DĂCEMBRE
2005
N ° 0
Jean
MECKERT
Un introuvable de
Pierre
SINIAC
Le dernier roman de
Marc
TWAIN
Sherlock Holmes selon
Le code pénal illustré par
Joe G. PINELLI
Des nouvelles
dâ
Olivier MAU
et de
Marc VILLARD
Un inédit de
Daniel BRUN
Lâentrevue de
Patrick PECHEROT
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 1
Vous avez entre les mains le numéro 0 de
Shanghai
Express
.
Shanghai Express
. Un nouveau magazine grand
public sur le roman noir, le fait-divers et le polar. Un
magazine fait de textes, de chroniques, dâentrevues et
dâillustrations. Un magazine rempli de feuilletons, de
nouvelles, dâinĂ©dits, de redĂ©couvertes et de surprises.
Un magazine qui se veut drÎle et sérieux, beau et
intĂ©ressant. Un magazine qui sâadresse aux amateurs
du genre et aux lecteurs occasionnels. Un magazine Ă
collectionner, Ă lire et Ă relire.
Shanghai Express
37 rue Rousselet 75007 Paris
shanghai.express@free.fr
RĂ©daction :
Stefanie Delestré et Laurent Martin
Conception RĂ©alisation :
Bleu Banquise
Impression :
AG Roto
Illustrations :
Joe G. Pinelli
RĂ©gie publicitaire :
shanghai.express@free.fr
Ont participé à ce numéro :
HĂ©lĂšne Fishbach, Olivia
Castillon, Jean Bernard Pouy, Claude MesplÚde, Frédéric
Martin, Jean-Louis Touchant et 813, Laurent Meckert,
François Guerif, Hervé Delouche, JérÎme Leroy,
Clémentine Thiebault, JérÎme Pierrat.
Shanghai Express
. Un titre qui Ă©voque MarlĂšn
e Dietrich,
le cinéma noir, la littér
ature, lâaventure, lâexotism
e. Un
film de Joseph von Sternber
g oĂč il y a un meurtre
, un
train, une femme fatale
, des bons et des méchan
ts.
Ce numéro 0 de
Shanghai Express
est trĂšs court, bien
en deçà des 80/96 pag
es quâil fera par la suite
. Les
feuilletons sâĂ©taleront sur 6 ou 8 pag
es, les nouvelles et
les chroniques seront plus n
ombreuses, les entrevues plus
denses, et nous ferons appel Ă d
e trĂšs nombreux auteurs
et illustrateurs français et étr
angers. Vous le trouver
ez
en kiosque et il sera m
ensuel.
Des auteurs, des Ă©diteurs
, des spécialistes du g
enre et
des amis nous ont aidés et n
ous ont encouragĂ©s. Quâils
soient remerciés !
Et maintenant, lisez-le, prĂȘtez-le
, critiquez-le, et participez
Ă son lancement en mars 2006 en vous abonn
ant.
3
grandes lignes
La pemiĂšre enquĂȘte de lâinspecteur Lentraille
Jean MECKERT
4
entrevue
Deux minutes dâarrĂȘt
Patrick PECHEROT
6
chronique
La vie déraille
JĂ©rĂŽme PIERRAT
7
Ă quai
Jardin de roses
Olivier MAU
8
grandes lignes
Le Code Dassoucy
Daniel BRUN
10
grandes lignes
Plus fort que Sherlock Holmes
Mark TWAIN
12
chronique
ContrĂŽle des billets
Clémentine THIEBAULT
14
Ă quai
Le faussaire
Marc VILLARD
15
avant-premiĂšre
La course du hanneton dans une ville détruite
Pierre SINIAC
16
chronique
Roman de gare
JĂ©rĂŽme LEROY
18
le code pénal illustré
Lâescroquerie
Joe G. PINELLI
19
Les illustrations sont issues du crayon admirable de Joe G. Pinelli qui vient de recevoir le prix du meilleur graphisme Soleil dâor 2005 pour son
dernier album «
Une magnifique journée
» paru aux
Requins-marteaux
.
Editorial
SOMMAIRE
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 2
Un homme un peu maigre, au visage plutÎt travaillé, était derriÚre
le comptoir.
â LĂ©on, c'est moi, dit-il. Il essaya de sourire avantageusement.
Il tira son livret militaire : LĂ©on Sevestre, ajouta-t-il, je suis
en rĂšgle.
Verdier jeta un coup dâĆil distrait sur le livret :
â Vous n'avez rien entendu non plus ?
â Ma foi non, fit lâhomme.
â Tout le monde dort bien, dans cet hĂŽtel, fit lâinspecteur
Verdier qui semblait couver une colĂšre. OĂč est votre chambre ?
â Ma chambre ? fit l'homme, avec un regard interrogatif.
Marie Roget prit un air suave :
â LĂ©on et moi, dit-elle, on est ensemble.
â Ăa va ! dit Verdier. Est-ce qu'il y a encore quelqu'un d'autre ?
â Oui, il y a M. Fernand.
â OĂč est-il ?
â Il est parti travailler.
â Et lui non plus n'a rien entendu probablement ? bougonna
lâinspecteur.
â Je ne sais pas, il ne m'a rien dit. Et puis il est parti avant que
je monte chez cette pauvre Irma.
Lentraille essaya de placer un mot :
â Est-ce que vous fermez la porte d'entrĂ©e pour la nuit ?
Il s'adressait Ă la femme qui le regarda avec une certaine hauteur.
â RĂ©pondez ! fit Verdier qui tournait Ă la colĂšre.
La femme lui répondit directement.
â Oui, monsieur l'inspecteur. Je ferme Ă clef, vous pensez bien,
monsieur l'inspecteur.
â Et vous seule avez les clefs, poursuivit Lentraille qui semblait
ne s'apercevoir dâaucune saute dâhumeur.
â Bien sĂ»r, fit la femme.
Lentraille avait jetĂ© un coup dâĆil autour de lui dĂšs son arrivĂ©e
dans la maison.
â On ne peut guĂšre monter dans la chambre de la victime, quâen
passant par la porte d'entrée.
Il s'adressait Ă Verdier.
â Oui, fit celui-ci, en supputant la hauteur des fenĂȘtres du premier.
Il faudrait ĂȘtre un fameux acrobate pour monter lĂ -haut sans
Ă©chelle.
â A quelle heure la victime est-elle montĂ©e dans sa chambre ?
questionna Lentraille.
â Vers minuit, dit la femme. On avait une petite fĂȘte hier soir,
c'Ă©tait mon anniversaire. Et elle se mit Ă pleurer bĂȘtement.
Verdier haussa les Ă©paules :
â Je parie que c'est encore une histoire de saoulerie, fit-il.
â Oh ! non, dit la femme, personne n'Ă©tait saoul.
Léon paraissait offensé :
â On sait quand mĂȘme se tenir, souffla-t-il.
â Qui y avait-il en plus de vous deux ? demanda Verdier.
Est-ce que vous invitez tous vos locataires Ă chacun de vos
anniversaires ?
â Non, dit LĂ©on, d'un air sombre. Il y avait juste cette pauvre
Irma et Dédé.
â Qu'est-ce que c'est encore que ce DĂ©dĂ© ?
Il y eut un bref silence.
â C'est un peu son ami, dit la femme.
â Ah ! bon ! fit Verdier qui se croyait sur une piste. Il est montĂ©
coucher chez elle ?
â Non, fit la femme. Hier soir il est parti plus tĂŽt.
â Et pourquoi ça ?
Mais la femme devenait réticente. Il fallut la presser.
â Ils ont eu des mots ? d
emanda Lentraille, dâun ton n
eutre.
â Un petit peu, fit la femm
e Ă contre cĆur.
Verdier parut frappé d'un
e idée subite :
â Nom de Dieu ! fit-il. Il est peut-ĂȘtr
e bien capable d'ĂȘtre
revenu cette nuit pour la cr
avater. OĂč est-il ?
â Je ne sais pas, dit l'hĂŽteliĂšr
e qui avait l'air plutĂŽt terr
orisée.
à ce moment le médecin-légiste arriva.
*
* *
Il faut bien dire que l'aff
aire se présentait assez m
al, quoique
Verdier s'obstinĂąt Ă la tr
ouver trĂšs lumineuse.
Le médecin-légiste avait f
ait son petit travail et avait déclaré
que le meurtre devait avoir eu li
eu vers minuit. La victim
e avait
été étranglée avec un
e Ă©charpe de soie, sur laquelle n'avait
prise aucune empreinte
.
Aucun indice spécial d
ans la chambre, aucun bouton cassé,
aucune pochette perdu
e, ou autre accessoire quâon tr
ouve si
souvent dans les roman
s et si rarement dans la réalité. T
out au
plus pouvait-on voir, Ă la fenĂȘtr
e, quelques traces fraĂźch
es sur
le plĂątre, sans quâon puisse en
core déterminer ce qui avait pu
les produire.
Verdier avait son idée. C'était un h
omme à idées préconçues
,
et quand il en tenait un
e, il n'avait pas l'habitu
de de la lĂącher
en route. Il avait donc
laissé le petit Lentraille à l'hÎtel, pour
interroger tout le mond
e. Quant Ă lui, il s'Ă©tait f
ait donner, par
LĂ©on et Marie Roget, un si
gnalement des plus précis d
u
dénommé Dédé. Et lorsque
, dans la chambre du crim
e, il avait
pu mettre la main sur un
e photo de l'homme en questi
on, le
roi n'Ă©tait pas son cousin ! Ph
oto en main, il Ă©tait reven
u en
taxi Ă la PrĂ©fecture, oĂč il avait bon
di au Sommier, pour retr
ouver
l'exacte identité du fam
eux Dédé...
Qui donc est ce fameux Dédé ? Est-il lié à la mort d'Irma ? Que
va découvrir l'inspecteur Lentr
aille durant son enquĂȘte ? V
ous
le saurez en lisant le pr
emier numéro de
Shanghai Express
.
uand le commissaire Le Barois eut indiqué à l'inspec-
teur Verdier le lieu et la nature du crime, tels qu'ils
venaient de lui ĂȘtre communiquĂ©s :
â Prenez le petit Lentraille avec vous, dit-il, ça le
débrouillera.
Lentraille venait d'ĂȘtre nommĂ© au cadre des inspecteurs de la
police judiciaire et en Ă©tait au stage indispensable et fasti-
dieux qui consiste Ă doubler un titulaire, Ă faire parfois les plus
sales besognes, sans pour cela se voir marquer aucune consi-
dération spéciale.
Quand on lui dit qu'il allait travailler avec Verdier, cela ne lui
fit ni chaud ni froid. Il estima, Ă juste titre, que lorsqu'on entre
dans une maison oĂč les principes hiĂ©rarchiques sont sĂ©vĂšre-
ment ordonnés, le mieux est de s'y soumettre et de garder ses
réflexions pour soi.
Or, Ă part lui, il pensait que l'inspecteur Verdier Ă©tait un fichu
incapable, large des épaules, et fort en gueule, mais dénué de
tout sens critique, et incapable du moindre effort psychologique.
L'affaire avait eu lieu sur la zone, du cÎté du Pré-Saint-Gervais.
Il s'agissait d'une femme, qui devait avoir été étranglée.
â Sale affaire ! disait Verdier. On va mettre encore le nez dans
la basse pĂšgre.
Lentraille ne répondit pas.
A lâadresse indiquĂ©e, c'Ă©tait un hĂŽtel, un hĂŽtel de petite banlieue
dans une rue blĂȘme. Deux agents Ă©taient Ă la porte, qui saluĂšrent
Verdier :
â OĂč est le corps ? demanda celui-ci.
â Au premier, dans sa chambre. On n'a rien touchĂ©.
Ni les photographes, ni le mĂ©decin lĂ©giste nâĂ©taient encore lĂ .
