notre expérience sociale récente. Car, comme pour toutes les grandes oeuvres, il y a la tentation de prendre les intuitions et les rapprochements qu’elle aura stimulés chez son lecteur pour des non-dits ou des manques attribués à l’ouvrage lui-même – auquel on voudrait alors reprocher de ne pas avoir tout dit.
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