Philippe de Commynes

Mémoire des faits du feu roy Louis onziesme

Livre Premier


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Chapitre II

Comment le comte de Charolois, avec plusieurs gros seigneurs de France, dressa une armée contre le roy Louis onziesme, soubs couleur du bien public.

B

ien peu de temps après le partement des ambassadeurs dessusdits, vint à Lisle le duc de Bourbon, Jean dernier mort, faignant venir voir son oncle le duc Philippe de Bourgongne, lequel, entre toutes les maisons du monde, aimoit cette maison de Bourbon. Ce dit duc de Bourbon estoit fils de la sœur dudit duc Philippe, laquelle estoit veufve, longtemps avoit; et estoit là avec ledit duc son frère et plusieurs de ses enfans, comme trois filles et un fils. Toutesfois, l'occasion de la venue dudit duc de Bourbon estoit pour gaigner et conduire ledit duc de Bourgongne de consentir mettre sus une armée en son païs, ce que semblablement feroient tous les princes de France, pour remontrer au roy le mauvais ordre et injustice qu'il faisoit en son royaume; et vouloient estre forts pour le contraindre, s'il ne se vouloit ranger. Et fut cette guerre depuis appellée le Bien Public, pource qu'elle s'entreprenoit soubs couleur de dire que c'estoit pour le bien public du royaume. Ledit duc Philippe, qui depuis sa mort a esté appellé le bon duc Philippe, consentit estre mis sus de ses gens; mais le nœud de cette matière ne luy fut jamais descouvert, et il ne s'attendoit point que les choses vinssent jusques à la voye de fait. Incontinent se commencèrent à mettre sus ses gens; et vint le comte de Saint-Pol, depuis connestable de France, devers ledit comte de Charolois à Cambray, où pour lors estoit ledit duc Philippe; et luy venu audit lieu avec le mareschal de Bourgongne, qui estoit de la maison de Neufchastel, ledit comte de Charolois fit une grande assemblée de gens de conseil, et aultres des gens de son père, en l'hostel de l'évesque de Cambray; et là desclara tous ceux de la maison de Croy ennemys mortels de son père et de luy, nonobstant que le comte de Saint-Pol eust baillé sa fille en mariage au fils du seigneur de Croy, longtemps avoit, et disoit y avoir dommage. En somme, il fallut que tous fuyssent des seigneuries du duc de Bourgongne, et perdirent beaucoup de meubles. De tout cecy despleut bien au duc Philippe, lequel avoit pour premier chambellan un, qui depuis s'est appellé monseigneur de Chimay, homme jeune et très bien conditionné, nepveu du seigneur de Croy, lequel s'en alla sans dire adieu à son maistre, pour la crainte de sa personne; autrement il eust esté tué ou prins, car ainsi luy avoit esté desclaré. L'ancien âge du duc Philippe luy fit endurer ce patiemment; et toute cette desclaration qui se fit contre ses gens fut à cause de la restitution de ses seigneuries situées sur la rivière de Somme, que ledit duc Philippe avoit rendues audit roy Louis, pour la somme de quatre cens mil escus, et chargeoit le comte de Charolois ces gens de cette maison de Croy d'avoir fait consentir audit duc Philippe cette restitution.
   Ledit comte de Charolois se radouba et rappaisa avec son père le mieux qu'il put, et incontinent mit ses gens d'armes aux champs; et en sa compagnie ledit comte de Saint-Pol estoit principal conducteur de ses affaires et le plus grand chef de son armée, et pouvoit bien avoir trois cens hommes d'armes et quatre mille archiers soubs sa charge, et avoit beaucoup de bons chevaliers et escuyers des païs d'Artois, de Hénault et de Flandres, soubs ledit comte, par le commandement dudit comte de Charolois. Semblables bandes et aussi grosses armées, avoient monseigneur de Ravestin, frère du duc de Clèves, et messire Antoine, bastard de Bourgongne, lesquels avoient esté ordonnés pour les conduire. D'autres chefs y avoit-il, que je ne nommeray pas pour cette heure, pour briefveté; et entre les autres y avoit deux chevaliers, qui avoient grand crédit avec ledit comte de Charolois: l'un estoit le seigneur de Haultbourdin, ancien chevalier, frère bastard dudit comte de Saint-Pol, nourry ès anciennes guerres de France et d'Angleterre, au temps que le roy Henry, cinquiesme roy d'Angleterre de ce nom, régnoit en France, et que le duc