INSTITUT DE FRANCE

ACADEMIE DES BEAUX-ARTS

Discours prononcé par

M. Marc LADREIT DE LACHARRIERE
ELU MEMBRE DE LA SECTION DES MEMBRES LIBRES

Hommage à Gérald Van der Kemp (1912-2001)


Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Ministre de la Culture,
Messieurs les Ministres,
Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,



Vous me faites l’immense honneur de m’accueillir au sein de votre prestigieuse compagnie, issue des anciennes académies de Rome, des académies royales de musique et d’architecture, et de l’académie de peinture et de sculpture.
Me feriez-vous aussi l’honneur, après avoir prononcé à mon égard des paroles si élogieuses et trop indulgentes, de m’accompagner à Versailles… le chef d’œuvre le plus digne qui soit des beaux-arts et du classicisme français, où se donnèrent rendez-vous nos plus grands architectes, nos plus grands peintres et sculpteurs.
C’est l’un de nos anciens, Eugène Scribe, qui raconta l’anecdote qui suit le jour où il fut lui-même reçu sous la Coupole :
« La République de Gènes ayant osé braver Louis XIV, rappela-t-il, le doge fut forcé de venir à Versailles implorer la clémence du grand roi. Pendant qu’il admirait ces jardins où partout la nature est vaincue, ces eaux jaillissantes, ces forêts d’orangers, ces terrasses suspendues dans les airs, on lui demanda ce qu’il trouvait de plus extraordinaire à Versailles et il répondit : « C’est de m’y voir ! »
Versailles ! Mais par où commencer ? Notre guide suggère d’emblée le parc et les jardins, image et reflet du Château :
« Il faut y avoir longtemps erré pour en comprendre la vraie nature et apprécier le charme de ses allées, de ses statues qui montent une garde éternelle, de ses bassins consacrés à la mythologie, de ses fourrés ombreux.. »
C’est là, insiste le guide, que « Le Nôtre a réalisé son chef d’œuvre et fait éclater son habileté »…On peut dire que « les jardins ont précédé le château et qu’ils ont engagé le destin de Versailles… »

Le guide, vous l’avez deviné, n’est autre que notre grand Gérald van der Kemp. On ne peut faire un pas à Versailles sans y voir l’empreinte de son passage. Nommé conservateur en chef à quarante-et-un ans, celui qu’un chroniqueur du Figaro décrivit comme un « colosse à l’échelle de la Galerie des glaces », devait consacrer trente-cinq années de son existence à ce palais qui résume à lui seul la mythologie de l’Ancien régime.
L’histoire de sa nomination appartient désormais aux légendes qui habitent les murs du Château.
Nous sommes sous la IVè République. Le 26 avril 1953, Charles Mauricheau-Beaupré, alors conservateur en chef du Château, se tue dans un accident de voiture Cet accident ouvre une succession. Les plus grands conservateurs de France se bousculent. Ils n’ignorent qu’un détail, mais capital celui-là, l’amitié qui lie Gérald van der Kemp à celui qui était déjà un très grand collectionneur d’art, Daniel Wildenstein.
Le décret de nomination du conservateur dépend de deux ministres, celui de l’Education nationale, et celui des Beaux-Arts qui est sous sa tutelle. Le premier est alors André Marie, dont la longévité à la tête de l’Education nationale est exceptionnelle puisqu’il a pris ses fonctions au mois d’août 1951 ! Or André Marie est un ami très proche de Daniel Wildenstein, qui le juge comme l’un des hommes « les plus cultivés et des plus courageux qu’il ait connus ».
Laissons Daniel Wildenstein raconter la suite de l’histoire : « Ce Normand, dit-il en parlant de son ami ministre, était d’une drôlerie phénoménale. Raymonde, sa maîtresse, était une bonne copine à moi. Le soir, nous sortions souvent ensemble, tous les trois… »
Au lendemain de la mort du conservateur en chef, André Marie demande soudain à son ami Wildenstein : « Tu n’as pas une idée, toi ? » Daniel en parle à son père, Georges, et puis, lui vient « l’inspiration du siècle » : cette inspiration, c’est Gérald van der Kemp.
« Mon Gérald ! Mais pourquoi lui ? D’abord parce qu’il était déjà à Versailles, ensuite parce qu’il n’y avait personne d’autre que j’aimais comme lui. Depuis l’Institut d’art et d’archéologie, nous étions comme deux frères… »
Gérald était donc l’ami de Daniel, et puis il était charmant, superbe, et irrésistible dans les salons et les soirées… Mais cela suffisait-il pour en faire un conservateur de Versailles ? Pour s’en convaincre, il faut reprendre les choses par le début.
Quand il naît, le 5 mai 1912, à Charenton le Pont, Gérald est tout à fait français même si beaucoup de sang étranger, hollandais, américain, coule dans ses veines, mais il n’est pas encore van der Kemp. Il le sera bientôt deux fois, par sa mère et sa grand tante, dira-t-il. S’il révèle très tôt ses dons artistiques, ce n’est pas à Paris, mais loin de la capitale, au lycée de Nantes, près duquel ses parents se sont déplacés, qu’il se passionne pour la peinture et le dessin. Et puis survient la crise financière de 1929 qui ruine sa famille, le voici qui repart pour Paris, à dix-sept ans, sans le moindre sou, « faire un peu de tout », un peu de caricatures pour les journaux, un peu de décors de cinéma, une vague préparation aux Beaux-Arts. Deux années que je les gens sérieux diraient pour rien, je ne le pense pas ; car il se forme, il réfléchit sur sa vie : c'est décidé, ce sera l’aventure, la vraie : il se fait affecter au 4è régiment de Légion étrangère, embarque pour le Maroc, découvre le Rif, le sable, le désert, « une humanité dure, violente et poétique », confiera-t-il. Lorsque Yves Brayer le reçoit sous cette coupole le 22 octobre 1969, le grand peintre lui dit : « Cette expérience du désert et des hommes vous a marqué et vous a donné sans doute cette simplicité d’abord, ce sens du contact direct, qui sont deux de vos qualités foncières… »

