Le Perfectionnisme (philosophique)
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Libéralisme politique vs Démocratie sceptique

critique de ..

mercredi 24 août 2011, par Pascal Duval

John Rawls entend dans Libéralisme politique porter des améliorations à sa théorie. C’est le motif d’un passage à une distinction entre la philosophie morale et la philosophie politique que ne faisait pas, selon lui, sa Théorie de la justice. Nous serions sur un autre niveau de présentation, celui d’une « conception politique de la Justice ». Il reste que les mêmes motifs de la critique qu’avait faite Cavell en introduisant le thème d’ "une conversation de la justice" restent pertinents comme si Rawls n’avait fait que déplacer le débat...

La question du libéralisme politique

La question du libéralisme politique dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle, dont John Rawls fait la théorie s’exprime ainsi :

Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, constituée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisé entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables ? En d’autres termes, comment est-il possible que des doctrines profondément opposées bien que raisonnables puissent coexister et toutes justifier la conception politique qui forme le socle d’un régime constitutionnel ?
 [1]

Le libéralisme politique part de l’idée que la démocratie moderne est caractérisée par une pluralité de doctrines raisonnables. La difficulté vient de leur incompatibilité. C’est pourtant, selon Rawls le résultat normal de « l’exercice de la raison humaine dans le cadre des institutions libre d’un régime démocratique constitutionnel ».

Étant donné ce fait de la culture démocratique qu’est le pluralisme raisonnable, le but du libéralisme démocratique est de découvrir les conditions de possibilité d’une base publique raisonnable de justification pour les questions politiques fondamentales.

Par rapport à la Théorie de la justice, dont nous avons déjà parlé ailleurs, John Rawls entend porter des améliorations. C’est le motif d’un passage à une distinction entre la philosophie morale et la philosophie politique que ne faisait pas sa Théorie de la Justice et d’une distinction entre doctrines compréhensives d’une part et des conceptions limitées au domaine du politique d’autre part. Nous sommes sur un autre niveau de présentation. Ce dont ont besoin les thèses du libéralisme politique, selon la compréhension qu’a John Rawls de sa propre tâche, c’est d’une conception cette fois politique de la Justice. Comme si les analyses déployées dans la Théorie de la Justice n’étaient pas déjà de fait politiques, n’étaient pas comptables d’une société où notre propre position dans une conversation (une conversation « de la justice » ou « une cité de paroles » comme dirait Cavell mais qui est aussi un thème défendu par B. H. Obama) nous aurait (toujours) déjà convié.

Moyennant quoi, il faut déjà connaître (un peu) la Théorie de la justice pour comprendre l’élargissement (politique) de son périmètre. Sans ré-exposer l’ensemble de la théorie de la justice, voyons comment Rawls pense cet élargissement.

Par exemple : 1) concernant son objet, « une conception politique » (de la justice) étend ce qu’il appelait la « structure de base » (à savoir « les instituions économiques, sociales et politiques ») d’une société fermée à une société ouverte afin de prendre en compte « le problème de la justice entre peuples », ou comme il l’appelle à présent le « droit des gens ». 2) En termes de présentation, une doctrine politique est indépendante. C’est un module, « un constituant essentiel » qui peut être intégré et justifié par différentes doctrines. « Cela signifie qu’elle peut être présentée sans rien dire, connaître ou hasarder quoi que ce soit au sujet des doctrines dont elle peut être un élément ou qui peuvent la justifier ». Il y a donc là l’équivalent d’un « voile d’ignorance » qui serait jeté sur ces doctrines dites plus ou moins compréhensives. L’exemple que prend Rawls est celui de l’utilitarisme : « De ce point de vue, une conception politique de la justice diffère de la plupart des doctrines morales car ces dernières sont en général considérées comme des positions générales et compréhensives. L’utilitarisme en est un exemple bien connu ; le principe d’utilité, quelque soit l’interprétation qu’on en donne, s’applique à toutes sortes de questions, depuis la conduite des individus et les relations personnelles jusqu’à l’organisation de la société dans son ensemble (…). » 3) Une conception politique, enfin, est exprimée dans une culture politique publique donnée avec ses institutions et ses textes. De même qu’une conception politique (c’était le point précédent) est (doit être) abstraite dans sa présentation, une telle conception doit perdurer par delà « la « culture environnante » de la société civile (comme les « Églises et Universités, sociétés savantes et scientifiques ») en une idée organisatrice centrale de la société comme « système équitable de coopération dans le temps, entre une génération et la suivante ». Cette idée organisatrice centrale est développée parallèlement à deux idées fondamentales, celle des citoyens (engagés dans la coopération) comme personnes libres et égales et celle de la société bien ordonnée comme société effectivement gouvernée par une conception politique de la justice. « Nous supposons également, ajoute Rawls, que ces idées peuvent être organisées en une conception politique de la justice qui peut obtenir l’appui d’un consensus PR (pluraliste raisonnable). Un tel consensus est formé de toutes les doctrines raisonnables mais opposées, qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses, qui ont des chances de persister à travers les générations et de gagner un nombre considérable d’adhérents dans un régime constitutionnel plus ou moins un juste. »