â Montons ! dit Verdier
Lentraille le suivit dans la chambre. Le corps Ă©tait sur le lit,
dans la position oĂč, probablement, on l'avait trouvĂ©. On voyait
des traces trÚs nettes de lutte, et la victime semblait avoir été
étranglée avec une écharpe de soie qu'elle portait encore autour
du cou et sur laquelle ses mains étaient encore crispées.
Lentraille n'avait encore jamais vu de cas de mort par stran-
gulation. Il fut assez péniblement affecté, quoi qu'il en dise,
et préféra regarder ailleurs.
La chambre Ă©tait petite, pas absolument propre, mais pas, non
plus, sordidement sale. Un désordre y régnait, mais l'armoire-
penderie, qui se trouvait au pied du lit, ne semblait pas avoir
été découverte.
Verdier commença l'enquĂȘte. De la patronne de l'hĂŽtel, une
assez forte femme au regard vivace, il apprit l'identité de la
victime : une nommée Irma Melun, ùgée de vingt-deux ans,
inscrite au bureau de chĂŽmage sous la profession de bonne Ă
tout faire.
â Depuis combien de temps est-elle ici ? demanda l'inspecteur.
L'hĂŽteliĂšre, qui se nommait Marie Roget et devait voisiner la
quarantaine, lui mit le registre entre les mains :
â Il y a bientĂŽt deux ans, monsieur l'inspecteur. Vous pensez
que je tiens mes registres Ă jour, monsieur l'inspecteur !
Elle affectait une politesse un peu doucereuse qui flattait le
gros Verdier mais irritait sourdement le petit Lentraille qui ne
disait mot.
â OĂč Ă©tiez-vous au moment du crime ? interrogea Verdier dâun
air dur.
â Je ne sais pas, dit la femme, je devais dormir.
â Vous avez le sommeil bien dur, fit lâinspecteur sans amĂ©nitĂ©.
Qui habite encore ici ?
â On a un malade, fit la femme. C'est vraiment le jour.
â Un malade ?
â Oui, Hannequin, qui a fait les colonies, et qui pique sa crise
de paludisme depuis hier tantĂŽt.
â C'est tout ?
â Non, dit Marie Roget, il y a encore LĂ©on.
4
5
La premiĂšre enquĂȘte de
lâinspecteur Lentraill
e
Grandes lignes
Aucun des lecteurs qui, en 1940, lut cette premiĂšre enquĂȘte de lâinspecteur Lentraille Ă©crite par un certain Albert Duvivier, ne
sut quâil sâagissait du mĂȘme Jean Meckert qui, un an plus tard avec Les Coups, recevrait les louanges du monde littĂ©raire.
Aucun des lecteurs qui, depuis 1940, dĂ©couvrit lâĆuvre de Jean Meckert puis celle de Jean Amila, ne sâest jamais doutĂ© quâil se
cachait aussi sous ce pseudonyme, et sous bien dâautres encore, pour Ă©crire de petits rĂ©cits policiers ou dâaventures.
Shanghai Express
rĂ©Ă©dite aujourdâhui, pour la premiĂšre fois depuis 1940, ce que lâon peut Ă bon droit considĂ©rer comme le premier
récit publié de cet auteur majeur du roman noir français.
JEAN MECKERT
Q
A SUIVRE
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 4
A
prĂšs
Les Brouillards de la Butte
(Grand Prix de
littérature policiÚre 2002) et
Belleville-Barcelone
(SĂ©rie Noire, 2003), Patrick PĂ©cherot publie
Boulevard des Branques
(SĂ©rie Noire Gallimard), le
troisiÚme et dernier volume des aventures de Nestor, un privé
qui a emprunté à Léo Malet et à sa créature pour se forger sa
propre identitĂ©. Sur fond de dĂ©bĂącle et dâOccupation cette fois,
Patrick PĂ©cherot continue dâexplorer lâentre-deux-guerres oĂč
sâenracinent ses rĂ©cits. Et mĂȘle avec une impeccable rigueur faits
historiques, clins dâĆil littĂ©raires et fiction, pour restituer lâair
du temps.
Votre parcours de romancier croise Ă nouveau celui de Jean
Meckert, un Ă©crivain dont vous dites volontiers quâil a jouĂ© un
rĂŽle majeur dans votre dĂ©cision dâĂ©crireâŠ
Jâai dĂ©couvert Meckert-Amila avec
Le Boucher des Hurlus
paru
en 1982. Ce livre a été pour moi une double révélation. Celle
dâune Ă©criture dont la force vous emporte. Celle dâune jonction
parfaite entre le roman noir et le roman social, bien au-delĂ de
ce quâon a coutume dâĂ©crire sur le sujet. Jean Amila ne dĂ©crit
pas le monde, il lâĂ©crit « de lâintĂ©rieur ». Il injecte au polar une
Ă©criture quâon pourrait qualifier de prolĂ©tarienne et qui Ă©tait la
sienne lorsquâil publiait
Les Coups
, Ă la NRF, sous son nom
véritable : Jean Meckert. Nous avons
Ă©changĂ© quelques lettres, il mâavait
invité à venir le voir. Formule de
politesse ? Envie dâĂ©changer avec un
jeune lecteur ? Je mâapprĂȘtais Ă rĂ©pon-
dre Ă son invitation le jour oĂč il est
mort. Jâai jetĂ© la lettre que je lui des-
tinais et jâai entamĂ©
TiuraĂŻ
, mon premier
roman qui lui est dédié. Des années
plus tard, alors que je terminais
Boulevard des Branques
, Joëlle Losfeld
publiait
La Marche au canon
. Jâai lu
ce texte superbe. La « musique » de
Meckert résonnait, dans la tonalité de
ce que jâessayais dâĂ©crire, comme la
note bleue quâon cherche sans lâattein-
dre. Un autre auteur disparu, lui aussi,
a joué ce rÎle de maßtre de musique.
Il sâagit de Claude NĂ©ron, Ă qui lâon
doit des romans magnifiques dont le
plus connu est sans doute
Max et les
ferrailleurs
.
Patrick
Pecherot
Deux minutes dâarrĂȘt
Vous avez dit avoir Ă©crit
Belleville-Barcelone
parce que vous
nâen aviez pas fini avec cette Ă©poque de lâentre-deux-guerres.
Et maintenant ?
Le cycle de Nestor se termine ici, au début des années 1940. Il
me paraĂźt impossible de faire historiquement cohabiter mon
personnage avec celui qui lâa inspirĂ© et auquel il rend hommage
à sa façon. Je parle, bien sûr, de Nestor Burma dont les aven-
tures commencent prĂ©cisĂ©ment lĂ oĂč celles de mon privĂ© sâachĂš-
vent. Et puis, il faut savoir arrĂȘter une sĂ©rie, tourner la page pour
ne pas tomber dans le procĂ©dĂ©. Mais je nâexclus pas de revenir
un jour, sous une autre forme, Ă cette pĂ©riode qui mâest chĂšre.
Vous évoquez souvent la littérature populaire. Comment la
définiriez-vous ?
Je la dĂ©finirais comme le croisement dâune culture longtemps
dĂ©daignĂ©e parce quâelle Ă©manait de catĂ©gories sociales populaires
(depuis lâimagerie et la musique traditionnelles jusquâaux
sĂ©rials, aux feuilletons, Ă la BD), dâune forme dâexpression qui
parle du peuple - mĂȘme en creux en reflĂ©tant des prĂ©occupations,
des rĂȘves, des fragments dâune histoire - et dâune littĂ©rature de
genres multiples qui provoque un Ă©cho dans un lectorat populaire.
Malet est lâune de vos rĂ©fĂ©rences littĂ©raires Ă©videntes. Vous
parlez de Nestor Burma comme de la derniĂšre grande figure
de héros populaire. Quelle place accordez-vous à Maigret ?
Burma est lâun des derniers hĂ©ros populaires au sens oĂč il est le
continuateur de la figure du justicier. Un justicier gouailleur,
libertaire, en dehors des clous. Câest le fils de Cartouche, lâenfant
de Robin des Bois, tout droit sorti dâun feuilleton poĂ©tique et
bondissant. Il est pétri de toute cette culture populaire que nous
Ă©voquions et qui Ă©tait celle de LĂ©o Malet, autodidacte dans toute
lâacceptation du terme. Mais, parce quâil Ă©volue dans un dĂ©cor
disparu auquel il est intimement lié, Burma appartient quelque
part au passĂ©. Maigret est dâune stature diffĂ©rente. Il ne possĂšde
pas la dimension héroïque du détective de Malet. En revanche,
parce quâil sâimmerge au cĆur de milieux sociaux incroyablement
divers et de personnages qui sont autant de nous-mĂȘmes, il est
intemporel. Câest une grande figure de la littĂ©rature populaire
du prĂ©sent. LâĆuvre de Simenon fait le lien entre la littĂ©rature
populaire, y compris au regard de sa diffusion, et la littérature
classique. Ă lâĂ©poque du nĂ©o-polar, il a Ă©tĂ© minorĂ© par une
gĂ©nĂ©ration, Maigret nâĂ©tait pas rockânâroll. Aujourdâhui, on lui
rend justice. Et pour cause, il est universel.
Sâ
il nây avait la sauvagerie du meurtre, lâaffaire aurait
des airs de polar culturel. Une histoire de livres
anciens, dâĆuvres dâart et de rivalitĂ© entre libraires
dans la communauté arménienne. Mais, la victime,
strangulée pendant vingt minutes puis étouffée avec un coussin
avant dâĂȘtre poignardĂ©e, tabassĂ©e et enfin pendue Ă un radiateur,
lui ĂŽte tout romantisme. Le dimanche 18 octobre 1998, Sarkis
Boghossian est trouvé mort dans son appartement de la rue de
Rennes Ă Paris. DĂ©couvert par sa sĆur Marie-Louise avec qui
il dĂźnait tous les jours depuis cinquante ans. Sauf le samedi. A
74 ans, le célibataire menait une vie discrÚte. Autrefois libraire
dâanciens rue du Cherche-Midi, Boghossian Ă©tait un orientaliste
et un collectionneur réputé. Les policiers constatent que des
livres, des lots de dessins, des lithogravures, et plusieurs tableaux
ont Ă©tĂ© dĂ©robĂ©s dans lâappartement-musĂ©e du quatriĂšme Ă©tage.
Ă la lumiĂšre des premiĂšres investigations, le puzzle se met en place.
Les voisins et la concierge ont entendu du bruit dans la nuit de
vendredi Ă samedi, et mĂȘme vu un homme sortir de lâascenseur
transportant des sacs-poubelle noirs. La sĆur a, elle, dĂ©jeunĂ©
avec Sarkis le vendredi midi, et lâun de ses amis lui a tĂ©lĂ©phonĂ©
le soir mĂȘme Ă 19h53. Et surtout, la victime a reçu peu de temps
aprÚs un second appel téléphonique provenant cette fois de la
cabine ayant une vue directe sur lâentrĂ©e de lâimmeuble. La tĂ©lĂ©-
phonie constituant avec lâADN lâune des deux mamelles de
lâenquĂȘte moderne, les limiers focalisent sur lâappareil public.
Et recensent tous les appels passĂ©s. Le coup de fil de 20h44 Ă
Boghossian est prĂ©cĂ©dĂ© et suivi du mĂȘme numĂ©ro. Sans doute
composĂ© par la mĂȘme personne. GrĂące aux destinataires, les
policiers interpellent alors une Polonaise qui en est lâauteur. Mais
qui explique avoir été éjectée de la cabine par deux hommes
alors quâelle passait son premier appel. Ils se sont ensuite
engouffrĂ©s dans lâimmeuble pendant quâelle rappelait. Leur
signalement correspond avec celui de deux hommes décrits par
Marie-Louise Boghossian. En effet, cette derniĂšre indique aux
policiers que son frÚre aurait rencontré, une semaine avant les
faits, Onnik Jamgocyan, 43 ans, fils de lâarchi-prĂȘtre en charge
de lâĂ©glise armĂ©nienne dâArnouville-les-Gonesses, docteur en
histoire, amateur dâart et libraire dâancien depuis trois ans Ă
Nice. Il Ă©tait en compagnie dâun certain Arto. Le 3 novembre,
Arto Pedogliu, 42 ans, peintre en bùtiment, est interpellé à son
domicile de Deuil-la-Barre. Et passe aux aveux.
