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DÉCEMBRE 

2005

N Â° 0

Jean

MECKERT

Un introuvable de

Pierre

SINIAC

Le dernier roman de

Marc

TWAIN

Sherlock Holmes selon

Le code pĂ©nal illustrĂ© par  

Joe G. PINELLI

Des nouvelles

d’

Olivier MAU 

et de 

Marc VILLARD

Un inédit de

Daniel BRUN

L’entrevue de

Patrick PECHEROT

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 1

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Vous avez entre les mains le numĂ©ro 0 de 

Shanghai

Express

.

Shanghai Express

. Un nouveau magazine grand

public sur le roman noir, le fait-divers et le polar. Un
magazine fait de textes, de chroniques, d’entrevues et
d’illustrations. Un magazine rempli de feuilletons, de
nouvelles, d’inĂ©dits, de redĂ©couvertes et de surprises.
Un magazine qui se veut drĂŽle et sĂ©rieux, beau et
intĂ©ressant. Un magazine qui s’adresse aux amateurs
du genre et aux lecteurs occasionnels. Un magazine Ă 
collectionner, Ă  lire et Ă  relire.

Shanghai Express

37 rue Rousselet 75007 Paris
shanghai.express@free.fr

RĂ©daction : 

Stefanie Delestré et Laurent Martin

Conception RĂ©alisation : 

Bleu Banquise

Impression : 

AG Roto

Illustrations : 

Joe G. Pinelli

RĂ©gie publicitaire : 

shanghai.express@free.fr

Ont participé à ce numéro :

HĂ©lĂšne Fishbach, Olivia

Castillon, Jean Bernard Pouy, Claude MesplĂšde, FrĂ©dĂ©ric
Martin, Jean-Louis Touchant et 813, Laurent Meckert,
François Guerif, HervĂ© Delouche, JĂ©rĂŽme Leroy,
Clémentine Thiebault, JérÎme Pierrat.

Shanghai Express

. Un titre qui Ă©voque MarlĂšn

e Dietrich,

le cinéma noir, la littér

ature, l’aventure, l’exotism

e. Un

film de Joseph von Sternber

g oĂč il y a un meurtre

, un

train, une femme fatale

, des bons et des méchan

ts.

Ce numĂ©ro 0 de 

Shanghai Express

est trĂšs court, bien

en deçà des 80/96 pag

es qu’il fera par la suite

. Les

feuilletons s’étaleront sur 6 ou 8 pag

es, les nouvelles et

les chroniques seront plus n

ombreuses, les entrevues plus

denses, et nous ferons appel Ă  d

e trĂšs nombreux auteurs

et illustrateurs français et étr

angers. Vous le trouver

ez

en kiosque et il sera m

ensuel. 

Des auteurs, des Ă©diteurs

, des spĂ©cialistes du g

enre et

des amis nous ont aidés et n

ous ont encouragĂ©s. Qu’ils

soient remerciĂ©s ! 

Et maintenant, lisez-le, prĂȘtez-le

, critiquez-le, et participez

Ă  son lancement en mars 2006 en vous abonn

ant.

3

grandes lignes

La pemiĂšre enquĂȘte de l’inspecteur Lentraille

Jean MECKERT                                                    

4

entrevue 

Deux minutes d’arrĂȘt

Patrick PECHEROT                                   

6

chronique

La vie déraille

JĂ©rĂŽme PIERRAT                                              

7

Ă  quai

Jardin de roses 

Olivier MAU                                                                                                     

8

grandes lignes

Le Code Dassoucy

Daniel BRUN                                                   

10

grandes lignes

Plus fort que Sherlock Holmes

Mark TWAIN                                                        

12

chronique

ContrĂŽle des billets 

ClĂ©mentine THIEBAULT                                                             

14

Ă  quai

Le faussaire

Marc VILLARD                                                            

15

avant-premiĂšre

La course du hanneton dans une ville détruite

Pierre SINIAC                            

16

chronique

Roman de gare

JĂ©rĂŽme LEROY                                                                        

18

le code pénal illustré

L’escroquerie

Joe G. PINELLI                                                          

19

Les illustrations sont issues du crayon admirable de Joe G. Pinelli qui vient de recevoir le prix du meilleur graphisme Soleil d’or 2005 pour son
dernier album « 

Une magnifique journée

» paru aux 

Requins-marteaux

Editorial

SOMMAIRE

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 2

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Un homme un peu maigre, au visage plutĂŽt travaillĂ©, Ă©tait derriĂšre
le comptoir. 
– LĂ©on, c'est moi, dit-il. Il essaya de sourire avantageusement.
Il tira son livret militaire : LĂ©on Sevestre, ajouta-t-il, je suis
en rĂšgle.
Verdier jeta un coup d’Ɠil distrait sur le livret :
– Vous n'avez rien entendu non plus ?
– Ma foi non, fit l’homme.
– Tout le monde dort bien, dans cet hĂŽtel, fit l’inspecteur
Verdier qui semblait couver une colĂšre. OĂč est votre chambre ?
– Ma chambre ? fit l'homme, avec un regard interrogatif.
Marie Roget prit un air suave :
– LĂ©on et moi, dit-elle, on est ensemble.
– Ă‡a va ! dit Verdier. Est-ce qu'il y a encore quelqu'un d'autre ?
– Oui, il y a M. Fernand.
– OĂč est-il ?
– Il est parti travailler.
– Et lui non plus n'a rien entendu probablement ? bougonna
l’inspecteur.
– Je ne sais pas, il ne m'a rien dit. Et puis il est parti avant que
je monte chez cette pauvre Irma.
Lentraille essaya de placer un mot :
– Est-ce que vous fermez la porte d'entrĂ©e pour la nuit ?
Il s'adressait Ă  la femme qui le regarda avec une certaine hauteur.
– RĂ©pondez ! fit Verdier qui tournait Ă  la colĂšre.
La femme lui répondit directement.
– Oui, monsieur l'inspecteur. Je ferme Ă  clef, vous pensez bien,
monsieur l'inspecteur.
– Et vous seule avez les clefs, poursuivit Lentraille qui semblait
ne s'apercevoir d’aucune saute d’humeur.
– Bien sĂ»r, fit la femme. 
Lentraille avait jetĂ© un coup d’Ɠil autour de lui dĂšs son arrivĂ©e
dans la maison.
– On ne peut guĂšre monter dans la chambre de la victime, qu’en
passant par la porte d'entrée.
Il s'adressait Ă  Verdier.
– Oui, fit celui-ci, en supputant la hauteur des fenĂȘtres du premier.
Il faudrait ĂȘtre un fameux acrobate pour monter lĂ -haut sans
Ă©chelle.
– A quelle heure la victime est-elle montĂ©e dans sa chambre ?
questionna Lentraille.
– Vers minuit, dit la femme. On avait une petite fĂȘte hier soir,
c'Ă©tait mon anniversaire. Et elle se mit Ă  pleurer bĂȘtement.
Verdier haussa les Ă©paules :
– Je parie que c'est encore une histoire de saoulerie, fit-il.
– Oh ! non, dit la femme, personne n'Ă©tait saoul.
Léon paraissait offensé :
– On sait quand mĂȘme se tenir, souffla-t-il.
– Qui y avait-il en plus de vous deux ? demanda Verdier.
Est-ce que vous invitez tous vos locataires Ă  chacun de vos
anniversaires ?
– Non, dit LĂ©on, d'un air sombre. Il y avait juste cette pauvre
Irma et Dédé.
– Qu'est-ce que c'est encore que ce DĂ©dĂ© ?
Il y eut un bref silence.
– C'est un peu son ami, dit la femme.
– Ah ! bon ! fit Verdier qui se croyait sur une piste. Il est montĂ©
coucher chez elle ?
– Non, fit la femme. Hier soir il est parti plus tĂŽt.
– Et pourquoi ça ?
Mais la femme devenait réticente. Il fallut la presser.

– Ils ont eu des mots ? d

emanda Lentraille, d’un ton n

eutre.

– Un petit peu, fit la femm

e à contre cƓur.

Verdier parut frappé d'un

e idée subite :

– Nom de Dieu ! fit-il. Il est peut-ĂȘtr

e bien capable d'ĂȘtre

revenu cette nuit pour la cr

avater. OĂč est-il ?

– Je ne sais pas, dit l'hĂŽteliĂšr

e qui avait l'air plutĂŽt terr

orisée.

À ce moment le mĂ©decin-lĂ©giste arriva.

*

* *

Il faut bien dire que l'aff

aire se présentait assez m

al, quoique

Verdier s'obstinĂąt Ă  la tr

ouver trĂšs lumineuse.

Le médecin-légiste avait f

ait son petit travail et avait déclaré

que le meurtre devait avoir eu li

eu vers minuit. La victim

e avait

été étranglée avec un

e Ă©charpe de soie, sur laquelle n'avait

prise aucune empreinte

.

Aucun indice spécial d

ans la chambre, aucun bouton cassĂ©,

aucune pochette perdu

e, ou autre accessoire qu’on tr

ouve si

souvent dans les roman

s et si rarement dans la rĂ©alitĂ©. T

out au

plus pouvait-on voir, Ă  la fenĂȘtr

e, quelques traces fraĂźch

es sur

le plĂątre, sans qu’on puisse en

core déterminer ce qui avait pu

les produire.

Verdier avait son idée. C'était un h

omme à idées préconçues

,

et quand il en tenait un

e, il n'avait pas l'habitu

de de la lĂącher

en route. Il avait donc

 laissĂ© le petit Lentraille Ă  l'hĂŽtel, pour

interroger tout le mond

e. Quant Ă  lui, il s'Ă©tait f

ait donner, par

LĂ©on et Marie Roget, un si

gnalement des plus précis d

u

dénommé Dédé. Et lorsque

, dans la chambre du crim

e, il avait

pu mettre la main sur un

e photo de l'homme en questi

on, le

roi n'Ă©tait pas son cousin ! Ph

oto en main, il Ă©tait reven

u en

taxi Ă  la PrĂ©fecture, oĂč il avait bon

di au Sommier, pour retr

ouver

l'exacte identitĂ© du fam

eux Dédé...

Qui donc est ce fameux Dédé ? Est-il lié à la mort d'Irma ? Que

va dĂ©couvrir l'inspecteur Lentr

aille durant son enquĂȘte ? V

ous

le saurez en lisant le pr

emier numĂ©ro de 

Shanghai Express

.

uand le commissaire Le Barois eut indiquĂ© Ă  l'inspec-
teur Verdier le lieu et la nature du crime, tels qu'ils
venaient de lui ĂȘtre communiquĂ©s :
– Prenez le petit Lentraille avec vous, dit-il, ça le
débrouillera.