Au retour de ses années de Légion, il s’inscrit à Paris à l'Institut d’art et d’archéologie de la Sorbonne – c’est donc là qu’il rencontre Daniel Wildenstein - et il suit les études de l’Ecole du Louvre. Son ambition : devenir un artiste cultivé ! Son grand exemple n’est autre que Delacroix. A vingt-quatre ans, il obtient sa licence d’archéologie et son diplôme du Louvre. Il a travaillé dur, il a su se faire remarquer, et un rendez-vous l’attend… Henri Verne, le directeur des Musées nationaux, qui a entendu parler de ses talents, l’a convoqué…Pour lui proposer un titre d’attaché indépendant et un traitement de 800 francs par mois ! Le Louvre et la fortune, les dieux sont décidément avec lui ! Il se précipite à la Coupole - celle de Montparnasse, mais c’est un signe du destin…- pour y fêter cette entrée dans la vie en commandant une langouste !

Gérald van der Kemp va pouvoir enfin savourer ses fonctions de chargé de mission au Département des Dessins et des Gravures du Louvre. « Et voilà comment, nous dit son biographe Franck Ferrand, un jeune homme sensible et passionné d’art, au sortir d’une enfance étrange et d’une jeunesse éprouvante pénètre, presque à regret et comme à reculons, dans une galaxie – celle des musées – et sur une planète, celle du Louvre, dont personne n’a pu ressortir inchangé. »

Comment lui-même va-t-il donc en sortir ? Sa première mission consiste à dresser l’inventaire et le catalogue de la collection Rothschild, ce qui lui donne les clés du Louvre. Il rêve aussi de peindre, de se promener, de séduire. Mais la guerre s’annonce à nouveau, elle est là et il est bientôt prié de rejoindre son régiment de chars. Que vont devenir les trésors dont il a fait l’inventaire ? On les a soigneusement emballés et ils ont pris la route de la province où ils vont trouver refuge. La Vénus de Milo, le Gladiateur Borghèse, les collections du musée Camondo, de Guimet, de Cognacq-Jay, celles des Rothschild ou des David Weill sont finalement déposées, en sécurité, au château de Valençay, dans l’Indre, propriété du duc du même nom.