Jamgocyan, quâil connaĂźt depuis une quinzaine dâannĂ©es, lui a
confiĂ© quâil avait laissĂ© des livres anciens Ă Boghossian en
garantie dâun emprunt. RemboursĂ© depuis. Il lui a donc demandĂ©
de lâaider Ă rĂ©cupĂ©rer les livres que Boghossian refuse de ren-
dre. Ou, Ă dĂ©faut, de lâargent. Le vendredi 16 octobre, Arto
passe chercher Onnick Jamgocyan Ă lâaĂ©roport de Roissy, dâoĂč
il arrive de Nice. A 20h20, le duo gare la Renault Express rue
de Rennes. Et sort du coffre une corde tressée de deux mÚtres
rangée dans un sac de toile noire et une dizaine de sacs-poubelle.
Onnick appelle ensuite Sarkis depuis la cabine. Il nâa pas le code
dâentrĂ©e de l'immeuble. Au quatriĂšme Ă©tage, une fois dans
lâappartement, les deux hommes sont invitĂ©s Ă sâasseoir dans le
salon. La conversation sâengage. Dâabord benoĂźtement, puis sur
le sujet qui les intéresse. Boghossian ne veut rien entendre. Le
cafĂ© va lui ĂȘtre fatal. Le vieil homme se rend Ă la cuisine pour en
préparer, suivi de Jamgocyan. Arto se lÚve à son tour, prépare
la corde, la dissimule sous son tee-shirt et attend le retour de
Boghossian, cachĂ© dans le hall dâentrĂ©e. Il le laisse passer devant
lui, enserre son cou avec la corde et le fait tomber face contre le
parquet. Le genou droit entre les omoplates, il serre, encouragé
par Jamgocyan. Puis chacun prend une extrémité de la corde et
tire pendant vingt minutes. Afin dâaccĂ©lĂ©rer le processus, lâun
place un coussin sur le visage, tandis que lâautre appuie sur la
tĂȘte. Onnick Jamgocyan sâempare ensuite dâun couteau et lui en
assĂšne deux coups dans le bas du dos. Enfin, Boghossian est
pendu avec cette mĂȘme corde Ă la poignĂ©e de porte de lâappar-
tement. Fin de la boucherie et dĂ©but du pillage. Câest Jamgocyan,
lâĂ©rudit, qui sâen charge : « Lâappartement Ă©tait rempli dâĆuvres,
se rappelle Vahé Barsourian, peintre et ami qui travaillait avec
la victime. Tous les murs Ă©taient couverts de tableaux. Il y avait
des impressionnistes, comme Renoir et Gonzalez, des petits
maĂźtres XIX
e
de lâĂ©cole de Barbizon, des dessins de Fujita, une
Ă©norme bibliothĂšque remplie de livres de voyage dâorientalistes,
des milliers de livres sur lâArmĂ©nie⊠» Pendant quatre heures,
Jamgocyan fait le tri, choisissant scrupuleusement les piĂšces Ă
emporter : « Comme il était libraire à Nice, il a pris la collection
de livres sur la Russie, pour les revendre à la communauté qui
y est implantée, commente Barsourian. Il a surtout sélectionné
des objets quâil savait vendables, pas forcĂ©ment les plus chers :
des affiches XIX
e
, deux cartons dâestampes japonaisesâŠ
Et ils ont laissé la collection arménienne pour ne pas mettre
la police sur la voie. » Histoire dâorienter un peu plus lâenquĂȘte,
les compĂšres assassins abandonnent des revues gay sur un
fauteuil du salon. Pour sortir, ils déplacent le corps, le pendant
cette fois Ă un radiateur. Avant de rentrer au pavillon dâArto Ă
Deuil-la-Barre, oĂč ils dĂ©posent un vase de GallĂ© et chargent le
reste du butin dans une deuxiĂšme voiture. Le lendemain, ils tentent
de vendre certains ouvrages Ă la librairie Thomas Scheller rue
de Tournon Ă Paris, et prennent la route du Var. Jamgocyan
possÚde un studio rue de la Corniche à Saint Raphaël. Il y
planque une partie du magot : lithogravures, estampes, tableaux,
livres⊠Le reste atterrit dans sa librairie, le Palais du livre, et
dans la crĂȘperie Royal DĂ©lice, tenue par sa femme.
Trois semaines aprÚs, le 7 novembre, il est interpellé à Nice et
charge son complice. Expliquant avoir voulu emprunter 50 000 F
à Boghossian pour lui rendre service. La réponse négative aurait
Ă©nervĂ© Arto⊠Plus simplement, lâenquĂȘte a dĂ©montrĂ© que
Jamgocyan voulait que Boghossian lui laisse des livres en dépÎt
pour quâil les vende. Mais ce dernier sâen mĂ©fiait. Il le soup-
çonnait de lui en avoir dĂ©jĂ dĂ©robĂ©, quâil avait ensuite retrouvĂ©s
en librairie. Devant la cour dâassises de Paris, Jamgocyan et son
complice nâont pas plus rĂ©ussi Ă dissimuler la vĂ©ritĂ©.
Elle les a condamnés à 19 ans de réclusion criminelle.
7
6
ENTREVUE
JĂ©rĂŽme
Pierrat
La vie déraille
CHRONIQUE
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 6
ABONNEZ-VOUS A
Crimes et RĂ©cits Noirs
Ne
r
atez pas les feuilletons,
les nouvelles, les ch
r
oniques,
les inédits, les
r
edécouve
r
tes,
les avant-p
r
emiĂš
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es,
le code pénal illust
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Ă©, les su
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et les meilleu
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LâOFFRE DE LANCEMENT
10 numé
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LâOFFRE DĂCOUVERTE
Les 3 p
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dites-moi tout. Nâest-ce
pas ? Câest trĂšs important.
Jâai commencĂ© par les
mouches. Tout gamin,
jâaimais bien leur arracher
les ailes. Une par une. Je
les regardais galoper en
rond sur mon pupitre, et
puis je les agrafais en
brochette, tout en imagi-
nant leurs petits cris de
détresse. Le médecin a
hochĂ© la tĂȘte, mais pas
tant que ça. Il avait lâair
de dire quâil sâattendait Ă
mieux. Du coup, je lui ai
raconté pour les chats.
Je lui ai expliqué que le
plus sympa, avec eux,
câĂ©tait de viser le trou du
cul.
â Je vois, il a dit.
â Avec une assiette de lait,
jâai prĂ©cisĂ©. Ils sâappro-
chent en roulant des
pattes avant, et quand ils se
penchent pour boire, ils lĂšvent
la queue. Alors lĂ , câest le moment. Moi, je prenais une 22 long
rifle Ă canon court. Celle de mon pĂšre. Ce que jâaimais bien,
câest quand leurs tripes leur ressortaient par les narines.
â TrĂšs sympa, sâest illuminĂ© le docteur, effectivement.
Comme je voyais quâil sentait venir quelque chose, jâen ai
profité pour le laisser mariner un peu. Je lui ai demandé un
verre dâeau, et je lâai obtenu sans problĂšme.
â On est bien, je lui ai dit.
â Câest vrai ? Vous ĂȘtes confortablement installĂ© ?
Jâai rĂ©pondu : impec. Et aussi, je lui ai expliquĂ© pourquoi tout
petit, je foutais le feu partout : Ă cause de la tĂȘte des gens qui
voyaient partir leurs affaires en fumĂ©e. CâĂ©tait vraiment impayable.
MĂȘme les adultes, barbus et tout, pleins de biscotos, se mettaient
Ă chialer comme des gosses. Le docteur a trouvĂ© lâaffaire
« passionnante », câest lui qui lâa dit, et jâĂ©tais bien content de
lui faire plaisir. Quant aux arbres, on n'en a pas parlé.
â Mais le sexe ? il a voulu savoir. Des frustrations ? SĂ©vices ?
Brimades que vous auriez subies ?
Il prenait des notes en transpirant un peu. Un instant, je me
Ă©tais bien. Je profitais du soleil sans rien demander
à personne, et puis ça a flingué dans tous les
sens. Les types ont collé du sang jusque dans le
caniveau, comme ça, juste Ă lâheure du dĂ©jeuner.
Un peu avant, jâavais regardĂ© dĂ©filer la garde rĂ©publicaine. Des
touristes avaient pris des photos, et puis les vans de nettoyage
Ă©taient passĂ©s. Câest fou ce que la garde rĂ©publicaine peut
répandre comme purin derriÚre elle.
Avec des réflexions pareilles, vous allez dire que je suis gonflé.
Que je me moque des valeurs Ă©tablies, de la Nation, que je fais
du mauvais esprit, et tout le bazar.
LĂ , vous nâauriez pas tort. Surtout que je suis payĂ© pour ça.
Je suis philosophe. Câest ce que je rĂ©ponds quand on me
demande ma profession. Ils mâont filĂ© une bourse pour suivre
des Ă©tudes. En rĂ©alitĂ©, je nâen rame pas une. Je nâen rame pas
une, ou je regarde passer les gardes républicains, avec leur
criniĂšre collĂ©e sur la tĂȘte, ce qui revient pratiquement au mĂȘme.
Câest parce que jâhabite juste Ă cĂŽtĂ©, au-dessus du marchand
de fleurs, boulevard Henri IV. Câest pratique, la caserne est Ă
deux pas. Et puis jâaime beaucoup les plantes. La nuit, quand
tout le monde dort, je prends ma pioche et je vais déterrer les
arbres. Personne nâa jamais compris pourquoi. Pas trĂšs loin, sur
le quai de lâHĂŽtel de Ville, ils ont collĂ© un monument pour les
victimes de la guerre de CorĂ©e. Câest chouette parce quâils
changent réguliÚrement les parterres.
Mais pour le coup, jâĂ©tais descendu. Je mâĂ©tais posĂ© dans le
square, sur le banc, devant les vestiges du fort de la Bastille,
et dâun Ćil expert, je regardais papoter les collĂ©giens sur le pas
de lâĂ©cole Massillon. Enfin surtout les collĂ©giennes. Il faut bien
lâavouer. Je mâintĂ©resse de prĂšs Ă elles. Disons que je connais
les heures de sortie. Comme ça, je ne perds pas mon temps Ă
poireauter pour des nĂšfles.
Je ne prĂ©fĂšre pas vous donner les dĂ©tails, parce quâensuite, ça
risque de me retomber dessus. Câest que jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© condamnĂ©
une fois. Pas grand-chose. Juste pour exhibition. Et puis aussi
parce que jâavais massacrĂ© une haie, place des Vosges.
Evidemment, de me voir traĂźner devant leurs filles, nu sous mon
impermĂ©able, ça nâa pas plu aux parents dâĂ©lĂšves. Ils ont fait
tout un tintouin, si bien que deux lieutenants de police mâont
attendu au tournant, juste au coin du métro.
Au commissariat, ils ne mâont pas ratĂ©. Ils ont commencĂ© par
me dire que jâen avais une toute petite. Ce qui nâest pas vrai.
Au contraire. Câest pour ça que je la montre. Ensuite, jâai eu
droit Ă lâexpertise psychiatrique.
â Parlez-moi de votre enfance, avait demandĂ© le type. Surtout,
suis demandĂ© si je nâavais pas affaire Ă un gros cochon. Le
genre de gars qui se racle la gorge dâun air faussement atterrĂ©,
mais qui se promet de bien recopier les détails, pour le soir,
quand il sera tout seul sous la couette.
Je lui ai développé deux trois choses, en particulier sur les
jeunettes. Mais je me suis vite aperçu que je poussais un peu
loin. Câest parce quâil sâagitait trop sur sa chaise.