Lentraille venait d'ĂȘtre nommĂ© au cadre des inspecteurs de la
police judiciaire et en Ă©tait au stage indispensable et fasti-
dieux qui consiste Ă  doubler un titulaire, Ă  faire parfois les plus
sales besognes, sans pour cela se voir marquer aucune consi-
dération spéciale.
Quand on lui dit qu'il allait travailler avec Verdier, cela ne lui
fit ni chaud ni froid. Il estima, Ă  juste titre, que lorsqu'on entre
dans une maison oĂč les principes hiĂ©rarchiques sont sĂ©vĂšre-
ment ordonnĂ©s, le mieux est de s'y soumettre et de garder ses
réflexions pour soi.
Or, Ă  part lui, il pensait que l'inspecteur Verdier Ă©tait un fichu
incapable, large des Ă©paules, et fort en gueule, mais dĂ©nuĂ© de
tout sens critique, et incapable du moindre effort psychologique.
L'affaire avait eu lieu sur la zone, du cĂŽtĂ© du PrĂ©-Saint-Gervais.
Il s'agissait d'une femme, qui devait avoir Ă©tĂ© Ă©tranglĂ©e.
– Sale affaire ! disait Verdier. On va mettre encore le nez dans
la basse pĂšgre.
Lentraille ne rĂ©pondit pas. 
A l’adresse indiquĂ©e, c'Ă©tait un hĂŽtel, un hĂŽtel de petite banlieue
dans une rue blĂȘme. Deux agents Ă©taient Ă  la porte, qui saluĂšrent
Verdier : 
– OĂč est le corps ? demanda celui-ci.
– Au premier, dans sa chambre. On n'a rien touchĂ©.
Ni les photographes, ni le mĂ©decin lĂ©giste n’étaient encore lĂ . 
– Montons ! dit Verdier
Lentraille le suivit dans la chambre. Le corps Ă©tait sur le lit,
dans la position oĂč, probablement, on l'avait trouvĂ©. On voyait
des traces trĂšs nettes de lutte, et la victime semblait avoir Ă©tĂ©

Ă©tranglĂ©e avec une Ă©charpe de soie qu'elle portait encore autour
du cou et sur laquelle ses mains Ă©taient encore crispĂ©es.
Lentraille n'avait encore jamais vu de cas de mort par stran-
gulation. Il fut assez péniblement affecté, quoi qu'il en dise,
et préféra regarder ailleurs.
La chambre Ă©tait petite, pas absolument propre, mais pas, non
plus, sordidement sale. Un dĂ©sordre y rĂ©gnait, mais l'armoire-
penderie, qui se trouvait au pied du lit, ne semblait pas avoir
Ă©tĂ© dĂ©couverte. 
Verdier commença l'enquĂȘte. De la patronne de l'hĂŽtel, une
assez forte femme au regard vivace, il apprit l'identitĂ© de la
victime : une nommĂ©e Irma Melun, ĂągĂ©e de vingt-deux ans,
inscrite au bureau de chĂŽmage sous la profession de bonne Ă 
tout faire. 
– Depuis combien de temps est-elle ici ? demanda l'inspecteur.
L'hĂŽteliĂšre, qui se nommait Marie Roget et devait voisiner la
quarantaine, lui mit le registre entre les mains :
– Il y a bientĂŽt deux ans, monsieur l'inspecteur. Vous pensez
que je tiens mes registres Ă  jour, monsieur l'inspecteur !
Elle affectait une politesse un peu doucereuse qui flattait le
gros Verdier mais irritait sourdement le petit Lentraille qui ne
disait mot.
– OĂč Ă©tiez-vous au moment du crime ? interrogea Verdier d’un
air dur.
– Je ne sais pas, dit la femme, je devais dormir.
– Vous avez le sommeil bien dur, fit l’inspecteur sans amĂ©nitĂ©.
Qui habite encore ici ?
– On a un malade, fit la femme. C'est vraiment le jour.
– Un malade ?
– Oui, Hannequin, qui a fait les colonies, et qui pique sa crise
de paludisme depuis hier tantĂŽt.
– C'est tout ?
– Non, dit Marie Roget, il y a encore LĂ©on.

4

5

La premiĂšre enquĂȘte de

l’inspecteur Lentraill

e

Grandes lignes

Aucun des lecteurs qui, en 1940, lut cette premiĂšre enquĂȘte de l’inspecteur Lentraille Ă©crite par un certain Albert Duvivier, ne
sut qu’il s’agissait du mĂȘme Jean Meckert qui, un an plus tard avec Les Coups, recevrait les louanges du monde littĂ©raire.
Aucun des lecteurs qui, depuis 1940, dĂ©couvrit l’Ɠuvre de Jean Meckert puis celle de Jean Amila, ne s’est jamais doutĂ© qu’il se
cachait aussi sous ce pseudonyme, et sous bien d’autres encore, pour Ă©crire de petits rĂ©cits policiers ou d’aventures.

Shanghai Express

rĂ©Ă©dite aujourd’hui, pour la premiĂšre fois depuis 1940, ce que l’on peut Ă  bon droit considĂ©rer comme le premier

récit publié de cet auteur majeur du roman noir français.

JEAN MECKERT

Q

A SUIVRE

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 4

background image

A

prĂšs 

Les Brouillards de la Butte

(Grand Prix de

littĂ©rature policiĂšre 2002) et 

Belleville-Barcelone

(SĂ©rie Noire, 2003), Patrick PĂ©cherot publie

Boulevard des Branques

(SĂ©rie Noire Gallimard), le

troisiÚme et dernier volume des aventures de Nestor, un privé
qui a emprunté à Léo Malet et à sa créature pour se forger sa
propre identitĂ©. Sur fond de dĂ©bĂącle et d’Occupation cette fois,
Patrick PĂ©cherot continue d’explorer l’entre-deux-guerres oĂč
s’enracinent ses rĂ©cits. Et mĂȘle avec une impeccable rigueur faits
historiques, clins d’Ɠil littĂ©raires et fiction, pour restituer l’air
du temps.

Votre parcours de romancier croise Ă  nouveau celui de Jean
Meckert, un Ă©crivain dont vous dites volontiers qu’il a jouĂ© un
rĂŽle majeur dans votre dĂ©cision d’écrire


J’ai dĂ©couvert Meckert-Amila avec 

Le Boucher des Hurlus

paru

en 1982. Ce livre a été pour moi une double révélation. Celle
d’une Ă©criture dont la force vous emporte. Celle d’une jonction
parfaite entre le roman noir et le roman social, bien au-delĂ  de
ce qu’on a coutume d’écrire sur le sujet. Jean Amila ne dĂ©crit
pas le monde, il l’écrit « de l’intĂ©rieur ». Il injecte au polar une
Ă©criture qu’on pourrait qualifier de prolĂ©tarienne et qui Ă©tait la
sienne lorsqu’il publiait 

Les Coups

, Ă  la NRF, sous son nom

véritable : Jean Meckert. Nous avons
Ă©changĂ© quelques lettres, il m’avait
invité à venir le voir. Formule de
politesse ? Envie d’échanger avec un
jeune lecteur ? Je m’apprĂȘtais Ă  rĂ©pon-
dre Ă  son invitation le jour oĂč il est
mort. J’ai jetĂ© la lettre que je lui des-
tinais et j’ai entamĂ© 

TiuraĂŻ

, mon premier

roman qui lui est dédié. Des années
plus tard, alors que je terminais

Boulevard des Branques

, Joëlle Losfeld

publiait 

La Marche au canon

. J’ai lu

ce texte superbe. La « musique » de
Meckert résonnait, dans la tonalité de
ce que j’essayais d’écrire, comme la
note bleue qu’on cherche sans l’attein-
dre. Un autre auteur disparu, lui aussi,
a joué ce rÎle de maßtre de musique.
Il s’agit de Claude NĂ©ron, Ă  qui l’on
doit des romans magnifiques dont le
plus connu est sans doute 

Max et les

ferrailleurs

.

Patrick

Pecherot

Deux minutes d’arrĂȘt

Vous avez dit avoir Ă©crit 

Belleville-Barcelone

parce que vous

n’en aviez pas fini avec cette Ă©poque de l’entre-deux-guerres.
Et maintenant ?

Le cycle de Nestor se termine ici, au début des années 1940. Il
me paraĂźt impossible de faire historiquement cohabiter mon
personnage avec celui qui l’a inspirĂ© et auquel il rend hommage
à sa façon. Je parle, bien sûr, de Nestor Burma dont les aven-
tures commencent prĂ©cisĂ©ment lĂ  oĂč celles de mon privĂ© s’achĂš-
vent. Et puis, il faut savoir arrĂȘter une sĂ©rie, tourner la page pour
ne pas tomber dans le procĂ©dĂ©. Mais je n’exclus pas de revenir
un jour, sous une autre forme, Ă  cette pĂ©riode qui m’est chĂšre.

Vous Ă©voquez souvent la littĂ©rature populaire. Comment la
définiriez-vous ?

Je la dĂ©finirais comme le croisement d’une culture longtemps
dĂ©daignĂ©e parce qu’elle Ă©manait de catĂ©gories sociales populaires
(depuis l’imagerie et la musique traditionnelles jusqu’aux
sĂ©rials, aux feuilletons, Ă  la BD), d’une forme d’expression qui
parle du peuple - mĂȘme en creux en reflĂ©tant des prĂ©occupations,
des rĂȘves, des fragments d’une histoire - et d’une littĂ©rature de
genres multiples qui provoque un Ă©cho dans un lectorat populaire.

Malet est l’une de vos rĂ©fĂ©rences littĂ©raires Ă©videntes. Vous
parlez de Nestor Burma comme de la derniĂšre grande figure
de hĂ©ros populaire. Quelle place accordez-vous Ă  Maigret ?

Burma est l’un des derniers hĂ©ros populaires au sens oĂč il est le
continuateur de la figure du justicier. Un justicier gouailleur,
libertaire, en dehors des clous. C’est le fils de Cartouche, l’enfant
de Robin des Bois, tout droit sorti d’un feuilleton poĂ©tique et
bondissant. Il est pétri de toute cette culture populaire que nous
Ă©voquions et qui Ă©tait celle de LĂ©o Malet, autodidacte dans toute
l’acceptation du terme. Mais, parce qu’il Ă©volue dans un dĂ©cor
disparu auquel il est intimement lié, Burma appartient quelque
part au passĂ©. Maigret est d’une stature diffĂ©rente. Il ne possĂšde
pas la dimension hĂ©roĂŻque du dĂ©tective de Malet. En revanche,
parce qu’il s’immerge au cƓur de milieux sociaux incroyablement
divers et de personnages qui sont autant de nous-mĂȘmes, il est
intemporel. C’est une grande figure de la littĂ©rature populaire
du prĂ©sent. L’Ɠuvre de Simenon fait le lien entre la littĂ©rature
populaire, y compris au regard de sa diffusion, et la littérature
classique. À l’époque du nĂ©o-polar, il a Ă©tĂ© minorĂ© par une
gĂ©nĂ©ration, Maigret n’était pas rock’n’roll. Aujourd’hui, on lui
rend justice. Et pour cause, il est universel.

S’

il n’y avait la sauvagerie du meurtre, l’affaire aurait
des airs de polar culturel. Une histoire de livres
anciens, d’Ɠuvres d’art et de rivalitĂ© entre libraires
dans la communauté arménienne. Mais, la victime,

strangulée pendant vingt minutes puis étouffée avec un coussin
avant d’ĂȘtre poignardĂ©e, tabassĂ©e et enfin pendue Ă  un radiateur,
lui ĂŽte tout romantisme. Le dimanche 18 octobre 1998, Sarkis
Boghossian est trouvé mort dans son appartement de la rue de
Rennes Ă  Paris. DĂ©couvert par sa sƓur Marie-Louise avec qui
il dĂźnait tous les jours depuis cinquante ans. Sauf le samedi. A
74 ans, le cĂ©libataire menait une vie discrĂšte. Autrefois libraire
d’anciens rue du Cherche-Midi, Boghossian Ă©tait un orientaliste
et un collectionneur réputé. Les policiers constatent que des
livres, des lots de dessins, des lithogravures, et plusieurs tableaux
ont Ă©tĂ© dĂ©robĂ©s dans l’appartement-musĂ©e du quatriĂšme Ă©tage.
À la lumiùre des premiùres investigations, le puzzle se met en place.
Les voisins et la concierge ont entendu du bruit dans la nuit de
vendredi Ă  samedi, et mĂȘme vu un homme sortir de l’ascenseur
transportant des sacs-poubelle noirs. La sƓur a, elle, dĂ©jeunĂ©
avec Sarkis le vendredi midi, et l’un de ses amis lui a tĂ©lĂ©phonĂ©
le soir mĂȘme Ă  19h53. Et surtout, la victime a reçu peu de temps
aprÚs un second appel téléphonique provenant cette fois de la
cabine ayant une vue directe sur l’entrĂ©e de l’immeuble. La tĂ©lĂ©-
phonie constituant avec l’ADN l’une des deux mamelles de
l’enquĂȘte moderne, les limiers focalisent sur l’appareil public.
Et recensent tous les appels passés. Le coup de fil de 20h44 à
Boghossian est prĂ©cĂ©dĂ© et suivi du mĂȘme numĂ©ro. Sans doute
composĂ© par la mĂȘme personne. GrĂące aux destinataires, les
policiers interpellent alors une Polonaise qui en est l’auteur. Mais
qui explique avoir été éjectée de la cabine par deux hommes
alors qu’elle passait son premier appel. Ils se sont ensuite
engouffrĂ©s dans l’immeuble pendant qu’elle rappelait. Leur
signalement correspond avec celui de deux hommes décrits par
Marie-Louise Boghossian. En effet, cette derniĂšre indique aux
policiers que son frÚre aurait rencontré, une semaine avant les
faits, Onnik Jamgocyan, 43 ans, fils de l’archi-prĂȘtre en charge
de l’église armĂ©nienne d’Arnouville-les-Gonesses, docteur en
histoire, amateur d’art et libraire d’ancien depuis trois ans à
Nice. Il Ă©tait en compagnie d’un certain Arto. Le 3 novembre,
Arto Pedogliu, 42 ans, peintre en bùtiment, est interpellé à son
domicile de Deuil-la-Barre. Et passe aux aveux.
Jamgocyan, qu’il connaĂźt depuis une quinzaine d’annĂ©es, lui a
confiĂ© qu’il avait laissĂ© des livres anciens Ă  Boghossian en
garantie d’un emprunt. RemboursĂ© depuis. Il lui a donc demandĂ©
de l’aider Ă  rĂ©cupĂ©rer les livres que Boghossian refuse de ren-
dre.  Ou, Ă  dĂ©faut, de l’argent. Le vendredi 16 octobre, Arto
passe chercher Onnick Jamgocyan Ă  l’aĂ©roport de Roissy, d’oĂč
il arrive de Nice. A 20h20, le duo gare la Renault Express rue
de Rennes. Et sort du coffre une corde tressée de deux mÚtres
rangée dans un sac de toile noire et une dizaine de sacs-poubelle.
Onnick appelle ensuite Sarkis depuis la cabine. Il n’a pas le code
d’entrĂ©e de l'immeuble. Au quatriĂšme Ă©tage, une fois dans