Il ne serait pas étonnant de retrouver dans cette perspective rapidement résumée les mêmes clivages que nous avions déjà repérés entre l’attitude de Cavell et celle de Rawls.

Qu’est-ce qu’au juste une doctrine (compréhensive) selon John Rawls ?

Rawls définit ainsi une doctrine compréhensive :

[Une doctrine] est compréhensive quand elle inclut les conceptions de ce qui fait la valeur de la vie humaine, les idéaux du caractère personnel comme ceux de l’amitié ou des relations familiales ou associatives, enfin tout ce qui donne forme à notre conduite et, à la limite, à notre vie dans son ensemble. Une conception est pleinement compréhensive si elle concerne toutes les valeurs et les vertus reconnues dans le cadre d’un système articulé d’une manière relativement précise ; elle n’est que partiellement compréhensive quand elle comporte un certain nombre de valeurs et de vertus non politiques sans toutes les inclure, et qu’elle est articulée de façon assez lâche. De nombreuses doctrines religieuses aspirent à être à la fois générales et compréhensives.

De même que la version du perfectionnisme (émersonien) défendu par Cavell n’avait pas pour vocation d’être un candidat télélologique ou déontologique à la théorie rawlsienne de la justice, il n’aurait vocation à s’intégrer à une « conception politique » ainsi comprise. Et vraisemblablement pour la même raison. l’enjeu est important et pourrait constituer le cœur spéculatif de la résolution du « problème de la stabilité » qui n’avait pas été complètement résolu dans la Theorie de la justice. Cependant, il faut aller chercher la note en bas de page pour commencer à obtenir un début d’explication de cette hypothèse d’un « consensus PR (pluraliste raisonnable) » par delà les générations garantissant à une démocratie une stabilité « au-delà » de ce que Rawls appelle la culture environnante.

Voici que dit Rawls :

L’idée, ou mieux le terme même de consensus pluraliste raisonnable a été introduite dans la Théorie de la Justice, p427, afin d’affaiblir les conditions requises pour que la désobéissance civile soit raisonnable dans une société presque juste. Mais ici, et dans les leçons suivantes, j’utilise le terme avec un sens différent et dans un contexte bien plus large.

Mais, lorsqu’un régime, quelque qu’il soit (même démocratique) doit pour perdurer dans un consensus que soient mesurées (« raisonnablement » insiste Rawls), les conditions (même minimales) ne pas y adhérer, de fortes présomptions pèsent sur la nature de ce consensus, sur une telle conception politique, et sur la nature réflexive de cette justice dont les critères, comme dit Rawls, ne sauraient être autres que « cette conception politique d’elle-même ». Dans ce sens, effectivement une dimension fondamentale du perfectionnisme, sur laquelle a insisté Sandra Laugier autour du thème de la possibilité toujours ouverte de la désobéissance civile (à partir, notamment, de Thoreau et rejoignant celui de la confiance en soi d’Emerson) est mise en danger par le projet de John Rawls.