â Je vois, il a rĂ©pĂ©tĂ© en sâessuyant le front. Et sinon ?
â Sinon, jâai rĂ©pondu, mon rĂȘve, câest de me taper un massif de
roses.
â On sait, il sâest Ă©nervĂ©, mais encore ?
â Quoi ? jâai demandĂ©.
â Je ne sais pas, des histoires que vous auriez cachĂ©es, que
vous nâauriez pas rĂ©vĂ©lĂ©es Ă la justice. Homicides ? Viols ?
Tentatives ?
LĂ , jâai dit au docteur quâil dĂ©passait les bornes. Moi, je pensais
que nous étions dans son bureau, pépÚres, histoire de discuter
un brin, et tout de suite, voilĂ quâil versait dans la dĂ©lation.
Franchement, jâĂ©tais déçu. Je lui ai expliquĂ© que tout de mĂȘme,
il ne fallait pas me prendre pour un fou.
Il sâest braquĂ©. Il a dit que câĂ©tait encore Ă lui dâen dĂ©cider, et
puis il a fait venir le planton.
Jâai pris trois mois, dont deux fermes, et je suis sorti au bout
de six semaines. Avec interdiction dâapprocher les Ă©coles et les
jardins publics. Et aussi, je devais pointer tous les lundis au
commissariat du quatriĂšme, derriĂšre la mairie.
Alors maintenant que je suis dehors, je ne vais pas mâamuser
Ă vous raconter des cochonneries. Ca serait trop bĂȘte de
retomber pour si peu. Surtout que jâĂ©tais dans un square, Ă deux
pas dâune Ă©cole.
Bref, tout Ă coup, jâentends des crissements de pneus, au niveau
du feu rouge, boulevard Morland. Je ne sais pas qui a sorti son
pétard en premier. La voiture blanche a fait une queue de
poisson Ă lâautre, les deux bagnoles se sont percutĂ©es, le type
est descendu, et tout est parti en mĂȘme temps. Sous mes yeux.
A quelques mĂštres. Un vrai feu dâartifice. Ce qui fait le plus de
bruit, ce sont les pare-brise qui Ă©clatent. Et les sabots des
chevaux qui heurtent lâasphalte. Il y a des petits nuages de
fumée autour du gars qui tire, des gardes républicains qui
roulent des yeux comme des billes, sabre Ă la main, des gamins
qui hurlent, et puis quand tout est fini, câest comme si rien
ne sâĂ©tait jamais passĂ©. Lâautre voiture Ă©tait repartie, et il y
avait un homme sur le carreau. Pas trĂšs joli Ă voir, et qui
pendouillait le long de la portiĂšre ouverte.
La police est arrivée assez rapidement. Ils ont posé des questions
Ă tout le monde. En particulier, jâai repĂ©rĂ© une gamine vraiment
mignonne, si vous voyez ce que je veux dire. Une petite blonde
Ă croquer, quelque chose de touchant. Je nâai pas pu me rincer
lâĆil trĂšs longtemps, parce que la fille est montĂ©e dans la four-
gonnette Evasion. Un chouette modĂšle pour un panier Ă salade.
Ensuite, ils ont tout nettoyé. Ils ont entouré les douilles avec
de la craie blanche, ils ont déversé du sable sur la chaussée,
barrĂ© lâaffaire avec un cordon de sĂ©curitĂ©, et puis la dĂ©panneuse
a dĂ©gagĂ© lâĂ©pave. VoilĂ . AprĂšs, la nuit est tombĂ©e. Je vous jure
que câest pas des conneries. Le lendemain, câĂ©tait marquĂ© dans
le journal, au rayon faits divers. Un type en avait flingué un
autre, Ă cause dâune queue de poisson. Rien dâautre.
Merde, il y a vraiment des malades.
Retrouvez l'univers singulier d'Olivier Mau dans les premiers
numéros de
Shanghai Express
.
8
A QUAI
jardi
n
de roses
Olivier Mau
Le premier roman d'Olivier Mau a été publié en 1995. Il a écrit depuis de nombreux récits. Pour les plus jeunes mais aussi pour
les plus vieux. En témoignent
Myrtille Ă la plage
,
Myrtille apprend Ă nager
et
Myrtille boit la tasse
(parus chez Presses
Pocket) qui, malgré ses titres évocateurs d'une héroïne de série pour enfants, sont des thrillers décoiffants.
Jâ
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 8
La jeune femme contemplait la petite chambre blanche, garnie
dâun lit, dâune table, dâune chaise et dâune commode. Au mur, une
simple croix en bois. Sur le lit avait été posée une valise qui
contenait toutes les affaires personnelles de frĂšre Pascal.
Soudain une voix la fit sursauter.
â Je suis dĂ©solĂ©.
La jeune femme se retourna vivement.
Dans lâencadrement de la porte se tenait un homme assez grand,
ĂągĂ© dâune cinquantaine dâannĂ©es, vĂȘtu dâun habit monacal.
â Jâai bien connu votre oncle.
â Vraiment ? Vous ĂȘtes de la fraternitĂ© ?
â Non ! Je ne suis quâun simple jĂ©suite, de passage. Vous ĂȘtes
HĂ©lĂšne, nâest-ce pas ?
â Oui ! Comment le savez-vous ?
â Votre oncle mâa parlĂ© de vous.
â Il Ă©tait ma seule famille. Et maintenant je nâai plus personneâŠ
â Je suis sincĂšrement dĂ©solĂ©. Jâaimais beaucoup votre oncle.
â Une mort si terrible.
â Câest vrai.
â Alors quâil ne cherchait que la paix et le silence.
â Oui !
â Comment lâavez vous connu ?
â Il y a trĂšs longtemps. En Italie. Au Vatican.
â Je ne savais pas quâil avait Ă©tĂ© au Vatican.
â Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas sur votre oncle.
Le jésuite sourit. Un étrange sourire qui fit presque frissonner
HĂ©lĂšne.
â Je dois y aller. Je suis attendue.
â Je vous en prie.
HĂ©lĂšne attrapa la valise et fit un pas en direction de la porte. Le
jĂ©suite sâĂ©carta pour la laisser passer.
â Au revoir.
â Oui, câest ça ! Au revoir.
* * *
Lâofficier de police, un jeune homme blond dâune trentaine dâannĂ©es,
la fit sâasseoir.
â Merci dâĂȘtre venue si rapidement.
â Je devais passer par Rennes pour regagner Paris.
â Une fois encore, je suis dĂ©solĂ© pour votre oncle, mademoiselle
de Noailles.
â Merci.
Lâofficier ouvrit une pochette et lut un instant une note. Puis il
rĂšre Antoine souffla en arrivant sur la derniĂšre marche
de lâescalier en pierre. Il Ă©tait le premier et devait
préparer la chapelle pour
complies
, la priĂšre du soir.
Dehors, on entendait mugir le vent dâOuest et le
Mont-Saint-Michel sombrait lentement dans lâobscu-
ritĂ©, en ce dĂ©but dâautomne.
FrĂšre Antoine poussa la porte et se signa. Il entendit alors comme
un bruit et remarqua une sorte dâombre que les bougies rendaient
fantastique. Lâombre disparut dâun coup. Il sâavança ensuite dans
la chapelle, fit quelques pas dans lâallĂ©e centrale, en se frottant
les bras pour se réchauffer. Alors il aperçut quelque chose couché
sur le sol, au pied de lâautel. Une masse noire. Il sâapprocha et
reconnut frÚre Pascal, allongé par terre, le visage tourné vers
les vitraux. FrÚre Antoine poussa un cri et se précipita sur son
condisciple.
â Que tâarrive-t-il ?
FrĂšre Pascal tourna lentement la tĂȘte. Ses yeux vides, son teint
pĂąle, sa respiration douloureuse nâinspiraient rien de bon.
FrÚre Antoine tenta de le soulever légÚrement. Mais ce dernier
exprima en silence une douleur vive. FrĂšre Antoine relĂącha sa prise
et regarda ses mains. Elles poissaient de sang.
â Mon Dieu ! Que sâest-il passĂ© ?
Le gisant ouvrit la bouche et tenta de parler.
â Heilige⊠Heilige⊠LanceâŠ
Il leva la main dans laquelle se trouvait un morceau de papier quâil
agita. Puis il sourit, lĂącha le morceau de papier, respira une derniĂšre
fois, et quitta ce monde pour rejoindre le royaume de Dieu.
* * *
La cĂ©rĂ©monie prit fin dans lâĂ©glise abbatiale du Mont-Saint-Michel.
Un ultime cantique, triste et sonore, accompagnait cette messe
des morts oĂč les moines de la fraternitĂ© monastique de JĂ©rusalem
au Mont-Saint-Michel venaient de prier pour lâĂąme de frĂšre Pascal.
Au premier rang se trouvait une jeune femme qui regardait le
cercueil. De ses yeux coulaient des larmes quâelle faisait disparaĂźtre
avec un mouchoir. Ses lÚvres et ses mains tremblaient légÚrement.
Six moines sâapprochĂšrent et soulevĂšrent ensemble le cercueil
quâon alla mettre en terre. Une procession se forma Ă la suite du
cercueil et quitta lâĂ©glise. Au milieu de cette foule assemblĂ©e
qui lui témoignait une sincÚre sympathie, elle se sentait seule,
terriblement seule.
* * *
demanda :
â Connaissez-vous un certain Dassoucy ?
â Dassoucy ?⊠Non ! Ăa ne me dit rien⊠Qui est-ce ?
â Câest un poĂšte.
â Quel rapport avec le voleur qui sâest introduit dans la chapelle
et qui a tué mon oncle ?
â Je ne sais pas encore. Tout ce que je sais, câest que votre oncle
tenait dans sa main, au moment de mourir, une feuille de papier
dĂ©chirĂ©e sur laquelle Ă©tait Ă©crit Ă la main un extrait dâun poĂšme
de Dassoucy.
Lâofficier tendit Ă HĂ©lĂšne la pochette transparente dans laquelle
se trouvait un morceau de papier. Elle put lire lâinscription :
I' entens depuis trois iours vn demon furieux,
qui pour venir Ă bout de ma foible constance,
plein de fiel et d' aigreur me dit injurieux,
mal-heureux qu' as-tu fait songe Ă ta conscience.
HĂ©lĂšne sâĂ©tonna.
â Câest du vieux français.
â Oui ! Dassoucy est un poĂšte du XVII
e
siĂšcle, contemporain de
MoliĂšre. Il Ă©tait aussi musicien Ă la Cour et il a beaucoup
voyagé en France et en Europe.
â Vous ĂȘtes trĂšs savantâŠ
Il sourit.
â Pour un policier⊠Non ! Jâai fait quelques recherches.
â Je nâai jamais entendu mon oncle parler de ce Dassoucy.
â Câest bien dommage. Car je pense que le voleur est parti avec
le reste de la feuille.
â DĂ©solĂ©e.
Lâofficier reprit la pochette quâil glissa dans son dossier.
Puis il demanda :
â Les mots « Heilige Lance » Ă©voquent-ils quelque chose pour vous ?
â Heilige ? Câest de lâallemand ?
â Oui ! Heilige Lance signifie Lance Sainte. Ce sont les derniĂšres
paroles de votre oncle.
â Non ! Je ne vois pasâŠ
â Je mâen doutais un peu⊠Cette affaire est plus compliquĂ©e quâelle
en a lâair. Je pense que votre oncle connaissait son meurtrier.
â Ce nâest pas un voleur ?
â Pas un voleur de tronc dâĂ©glise en tout cas.
â Vous avez une piste ?
â Aucune pour le moment mais je cherche.
â Et vous me tiendrez au courant ?
â Bien sĂ»r !
Lâofficier lui tendit alors une carte de visite.
Lieutenant Fabien Dumez, SRPJ de Rennes.
HĂ©lĂšne la glissa dans sa poche avant de se lever. Elle se fit
raccompagner jusqu'Ă la sortie.