l’appartement, les deux hommes sont invitĂ©s Ă  s’asseoir dans le
salon. La conversation s’engage. D’abord benoütement, puis sur
le sujet qui les intéresse. Boghossian ne veut rien entendre. Le
cafĂ© va lui ĂȘtre fatal. Le vieil homme se rend Ă  la cuisine pour en
prĂ©parer, suivi de Jamgocyan. Arto se lĂšve Ă  son tour, prĂ©pare
la corde, la dissimule sous son tee-shirt et attend le retour de
Boghossian, cachĂ© dans le hall d’entrĂ©e. Il le laisse passer devant
lui, enserre son cou avec la corde et le fait tomber face contre le
parquet. Le genou droit entre les omoplates, il serre, encouragé
par Jamgocyan. Puis chacun prend une extrémité de la corde et
tire pendant vingt minutes. Afin d’accĂ©lĂ©rer le processus, l’un
place un coussin sur le visage, tandis que l’autre appuie sur la
tĂȘte. Onnick Jamgocyan s’empare ensuite d’un couteau et lui en
assĂšne deux coups dans le bas du dos. Enfin, Boghossian est
pendu avec cette mĂȘme corde Ă  la poignĂ©e de porte de l’appar-
tement. Fin de la boucherie et dĂ©but du pillage. C’est Jamgocyan,
l’érudit, qui s’en charge : « L’appartement Ă©tait rempli d’Ɠuvres,
se rappelle VahĂ© Barsourian, peintre et ami qui travaillait avec
la victime. Tous les murs Ă©taient couverts de tableaux. Il y avait
des impressionnistes, comme Renoir et Gonzalez, des petits
maĂźtres XIX

e

de l’école de Barbizon, des dessins de Fujita, une

Ă©norme bibliothĂšque remplie de livres de voyage d’orientalistes,
des milliers de livres sur l’ArmĂ©nie
 » Pendant quatre heures,
Jamgocyan fait le tri, choisissant scrupuleusement les piĂšces Ă 
emporter : « Comme il était libraire à Nice, il a pris la collection
de livres sur la Russie, pour les revendre à la communauté qui
y est implantée, commente Barsourian. Il a surtout sélectionné
des objets qu’il savait vendables, pas forcĂ©ment les plus chers :
des affiches XIX

e

, deux cartons d’estampes japonaises
 

Et ils ont laissé la collection arménienne pour ne pas mettre
la police sur la voie. » Histoire d’orienter un peu plus l’enquĂȘte,
les compĂšres assassins abandonnent des revues gay sur un
fauteuil du salon. Pour sortir, ils déplacent le corps, le pendant
cette fois Ă  un radiateur. Avant de rentrer au pavillon d’Arto Ă 
Deuil-la-Barre, oĂč ils dĂ©posent un vase de GallĂ© et chargent le
reste du butin dans une deuxiĂšme voiture. Le lendemain, ils tentent
de vendre certains ouvrages Ă  la librairie Thomas Scheller rue
de Tournon Ă  Paris, et prennent la route du Var. Jamgocyan
possÚde un studio rue de la Corniche à Saint Raphaël. Il y
planque une partie du magot : lithogravures, estampes, tableaux,
livres
 Le reste atterrit dans sa librairie, le Palais du livre, et
dans la crĂȘperie Royal DĂ©lice, tenue par sa femme. 
Trois semaines aprÚs, le 7 novembre, il est interpellé à Nice et
charge son complice. Expliquant avoir voulu emprunter 50 000 F
Ă  Boghossian pour lui rendre service. La rĂ©ponse nĂ©gative aurait
Ă©nervĂ© Arto
 Plus simplement, l’enquĂȘte a dĂ©montrĂ© que
Jamgocyan voulait que Boghossian lui laisse des livres en dépÎt
pour qu’il les vende. Mais ce dernier s’en mĂ©fiait. Il le soup-
çonnait de lui en avoir dĂ©jĂ  dĂ©robĂ©, qu’il avait ensuite retrouvĂ©s
en librairie. Devant la cour d’assises de Paris, Jamgocyan et son
complice n’ont pas plus rĂ©ussi Ă  dissimuler la vĂ©ritĂ©.  
Elle les a condamnĂ©s Ă  19 ans de rĂ©clusion criminelle. 

7

6

ENTREVUE

JĂ©rĂŽme

Pierrat

La vie déraille

CHRONIQUE

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 6

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ABONNEZ-VOUS A

Crimes et RĂ©cits Noirs

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dites-moi tout. N’est-ce
pas ? C’est trùs important.
J’ai commencĂ© par les
mouches. Tout gamin,
j’aimais bien leur arracher
les ailes. Une par une. Je
les regardais galoper en
rond sur mon pupitre, et
puis je les agrafais en
brochette, tout en imagi-
nant leurs petits cris de
détresse. Le médecin a
hochĂ© la tĂȘte, mais pas
tant que ça. Il avait l’air
de dire qu’il s’attendait Ă 
mieux. Du coup, je lui ai
raconté pour les chats.
Je lui ai expliquĂ© que le
plus sympa, avec eux,
c’était de viser le trou du
cul.
– Je vois, il a dit.
– Avec une assiette de lait,
j’ai prĂ©cisĂ©. Ils s’appro-
chent en roulant des
pattes avant, et quand ils se
penchent pour boire, ils lĂšvent
la queue. Alors là, c’est le moment. Moi, je prenais une 22 long
rifle Ă  canon court. Celle de mon pĂšre. Ce que j’aimais bien,
c’est quand leurs tripes leur ressortaient par les narines.
– TrĂšs sympa, s’est illuminĂ© le docteur, effectivement.

Comme je voyais qu’il sentait venir quelque chose, j’en ai

profitĂ© pour le laisser mariner un peu. Je lui ai demandĂ© un
verre d’eau, et je l’ai obtenu sans problùme.
– On est bien, je lui ai dit.
– C’est vrai ? Vous ĂȘtes confortablement installĂ© ?
J’ai rĂ©pondu : impec. Et aussi, je lui ai expliquĂ© pourquoi tout
petit, je foutais le feu partout : Ă  cause de la tĂȘte des gens qui
voyaient partir leurs affaires en fumĂ©e. C’était vraiment impayable.
MĂȘme les adultes, barbus et tout, pleins de biscotos, se mettaient
Ă  chialer comme des gosses. Le docteur a trouvĂ© l’affaire
« passionnante », c’est lui qui l’a dit, et j’étais bien content de
lui faire plaisir. Quant aux arbres, on n'en a pas parlé.
– Mais le sexe ? il a voulu savoir. Des frustrations ? SĂ©vices ?
Brimades que vous auriez subies ?

Il prenait des notes en transpirant un peu. Un instant, je me

Ă©tais bien. Je profitais du soleil sans rien demander
Ă  personne, et puis ça a flinguĂ© dans tous les
sens. Les types ont collĂ© du sang jusque dans le
caniveau, comme ça, juste Ă  l’heure du dĂ©jeuner.

Un peu avant, j’avais regardĂ© dĂ©filer la garde rĂ©publicaine. Des
touristes avaient pris des photos, et puis les vans de nettoyage
Ă©taient passĂ©s. C’est fou ce que la garde rĂ©publicaine peut
répandre comme purin derriÚre elle.
Avec des réflexions pareilles, vous allez dire que je suis gonflé.
Que je me moque des valeurs Ă©tablies, de la Nation, que je fais
du mauvais esprit, et tout le bazar.
LĂ , vous n’auriez pas tort. Surtout que je suis payĂ© pour ça.
Je suis philosophe. C’est ce que je rĂ©ponds quand on me
demande ma profession. Ils m’ont filĂ© une bourse pour suivre
des Ă©tudes. En rĂ©alitĂ©, je n’en rame pas une. Je n’en rame pas
une, ou je regarde passer les gardes rĂ©publicains, avec leur
criniĂšre collĂ©e sur la tĂȘte, ce qui revient pratiquement au mĂȘme.
C’est parce que j’habite juste Ă  cĂŽtĂ©, au-dessus du marchand
de fleurs, boulevard Henri IV. C’est pratique, la caserne est Ă 
deux pas. Et puis j’aime beaucoup les plantes. La nuit, quand
tout le monde dort, je prends ma pioche et je vais dĂ©terrer les
arbres. Personne n’a jamais compris pourquoi. Pas trùs loin, sur
le quai de l’HĂŽtel de Ville, ils ont collĂ© un monument pour les
victimes de la guerre de CorĂ©e. C’est chouette parce qu’ils
changent rĂ©guliĂšrement les parterres.
Mais pour le coup, j’étais descendu. Je m’étais posĂ© dans le
square, sur le banc, devant les vestiges du fort de la Bastille,
et d’un Ɠil expert, je regardais papoter les collĂ©giens sur le pas
de l’école Massillon. Enfin surtout les collĂ©giennes. Il faut bien
l’avouer. Je m’intĂ©resse de prĂšs Ă  elles. Disons que je connais
les heures de sortie. Comme ça, je ne perds pas mon temps Ă 
poireauter pour des nĂšfles.
Je ne prĂ©fĂšre pas vous donner les dĂ©tails, parce qu’ensuite, ça
risque de me retomber dessus. C’est que j’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© condamnĂ©
une fois. Pas grand-chose. Juste pour exhibition. Et puis aussi
parce que j’avais massacrĂ© une haie, place des Vosges.
Evidemment, de me voir traĂźner devant leurs filles, nu sous mon
impermĂ©able, ça n’a pas plu aux parents d’élĂšves. Ils ont fait
tout un tintouin, si bien que deux lieutenants de police m’ont
attendu au tournant, juste au coin du mĂ©tro.
Au commissariat, ils ne m’ont pas ratĂ©. Ils ont commencĂ© par
me dire que j’en avais une toute petite. Ce qui n’est pas vrai.
Au contraire. C’est pour ça que je la montre. Ensuite, j’ai eu
droit à l’expertise psychiatrique.