Comme le dit Sandra Laugier :

C’est ce thème (la confiance en soi) que Cavell veut reprendre chez Emerson, et qu’il propose pour constituer une alternative à la pensée politique libérale emblématisée notamment par l’œuvre de son collègue de Harvard, John Rawls. Pour Cavell, pour Emerson, je dois consentir à mon gouvernement, considérer qu’il parle en mon nom, lui donner ma voix. Mais comment un tel accord est-il possible ? Quand l’ai-je donné ? La confiance en soi revendique le droit de retirer sa voix à la société, la désobéissance civile.
 [2]

Le régime politique de la conversation a-t-il changé ?

D’une « conversation (qui serait simplement morale) de la justice » à « une conversation (plus politique, selon Rawls) de la justice » qui l’étendrait et l’amplifierait, nous risquons bien de retrouver les mêmes difficultés et clivages. Les mêmes, exactement les mêmes et non pas sur un terrain « plus politique » qu’en fait nous n’avons jamais réellement quitté. C’est ce que nous voyons très bien par exemple dans un cas concret : celui de la « partial-birth abortion », un argument rawlsien fort embarassé qu’il s’agirait de démêler.

Malgré les aménagements que nous avons évoqués (importants surtout nous semble-t-il par les problèmes qu’elles déplacent) le noyau, de la Théorie de la justice n’est, effectivement, pas fondamentalement modifié.

Rawls écrit :

Il va de soi que la conception à laquelle je suis arrivé peut s’avérer déficiente. C’est l’idée qui revient dans de nombreuses critiques de Théorie de la justice. On lui reproche que le genre de libéralisme auquel je fais appel ne place pas à son juste rang les notions privées de la famille et du genre. On a pas compris ce que j’entends par "position originelle".

Bien que cette défense s’adresse à ses critiques communitariens (lesquels s’alimentent tout à fait faussement parfois à Thoreau), on peut se demander si toute critique de l’invention de Rawls de la position originelle est du coté nécessairement de ces notions privées (comme la famille ou le genre). Ce n’est pas du tout ce que l’on voit chez Cavell justement. Il est possible de comprendre complètement la nature conceptuelle de la « position originelle » comme procédé de « représentation », sans considérer que cette position originelle est immunisé contre les considérations de « genre » ou tout au moins de la différence sexuelle instituée par exemple (pour ne retenir que celles-ci sur laquelle insistera Cavell et pour l’isoler de la question de la famille ou des attachements communautaires avec lesquels Rawls les confond montrant ainsi son ignorance de la question). C’est tout le vocabulaire théorique de Rawls qu’il faut revoir. "Perfectionnisme", "intuition", "position" : chaque mot est engagé dans un conflit d’interprétation.

Il faut tout reconsidérer. Et en premier lieu la notion de "privée". La politique avec Cavell se joue également sur le risque d’une dimension privée de notre langage. Quelle philosophie pourrait nous en délivrer et quelle pensée politique démocratique alors en découlerait ? Ce n’est pas du tout l’approche de Rawls qui peut nous y donner accès mais ce qu’on pourrait appeler à la suite de Cavell "une pensée démocratique non privée" pour une "démocratie non privative", "une démocratie non confisquée". C’est une idée de la démocratie à laquelle ne peut accéder, malgré toute sa bonne volonté et son effort conceptuel, le libéralisme politique de John Rawls. Car sa position originelle reste un soliloque privé. Elle ne peut justement pas rendre justice à ceux comme le dit Marx qui ont subi un "tort absolu" et que Cavell retraduit comme la voix de ceux qui n’ont pas voix justement (ils sont nombreux) dans une conversation toujours supposée mais jamais réelle, une conversation que nous aurions entre "nous". Savoir "qui" est ce "nous" est justement la question politique selon Cavell, jamais acquise, toujours en question, une question démocratique et sceptique.

C’est même la démocratie comme question sceptique et le scepticisme comme question de la démocratie, au delà de toute la théorisation politique en cours (démocratie délibérative, normativité politique généralisée) qui ne fait positivement que continuer une certaine philosophie (une certaine métaphysique de forçage de ce scepticisme justement qu’il s’agirait de rendre actif plutôt que réactif) par d’autres moyens.

Voir en ligne : Histoire et élaboration du libéralisme politique

Notes

[1] Toutes nos citations sont extraites de John Rawls – libéralisme politique. PUF collection quadrige. 1995.

[2] cf. http://study.stanley-cavell.org/+Un...

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