â NâhĂ©sitez pas Ă mâappeler si quelque chose vous revient en
mémoire.
â Comptez sur moi.
Ils se saluĂšrent et elle prit la direction de la gare.
* * *
HĂ©lĂšne remonta la rue des PyrĂ©nĂ©es, presque ivre. Elle avait fĂȘtĂ©
lâanniversaire dâune amie et il Ă©tait une heure du matin. La fraĂź-
cheur de la nuit parisienne commençait un peu à la dégriser.
Quelques voitures passaient, mais rares étaient les piétons.
Soudain elle eut le sen
timent dâĂȘtre observĂ©e. Elle se r
etourna
et ne vit rien dâinhabituel. Elle accĂ©lĂ©r
a pourtant le pas. Elle
avait perdu de son assur
ance. De temps en temps elle se r
etour-
nait mais nâapercevait que les lumiĂšr
es de la nuit et le silen
ce.
Sauf peut-ĂȘtre ce bruit loin
tain de pas.
Elle marcha encore plus vite
. Son cĆur sâaccĂ©lĂ©ra brutalem
ent.
Encore une cinquantain
e de mĂštres et elle ser
ait arrivée.
Elle courait presque qu
and elle se retrouva devan
t son immeu-
ble. Un immeuble ancien quâelle habitait d
epuis toujours. Elle
composa le code en tremblan
t et elle sâengouffra sous le por
che
qui menait Ă la cour. A
u moment de refermer la porte d
erriĂšre
elle, celle-ci resta bloquée
.
La panique la saisit quan
d elle aperçut une main qui r
epoussait
la porte.
Elle cria.
Alors une voix se fit en
tendre.
â Mademoiselle⊠Je sais pour
quoi votre oncle est m
ort.
Elle respira vivement avan
t que ces paroles prenn
ent sens dans
son esprit obscurci par lâalcool et la peur
. Elle relĂącha la pression
sur la porte et elle vit appar
aßtre le visage du jésuite
.
Qui est ce mystérieux jésuite ? P
ourquoi frĂšre Pascal est-
il mort ? Que vient f
aire le poĂšte Dassouc
y dans cette
histoire ? Et cette Lance Sainte ? V
ous le saurez en lisant
les prochains Ă©pisodes du Code Dassouc
y dans
Shanghai
Express
.
11
10
Grandes lignes
F
D
ASSOUCY
Historien de formation, auteur de nouvelles et de poésies, Daniel Brun nous livre ici, avec ce premier roman, un texte mystérieux
et ludique, plein de rebondissements, rappelant les meilleurs ouvrages dâun genre particulier : le thriller mystico-policier.
DANIEL BRUN
le code
A SUIVR
E
«
Qui me suit, ne chemine pas dans les ténÚbr
es
»
Jean 8, 12
Shanghai express 30/11/05 9:51 Page 10
entre le pouce et l'index, je parie qu'en ce moment il est en
train de creuser une idée.
â C'est plus que probable. Et maintenant il lĂšve les yeux au ciel
en caressant sa moustache distraitement. Le voilĂ debout ; il
classe ses arguments en les comptant sur les doigts de sa main
gauche avec l'index droit, vois-tu ? Il touche d'abord l'index
gauche, puis le médium, ensuite l'annulaire.
â Tais-toi !
â Regarde son air courroucĂ© ! Il ne trouve pas la clef de son
dernier argument, alors il...
â Vois-le sourire maintenant d'un rire fĂ©lin ; il compte rapidement
sur ses doigts sans la moindre nervosité. Il est sûr de son affaire ;
il tient le bon bout. Cela en a tout l'air ! J'aime autant ne pas
ĂȘtre celui qu'il cherche Ă dĂ©pister.
M. Holmes approcha sa table de la fenĂȘtre, s'assit en tournant
le dos aux deux observateurs et se mit Ă Ă©crire. Les jeunes gens
quittĂšrent leur cachette, allumĂšrent leurs pipes et s'installĂšrent
confortablement pour causer. Ferguson commença avec
conviction :
â Ce n'est pas la peine d'en parler. Cet homme est un prodige,
tout en lui le trahit.
â Tu n'as jamais mieux parlĂ©, Well-Fargo, rĂ©pliqua Parker. Quel
dommage qu'il n'ait pas été ici hier soir au milieu de nous !
â Mon Dieu oui, rĂ©pliqua Ferguson. Du coup, nous aurions assistĂ©
à une séance scientifique, à une exhibition d'« intellectualité
toute pure », la plus Ă©levĂ©e qu'on puisse rĂȘver. Archy est dĂ©jĂ
bien Ă©tonnant et nous aurions grand tort de chercher Ă diminuer
son talent, mais la faculté qu'il possÚde n'est qu'un don visuel :
il a, me semble-t-il, l'acuité de regard de la chouette. C'est un
don naturel, un instinct innĂ©, oĂč la science n'entre pas en jeu.
Quant au caractĂšre surprenant du don d'Archy, il ne peut ĂȘtre
nullement comparé au génie de Sherlock Holmes, pas plus que...
Tiens, laisse-moi te dire ce qu'aurait fait Holmes dans cette
circonstance. Il se serait rendu tout bonnement chez les Hogan
et aurait simplement regardé autour de lui dans la maison. Un
seul coup d'oeil lui suffit pour tout voir jusqu'au moindre détail ;
en cinq minutes il en saurait plus long que les Hogan en sept
ans. AprĂšs sa courte inspection, il se serait assis avec calme
et aurait posé des questions à Mme Hogan... Dis donc, Ham,
imagine-toi que tu es Mme Hogan ; je t'interrogerai, et tu me
répondras.
â Entendu, commence.
â Permettez, Madame, s'il vous plaĂźt. Veuillez prĂȘter une grande
attention Ă ce que je vais vous demander : Quel est le sexe de
l'enfant ?
â Sexe fĂ©minin, Votre Honneur.
â Hum ! fĂ©minin, trĂšs bien ! trĂšs bien ! L'Ăąge ?
â Six ans passĂ©s.
â Hum ! jeune... faible... deux lieues. La fatigue a dĂ» se faire
sentir. Elle se sera assise, puis endormie. Nous la trouverons au
bout de deux lieues au plus. Combien de dents ?
â Cinq, Votre Honneur, et une sixiĂšme en train de pousser.
â TrĂšs bien, trĂšs bien, parfait !
â Vous voyez, jeunes gens, il ne laisse passer aucun dĂ©tail et
s'attache à ceux qui paraissent les plus petites vétilles.
â Des bas, madame, et des souliers ?
â Oui, Votre Honneur, les deux.
â En coton, peut-ĂȘtre ? en maroquin ?
â Coton, Votre Honneur, et cuir.
â Hum ! cuir ? Ceci complique la question. Cependant,
continuons ; nous nous en tirerons. Quelle religion ?
â Catholique, Votre Honneur.
â TrĂšs bien, coupez-m
oi un morceau de la couvertur
e de son
lit, je vous prie. Merci !
Moitié laine, et de fabri
cation Ă©trangĂšre. TrĂšs bi
en. Un morceau
de vĂȘtement de l'enfant, s'il vous plaĂźt ? M
erci, en coton et dĂ©jĂ
pas mal usagé. Un excellen
t indice, celui-ci. Passez-m
oi, je vous
prie, une pelletée de poussiÚr
e ramassée dans la chambr
e. Merci !
oh ! grand merci !
Admirable, admirable ! M
aintenant, nous tenon
s le bon bout,
je crois. Vous le voyez, jeun
es gens, il a en main tous les fils
et se déclare pleinem
ent satisfait. AprĂšs cela, que fer
a cet
homme prodigieux ? Il Ă©taler
a les lambeaux d'Ă©toffe et cette
poussiĂšre sur la table, et il r
approchera ces objets dispar
ates
et les examinera en se parlan
t Ă voix basse et en les palpan
t
délicatement :
« Féminin, six ans, cinq d
ents, plus une sixiĂšme qui pousse ;
catholique. Coton, cuir ! Que le di
able emporte ce cuir ! » Puis
il range le tout, lĂšve les yeux vers le ci
el, passe la main dans
ses cheveux, la repasse n
erveusement en répétan
t : « Au diable,
le cuir ! » Il se lÚve alors
, fronce le sourcil et récapitule ses
arguments en comptan
t sur ses doigts ; il s'arrĂȘte Ă l'ann
ulaire,
une minute seulemen
t, puis sa physionomi
e s'illumine d'un
sourire de satisfaction. Il se lĂšve alors
, résolu et majestueux,
et dit à la foule : « Que d
eux d'entre vous prennen
t une lanterne
et s'en aillent chez Injin Billy
, pour y chercher l'enf
ant, les
autres n'ont qu'Ă rentr
er se coucher. Bonne n
uit, bonne nuit,
jeunes gens ! » Et ce disan
t, il aurait salué l'assistan
ce d'un air
solennel, et quitté l'auber
ge.
VoilĂ sa maniĂšre de pr
océder. Elle est unique d
ans son genre,
scientifique et intellig
ente ; un quart d'heur
e lui suffit et il
n'a pas besoin de fouiller les buisson
s et les routes pendan
t
des heures entiĂšres au mili
eu d'une population eff
arée et
tumultueuse.
â Messieurs, qu'en dites-vous ? A
vez-vous compris son pr
océdé ?
â C'est prodigieux, en vĂ©ritĂ©, rĂ©pon
dit Ham Sandwich.
Well-Fargo, tu as merveilleusem
ent compris le caractĂšr
e de cet
homme, ta description vaut celle d'un livr
e, du livre le mieux
fait du monde. Il me semble le voir et l'en
tendre. N'est-ce pas
votre avis, Messieurs ?
â C'est notre avis. Ce topo d
escriptif d'Holmes vaut un
e photo-
graphie et une fameuse !
Ferguson Ă©tait ravi de son su
ccÚs; l'approbation génér
ale de ses
camarades le rendait tri
omphant. Il restait assis tr
anquille et
silencieux pour savour
er son bonheur.
Il murmura pourtant, d'un
e voix inquiĂšte :
â C'est Ă se demander comm
ent Dieu a pu créer un par
eil
phénomÚne.
Au bout d'un moment H
am Sandwich répondit :
â S'il l'a crĂ©Ă©, il a dĂ» s'y pr
endre Ă plusieurs fois, j'im
agine !
Retrouvez le début et la fin de cette étonnante par
odie dans
les deux premiers numér
os de
Shanghai Express
.
13
12
taverne, par une foule de gens qui espéraient apercevoir le
grand homme. Mais Holmes s'obstinait à rester enfermé dans
sa chambre et ne paraissait pas, au plus grand désappointement
des curieux. Ferguson, Jake Parker le forgeron, et Ham
Sandwich, seuls, eurent plus de chance. Ces fanatiques admi-
rateurs de l'habile policier louĂšrent la piĂšce de l'auberge qui
servait de débarras pour les bagages et qui donnait au-dessus
d'un passage Ă©troit sur la chambre de Sherlock Holmes ; ils s'y
embusquĂšrent et pratiquĂšrent quelques judas dans les persiennes.
Les volets de M. Holmes étaient encore fermés, mais il les ouvrit
bientĂŽt. Ses espions tressaillirent de joie et d'Ă©motion lorsqu'ils
se trouvÚrent face à face avec l'homme célÚbre qui étonnait le
monde par son gĂ©nie vraiment surnaturel. Il Ă©tait assis lĂ
devant eux, en personne, en chair et en os, bien vivant. Il
n'Ă©tait plus un mythe pour eux et ils pouvaient presque le
toucher en allongeant le bras.
â Regarde-moi cette tĂȘte, dit Ferguson d'une voix tremblante
d'Ă©motion. Grand Dieu ! Quelle physionomie !
â Oh oui, rĂ©pondit le forgeron d'un air convaincu, vois un peu
ses yeux et son nez ! Quelle physionomie intelligente et
éveillée il a !