– Parlez-moi de votre enfance, avait demandĂ© le type. Surtout,

suis demandĂ© si je n’avais pas affaire Ă  un gros cochon. Le
genre de gars qui se racle la gorge d’un air faussement atterrĂ©,
mais qui se promet de bien recopier les dĂ©tails, pour le soir,
quand il sera tout seul sous la couette.
Je lui ai dĂ©veloppĂ© deux trois choses, en particulier sur les
jeunettes. Mais je me suis vite aperçu que je poussais un peu
loin. C’est parce qu’il s’agitait trop sur sa chaise.
– Je vois, il a rĂ©pĂ©tĂ© en s’essuyant le front. Et sinon ?
– Sinon, j’ai rĂ©pondu, mon rĂȘve, c’est de me taper un massif de
roses.
– On sait, il s’est Ă©nervĂ©, mais encore ?
– Quoi ? j’ai demandĂ©.
– Je ne sais pas, des histoires que vous auriez cachĂ©es, que
vous n’auriez pas rĂ©vĂ©lĂ©es Ă  la justice. Homicides ? Viols ?
Tentatives ?
LĂ , j’ai dit au docteur qu’il dĂ©passait les bornes. Moi, je pensais
que nous Ă©tions dans son bureau, pĂ©pĂšres, histoire de discuter
un brin, et tout de suite, voilĂ  qu’il versait dans la dĂ©lation.
Franchement, j’étais déçu. Je lui ai expliquĂ© que tout de mĂȘme,
il ne fallait pas me prendre pour un fou.
Il s’est braquĂ©. Il a dit que c’était encore Ă  lui d’en dĂ©cider, et
puis il a fait venir le planton.
J’ai pris trois mois, dont deux fermes, et je suis sorti au bout
de six semaines. Avec interdiction d’approcher les Ă©coles et les
jardins publics. Et aussi, je devais pointer tous les lundis au
commissariat du quatriĂšme, derriĂšre la mairie.
Alors maintenant que je suis dehors, je ne vais pas m’amuser
Ă  vous raconter des cochonneries. Ca serait trop bĂȘte de
retomber pour si peu. Surtout que j’étais dans un square, Ă  deux
pas d’une Ă©cole.
Bref, tout Ă  coup, j’entends des crissements de pneus, au niveau
du feu rouge, boulevard Morland. Je ne sais pas qui a sorti son
pĂ©tard en premier. La voiture blanche a fait une queue de
poisson Ă  l’autre, les deux bagnoles se sont percutĂ©es, le type
est descendu, et tout est parti en mĂȘme temps. Sous mes yeux.
A quelques mĂštres. Un vrai feu d’artifice. Ce qui fait le plus de
bruit, ce sont les pare-brise qui Ă©clatent. Et les sabots des
chevaux qui heurtent l’asphalte. Il y a des petits nuages de
fumĂ©e autour du gars qui tire, des gardes rĂ©publicains qui
roulent des yeux comme des billes, sabre Ă  la main, des gamins
qui hurlent, et puis quand tout est fini, c’est comme si rien
ne s’était jamais passĂ©. L’autre voiture Ă©tait repartie, et il y
avait un homme sur le carreau. Pas trĂšs joli Ă  voir, et qui
pendouillait le long de la portiĂšre ouverte.
La police est arrivée assez rapidement. Ils ont posé des questions
Ă  tout le monde. En particulier, j’ai repĂ©rĂ© une gamine vraiment
mignonne, si vous voyez ce que je veux dire. Une petite blonde
Ă  croquer, quelque chose de touchant. Je n’ai pas pu me rincer
l’Ɠil trĂšs longtemps, parce que la fille est montĂ©e dans la four-
gonnette Evasion. Un chouette modĂšle pour un panier Ă  salade.
Ensuite, ils ont tout nettoyé. Ils ont entouré les douilles avec
de la craie blanche, ils ont dĂ©versĂ© du sable sur la chaussĂ©e,
barrĂ© l’affaire avec un cordon de sĂ©curitĂ©, et puis la dĂ©panneuse
a dĂ©gagĂ© l’épave. VoilĂ . AprĂšs, la nuit est tombĂ©e. Je vous jure
que c’est pas des conneries. Le lendemain, c’était marquĂ© dans
le journal, au rayon faits divers. Un type en avait flinguĂ© un
autre, Ă  cause d’une queue de poisson. Rien d’autre. 
Merde, il y a vraiment des malades.

Retrouvez l'univers singulier d'Olivier Mau dans les premiers
numéros de

Shanghai Express

.

8

A QUAI

jardi

n

de roses

Olivier Mau

Le premier roman d'Olivier Mau a été publié en 1995. Il a écrit depuis de nombreux récits. Pour les plus jeunes mais aussi pour
les plus vieux. En tĂ©moignent 

Myrtille Ă  la plage

Myrtille apprend Ă  nager

et 

Myrtille boit la tasse

(parus chez Presses

Pocket) qui, malgrĂ© ses titres Ă©vocateurs d'une hĂ©roĂŻne de sĂ©rie pour enfants, sont des thrillers dĂ©coiffants.

J’

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 8

background image

La jeune femme contemplait la petite chambre blanche, garnie
d’un lit, d’une table, d’une chaise et d’une commode. Au mur, une
simple croix en bois. Sur le lit avait été posée une valise qui
contenait toutes les affaires personnelles de frĂšre Pascal.
Soudain une voix la fit sursauter.
– Je suis dĂ©solĂ©.
La jeune femme se retourna vivement.
Dans l’encadrement de la porte se tenait un homme assez grand,
ĂągĂ© d’une cinquantaine d’annĂ©es, vĂȘtu d’un habit monacal.
– J’ai bien connu votre oncle.
– Vraiment ? Vous ĂȘtes de la fraternitĂ© ?
– Non ! Je ne suis qu’un simple jĂ©suite, de passage. Vous ĂȘtes
HĂ©lĂšne, n’est-ce pas ?
– Oui ! Comment le savez-vous ?
– Votre oncle m’a parlĂ© de vous.
– Il Ă©tait ma seule famille. Et maintenant je n’ai plus personne

– Je suis sincĂšrement dĂ©solĂ©. J’aimais beaucoup votre oncle.
– Une mort si terrible.
– C’est vrai.
– Alors qu’il ne cherchait que la paix et le silence.
– Oui !
– Comment l’avez vous connu ?
– Il y a trĂšs longtemps. En Italie. Au Vatican.
– Je ne savais pas qu’il avait Ă©tĂ© au Vatican.
– Il y a beaucoup de choses que vous ne savez pas sur votre oncle.
Le jĂ©suite sourit. Un Ă©trange sourire qui fit presque frissonner
HĂ©lĂšne.
– Je dois y aller. Je suis attendue.
– Je vous en prie.
HĂ©lĂšne attrapa la valise et fit un pas en direction de la porte. Le
jĂ©suite s’écarta pour la laisser passer.
– Au revoir.
– Oui, c’est ça ! Au revoir.

* * *

L’officier de police, un jeune homme blond d’une trentaine d’annĂ©es,
la fit s’asseoir.
– Merci d’ĂȘtre venue si rapidement.
– Je devais passer par Rennes pour regagner Paris.
– Une fois encore, je suis dĂ©solĂ© pour votre oncle, mademoiselle
de Noailles.
– Merci.
L’officier ouvrit une pochette et lut un instant une note. Puis il

rĂšre Antoine souffla en arrivant sur la derniĂšre marche
de l’escalier en pierre. Il Ă©tait le premier et devait
prĂ©parer la chapelle pour 

complies

, la priĂšre du soir.

Dehors, on entendait mugir le vent d’Ouest et le
Mont-Saint-Michel sombrait lentement dans l’obscu-
ritĂ©,  en ce dĂ©but d’automne.

FrĂšre Antoine poussa la porte et se signa. Il entendit alors comme
un bruit et remarqua une sorte d’ombre que les bougies rendaient
fantastique. L’ombre disparut d’un coup. Il s’avança ensuite dans
la chapelle, fit quelques pas dans l’allĂ©e centrale, en se frottant
les bras pour se réchauffer. Alors il aperçut quelque chose couché
sur le sol, au pied de l’autel. Une masse noire. Il s’approcha et
reconnut frĂšre Pascal, allongĂ© par terre, le visage tournĂ© vers
les vitraux. FrÚre Antoine poussa un cri et se précipita sur son
condisciple.
– Que t’arrive-t-il ?
FrĂšre Pascal tourna lentement la tĂȘte. Ses yeux vides, son teint
pĂąle, sa respiration douloureuse n’inspiraient rien de bon.
FrĂšre Antoine tenta de le soulever lĂ©gĂšrement. Mais ce dernier
exprima en silence une douleur vive. FrĂšre Antoine relĂącha sa prise
et regarda ses mains. Elles poissaient de sang.
– Mon Dieu ! Que s’est-il passĂ© ?
Le gisant ouvrit la bouche et tenta de parler.
– Heilige
 Heilige
 Lance

Il leva la main dans laquelle se trouvait un morceau de papier qu’il
agita. Puis il sourit, lĂącha le morceau de papier, respira une derniĂšre
fois, et quitta ce monde pour rejoindre le royaume de Dieu.

* * *

La cĂ©rĂ©monie prit fin dans l’église abbatiale du Mont-Saint-Michel.
Un ultime cantique, triste et sonore, accompagnait cette messe
des morts oĂč les moines de la fraternitĂ© monastique de JĂ©rusalem
au Mont-Saint-Michel venaient de prier pour l’ñme de frĂšre Pascal.
Au premier rang se trouvait une jeune femme qui regardait le
cercueil. De ses yeux coulaient des larmes qu’elle faisait disparaütre
avec un mouchoir. Ses lÚvres et ses mains tremblaient légÚrement.
Six moines s’approchùrent et soulevùrent ensemble le cercueil
qu’on alla mettre en terre. Une procession se forma Ă  la suite du
cercueil et quitta l’église. Au milieu de cette foule assemblĂ©e
qui lui tĂ©moignait une sincĂšre sympathie, elle se sentait seule,
terriblement seule.

* * *

demanda :
– Connaissez-vous un certain Dassoucy ?
– Dassoucy ?
 Non ! Ça ne me dit rien
 Qui est-ce ?
– C’est un poùte.
– Quel rapport avec le voleur qui s’est introduit dans la chapelle
et qui a tué mon oncle ?
– Je ne sais pas encore. Tout ce que je sais, c’est que votre oncle
tenait dans sa main, au moment de mourir, une feuille de papier
dĂ©chirĂ©e sur laquelle Ă©tait Ă©crit Ă  la main un extrait d’un poĂšme
de Dassoucy.
L’officier tendit Ă  HĂ©lĂšne la pochette transparente dans laquelle
se trouvait un morceau de papier. Elle put lire l’inscription :

I' entens depuis trois iours vn demon furieux,

qui pour venir Ă  bout de ma foible constance,

plein de fiel et d' aigreur me dit injurieux,

mal-heureux qu' as-tu fait songe Ă  ta conscience.

HĂ©lĂšne s’étonna.
– C’est du vieux français.
– Oui ! Dassoucy est un poĂšte du XVII

e

siĂšcle, contemporain de

MoliĂšre. Il Ă©tait aussi musicien Ă  la Cour et il a beaucoup
voyagé en France et en Europe.
– Vous ĂȘtes trĂšs savant

Il sourit.
– Pour un policier
 Non ! J’ai fait quelques recherches.
– Je n’ai jamais entendu mon oncle parler de ce Dassoucy.
– C’est bien dommage. Car je pense que le voleur est parti avec
le reste de la feuille.
– DĂ©solĂ©e.
L’officier reprit la pochette qu’il glissa dans son dossier.
Puis il demanda :
– Les mots « Heilige Lance » Ă©voquent-ils quelque chose pour vous ?
– Heilige ? C’est de l’allemand ?
– Oui ! Heilige Lance signifie Lance Sainte. Ce sont les derniĂšres
paroles de votre oncle.
– Non ! Je ne vois pas

– Je m’en doutais un peu
 Cette affaire est plus compliquĂ©e qu’elle
en a l’air. Je pense que votre oncle connaissait son meurtrier.
– Ce n’est pas un voleur ?
– Pas un voleur de tronc d’église en tout cas.
– Vous avez une piste ?
– Aucune pour le moment mais je cherche.
– Et vous me tiendrez au courant ?
– Bien sĂ»r !
L’officier lui tendit alors une carte de visite.

Lieutenant Fabien Dumez, SRPJ de Rennes.

HĂ©lĂšne la glissa dans sa poche avant de se lever. Elle se fit
raccompagner jusqu'Ă  la sortie.
– N’hĂ©sitez pas Ă  m’appeler si quelque chose vous revient en
mémoire.
– Comptez sur moi.
Ils se saluĂšrent et elle prit la direction de la gare.

* * *

HĂ©lĂšne remonta la rue des PyrĂ©nĂ©es, presque ivre. Elle avait fĂȘtĂ©
l’anniversaire d’une amie et il Ă©tait une heure du matin. La fraĂź-
cheur de la nuit parisienne commençait un peu Ă  la dĂ©griser.
Quelques voitures passaient, mais rares étaient les piétons.