Philippe estoit joinct avec luy et son allié. L'autre avoit nom le seigneur de Contay, qui semblablement estoit du temps de l'autre. Ces deux estoient très vaillans et sages chevaliers, et avoient la principale charge de l'armée. Des jeunes il y en avoit assez, et entre les autres un fort bien renommé, appelé messire Philippe de Lalain, qui estoit d'une race, dont peu s'en est trouvé qui n'ayent esté vaillans et courageux, et presque tous morts en servant leurs seigneurs en la guerre. L'armée pouvoit estre de quatorze cens gens d'armes, mal armés et maladroits, car long-temps avoient esté ces seigneurs en paix, et depuis le traité d'Arras, avoient peu vu de guerre qui eust duré; et à mon advis ils avoient esté en repos plus de trente ans, sauf quelques petites guerre contre ceux de Gand, qui n'avoient guères duré. Les hommes d'armes estoient très fort bien montés et bien accompagnés; car peu en eussiez-vous vu, qui n'eussent cinq ou six grands chevaux. D'archiers y pouvoit bien avoir huit ou neuf mille, et quand la monstre fut faite, y eut plus à faire à les envoyer qu'à les appeler, et furent choisis tous les meilleurs.
   Pour lors avoient les subjets de cette maison de Bourgongne grandes richesses, à cause de la longue paix qu'ils avoient eue, pour la bonté du prince soubs lequel ils vivoient; lequel peu tailloit ses subjets, et me semble que pour lors, ses terres se pouvoient mieux dire terres de promission que nulles autres seigneuries qui fussent sur la terre. Ils estoient comblés de richesses et en grand repos, ce qu'ils ne furent oncques puis, et y peut bien avoir vingt-et-trois ans que cecy commença: les dépenses et habillemens d'hommes et de femmes, grands et superflus; les convis et banquets plus grands et plus prodigues qu'en nul autre lieu, dont j'aye eu connoissance; les baignoiries, et autres festoyemens avec femmes, grands et désordonnés, et à peu de honte. Je parle des femmes de basse condition. En somme ne sembloit pour lors aux gens de cette maison, que nul prince fust suffisant pour eux, au moins qu'il les sçust confondre, et en ce monde n'en connoy aujourd'huy une si désolée; et doute que les péchés du temps de la prospérité, leur fassent porter cette adversité, et principalement qu'ils ne connoissent pas bien que toutes ces graces leur procédoient de Dieu, qui les départ là où il luy plaist.
   Estant cette armée ainsi preste, qui fut tout à un instant, de toutes choses dont j'ay icy devant parlé, se mit le comte de Charolois en chemin avec toute cette armée, qui estoient tous à cheval, sauf qui conduisoient son artillerie, qui estoit bonne et belle, selon le temps de lors, avec fort grand nombre de charroy, et tant qu'ils cloyoient la pluspart de son ost, seulement ce qui estoit sien. Pour le commencement tira son chemin vers Noyon, et assiégea un petit chastel, où il y avoit des gens de guerre, appelé Nesle, lequel en peu de jours prindrent. Le mareschal Joachim, mareschal de France, estoit tousjours environ de luy, qui estoit party de Péronne; mais il ne luy faisoit point de dommage, parce qu'il avoit peu de gens; et se mit dedans Paris quand ledit comte en approcha. Tout au long du chemin ne faisoit ledit comte nulle guerre, ny ne prenoient riens ses gens sans payer; aussi les villes de la rivière de Somme et toutes autres laissoient entrer ses gens en petit nombre, et leur bailloient ce qu'ils vouloient pour leur argent; et sembloient bien qu'ils escoutassent qui seroit le plus fort, ou le roy ou les seigneurs. Et chemina tant ledit comte qu'il vint à Saint-Denis, près Paris, où se debvoient trouver tous les seigneurs du royaume, comme ils avoient promis; mais ils ne s'y trouvèrent pas. Pour le duc de Bretagne y avoit avec ledit comte, pour ambassadeur, le vichancelier de Bretagne, qui avoit des blancs-seings de son maistre, et s'en aydoit à faire nouvelles et escrits, comme le cas le requeroit. Il estoit Normand et très habile homme; et besoin luy en fut, pour le murmure des gens qui sourdit contre luy. Ledit comte s'alla monstrer devant Paris; et y eut très grande escarmouche, jusques aux portes, au désavantage de ceux de dedans. De gens d'armes, il n'y avoit que ledit Joachim et sa compagnie, et