â Et cette pĂąleur ! reprit Ham Sandwich, qui est la caractĂ©ristique
de son puissant cerveau et l'image de sa nette pensée.
â C'est vrai : ce que nous prenons pour la pensĂ©e n'est souvent
qu'un dédale d'idées informes.
â Tu as raison, Well-Fargo ; regarde un peu ce pli accusĂ© au
milieu de son front ; c'est le sillon de la pensĂ©e, il l'a creusĂ© Ă
force de descendre au plus profond des choses. Tiens, je parie
qu'en ce moment il rumine quelque idée dans son cerveau
infatigable.
â Ma foi oui, on le dirait ; mais regarde donc cet air grave, cette
solennité impressionnante ! On dirait que chez lui l'esprit
absorbe le corps ! Tu ne te trompes pas tant, en lui prĂȘtant les
facultés d'un pur esprit ; car il est déjà mort quatre fois, c'est un
fait avéré : il est mort trois fois naturellement et une fois
accidentellement. J'ai entendu dire qu'il exhale une odeur
d'humiditĂ© glaciale et qu'il sent le tombeau ; on dit mĂȘme que...
â Chut, tais-toi et observe-le. Le voilĂ qui encadre son front
e jour suivant, une rumeur sensationnelle circula
au village. Un Ă©tranger de haute marque, Ă l'air
grave et imposant, à la tournure trÚs distinguée,
venait d'arriver Ă l'auberge. Il avait inscrit sur le
registre le nom magique de :
SHERLOCK HOLMES
La nouvelle se répandit de hutte en hutte, de bouche en bouche
dans la mine ; chacun planta lĂ ses outils pour courir aux vrais
renseignements. Un mineur qui passait par la partie sud du
village annonça la nouvelle à Pat Riley, dont la concession tou-
chait à celle de Flint Buckner. Fetlock Jones parut trÚs affecté
de cet Ă©vĂ©nement et murmura mĂȘme :
â L'oncle Sherlock ! Quelle guigne ! Il arrive juste au moment
oĂč... Puis il se mit Ă rĂȘvasser, se disant Ă lui-mĂȘme :
â AprĂšs tout, pourquoi avoir peur de lui ? Tous ceux qui le
connaissent comme moi savent bien qu'il n'est capable de
dĂ©couvrir un crime qu'autant qu'il a pu prĂ©parer son plan Ă
l'avance, classer ses arguments et accumuler ses preuves. Au
besoin il se procure (moyennant finances) un complice de
bonne volonté qui exécute le crime point par point comme il
l'a prévu !... Eh bien ! cette fois Sherlock sera trÚs embarrassé ;
il manquera de preuves et n'aura rien pu préparer. Quant à moi,
tout est prĂȘt. Je me garderai bien de diffĂ©rer ma vengeance...
non certainement pas ! Flint Buckner quittera ce bas monde
cette nuit et pas plus tard, c'est décidé !
Puis il réfléchit :
â L'oncle Sherlock va vouloir, ce soir, causer avec moi de notre
famille ; comment arriverai-je Ă m'esquiver de lui ? Il faut abso-
lument que je sois dans ma cabine vers huit heures, au moins
pour quelques instants.
Ce point était embarrassant et le préoccupait fort. Mais une
minute de réflexion lui donna le moyen de tourner la difficulté.
â Nous irons nous promener ensemble et je le laisserai seul sur
la route une seconde pendant laquelle il ne verra pas ce que
je ferai : le meilleur moyen d'Ă©garer un policier est de le
conserver auprÚs de soi quand on prépare un coup. Oui, c'est
bien le plus sûr, je l'emmÚnerai avec moi.
Pendant ce temps, la route était encombrée, aux abords de la
Grandes lignes
L
S
herlock Holmes
Mark Twain (pseudonyme de Samuel Langhorne Clemens. NĂ© en 1835 et mort en 1910) est surtout connu pour ĂȘtre l'auteur des
Aventures de Tom Sawyer
(1876) et de
Huckleberry Finn
(1885). Mais il a Ă©galement Ă©crit de nombreux contes, parodies et
pastiches, parmi lesquels ce
Plus fort que Sherlock Holmes
traduit pour la premiÚre fois en France en 1907 par François de Gail.
Mark Twain
Plus fort que
SHERLOCK HOLMES ENTRE EN SCĂNE
A SUIVRE
Shanghai express 30/11/05 9:52 Page 12
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MĂȘme la came lui apparut pour ce quâelle Ă©tait : un succĂ©danĂ©.
Il conservait un souvenir précis de ses flashes les plus fous, mais
ce temps était révolu.
Il traĂźnait donc chaque matin sur son balcon Ă lâOrque Bleue
et, dans ses bons moments, troussait de petites aquarelles cernant
lâagitation du port et le fourmillement du canal. Puis il descendait
au bar du cimetiĂšre et enclenchait sur le vieux juke-box
La Mauvaise
RĂ©putation
de Georges Brassens. Quand les vieux débarquaient
avec leur jeu de cartes et le pastis, il prenait place derriĂšre la table
de bois et plongeait dans des belotes abyssales, soutenu par lâalcool
et les inflexions mĂ©ridionales des apostrophes. Plus de carriĂšre Ă
mener, plus de faux Ă concocter pour nourrir son allĂ©geance Ă
lâhĂ©roĂŻne ; Cardetti commençait Ă vivre, happant dans son orbe
la beauté des lieux, le ciel uniformément bleu et cette petite brise
de dix-neuf heures qui agitait lâeau de son dernier Ricard.
La jeune fille que Cardetti ne voyait pas se nommait Marie.
Elle avait vingt-cinq ans et depuis son enfance se postait prĂšs du
pont mobile qui se relevait pour laisser passer les barques en
direction du large. Elle avait trouvĂ© un job pour lâĂ©tĂ© : serveuse
au bar des Amis, Ă deux pas de lâOrque Bleue. Son pĂšre possĂ©dait
un portrait réalisé par Cardetti et Marie voyait passer chaque jour
le peintre, diffĂ©rent dâautrefois, avant que Pastels ne ferme ses
portes. Elle sâenhardissait le matin en murmurant un bonjour
emprunté sur son passage. Cardetti souriait vaguement. Puis, un
soir de chaleur extrĂȘme, elle vint le rejoindre, un verre de biĂšre Ă
la main, au-dessus du clapotis couvert par les rires des ravaudeurs
de filets.
â Je vous vois peindre le matin, Ă votre balcon.
â Ce sont des aquarelles.
â Ah bon⊠Vous exposez toujours ?
â Tu peux me tutoyer. Non, je peins pour moi, pour le plaisir. Pour
garder toutes ces choses en moi.
â Vous avez lâair heureux.
â Jâessaie. Et toi, quâest-ce qui te ferait plaisir ?
â Demain, je ne travaille pas. Je voudrais prendre une barque et
glisser devant le pont mobile. Jâaime quand les voitures sâarrĂȘtent
pour laisser passer les bateaux.
â Câest une belle image. Je tâemmĂšne si tu veux.
â Super.
Ils se retrouvĂšrent Ă dix heures dans une barque Ă fond plat,
La Jeanne
, pourvue dâune voile et dâun petit moteur pour caboter
sur les canaux. Assise Ă lâavant, la jeune fille repoussait sur sa
nuque ses cheveux noirs déjà collés par la sueur. Cardetti ralentit
le moteur de la barque et ce couple étrange contempla la levée
du pont qui permettait Ă quelques embarcations en attente de
pousser plus loin vers la mer. Marie se tourna vers Cardetti, un
sourire dâenfant Ă©tira ses joues rondelettes. Le peintre la vit enfin,
Ă©clatante sur un ciel impassible.
Il ne vit pas sur la berge le visage de Keissler masqué par
lâombre de la Safrane, mais il repĂ©ra son voisin qui brandissait
vers lui un Tokarev ; une arme compétente dont les balles percu-
tĂšrent ses chairs.
Alors quâil se vidait de son sang, sa main balaya lâair Ă ses cĂŽtĂ©s,
en quĂȘte des doigts de la jeune fille. Mais elle nâĂ©tait plus lĂ .
ardetti fonctionnait Ă un gramme par jour. De lâhĂ©roĂŻne
trĂšs pure Ă doses homĂ©opathiques. Keissler lâavait
installé dans un atelier de cent mÚtres carrés à deux
rues du Centre Pompidou.
La premiĂšre fois que les deux hommes se rencontrĂšrent, câĂ©tait
Ă SĂšte, Ă lâoccasion dâune rĂ©trospective du peintre. Il prĂ©sentait
des marines, des portraits et, curieusement, des Ćuvres torturĂ©es
plus personnelles. La galerie donnait sur un large canal, Ă deux
pas du port. AprÚs avoir cherché en vain la tombe de Georges
Brassens, Keissler sâĂ©tait rabattu sur les Ćuvres de Cardetti que
la galerie Pastels faisait parader. Il resta longuement en contem-
plation face aux personnages torturés présentés par le peintre.
A lâĂ©poque, Cardetti Ă©tait ĂągĂ© de cinquante-cinq ans et, malgrĂ©
son savoir-faire, vivotait toujours dans une baraque du port, se
nourrissant du poisson que lui abandonnaient ses amis pĂȘcheurs.
Keissler revint le lendemain matin et repéra le peintre, habillé
de jeans, grillant une cigarette au bord du canal. En retrait, des
jouteurs sĂ©tois sâentraĂźnaient sur une barque longue, encouragĂ©s
par les cris énervés des jeunes filles en maillots de bain.
â Bonjour, je mâappelle Keissler et jâadmire beaucoup votre Ćuvre.
â Ah oui ? sâĂ©tonna Cardetti.
Son visage crevassé évoquait vaguement Giacometti.
â Quâest-ce que vous prĂ©fĂ©rez dans mon travail ?
â Les portraits dĂ©formĂ©s⊠plus perso.
â Oui, je vois.
â Heu, vous connaissez Bacon ?
â Un peu, pourquoi ?
â Non, comme ça.
VoilĂ , câest de cette façon-lĂ que tout avait commencĂ©. Puis Keissler
avait appris pour la drogue. Cardetti Ă©tait accro Ă cette merde et
souffrait comme un malade car ses finances ne pouvaient supporter
son addiction. Câest la came qui poussa Keissler Ă proposer le deal
Ă Cardetti, au cours dâun dĂźner dans le vieux Frontignan. Cardetti
peaufinerait de faux Bacon et Keissler sâengageait Ă le loger, lui
fournir un gramme par jour et 5% sur les ventes. Contre toute
attente, Cardetti accepta.
Il trimait dur dans son sous-sol, recommençant jusquâĂ cinq
reprises une Ćuvre dont la facture ne convenait pas Ă Keissler. Ils
en Ă©taient Ă leur cinquiĂšme Bacon que Keissler fourguait Ă Chicago,
Tokyo ou Dubaï. Mais Daniel Cardetti commençait à se languir dans
sa prison dorĂ©e. Courant mai, il sâoffrit un break, faxa un message
laconique Ă Keissler et dĂ©barqua Ă lâhĂŽtel de lâOrque Bleue, quai
Maresquier à SÚte. Le soleil éclaboussait la ville, cernée par les
caboteurs des pĂȘcheurs, quand il pĂ©nĂ©tra dans le cabinet de Cappel,
un toubib qui avait passĂ© son bac la mĂȘme annĂ©e que lui.
â Alors, Daniel, quoi de neuf depuis toutes ces annĂ©es ?
â Pas grand-chose, un peu de peinture, bien sĂ»r. Jâhabite Paris,
maintenant. Au fait, tu as un truc pour regarder les poumons ?
â Oui, jâai ça. Un problĂšme ?
â Câest toi le toubib.
Quinze minutes plus tard, ce quâil apprĂ©hendait lui fut
confirmé. Six mois, un an, le cancer est une maladie à la précision
douteuse. Le peintre se détacha en douceur de ses obligations et
prit connaissance du petit magot qui lâattendait au CrĂ©dit Agricole.