Soudain elle eut le sen

timent d’ĂȘtre observĂ©e. Elle se r

etourna

et ne vit rien d’inhabituel. Elle accĂ©lĂ©r

a pourtant le pas. Elle

avait perdu de son assur

ance. De temps en temps elle se r

etour-

nait mais n’apercevait que les lumiùr

es de la nuit et le silen

ce.

Sauf peut-ĂȘtre ce bruit loin

tain de pas.

Elle marcha encore plus vite

. Son cƓur s’accĂ©lĂ©ra brutalem

ent.

Encore une cinquantain

e de mĂštres et elle ser

ait arrivée.

Elle courait presque qu

and elle se retrouva devan

t son immeu-

ble. Un immeuble ancien qu’elle habitait d

epuis toujours. Elle

composa le code en tremblan

t et elle s’engouffra sous le por

che

qui menait Ă  la cour. A

u moment de refermer la porte d

erriĂšre

elle, celle-ci resta bloquée

.

La panique la saisit quan

d elle aperçut une main qui r

epoussait

la porte.

Elle cria.

Alors une voix se fit en

tendre.

– Mademoiselle
 Je sais pour

quoi votre oncle est m

ort.

Elle respira vivement avan

t que ces paroles prenn

ent sens dans

son esprit obscurci par l’alcool et la peur

. Elle relĂącha la pression

sur la porte et elle vit appar

aĂźtre le visage du jĂ©suite

Qui est ce mystérieux jésuite ? P

ourquoi frĂšre Pascal est-

il mort ? Que vient f

aire le poĂšte Dassouc

y dans cette

histoire ? Et cette Lance Sainte ? V

ous le saurez en lisant

les prochains Ă©pisodes du Code Dassouc

y dans 

Shanghai

Express

.

11

10

Grandes lignes

F

D

ASSOUCY

Historien de formation, auteur de nouvelles et de poésies, Daniel Brun nous livre ici, avec ce premier roman, un texte mystérieux
et ludique, plein de rebondissements, rappelant les meilleurs ouvrages d’un genre particulier :  le thriller mystico-policier.

DANIEL BRUN

le code

A SUIVR

E

« 

Qui me suit, ne chemine pas dans les ténÚbr

es 

»

Jean 8, 12

Shanghai express  30/11/05  9:51  Page 10

background image

entre le pouce et l'index, je parie qu'en ce moment il est en
train de creuser une idĂ©e.
– C'est plus que probable. Et maintenant il lùve les yeux au ciel
en caressant sa moustache distraitement. Le voilĂ  debout ; il
classe ses arguments en les comptant sur les doigts de sa main
gauche avec l'index droit, vois-tu ? Il touche d'abord l'index
gauche, puis le mĂ©dium, ensuite l'annulaire.
– Tais-toi !
– Regarde son air courroucĂ© ! Il ne trouve pas la clef de son
dernier argument, alors il...
– Vois-le sourire maintenant d'un rire fĂ©lin ; il compte rapidement
sur ses doigts sans la moindre nervositĂ©. Il est sĂ»r de son affaire ;
il tient le bon bout. Cela en a tout l'air ! J'aime autant ne pas
ĂȘtre celui qu'il cherche Ă  dĂ©pister.
M. Holmes approcha sa table de la fenĂȘtre, s'assit en tournant
le dos aux deux observateurs et se mit Ă  Ă©crire. Les jeunes gens
quittĂšrent leur cachette, allumĂšrent leurs pipes et s'installĂšrent
confortablement pour causer. Ferguson commença avec
conviction :
– Ce n'est pas la peine d'en parler. Cet homme est un prodige,
tout en lui le trahit.
– Tu n'as jamais mieux parlĂ©, Well-Fargo, rĂ©pliqua Parker. Quel
dommage qu'il n'ait pas Ă©tĂ© ici hier soir au milieu de nous !
– Mon Dieu oui, rĂ©pliqua Ferguson. Du coup, nous aurions assistĂ©
à une séance scientifique, à une exhibition d'« intellectualité
toute pure », la plus Ă©levĂ©e qu'on puisse rĂȘver. Archy est dĂ©jĂ 
bien Ă©tonnant et nous aurions grand tort de chercher Ă  diminuer
son talent, mais la faculté qu'il possÚde n'est qu'un don visuel :
il a, me semble-t-il, l'acuitĂ© de regard de la chouette. C'est un
don naturel, un instinct innĂ©, oĂč la science n'entre pas en jeu.
Quant au caractĂšre surprenant du don d'Archy, il ne peut ĂȘtre
nullement comparĂ© au gĂ©nie de Sherlock Holmes, pas plus que...
Tiens, laisse-moi te dire ce qu'aurait fait Holmes dans cette
circonstance. Il se serait rendu tout bonnement chez les Hogan
et aurait simplement regardĂ© autour de lui dans la maison. Un
seul coup d'oeil lui suffit pour tout voir jusqu'au moindre dĂ©tail ;
en cinq minutes il en saurait plus long que les Hogan en sept
ans. AprĂšs sa courte inspection, il se serait assis avec calme
et aurait posé des questions à Mme Hogan... Dis donc, Ham,
imagine-toi que tu es Mme Hogan ; je t'interrogerai, et tu me
répondras.
– Entendu, commence.
– Permettez, Madame, s'il vous plaĂźt. Veuillez prĂȘter une grande
attention Ă  ce que je vais vous demander : Quel est le sexe de
l'enfant ?
– Sexe fĂ©minin, Votre Honneur.
– Hum ! fĂ©minin, trĂšs bien ! trĂšs bien ! L'Ăąge ?
– Six ans passĂ©s.
– Hum ! jeune... faible... deux lieues. La fatigue a dĂ» se faire
sentir. Elle se sera assise, puis endormie. Nous la trouverons au
bout de deux lieues au plus. Combien de dents ?
– Cinq, Votre Honneur, et une sixiĂšme en train de pousser.
– Trùs bien, trùs bien, parfait !
– Vous voyez, jeunes gens, il ne laisse passer aucun dĂ©tail et
s'attache à ceux qui paraissent les plus petites vétilles.
– Des bas, madame, et des souliers ?
– Oui, Votre Honneur, les deux.
– En coton, peut-ĂȘtre ? en maroquin ?
– Coton, Votre Honneur, et cuir.
– Hum ! cuir ? Ceci complique la question. Cependant,
continuons ; nous nous en tirerons. Quelle religion ?
– Catholique, Votre Honneur.

– Trùs bien, coupez-m

oi un morceau de la couvertur

e de son

lit, je vous prie. Merci !

MoitiĂ© laine, et de fabri

cation Ă©trangĂšre. TrĂšs bi

en. Un morceau

de vĂȘtement de l'enfant, s'il vous plaĂźt ? M

erci, en coton et déjà

pas mal usagĂ©. Un excellen

t indice, celui-ci. Passez-m

oi, je vous

prie, une pelletĂ©e de poussiĂšr

e ramassĂ©e dans la chambr

e. Merci !

oh ! grand merci !

Admirable, admirable ! M

aintenant, nous tenon

s le bon bout,

je crois. Vous le voyez, jeun

es gens, il a en main tous les fils

et se déclare pleinem

ent satisfait. AprĂšs cela, que fer

a cet

homme prodigieux ? Il Ă©taler

a les lambeaux d'Ă©toffe et cette

poussiĂšre sur la table, et il r

approchera ces objets dispar

ates

et les examinera en se parlan

t Ă  voix basse et en les palpan

t

délicatement :

« FĂ©minin, six ans, cinq d

ents, plus une sixiĂšme qui pousse ;

catholique. Coton, cuir ! Que le di

able emporte ce cuir ! » Puis

il range le tout, lĂšve les yeux vers le ci

el, passe la main dans

ses cheveux, la repasse n

erveusement en répétan

t : « Au diable,

le cuir ! » Il se lÚve alors

, fronce le sourcil et récapitule ses

arguments en comptan

t sur ses doigts ; il s'arrĂȘte Ă  l'ann

ulaire,

une minute seulemen

t, puis sa physionomi

e s'illumine d'un

sourire de satisfaction. Il se lĂšve alors

, résolu et majestueux,

et dit à la foule : « Que d

eux d'entre vous prennen

t une lanterne

et s'en aillent chez Injin Billy

, pour y chercher l'enf

ant, les

autres n'ont qu'Ă  rentr

er se coucher. Bonne n

uit, bonne nuit,

jeunes gens ! » Et ce disan

t, il aurait salué l'assistan

ce d'un air

solennel, et quitté l'auber

ge.

VoilĂ  sa maniĂšre de pr

océder. Elle est unique d

ans son genre,

scientifique et intellig

ente ; un quart d'heur

e lui suffit et il

n'a pas besoin de fouiller les buisson

s et les routes pendan

t

des heures entiĂšres au mili

eu d'une population eff

arée et

tumultueuse.

– Messieurs, qu'en dites-vous ? A

vez-vous compris son pr

océdé ?

– C'est prodigieux, en vĂ©ritĂ©, rĂ©pon

dit Ham Sandwich.

Well-Fargo, tu as merveilleusem

ent compris le caractĂšr

e de cet

homme, ta description vaut celle d'un livr

e, du livre le mieux

fait du monde. Il me semble le voir et l'en

tendre. N'est-ce pas

votre avis, Messieurs ?

– C'est notre avis. Ce topo d

escriptif d'Holmes vaut un

e photo-

graphie et une fameuse !

Ferguson Ă©tait ravi de son su

ccÚs; l'approbation génér

ale de ses

camarades le rendait tri

omphant. Il restait assis tr

anquille et

silencieux pour savour

er son bonheur.

Il murmura pourtant, d'un

e voix inquiĂšte :

– C'est Ă  se demander comm

ent Dieu a pu créer un par

eil

phénomÚne.

Au bout d'un moment H

am Sandwich répondit :

– S'il l'a crĂ©Ă©, il a dĂ» s'y pr

endre Ă  plusieurs fois, j'im

agine !

Retrouvez le début et la fin de cette étonnante par

odie dans

les deux premiers numér

os de 

Shanghai Express

.

13

12

taverne, par une foule de gens qui espĂ©raient apercevoir le
grand homme. Mais Holmes s'obstinait Ă  rester enfermĂ© dans
sa chambre et ne paraissait pas, au plus grand dĂ©sappointement
des curieux. Ferguson, Jake Parker le forgeron, et Ham
Sandwich, seuls, eurent plus de chance. Ces fanatiques admi-
rateurs de l'habile policier louĂšrent la piĂšce de l'auberge qui
servait de dĂ©barras pour les bagages et qui donnait au-dessus
d'un passage Ă©troit sur la chambre de Sherlock Holmes ; ils s'y
embusquĂšrent et pratiquĂšrent quelques judas dans les persiennes.
Les volets de M. Holmes Ă©taient encore fermĂ©s, mais il les ouvrit
bientĂŽt. Ses espions tressaillirent de joie et d'Ă©motion lorsqu'ils
se trouvÚrent face à face avec l'homme célÚbre qui étonnait le
monde par son gĂ©nie vraiment surnaturel. Il Ă©tait assis lĂ 
devant eux, en personne, en chair et en os, bien vivant. Il
n'Ă©tait plus un mythe pour eux et ils pouvaient presque le
toucher en allongeant le bras.
– Regarde-moi cette tĂȘte, dit Ferguson d'une voix tremblante
d'Ă©motion. Grand Dieu ! Quelle physionomie !
– Oh oui, rĂ©pondit le forgeron d'un air convaincu, vois un peu
ses yeux et son nez ! Quelle physionomie intelligente et
éveillée il a !
– Et cette pĂąleur ! reprit Ham Sandwich, qui est la caractĂ©ristique
de son puissant cerveau et l'image de sa nette pensĂ©e.
– C'est vrai : ce que nous prenons pour la pensĂ©e n'est souvent
qu'un dédale d'idées informes.
– Tu as raison, Well-Fargo ; regarde un peu ce pli accusĂ© au
milieu de son front ; c'est le sillon de la pensĂ©e, il l'a creusĂ© Ă 
force de descendre au plus profond des choses. Tiens, je parie
qu'en ce moment il rumine quelque idĂ©e dans son cerveau
infatigable.
– Ma foi oui, on le dirait ; mais regarde donc cet air grave, cette
solennité impressionnante ! On dirait que chez lui l'esprit
absorbe le corps ! Tu ne te trompes pas tant, en lui prĂȘtant les
facultés d'un pur esprit ; car il est déjà mort quatre fois, c'est un
fait avéré : il est mort trois fois naturellement et une fois
accidentellement. J'ai entendu dire qu'il exhale une odeur
d'humiditĂ© glaciale et qu'il sent le   tombeau ; on dit mĂȘme que...
– Chut, tais-toi et observe-le. Le voilĂ  qui encadre son front

e jour suivant, une rumeur sensationnelle circula
au village. Un Ă©tranger de haute marque, Ă  l'air
grave et imposant, à la tournure trÚs distinguée,
venait d'arriver Ă  l'auberge. Il avait inscrit sur le
registre le nom magique de :