monseigneur de Nantouillet, depuis grand maistre, qui aussi bien servit le roy en cette armée, que jamais subjet servit roy de France en son besoin; et à la fin en fut mal récompensé, par la poursuite de ses ennemys plus que par le défaut du roy; mais les uns ni les aultres ne s'en sçauroient de tous points excuser. Il y eut du menu peuple, comme j'ay depuis sceu, fort espoventé ce jour, jusques à cryer: «Ils sont dedans» (ainsi le m'ont conté plusieurs depuis), mais c'estoit sans propos. Toutesfois monseigneur de Haultbourdin (dont j'ay parlé cy devant) eust esté assez d'opinion que on l'eust assaillie, lequel y avoit esté nourry, et n'estoit point si forte comme elle est à présent. Les gens d'armes l'eussent bien voulu, tous mesprisans du peuple, car jusques à la porte estoient les escarmouches; toutesfois il est vraysemblable qu'elle n'estoit point prenable. Ledit comte s'en retourna à Saint-Denis.
   Le lendemain au matin se tint conseil, sçavoir si on iroit au devant du duc de Berry et du duc de Bretagne, qui estoient près, comme disoit le vichancelier de Bretagne, qui monstroit lettres d'eux; mais il les avoit faites sur des blancs, et aultre chose n'en sçavoit. La conclusion fut que l'on passeroit la rivière de Seine, combien que plusieurs opinèrent de retourner, puisque les aultres avoient failly à leur jour; et que avoir passé la rivière de Somme et de Marne, c'estoit assez, et suffisoit bien, sans passer celle de Seine; et y mettoient grands doubtes aucuns, vu que à leur dos n'avoient nulles places pour eux retirer, si besoin en avoient. Fort murmurèrent tous ceux de l'ost sur le comte de Saint-Pol et sur ce vichancelier; toutesfois ledit comte de Charolois alla passer la rivière et loger au pont Saint-Clou. Le lendemain, dès ce qu'il fut arrivé, luy vinrent nouvelles d'une dame de ce royaume, qui luy escrivoit de sa main, comme le roy partoit de Bourbonnois, et à grandes journées alloit pour le trouver.
   Or faut un peu parler comme le roy estoit allé en Bourbonnois. Cognoissant que tous les seigneurs du royaume se desclaroient contre luy, au moins contre son gouvernement, se délibéra de courre sus le premier au duc de Bourbon, qui luy sembloit s'estre plus desclaré que les aultres princes; et pouce que son pays estoit foible, tantost l'auroit affolé. Si luy print plusieurs places, et eust achevé le demourant, n'eust esté le secours qui vint de Bourgongne, que menoit le seigneur de Couches, le marquis de Rothelin, le seigneur de Montagu et autres; et y estoit, portant le harnois, le chancellier de France (qui est aujourd'hui homme bien estimé), appellé messire Guillaume de Rochefort. Cette assemblée avoient faite en Bourgongne le comte de Beaujeu et le cardinal de Bourbon, frère du duc Jehan de Bourbon, et mirent les Bourguignons dedans Moulins. D'autre part vinrent en l'ayde dudit duc le duc de Nemours, le comte d'Armignac, le seigneur d'Albret, avec grand nombre de gens, où il y avoit aucuns bien bons hommes d'armes de leur pays, qui avoient laissé les ordonnances et s'estoient retirés à eux. Le grand nombre estoit assez mal en point, car ils n'avoient point de payement, et falloit qu'ils vesquissent sur le peuple. Nonobstant tout ce nombre, le roy leur donnoit beaucoup d'affaires. Si traitèrent aucune forme de paix, et par especial le duc de Nemours, lequel fit serment au roy, luy promettant tenir son party; toutesfois depuis fit le contraire, dont le roy conçut cette longue hayne que il avoit contre luy, comme plusieurs fois il m'a dit. Or, voyant le roy que là ne povoit si tost avoir fait, et que le comte de Charolois s'approchoit de Paris, doutant que les Parisiens ne fissent ouverture à luy et à son frère, et au duc de Bretagne, qui venoient du costé de Bretagne, à cause que tous se coloroient sur le bien public du royaume, et que ce que eust fait la ville de Paris, doutoit que toutes les autres villes ne fissent le semblable, se délibéra à grandes journées de se venir mettre dedans Paris, et de garder que ces deux grosses armées ne s'assemblassent; et ne venoit point en intention de combattre, comme par plusieurs fois il m'a conté, en parlant de ces matières.


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