A QUAI
le fau
ss
aire
Marc Villard
La nouvelle noire est le domaine de prédilection de Marc Villard, qui a récemment publié
Ping-Pong
(Rivages/noir), un recueil
dans lequel Jean-Bernard Pouy est venu se glisser subrepticement pour lui donner la réplique.
C
A
lâheure oĂč Fayard Noir entame le deuxiĂšme mouve-
ment de sa renaissance, Babel Noir â la collection du
début des années 1990 qui apporta sa contribution au
genre avec des auteurs tels que Thierry Jonquet,
Frédéric H. Fajardie, Jean-Paul Jody, Gérard Delteil ou Jean-
François Vilar, avant de sâĂ©teindre â ouvre le bal Ă son tour et
renaßt de ses cendres avec deux inédits :
Terminus plage
dâ
Alain Wagneur
, oĂč le commissaire Zamanski,
ancien flic de la PJ parisienne récemment placardisé, revient
sur lâaffaire un peu trop vite classĂ©e de lâincendie de l'hĂŽtel
La Capitainerie
de Blainville, charmante station balnéaire de la
cĂŽte atlantique, qui avait tout de mĂȘme laissĂ© un client sur le
carreau.
Et
Fausse passe
de
Firmin Mussard
, oĂč Franck Kuntz, ex-
artilleur de lâarmĂ©e française, ex-dĂ©tective privĂ© devenu agent
dâune sĂ©curitĂ© approximative, part Ă la recherche des traces
laissées par les restes de son ami Léo Guttman, son ancien
binÎme pendant la guerre du Golfe, mort dévoré par un requin
dans un atoll des Ăźles Tuamotu. Polar tropical, sous-marin et
atypique, à la lenteur moite et initiatique, bien loin des vahinés
de carte postale.
Tout ça pendant que la Série Noire passe au grand format (aprÚs
soixante ans de bon et loyaux services), entamant les mesures
de ce que certains redoutent comme les Ă©chos dâune marche
funĂšbre. Mais avant dâenterrer prĂ©maturĂ©ment la vieille dame,
signalons :
Dr Jack
de
Norman Green
, frappĂ© directement Ă lâasphalte
craquelé de Brooklyn, royaume des clodos, junkies et prosti-
tuĂ©es, oĂč rĂšgnent Stoney, roi du dĂ©tritus, et Tommy, prince de la
magouille, avant que ne vacille leur éphémÚre couronne.
Et
King Bongo
de
Thomas Sanchez
, métis un peu américain,
un peu vendeur dâassurances, lĂ©gĂšrement dĂ©tective et grand
Clémentine
Thiebault
ContrĂŽle des billets
CHRONIQUE
Entre la valse et le tango
joueur de percussions dans le Cuba de 1957. Du moins avant
lâexplosion littĂ©rale.
En bref et en France, les choses Ă©ditoriales tanguent tranquil-
lement⊠pendant que lâAmĂ©rique sâinquiĂšte. A lâombre des
tours qui ne sont plus, retombe le nuage de poussiĂšre et montent
les peurs et les angoisses. Lâoncle Sam, Ă court de guerre froide,
se dĂ©couvre de nouveaux ennemis, trace lâaxe du mal et guette
les terroristes.
Robert Littell
, pape du roman dâespionnage,
stigmatise.
LĂ©gendes
(Flammarion) remonte ainsi le fil barbelé
de ces paranoĂŻas, dans les pas de Martin Odum, ex-agent de la
CIA « légendaire pour ses légendes », perdu dans les dédales
de ses multiples identités et les confusions internationales de
New York Ă Moscou en passant par HĂ©bron, Londres, Prague,
la Lituanie ou lâOuzbĂ©kistan, et mĂȘle parfaitement lâactualitĂ© et
la fiction dans un ballet magistralement orchestré. Si Littell a
rĂ©duit la voilure (en comparaison de lâincroyable fresque de
La
Compagnie
), pour une action plus ramassée dans le temps et
centrĂ©e sur deux personnages, il nâen demeure pas moins dâune
efficacité redoutable et pointue.
Mais ce que nous dit
Reggie Nadelson
dans
Sous la menace
(Le Masque), câest que le malaise persistant vient aussi de
lâintĂ©rieur, que le climat est irrĂ©mĂ©diablement dĂ©gradĂ©. Alors,
quand en plus des enfants disparaissent, la psychose tente mĂȘme
Artie Cohen, attachant flic juif dâorigine russe, surtout si l'on
ajoute en passant que la troisiĂšme victime n'est autre que son
neveu.
Et chez
Pierre Christin
et
Alain Mounier
(câest de la BD), les
traumatisĂ©s du 11 septembre vont jusquâĂ se retrancher dans des
gated cities
, Ă©rigeant le refus de lâautre en loi. Câest
Mourir au
paradis
(Dargaud), pour des jeunes portant l'Ă©tendard de leur
sociĂ©tĂ© Ă la dĂ©rive au moment du drame absurde. Si ça nâest pas
du polar stricto sensu, câest du noir sans sucre, bien amer.
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Pierre Siniac
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a Delage bourrée de vivres, l'arriÚre rabotant presque
le sol dans les cÎtes, Barbara au volant, crispée,
malheureuse Ă force de tourner en rond, se traĂźnait
depuis des heures dans Saint-LÎ dévastée.
Il y avait eu la nuit et il avait bien fallu s'arrĂȘter. La voiture
avait stoppé, à l'abri - un abri bien précaire - dans la cour de
ce qui semblait ĂȘtre une usine dĂ©saffectĂ©e, Ă quelques mĂštres
de la Vire. Barbara s'Ă©tait blottie contre le dossier de son siĂšge
et avait essayĂ© de fermer l'Ćil. Mais je t'en fiche ! Ă tout bout de
champ tirée de son somme par les bruits, parfois assourdissants,
de cet immense champ de ruines, pauvre cimetiĂšre pas comme
les autres que l'on empĂȘchait de dormir. Pendant quelques
secondes elle avait trouvé que la guerre, la nuit, c'était pres-
que beau. Toutes ces Ă©claboussures de lumiĂšres... ces balles
traçantes qui semblaient s'amuser dans le ciel noir... Et elle
s'en Ă©tait voulu, car elle savait que derriĂšre ces feux d'artifice
de toute beauté il y avait la mort, avec sa sale voix faite d'explo-
sions, de roulements de batteries folles de rage et de rafales
parfois interminables qui faisaient penser au passage d'un train
rapide.
Aux premiĂšres lueurs du jour elle avait remis la voiture en marche
pour continuer son périple insensé, redoutant de ne jamais
pouvoir s'extraire de cet enfer, pensant aux gosses restés au
chĂąteau et sachant bien qu'il arriverait un moment oĂč l'auto
ne pourrait plus rouler faute de carburant.
La Delage se trouvait à présent en plein no man's land.
Un guĂȘpier. Elle butait sur des culs-de-sac formĂ©s par des
dĂ©pĂŽts gĂ©ants de gravats, Ă©tait arrĂȘtĂ©e par des murs Ă©croulĂ©s,
rencontrait de vĂ©ritables terrils de dĂ©combres, des façades Ă
demi effondrĂ©es oĂč le feu avait laissĂ© ses grandes empreintes
noires. L'auto effectuait des demi-tours presque impossibles
en montant sur des tapis de débris, froissant ses ailes, frÎlait
des montagnes de plùtras, passait au bas de murs percés de
trous Ă©normes, parfois trĂšs hauts ; ils tenaient en Ă©quilibre
hasardeux et il en tombait de temps Ă autre des morceaux de
ferraille ou des pierres qui frappaient le toit du véhicule errant,
égaré dans ce décor lugubre et réduit à un fantÎme de voiture,
tandis qu'en bruit de fond retentissaient par intermittence les
rafales d'Ă©changes de tirs, les explosions de grenades, les aboie-
ments hargneux de 75 antichars, l'Ă©clatement sourd de mines
heurtées, la musique gémissante des shrapnels.
S'ils me voyaient, les Lobtenjois.... pensait Barbara. Dans
Saint-LĂŽ, comme une idiote, avec la voiture pleine Ă craquer
de ravitaillement ! Dans une nasse, que je me suis fourrée ! Et
les gosses ! Les gosses qui attendent ! Une folle qui est allée
leur chercher Ă manger, une pauvre folle !
La Delage déboucha sur l'esplanade jonchée de débris et de
ferrailles tordues et brunies par le feu oĂč se tenait l'avant-poste
américain, prÚs de l'église dont le clocher était resté miracu-
leusement debout, face Ă la mer de ruines.
Les casemates défendues par des mitrailleuses lourdes et des
Howitzers de 105 mm dont les canons étaient braqués sur la
place, étaient occupées par quelques soldats américains.
DerriĂšre un mur de sacs de sable se profilaient un half-track
et une chenillette-radio.
L'homme qui commandait cet avant-poste U.S. Ă©tait le capitaine
O'Connor, un grand type costaud Ă l'air rude et un peu fruste,
une gueule Ă la Victor McLaglen.
Il venait de voir la Delage dans ses jumelles d'artillerie et se
tenait du coup prĂȘt Ă en tomber sur le cul.
â Mais qu'est-ce que c'est que cette bagnole ? grommela-
t-il, effaré. Ils sont mabouls ?
D'autres soldats américains regardaient l'insolite voiture, mais
Ă l'Ćil nu. La Delage allait et venait, vraiment pas pressĂ©e,
disparaissait derriÚre des ruines, réapparaissait, disparaissait
Ă nouveau, telle une sorte de gros insecte maladroit, montant
sur des matelas de débris, sur des tas de pierres, une espÚce
de gymkhana automobile au ralenti...
Barbara conduisait les dents serrées, la mùchoire crispée, l'air
de plus en plus désespéré. Son regard ne pouvait se détacher
des ruines, un regard attristé qui allait et venait sur ces gue-
nilles de pierre. BientĂŽt, elle distingua, perdu dans cette toile
de fond déchiquetée, au loin, à l'autre bout de l'esplanade, le
poste U.S. Army avec ses canons - Howitzers et mitrailleuses
lourdes - pratiquement braqués sur le véhicule.
O'Connor avait abaissé ses jumelles. Ses hommes - six ou
sept, des sous-officiers - attendaient à ses cÎtés, l'air interro-
gateur. Dans les coins de la casemate, des armes Ă feu - armes
de poing, mitraillettes -, des boĂźtes de munitions, des cartes
d'état-major déployées, des cartouches de cigarettes blondes,
deux ou trois bouteilles de whisky entamées gisaient en vrac
La course du hanneton
dans
AVANT PREMIERE
Ăcrit en 1994, restĂ© inĂ©dit,
La course du hanneton dans une ville détruite
tenait particuliĂšrement Ă cĆur Ă Pierre Siniac -
qui joue nommément un rÎle dans les derniÚres pages du roman - nous dit François Guérif, son éditeur, qui fait paraßtre le roman
début janvier 2006. Auteur de nombreux romans et nouvelles, Pierre Siniac a profondément marqué le roman noir français contem-
porain de son empreinte parfois baroque, toujours teintée d'un humour grinçant.
L
une
v
ille détruite
©
EDITIONS RIVAGES
collection Rivages/Noir
sur des caisses ou des cantines militaires. D'autres soldats
se tenaient à proximité, soit derriÚre un muret de sacs de sable,
soit dans une de ces casemates percées de meurtriÚres et d'une
lucarne de fortune donnant sur la place.
â On ne la voit plus, dit O'Connor. Un instant !