SHERLOCK HOLMES

La nouvelle se rĂ©pandit de hutte en hutte, de bouche en bouche
dans la mine ; chacun planta lĂ  ses outils pour courir aux vrais
renseignements. Un mineur qui passait par la partie sud du
village annonça la nouvelle Ă  Pat Riley, dont la concession tou-
chait Ă  celle de Flint Buckner. Fetlock Jones parut trĂšs affectĂ©
de cet Ă©vĂ©nement et murmura mĂȘme :
– L'oncle Sherlock ! Quelle guigne ! Il arrive juste au moment
oĂč... Puis il se mit Ă  rĂȘvasser, se disant Ă  lui-mĂȘme :
– AprĂšs tout, pourquoi avoir peur de lui ? Tous ceux qui le
connaissent comme moi savent bien qu'il n'est capable de
découvrir un crime qu'autant qu'il a pu préparer son plan à
l'avance, classer ses arguments et accumuler ses preuves. Au
besoin il se procure (moyennant finances) un complice de
bonne volonté qui exécute le crime point par point comme il
l'a prévu !... Eh bien ! cette fois Sherlock sera trÚs embarrassé ;
il manquera de preuves et n'aura rien pu prĂ©parer. Quant Ă  moi,
tout est prĂȘt. Je me garderai bien de diffĂ©rer ma vengeance...
non certainement pas ! Flint Buckner quittera ce bas monde
cette nuit et pas plus tard, c'est dĂ©cidĂ© !
Puis il réfléchit :
– L'oncle Sherlock va vouloir, ce soir, causer avec moi de notre
famille ; comment arriverai-je Ă  m'esquiver de lui ? Il faut abso-
lument que je sois dans ma cabine vers huit heures, au moins
pour quelques instants.
Ce point était embarrassant et le préoccupait fort. Mais une
minute de rĂ©flexion lui donna le moyen de tourner la difficultĂ©.
– Nous irons nous promener ensemble et je le laisserai seul sur
la route une seconde pendant laquelle il ne verra pas ce que
je ferai : le meilleur moyen d'Ă©garer un policier est de le
conserver auprĂšs de soi quand on prĂ©pare un coup. Oui, c'est
bien le plus sûr, je l'emmÚnerai avec moi.
Pendant ce temps, la route Ă©tait encombrĂ©e, aux abords de la

Grandes lignes

L

S

herlock Holmes

Mark Twain (pseudonyme de Samuel Langhorne Clemens. NĂ© en 1835 et mort en 1910) est surtout connu pour ĂȘtre l'auteur des

Aventures de Tom Sawyer

(1876) et de 

Huckleberry Finn

(1885). Mais il a Ă©galement Ă©crit de nombreux contes, parodies et

pastiches, parmi lesquels ce 

Plus fort que Sherlock Holmes

traduit pour la premiÚre fois en France en 1907 par François de Gail.

Mark Twain

Plus fort que

SHERLOCK HOLMES ENTRE EN SCÈNE

A SUIVRE

Shanghai express  30/11/05  9:52  Page 12

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14

15

MĂȘme la came lui apparut pour ce qu’elle Ă©tait : un succĂ©danĂ©.
Il conservait un souvenir prĂ©cis de ses flashes les plus fous, mais
ce temps était révolu.

Il traĂźnait donc chaque matin sur son balcon Ă  l’Orque Bleue

et, dans ses bons moments, troussait de petites aquarelles cernant
l’agitation du port et le fourmillement du canal. Puis il descendait
au bar du cimetiĂšre et enclenchait sur le vieux juke-box 

La Mauvaise

RĂ©putation

de Georges Brassens. Quand les vieux dĂ©barquaient

avec leur jeu de cartes et le pastis, il prenait place derriĂšre la table
de bois et plongeait dans des belotes abyssales, soutenu par l’alcool
et les inflexions mĂ©ridionales des apostrophes. Plus de carriĂšre Ă 
mener, plus de faux Ă  concocter pour nourrir son allĂ©geance Ă 
l’hĂ©roĂŻne ; Cardetti commençait Ă   vivre, happant dans son orbe
la beauté des lieux, le ciel uniformément bleu et cette petite brise
de dix-neuf heures qui agitait l’eau de son dernier Ricard.

La jeune fille que Cardetti ne voyait pas se nommait Marie.

Elle avait vingt-cinq ans et depuis son enfance se postait prĂšs du
pont mobile qui se relevait pour laisser passer les barques en
direction du large. Elle avait trouvĂ© un job pour l’étĂ© : serveuse
au bar des Amis, Ă  deux pas de l’Orque Bleue. Son pĂšre possĂ©dait
un portrait rĂ©alisĂ© par Cardetti et Marie voyait passer chaque jour
le peintre, diffĂ©rent d’autrefois, avant que Pastels ne ferme ses
portes. Elle s’enhardissait le matin en murmurant un bonjour
empruntĂ© sur son passage. Cardetti souriait vaguement. Puis, un
soir de chaleur extrĂȘme, elle vint le rejoindre, un verre de biĂšre Ă 
la main, au-dessus du clapotis couvert par les rires des ravaudeurs
de filets.
–  Je vous vois peindre le matin, Ă  votre balcon.
– Ce sont des aquarelles.
– Ah bon
 Vous exposez toujours ?
– Tu peux me tutoyer. Non, je peins pour moi, pour le plaisir. Pour
garder toutes ces choses en moi.
– Vous avez l’air heureux.
– J’essaie. Et toi, qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
– Demain, je ne travaille pas. Je voudrais prendre une barque et
glisser devant le pont mobile. J’aime quand les voitures s’arrĂȘtent
pour laisser passer les bateaux.
– C’est une belle image. Je t’emmĂšne si tu veux.
– Super.

Ils se retrouvĂšrent Ă  dix heures dans une barque Ă  fond plat,

La Jeanne

, pourvue d’une voile et d’un petit moteur pour caboter

sur les canaux. Assise à l’avant, la jeune fille repoussait sur sa
nuque ses cheveux noirs déjà collés par la sueur. Cardetti ralentit
le moteur de la barque et ce couple Ă©trange contempla la levĂ©e
du pont qui permettait Ă  quelques embarcations en attente de
pousser plus loin vers la mer. Marie se tourna vers Cardetti, un
sourire d’enfant Ă©tira ses joues rondelettes. Le peintre la vit enfin,
Ă©clatante sur un ciel impassible.

Il ne vit pas sur la berge le visage de Keissler masquĂ© par

l’ombre de la Safrane, mais il repĂ©ra son voisin qui brandissait
vers lui un Tokarev ; une arme compĂ©tente dont les balles percu-
tĂšrent ses chairs.

Alors qu’il se vidait de son sang, sa main balaya l’air Ă  ses cĂŽtĂ©s,

en quĂȘte des doigts de la jeune fille. Mais elle n’était plus lĂ .

ardetti fonctionnait Ă  un gramme par jour. De l’hĂ©roĂŻne
trĂšs pure Ă  doses homĂ©opathiques. Keissler l’avait
installĂ© dans un atelier de cent mĂštres carrĂ©s Ă  deux
rues du Centre Pompidou. 

La premiĂšre fois que les deux hommes se rencontrĂšrent, c’était

Ă  SĂšte, Ă  l’occasion d’une rĂ©trospective du peintre. Il prĂ©sentait
des marines, des portraits et, curieusement, des Ɠuvres torturĂ©es
plus personnelles. La galerie donnait sur un large canal, Ă  deux
pas du port. AprĂšs avoir cherchĂ© en vain la tombe de Georges
Brassens, Keissler s’était rabattu sur les Ɠuvres de Cardetti que
la galerie Pastels faisait parader. Il resta longuement en contem-
plation face aux personnages torturés présentés par le peintre.
A l’époque, Cardetti Ă©tait ĂągĂ© de cinquante-cinq ans et, malgrĂ©
son savoir-faire, vivotait toujours dans une baraque du port, se
nourrissant du poisson que lui abandonnaient ses amis pĂȘcheurs.

Keissler revint le lendemain matin et repĂ©ra le peintre, habillĂ©

de jeans, grillant une cigarette au bord du canal. En retrait, des
jouteurs sĂ©tois s’entraĂźnaient sur une barque longue, encouragĂ©s
par les cris Ă©nervĂ©s des jeunes filles en maillots de bain.
– Bonjour, je m’appelle Keissler et j’admire beaucoup votre Ɠuvre.
– Ah oui ? s’étonna Cardetti.
Son visage crevassé évoquait vaguement Giacometti.
– Qu’est-ce que vous prĂ©fĂ©rez dans mon travail ?
– Les portraits dĂ©formĂ©s
 plus perso.
– Oui, je vois.
– Heu, vous connaissez Bacon ?
– Un peu, pourquoi ?
– Non, comme ça.

VoilĂ , c’est de cette façon-lĂ  que tout avait commencĂ©. Puis Keissler

avait appris pour la drogue. Cardetti Ă©tait accro Ă  cette merde et
souffrait comme un malade car ses finances ne pouvaient supporter
son addiction. C’est la came qui poussa Keissler à proposer le deal
Ă  Cardetti, au cours d’un dĂźner dans le vieux Frontignan. Cardetti
peaufinerait de faux Bacon et Keissler s’engageait Ă  le loger, lui
fournir un gramme par jour et 5% sur les ventes. Contre toute
attente, Cardetti accepta.

Il trimait dur dans son sous-sol, recommençant jusqu’à cinq

reprises une Ɠuvre dont la facture ne convenait pas Ă  Keissler. Ils
en Ă©taient Ă  leur cinquiĂšme Bacon que Keissler fourguait Ă  Chicago,
Tokyo ou Dubaï. Mais Daniel Cardetti commençait à se languir dans
sa prison dorĂ©e. Courant mai, il s’offrit un break, faxa un message
laconique Ă  Keissler et dĂ©barqua Ă  l’hĂŽtel de l’Orque Bleue, quai
Maresquier Ă  SĂšte. Le soleil Ă©claboussait la ville, cernĂ©e par les
caboteurs des pĂȘcheurs, quand il pĂ©nĂ©tra dans le cabinet de Cappel,
un toubib qui avait passĂ© son bac la mĂȘme annĂ©e que lui.
– Alors, Daniel, quoi de neuf depuis toutes ces annĂ©es ?
– Pas grand-chose, un peu de peinture, bien sĂ»r. J’habite Paris,
maintenant. Au fait, tu as un truc pour regarder les poumons ?
– Oui, j’ai ça. Un problĂšme ?
– C’est toi le toubib.

Quinze minutes plus tard, ce qu’il apprĂ©hendait lui fut

confirmĂ©. Six mois, un an, le cancer est une maladie Ă  la prĂ©cision
douteuse. Le peintre se dĂ©tacha en douceur de ses obligations et
prit connaissance du petit magot qui l’attendait au CrĂ©dit Agricole.

A QUAI

le fau

ss

aire

Marc Villard

La nouvelle noire est le domaine de prĂ©dilection de Marc Villard, qui a rĂ©cemment publiĂ© 

Ping-Pong

(Rivages/noir), un recueil

dans lequel Jean-Bernard Pouy est venu se glisser subrepticement pour lui donner la réplique.