Il écarta avec vivacité les deux hommes presque collés à lui,
sortit en trombe de l'abri, s'Ă©loigna, le pas nerveux, traversa
en petite foulée une ruelle dévastée et entra comme un ouragan
dans l'église voisine, transformée en annexe de l'avant-poste
et occupée par la troupe. DerriÚre l'église se tenait un grand
jardin aux parterres de fleurs rĂ©duits Ă un champ de labour oĂč
stationnaient quelques véhicules militaires de l'armée améri-
caine. Deux ou trois sentinelles étaient plantées devant des
portes. Quelques soldats, l'air affairé, allaient et venaient,
déchargeant des camions, portant des caisses de chargeurs ou
de grenades, l'ambiance d'un petit camp retranché à l'heure des
combats.
La nef de l'église faisait office de réduit militaire de campagne ;
des caisses de munitions, de grandes boĂźtes de rations, des
paquetages traĂźnaient un peu partout, des lits de camp avaient
Ă©tĂ© dressĂ©s ici et lĂ , pĂȘle-mĂȘle, des armes automatiques Ă©taient
posĂ©es n'importe oĂč, des casques se baladaient sur le plancher,
des tenues kakies pendaient dans tous les coins, des soldats
vaquaient Ă quelque tĂąche, d'autres, certains le torse nu, peignaient
la girafe, décontractés ou somnolant vaguement, écroulés dans
un fauteuil dĂ©nichĂ© Dieu sait oĂč, les leggins dĂ©faites, les pieds
sur une table ou sur un tas de paquetages.
Le capitaine O'Connor traversa ce foutoir au pas de charge et
se jeta dans l'escalier du clocher dont il grimpa les marches
quatre Ă quatre.
Une fois dans le campanile, l'officier braqua ses jumelles en
direction du carrefour jonchĂ© de ferrailles calcinĂ©es oĂč avait
disparu la Delage, et revit la voiture qui tournait toujours en
rond, comme prise dans un manĂšge diabolique, roulant au pas
le long des décombres, hanneton dérisoire aux mouvements
maladroits. O'Connor suivit un moment des yeux la voiture dans
ses jumelles puis redescendit l'escalier Ă toute allure.
Fonçant à travers la nef bordélique pour rejoindre l'avant-poste,
Ă l'extĂ©rieur, l'officier se ravisa et s'arrĂȘta net, les yeux fixĂ©s
vers la sacristie.
â Ils sont encore lĂ , nos ploucs ? demanda-t-il Ă un soldat noir.
Le Noir, sans cesser de mastiquer sa gomme, montra la porte
de la sacristie d'un coup de menton décontracté. O'Connor reprit
sa course de taureau furieux et alla pousser la porte en ques-
tion. Les quatre Lobtenjois étaient là , installés comme chez
eux. Mais dans un désordre certain. Il y avait de leurs affaires
personnelles dans tous les coins, des valises ouvertes, des
ballots de linge... Débraillés, ils étaient en train de se restaurer
autour d'une table. Sur la table, parmi des objets sacramentaux,
un goupillon, un encensoir, des patĂšnes qui traĂźnaient lĂ , se
trouvaient des boĂźtes de corned-beef, presque toutes ouvertes,
des biscuits de soldat... d'autres victuailles : cheese, rations
américaines...
O'Connor s'avança dans la sacristie, vers les bùfreurs, souriant :
â Alors, on se plaĂźt bien, ici, monsieur Lobtenjois ? demanda-
t-il, aimable et moqueur, en français avec l'accent de l'Illinois.
Il s'approcha de la table
â On prend ses aises ?
Lobtenjois eut un gros rire - depuis qu'il avait touché un confor-
table matelas Ă l'Intendance, la vie Ă©tait belle :
â On est mieux chez vous que dehors, mon capitaine ! Ici c'est
vraiment la maison du bon Dieu ! Se promener sous
le feu des Boches, c'Ă©tait plus possible... Ce que c'est
tarte de s'ĂȘtre finalement perdu dans cette ville !
Toute la nuit Ă tourner dans le secteur, comme des
imbéciles !
â Merci encore une fois de votre hospitalitĂ©, monsieur
O'Connor, fit Adrienne, trÚs mijaurée.
O'Connor se rendit devant une fenĂȘtre, sans but
prĂ©cis, et jeta un vague coup d'Ćil dans le grand
jardin de l'Ă©glise au fond duquel on apercevait,
garée sous un auvent, à l'écart des véhicules
militaires, la camionnette des Lobtenjois, toujours
chargée en dépit du bon sens, jusqu'au toit.
Ayant fait demi-tour pour se retirer, il lança Ă
la tablée, jovial
â Eh bien, bonne continuation !
Le tumulte du canon Ă©tant devenu brusque-
ment plus fort, il leva un index et Ă©couta.
Et regardant ses hĂŽtes :
â Je ne vous chasse pas !
Lobtenjois quitta la table, la serviette
négligemment nouée autour du cou, du
biscuit et du fromage dans les doigts, la
bouche pleine. Il s'approcha d'O'Connor, le
prit doucement par un revers de son
blouson de battle-dress :
â Ce que je vous disais ce matin, mon
capitaine, au sujet de la sortie que vous
pourriez tenter avec vos hommes... Pour
surprendre les Fritz, vous savez comment
on s'y prenait, nous autres, en 16, Ă la
cĂŽte du Poivre ?
O'Connor eut un mouvement signifiant
gentiment son impatience, mais l'Ă©pi-
cier insista :
â Attendez⊠je vais vous direâŠ
Croyez-moi, les conseils que je me
suis permis de vous donner⊠Eh
bienâŠ
L'ancien combattant qu'Ă©tait
Lobtenjois amusait l'Américain.
Mais jusqu'Ă un certain point.
Ayant levé les yeux au ciel, il se
dégagea et planta là l'épicier,
l'interrompant, amical mais
ferme :
â Bon appĂ©tit, monsieur
Lobtenjois. Bon appétit.
Il sortit rapidement de la
sacristie, croisa le soldat noir :
â Wright, apportez donc une
bouteille de whisky Ă notre
invité !
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le code penal illustre
Article 313-1
LâESCROQUERIE
L'escroquerie est le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit
par l'abus d'une qualitĂ© vraie, soit par l'emploi de manĆuvres frauduleuses, de tromper
une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au
préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir
un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge.
L'escroquerie est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 375000 euros d'amende.
B
on, reconnaissons que la premiĂšre chose qui nous ait
attirĂ©, dans ce livre, câest le titre. On ne fait plus de
titre comme ça. Une phrase verbale, parfois violente,
parfois drÎle, parfois franchement surréaliste était une
marque de fabrique, un signe de reconnaissance. On Ă©tait dans
un polar. CâĂ©tait Ă une Ă©poque oĂč le genre nâĂ©prouvait pas le
besoin de se prendre au sĂ©rieux, oĂč Michel Audiard au Fleuve
Noir publiait
MĂ©fiez-vous des blondes
(un des meilleurs conseils
qui puisse ĂȘtre donnĂ© Ă un lecteur), oĂč Mickey Spillane, toujours
dâune grande dĂ©licatesse, voyait son lĂ©gendaire
I The Jury
tra-
duit par un charmant
Jâaurai ta peau
, oĂč le trĂšs grand Horace
McCoy nous mettait en garde, avec trente ans dâavance, contre
les dangers de la flexibilité géographique dans le travail moderne
par son retentissant
Jâaurais dĂ» rester chez nous
.
Ca nâa lâair de rien, cette histoire de titre, et pourtant la quasi-
disparition de ces phrases accrocheuses remplacées par des
formules pseudo-poétiques, mythologiques, hermétiques signent
lâenvahissement dâun esprit de sĂ©rieux qui nuit gravement Ă
la santĂ© de lâamateur :
Le Nom de la rose
(Umberto Eco),
La Musique des circonstances
(John Straley),
Le RĂȘve dâun aigle
foudroyé
(George Chesbro) sont peut-ĂȘtre de trĂšs bons romans
mais on ne mâĂŽtera pas de lâidĂ©e que des titres comme ça, entre
le pompeux et lâabstrait, sont lĂ pour dĂ©culpabiliser le lecteur
de
Télérama
qui lit un polar et ne veut pas trop que ça se sache,
ce qui serait impossible avec
La mariée est trop morte
(John
D. MacDonald) ou
Tout le monde sont lĂ
(Ed McBain).
Mais revenons Ă nos citrons. Ce sont ceux des machines Ă sous.
Quand les trois apparaissent, câest le jackpot. En arrivant Ă Las
Vegas, le héros de Richard Stark, Grofield, joue toujours une
piĂšce, une seule, dans une machine Ă sous de lâaĂ©roport. Comme
câest un individu paradoxal, perdre est pour lui un signe de
chance. LĂ , il gagne : scoumoune en perspective. Il faut dire que
Grofield ne vient pas Ă Las Vegas pour jouer, il vient pour
préparer un casse. Grofield est un comédien. Un intermittent du
spectacle, dirait-on dans la France des années 2000. Comme
câest un AmĂ©ricain des annĂ©es 1970 et quâil ne peut pas compter
sur les Assedic, il sâautofinance par des casses, des cambriolages,
des hold-up, pour sauver le thĂ©Ăątre quâil a installĂ© dans une
grange de Mead Grove (Indiana) et qui ne donne des représen-
tations que lâĂ©tĂ©. Grofield, câest un mini-festival dâAvignon Ă
lui tout seul, au sud des Grands Lacs.
Richard Stark, lâauteur, est un des nombreux pseudonymes de
Donald Westlake, grand nom de ce quâon appelle la deuxiĂšme
génération et, depuis la mort de McBain, un de ses ultimes
JĂ©rĂŽme
Leroy
Roman de gare
CHRONIQUE
Les citrons ne mentent jamais
Richard Stark, Série Noire n°1457
survivants. Westlake utilise Richard Stark en général pour les
rĂ©cits de cambriolage quâil a hissĂ©s Ă la hauteur dâun genre Ă
part entiÚre. Stark/Westlake met en scÚne dans des séries
séparées trois voleurs qui sont trois aspects de la condition
humaine : il y a Parker qui est froid et compétent, Dortmunder
qui est maladroit et sympathique et Grofield qui est amical et
cultivĂ©. Parfois, ils se croisent dans un mĂȘme roman. Câest le
cÎté balzacien de Westlake, ce cÎté balzacien de tous les grands
du polar qui Ă©crivent beaucoup de romans avec des personnages
récurrents sans que cela tourne pour autant au procédé ou à la
standardisation.
Stark/Westlake, McBain, James Hadley Chase, Carter Brown,
il y eut un temps oĂč ces quatre-lĂ fournissaient un titre sur trois
Ă la SĂ©rie Noire. Carter Brown Ă©tait mauvais Ă chaque fois,
Chase une fois sur deux, McBain et Stark/Westlake jamais.
Les citrons ne mentent jamais
est un roman curieux, assez décentré
dans le temps et dans lâespace. Une structure angoissante
comme la vie, en fait. Grofield tente des coups, les réussit plus
ou moins bien et se retrouve traqué par un ex-commanditaire
sadique. Tout ça fait quâon a le temps de philosopher, par
exemple Ă lâarriĂšre du fourgon oĂč lâon attend le moment
propice pour passer Ă lâaction : «
Lâartiste et le criminel divorcent
tous deux dâavec la sociĂ©tĂ© par le dessein quâils impriment Ă
leur vie, tous deux tendent Ă vivre en solitaires, Ă passer par
de brĂšves pĂ©riodes dâactivitĂ© intense suivies par de longues
pĂ©riodes de repos. â IntĂ©ressant, fit Grofield.
» Vingt ans plus
tard, et de maniÚre beaucoup plus compliquée, Don De Lillo ne
dira pas autre chose dans Mao II, par exemple.
La simplicitĂ© behavioriste est dâailleurs un des dĂ©lices de la
Richard Stark 's touch
, ici plutĂŽt bien rendue par la traduction
de D. May. Manchette, qui savait de quoi il parlait, adorait
Westlake.
Une derniĂšre chose. Dans
Les citrons ne mentent jamais
,
Grofield cuisine, dort et fait lâamour dans les dĂ©cors de son
théùtre personnel. Comme nous tous, en fait.
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