C

A

l’heure oĂč Fayard Noir entame le deuxiĂšme mouve-
ment de sa renaissance, Babel Noir – la collection du
début des années 1990 qui apporta sa contribution au
genre avec des auteurs tels que Thierry Jonquet,

Frédéric H. Fajardie, Jean-Paul Jody, Gérard Delteil ou Jean-
François Vilar, avant de s’éteindre – ouvre le bal Ă  son tour et
renaßt de ses cendres avec deux inédits :

Terminus plage

d’

Alain Wagneur

, oĂč le commissaire Zamanski,

ancien flic de la PJ parisienne récemment placardisé, revient
sur l’affaire un peu trop vite classĂ©e de l’incendie de l'hĂŽtel

La Capitainerie

de Blainville, charmante station balnéaire de la

cĂŽte atlantique, qui avait tout de mĂȘme laissĂ© un client sur le
carreau.
Et 

Fausse passe

de 

Firmin Mussard

, oĂč Franck Kuntz, ex-

artilleur de l’armĂ©e française, ex-dĂ©tective privĂ© devenu agent
d’une sĂ©curitĂ© approximative, part Ă  la recherche des traces
laissées par les restes de son ami Léo Guttman, son ancien
binÎme pendant la guerre du Golfe, mort dévoré par un requin
dans un  atoll des Ăźles Tuamotu. Polar tropical, sous-marin et
atypique, à la lenteur moite et initiatique, bien loin des vahinés
de carte postale.
Tout ça pendant que la Série Noire passe au grand format (aprÚs
soixante ans de bon et loyaux services), entamant les mesures
de ce que certains redoutent comme les Ă©chos d’une marche
funĂšbre. Mais avant d’enterrer prĂ©maturĂ©ment la vieille dame,
signalons :

Dr Jack

de 

Norman Green

, frappĂ© directement Ă  l’asphalte

craquelé de Brooklyn, royaume des clodos, junkies et prosti-
tuĂ©es, oĂč rĂšgnent Stoney, roi du dĂ©tritus, et Tommy, prince de la
magouille, avant que ne vacille leur éphémÚre couronne.
Et 

King Bongo

de 

Thomas Sanchez

, métis un peu américain,

un peu vendeur d’assurances, lĂ©gĂšrement dĂ©tective et grand

Clémentine

Thiebault

ContrĂŽle des billets

CHRONIQUE

Entre la valse et le tango

joueur de percussions dans le Cuba de 1957. Du moins avant
l’explosion littĂ©rale.
En bref et en France, les choses Ă©ditoriales tanguent tranquil-
lement
 pendant que l’AmĂ©rique s’inquiĂšte. A l’ombre des
tours qui ne sont plus, retombe le nuage de poussiĂšre et montent
les peurs et les angoisses. L’oncle Sam, à court de guerre froide,
se dĂ©couvre de nouveaux ennemis, trace l’axe du mal et guette
les terroristes. 

Robert Littell

, pape du roman d’espionnage,

stigmatise. 

LĂ©gendes

(Flammarion) remonte ainsi le fil barbelé

de ces paranoĂŻas, dans les pas de Martin Odum, ex-agent de la
CIA « légendaire pour ses légendes », perdu dans les dédales
de ses multiples identités et les confusions internationales de
New York Ă  Moscou en passant par HĂ©bron, Londres, Prague,
la Lituanie ou l’OuzbĂ©kistan, et mĂȘle parfaitement l’actualitĂ© et
la fiction dans un ballet magistralement orchestré. Si Littell a
rĂ©duit la voilure (en comparaison de l’incroyable fresque de 

La

Compagnie

), pour une action plus ramassée dans le temps et

centrĂ©e sur deux personnages, il n’en demeure pas moins d’une
efficacité redoutable et pointue.
Mais ce que nous dit 

Reggie Nadelson 

dans 

Sous la menace

(Le Masque), c’est que le malaise persistant vient aussi de
l’intĂ©rieur, que le climat est irrĂ©mĂ©diablement dĂ©gradĂ©. Alors,
quand en plus des enfants disparaissent, la psychose tente mĂȘme
Artie Cohen, attachant flic juif d’origine russe, surtout si l'on
ajoute en passant que la troisiĂšme victime n'est autre que son
neveu.
Et chez 

Pierre Christin

et 

Alain Mounier

(c’est de la BD), les

traumatisĂ©s du 11 septembre vont jusqu’à se retrancher dans des

gated cities

, Ă©rigeant le refus de l’autre en loi. C’est 

Mourir au

paradis

(Dargaud), pour des jeunes portant l'Ă©tendard de leur

sociĂ©tĂ© Ă  la dĂ©rive au moment du drame absurde. Si ça n’est pas
du polar stricto sensu, c’est du noir sans sucre, bien amer.

Shanghai express  30/11/05  9:52  Page 14

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Pierre Siniac

16

17

a Delage bourrĂ©e de vivres, l'arriĂšre rabotant presque
le sol dans les cĂŽtes, Barbara au volant, crispĂ©e,
malheureuse Ă  force de tourner en rond, se traĂźnait
depuis des heures dans Saint-LĂŽ dĂ©vastĂ©e.

Il y avait eu la nuit et il avait bien fallu s'arrĂȘter. La voiture
avait stoppĂ©, Ă  l'abri - un abri bien prĂ©caire - dans la cour de
ce qui semblait ĂȘtre une usine dĂ©saffectĂ©e, Ă  quelques mĂštres
de la Vire. Barbara s'Ă©tait blottie contre le dossier de son siĂšge
et avait essayĂ© de fermer l'Ɠil. Mais je t'en fiche ! Ă  tout bout de
champ tirĂ©e de son somme par les bruits, parfois assourdissants,
de cet immense champ de ruines, pauvre cimetiĂšre pas comme
les autres que l'on empĂȘchait de dormir. Pendant quelques
secondes elle avait trouvĂ© que la guerre, la nuit, c'Ă©tait pres-
que beau. Toutes ces Ă©claboussures de lumiĂšres... ces balles
traçantes qui semblaient s'amuser dans le ciel noir... Et elle
s'en Ă©tait voulu, car elle savait que derriĂšre ces feux d'artifice
de toute beautĂ© il y avait la mort, avec sa sale voix faite d'explo-
sions, de roulements de batteries folles de rage et de rafales
parfois interminables qui faisaient penser au passage d'un train
rapide.
Aux premiĂšres lueurs du jour elle avait remis la voiture en marche
pour continuer son pĂ©riple insensĂ©, redoutant de ne jamais
pouvoir s'extraire de cet enfer, pensant aux gosses restĂ©s au
chĂąteau et sachant bien qu'il arriverait un moment oĂč l'auto
ne pourrait plus rouler faute de carburant.

La Delage se trouvait Ă  prĂ©sent en plein no man's land.

Un guĂȘpier. Elle butait sur des culs-de-sac formĂ©s par des
dĂ©pĂŽts gĂ©ants de gravats, Ă©tait arrĂȘtĂ©e par des murs Ă©croulĂ©s,
rencontrait de vĂ©ritables terrils de dĂ©combres, des façades Ă 
demi effondrĂ©es oĂč le feu avait laissĂ© ses grandes empreintes
noires. L'auto effectuait des demi-tours presque impossibles
en montant sur des tapis de dĂ©bris, froissant ses ailes, frĂŽlait
des montagnes de plĂątras, passait au bas de murs percĂ©s de
trous Ă©normes, parfois trĂšs hauts ; ils tenaient en Ă©quilibre
hasardeux et il en tombait de temps Ă  autre des morceaux de
ferraille ou des pierres qui frappaient le toit du vĂ©hicule errant,
Ă©garĂ© dans ce dĂ©cor lugubre et rĂ©duit Ă  un fantĂŽme de voiture,
tandis qu'en bruit de fond retentissaient par intermittence les
rafales d'Ă©changes de tirs, les explosions de grenades, les aboie-
ments hargneux de 75 antichars, l'Ă©clatement sourd de mines
heurtées, la musique gémissante des shrapnels.

S'ils me voyaient, les Lobtenjois.... pensait Barbara. Dans
Saint-LĂŽ, comme une idiote, avec la voiture pleine Ă  craquer
de ravitaillement ! Dans une nasse, que je me suis fourrĂ©e ! Et
les gosses ! Les gosses qui attendent ! Une folle qui est allĂ©e
leur chercher Ă  manger, une pauvre folle !
La Delage dĂ©boucha sur l'esplanade jonchĂ©e de dĂ©bris et de
ferrailles tordues et brunies par le feu oĂč se tenait l'avant-poste
amĂ©ricain, prĂšs de l'Ă©glise dont le clocher Ă©tait restĂ© miracu-
leusement debout, face Ă  la mer de ruines.
Les casemates défendues par des mitrailleuses lourdes et des
Howitzers de 105 mm dont les canons Ă©taient braquĂ©s sur la
place, Ă©taient occupĂ©es par quelques soldats amĂ©ricains.
DerriĂšre un mur de sacs de sable se profilaient un half-track
et une chenillette-radio.
L'homme qui commandait cet avant-poste U.S. Ă©tait le capitaine
O'Connor, un grand type costaud Ă  l'air rude et un peu fruste,
une gueule Ă  la Victor McLaglen.
Il venait de voir la Delage dans ses jumelles d'artillerie et se
tenait du coup prĂȘt Ă  en tomber sur le cul.

– Mais qu'est-ce que c'est que cette bagnole ? grommela-

t-il, effaré. Ils sont mabouls ?
D'autres soldats amĂ©ricains regardaient l'insolite voiture, mais
Ă  l'Ɠil nu. La Delage allait et venait, vraiment pas pressĂ©e,
disparaissait derriÚre des ruines, réapparaissait, disparaissait
Ă  nouveau, telle une sorte de gros insecte maladroit, montant
sur des matelas de dĂ©bris, sur des tas de pierres, une espĂšce
de gymkhana automobile au ralenti...
Barbara conduisait les dents serrées, la mùchoire crispée, l'air
de plus en plus dĂ©sespĂ©rĂ©. Son regard ne pouvait se dĂ©tacher
des ruines, un regard attristé qui allait et venait sur ces gue-
nilles de pierre. BientĂŽt, elle distingua, perdu dans cette toile
de fond dĂ©chiquetĂ©e, au loin, Ă  l'autre bout de l'esplanade, le
poste U.S. Army avec ses canons - Howitzers et mitrailleuses
lourdes - pratiquement braqués sur le véhicule.

O'Connor avait abaissé ses jumelles. Ses hommes - six ou

sept, des sous-officiers - attendaient Ă  ses cĂŽtĂ©s, l'air interro-
gateur. Dans les coins de la casemate, des armes Ă  feu - armes
de poing, mitraillettes -, des boĂźtes de munitions, des cartes
d'Ă©tat-major dĂ©ployĂ©es, des cartouches de cigarettes blondes,
deux ou trois bouteilles de whisky entamĂ©es gisaient en vrac

La course du hanneton 

dans

AVANT PREMIERE

Écrit en 1994, restĂ© inĂ©dit, 

La course du hanneton dans une ville détruite

tenait particuliùrement à cƓur à Pierre Siniac -

qui joue nommément un rÎle dans les derniÚres pages du roman - nous dit François Guérif, son éditeur, qui fait paraßtre le roman
début janvier 2006. Auteur de nombreux romans et nouvelles, Pierre Siniac a profondément marqué le roman noir français contem-
porain de son empreinte parfois baroque, toujours teintée d'un humour grinçant.

L

une 

v

ille détruite

©

EDITIONS RIVAGES

collection Rivages/Noir

sur des caisses ou des cantines militaires. D'autres soldats
se tenaient Ă  proximitĂ©, soit derriĂšre un muret de sacs de sable,
soit dans une de ces casemates percĂ©es de meurtriĂšres et d'une
lucarne de fortune donnant sur la place.
– On ne la voit plus, dit O'Connor. Un instant !
Il écarta avec vivacité les deux hommes presque collés à lui,
sortit en trombe de l'abri, s'Ă©loigna, le pas nerveux, traversa
en petite foulée une ruelle dévastée et entra comme un ouragan
dans l'Ă©glise voisine, transformĂ©e en annexe de l'avant-poste
et occupée par la troupe. DerriÚre l'église se tenait un grand
jardin aux parterres de fleurs rĂ©duits Ă  un champ de labour oĂč
stationnaient quelques vĂ©hicules militaires de l'armĂ©e amĂ©ri-
caine. Deux ou trois sentinelles Ă©taient plantĂ©es devant des
portes. Quelques soldats, l'air affairé, allaient et venaient,
dĂ©chargeant des camions, portant des caisses de chargeurs ou
de grenades, l'ambiance d'un petit camp retranchĂ© Ă  l'heure des
combats.
La nef de l'Ă©glise faisait office de rĂ©duit militaire de campagne ;
des caisses de munitions, de grandes boĂźtes de rations, des
paquetages traĂźnaient un peu partout, des lits de camp avaient
Ă©tĂ© dressĂ©s ici et lĂ , pĂȘle-mĂȘle, des armes automatiques Ă©taient
posĂ©es n'importe oĂč, des casques se baladaient sur le plancher,
des tenues kakies pendaient dans tous les coins, des soldats
vaquaient Ă  quelque tĂąche, d'autres, certains le torse nu, peignaient
la girafe, décontractés ou somnolant vaguement, écroulés dans
un fauteuil dĂ©nichĂ© Dieu sait oĂč, les leggins dĂ©faites, les pieds
sur une table ou sur un tas de paquetages.
Le capitaine O'Connor traversa ce foutoir au pas de charge et
se jeta dans l'escalier du clocher dont il grimpa les marches
quatre Ă  quatre.
Une fois dans le campanile, l'officier braqua ses jumelles en
direction du carrefour jonchĂ© de ferrailles calcinĂ©es oĂč avait
disparu la Delage, et revit la voiture qui tournait toujours en
rond, comme prise dans un manĂšge diabolique, roulant au pas
le long des décombres, hanneton dérisoire aux mouvements
maladroits. O'Connor suivit un moment des yeux la voiture dans
ses jumelles puis redescendit l'escalier Ă  toute allure.
Fonçant Ă  travers la nef bordĂ©lique pour rejoindre l'avant-poste,
Ă  l'extĂ©rieur, l'officier se ravisa et s'arrĂȘta net, les yeux fixĂ©s
vers la sacristie.
– Ils sont encore là, nos ploucs ? demanda-t-il à un soldat noir.

Le Noir, sans cesser de mastiquer sa gomme, montra la porte

de la sacristie d'un coup de menton dĂ©contractĂ©. O'Connor reprit
sa course de taureau furieux et alla pousser la porte en ques-
tion. Les quatre Lobtenjois étaient là, installés comme chez
eux. Mais dans un dĂ©sordre certain. Il y avait de leurs affaires
personnelles dans tous les coins, des valises ouvertes, des
ballots de linge... DĂ©braillĂ©s, ils Ă©taient en train de se restaurer
autour d'une table. Sur la table, parmi des objets sacramentaux,
un goupillon, un encensoir, des patĂšnes qui traĂźnaient lĂ , se
trouvaient des boĂźtes de corned-beef, presque toutes ouvertes,
des biscuits de soldat... d'autres victuailles : cheese, rations
américaines...
O'Connor s'avança dans la sacristie, vers les bĂąfreurs, souriant :
– Alors, on se plaüt bien, ici, monsieur Lobtenjois ? demanda-
t-il, aimable et moqueur, en français avec l'accent de l'Illinois.
Il s'approcha de la table
– On prend ses aises ?
Lobtenjois eut un gros rire - depuis qu'il avait touché un confor-
table matelas Ă  l'Intendance, la vie Ă©tait belle :
– On est mieux chez vous que dehors, mon capitaine ! Ici c'est

vraiment la maison du bon Dieu ! Se promener sous
le feu des Boches, c'Ă©tait plus possible... Ce que c'est
tarte de s'ĂȘtre finalement perdu dans cette ville !
Toute la nuit Ă  tourner dans le secteur, comme des
imbéciles !
– Merci encore une fois de votre hospitalitĂ©, monsieur
O'Connor, fit Adrienne, trĂšs mijaurĂ©e.
O'Connor se rendit devant une fenĂȘtre, sans but
prĂ©cis, et jeta un vague coup d'Ɠil dans le grand
jardin de l'Ă©glise au fond duquel on apercevait,
garée sous un auvent, à l'écart des véhicules
militaires, la camionnette des Lobtenjois, toujours
chargĂ©e en dĂ©pit du bon sens, jusqu'au toit.
Ayant fait demi-tour pour se retirer, il lança à
la tablée, jovial
– Eh bien, bonne continuation !
Le tumulte du canon Ă©tant devenu brusque-
ment plus fort, il leva un index et Ă©couta.
Et regardant ses hĂŽtes :
– Je ne vous chasse pas !
Lobtenjois quitta la table, la serviette
nĂ©gligemment nouĂ©e autour du cou, du
biscuit et du fromage dans les doigts, la
bouche pleine. Il s'approcha d'O'Connor, le
prit doucement par un revers de son
blouson de battle-dress :
– Ce que je vous disais ce matin, mon
capitaine, au sujet de la sortie que vous
pourriez tenter avec vos hommes... Pour
surprendre les Fritz, vous savez comment
on s'y prenait, nous autres, en 16, Ă  la
cĂŽte du Poivre ?
O'Connor eut un mouvement signifiant
gentiment son impatience, mais l'Ă©pi-
cier insista :
– Attendez
 je vais vous dire

Croyez-moi, les conseils que je me
suis permis de vous donner
 Eh
bien

L'ancien combattant qu'Ă©tait
Lobtenjois amusait l'Américain.
Mais jusqu'Ă  un certain point.
Ayant levé les yeux au ciel, il se
dégagea et planta là l'épicier,
l'interrompant, amical mais
ferme :
– Bon appĂ©tit, monsieur
Lobtenjois. Bon appétit.
Il sortit rapidement de la
sacristie, croisa le soldat noir :
– Wright, apportez donc une
bouteille de whisky Ă  notre
invité !

Shanghai express  30/11/05  9:52  Page 16

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18

le code penal illustre

Article 313-1

L’ESCROQUERIE

L'escroquerie est le fait, soit par l'usage d'un faux nom ou d'une fausse qualité, soit
par l'abus d'une qualitĂ© vraie, soit par l'emploi de manƓuvres frauduleuses, de tromper
une personne physique ou morale et de la déterminer ainsi, à son préjudice ou au
préjudice d'un tiers, à remettre des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à fournir
un service ou à consentir un acte opérant obligation ou décharge.

L'escroquerie est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 375000 euros d'amende.

B

on, reconnaissons que la premiĂšre chose qui nous ait
attirĂ©, dans ce livre, c’est le titre. On ne fait plus de
titre comme ça. Une phrase verbale, parfois violente,
parfois drÎle, parfois franchement surréaliste était une

marque de fabrique, un signe de reconnaissance. On Ă©tait dans
un polar. C’était Ă  une Ă©poque oĂč le genre n’éprouvait pas le
besoin de se prendre au sĂ©rieux, oĂč Michel Audiard au Fleuve
Noir publiait 

MĂ©fiez-vous des blondes

(un des meilleurs conseils

qui puisse ĂȘtre donnĂ© Ă  un lecteur), oĂč Mickey Spillane, toujours
d’une grande dĂ©licatesse, voyait son lĂ©gendaire 

I The Jury

tra-

duit par un charmant 

J’aurai ta peau

, oĂč le trĂšs grand Horace

McCoy nous mettait en garde, avec trente ans d’avance, contre
les dangers de la flexibilité géographique dans le travail moderne
par son retentissant 

J’aurais dĂ» rester chez nous

.

Ca n’a l’air de rien, cette histoire de titre, et pourtant la quasi-
disparition de ces phrases accrocheuses remplacées par des
formules pseudo-poétiques, mythologiques, hermétiques signent
l’envahissement d’un esprit de sĂ©rieux qui nuit gravement Ă 
la santĂ© de l’amateur : 

Le Nom de la rose

(Umberto Eco),

La Musique des circonstances

(John Straley), 

Le RĂȘve d’un aigle

foudroyé

(George Chesbro) sont peut-ĂȘtre de trĂšs bons romans

mais on ne m’îtera pas de l’idĂ©e que des titres comme ça, entre
le pompeux et l’abstrait, sont lĂ  pour dĂ©culpabiliser le lecteur
de 

Télérama

qui lit un polar et ne veut pas trop que ça se sache,

ce qui serait impossible avec 

La mariée est trop morte

(John

D. MacDonald) ou 

Tout le monde sont lĂ 

(Ed McBain).

Mais revenons Ă  nos citrons. Ce sont ceux des machines Ă  sous.
Quand les trois apparaissent, c’est le jackpot. En arrivant à Las
Vegas, le héros de Richard Stark, Grofield, joue toujours une
piĂšce, une seule, dans une machine Ă  sous de l’aĂ©roport. Comme
c’est un individu paradoxal, perdre est pour lui un signe de
chance. LĂ , il gagne : scoumoune en perspective. Il faut dire que
Grofield ne vient pas Ă  Las Vegas pour jouer, il vient pour
préparer un casse. Grofield est un comédien. Un intermittent du
spectacle, dirait-on dans la France des années 2000. Comme
c’est un AmĂ©ricain des annĂ©es 1970 et qu’il ne peut pas compter
sur les Assedic, il s’autofinance par des casses, des cambriolages,
des hold-up, pour sauver le thĂ©Ăątre qu’il a installĂ© dans une
grange de Mead Grove (Indiana) et qui ne donne des reprĂ©sen-
tations que l’étĂ©. Grofield, c’est un mini-festival d’Avignon Ă 
lui tout seul, au sud des Grands Lacs.
Richard Stark, l’auteur, est un des nombreux pseudonymes de
Donald Westlake, grand nom de ce qu’on appelle la deuxiĂšme
génération et, depuis la mort de McBain, un de ses ultimes

JĂ©rĂŽme

Leroy

Roman de gare

CHRONIQUE

Les citrons ne mentent jamais

Richard Stark, SĂ©rie Noire n°1457

survivants. Westlake utilise Richard Stark en gĂ©nĂ©ral pour les
rĂ©cits de cambriolage qu’il a hissĂ©s Ă  la hauteur d’un genre Ă 
part entiÚre. Stark/Westlake met en scÚne dans des séries
séparées trois voleurs qui sont trois aspects de la condition
humaine : il y a Parker qui est froid et compétent, Dortmunder
qui est maladroit et sympathique et Grofield qui est amical et
cultivĂ©. Parfois, ils se croisent dans un mĂȘme roman. C’est le
cĂŽtĂ© balzacien de Westlake, ce cĂŽtĂ© balzacien de tous les grands
du polar qui Ă©crivent beaucoup de romans avec des personnages
récurrents sans que cela tourne pour autant au procédé ou à la
standardisation.
Stark/Westlake, McBain, James Hadley Chase, Carter Brown,
il y eut un temps oĂč ces quatre-lĂ  fournissaient un titre sur trois
Ă  la SĂ©rie Noire. Carter Brown Ă©tait mauvais Ă  chaque fois,
Chase une fois sur deux, McBain et Stark/Westlake jamais.

Les citrons ne mentent jamais

est un roman curieux, assez décentré

dans le temps et dans l’espace. Une structure angoissante
comme la vie, en fait. Grofield tente des coups, les réussit plus
ou moins bien et se retrouve traqué par un ex-commanditaire
sadique. Tout ça fait qu’on a le temps de philosopher, par
exemple Ă  l’arriĂšre du fourgon oĂč l’on attend le moment
propice pour passer Ă  l’action : « 

L’artiste et le criminel divorcent

tous deux d’avec la sociĂ©tĂ© par le dessein qu’ils impriment Ă 
leur vie, tous deux tendent Ă  vivre en solitaires, Ă  passer par
de brĂšves pĂ©riodes d’activitĂ© intense suivies par de longues
pĂ©riodes de repos. – IntĂ©ressant, fit Grofield. 

» Vingt ans plus

tard, et de maniÚre beaucoup plus compliquée, Don De Lillo ne
dira pas autre chose dans Mao II, par exemple.
La simplicitĂ© behavioriste est d’ailleurs un des dĂ©lices de la

Richard Stark 's touch

, ici plutĂŽt bien rendue par la traduction

de D. May. Manchette, qui savait de quoi il parlait, adorait
Westlake.
Une derniĂšre chose. Dans 

Les citrons ne mentent jamais

,

Grofield cuisine, dort et fait l’amour dans les dĂ©cors de son
théùtre personnel. Comme nous tous, en fait.

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