Pendant ce temps, notre soldat est bien loin de là, sur les champs de bataille du Nord où l’on attend l’assaut foudroyant de l’armée allemande ; il en réchappe, traverse la Manche et revient se battre, il est fait prisonnier en Normandie, s’évade le 30 juin 1940, et finit par rejoindre, à pied, malgré un accident aux jambes, ses collections de Valençay !
Le directeur des Musées de France est alors Jacques Jaujard. Pour pouvoir le charger de la préservation des collections qui lui sont confiées, celui-ci le nomme assistant des musées nationaux. Car son prédécesseur Carle Dreyfus est contraint d’entrer dans la clandestinité.
Le jeune Van der Kemp demeurera ainsi quatre années et demie à Valençay, auprès du plus beau patrimoine artistique français. De ces années-là, celles de ses trente ans, il garde mille souvenirs, de travail, de lecture, d’éducation, mais aussi une inguérissable blessure et un cauchemar à vous réveiller la nuit. La blessure, c’est la mort de sa fille Florence à l’âge de deux ans, née à la suite de son mariage avec Marie, l’hiver 1940.
Le cauchemar date du 16 septembre 1944, quand le château de Valençay est envahi par une compagnie de SS de la division Das Reich qui remonte d’Oradour et de Tulle. Des combats ont eu lieu dans la région, les propriétaires du château ont été dénoncés, et notre chargé de mission accusé d’avoir enterré des soldats allemands !
On se saisit de lui, on le conduit devant un mur pour y être exécuté. On aligne un peloton. Il fait face, sans se démonter ; fleur à la boutonnière, canne à la main et chaussures cirées… « Aucune duchesse, avait-il retenu, ne vous prendra au sérieux si vous portez des chaussures imparfaitement cirées »… Mais ici, pas de duchesse, ce sont deux capitaines SS qui encadrent le peloton. Il demande à leur parler. On va chercher un interprète :
« Je lui dis que je suis le gardien des trésors du Louvre. Il me répond qu’on n’est pas là pour faire l’histoire de l’art mais la guerre… »
Alors ? Comment sauver la situation ?
« Je dis à l’interprète de préciser aux deux capitaines que certes, ils pouvaient me tuer, mais qu’ils seraient fusillés à leur tour ; car si ces trésors étaient en France, c’est parce que Mussolini et Hitler voulaient se les partager et qu’ils avaient décidé de tout garder en France jusqu’à la victoire finale… »
Et les deux SS l’ont cru !

Tout Gérald van der Kemp est dans cette scène de tragi comédie : son sang froid, sa hauteur, son sens incroyable de la persuasion élevé du rang d’un grand art. Qui pourra y résister demain quand ces deux-là y ont cédé ? Cela lui vaudra une magnifique citation qui va accompagner sa nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur à titre militaire :
« Par son attitude courageuse, a préservé d’une destruction fatale le dépôt des Musées qui lui était confié et a limité les progrès de l’incendie allumé dans la ville de Valençay par les Allemands de la division nazie Das Reich… »

La France libérée, les collections sauvées, encore faut-il les ramener à Paris. Il en est également chargé : il allait convoyer les plus belles œuvres du Louvre. C’est ainsi qu’il dormait auprès de Mona Lisa, comme le dira son biographe !
Un an plus tard, Jacques Jaujard, devenu directeur des Arts et lettres, le récompense en le nommant conservateur adjoint. Où donc ? A Versailles, où un poste est vacant et où notre héros fait son entrée, pour la première fois, au mois d’octobre 1945.
Il était donc dans la place depuis près de huit ans lorsque son ami, « son frère », Daniel Wildenstein, parvient « à inscrire son nom dans le cerveau du ministre de l’Education nationale », André Marie, pour succéder à Charles Mauricheau-Beaupré. Mais le ministre ne signait toujours pas le décret de nomination.
Alors, raconte Daniel, « un matin, j’ai dit à Raymonde – la maîtresse du ministre – « Raymonde, ça urge ! » Elle a éclaté de rire et elle m’a répondu : « Mon petit Daniel, ne t’inquiète pas. » Et Raymonde a fait le nécessaire. André Marie a signé, André Cornu, secrétaire d’Etat aux Beaux Arts, a signé aussi. A temps, parce que le 28 juin 1953, il n’était plus ministre.
« C’est à André Cornu que je dois ma nomination », dira Gérald van der Kemp qui lui vouera toute son existence durant une belle reconnaissance.
Dès lors, le voici conservateur en chef. Chef et conservateur. Conservateur, il l’est par respect de ce qui existe plus que par opposition à la nouveauté, aime-t-il à répéter. Chef, seul maître à bord, il entend l’être pour avoir les mains libres puisqu’il veut faire revivre le mythe de Versailles.

A José Luis de Villalonga, il confiera :
« Versailles a été la page la plus glorieuse d’une civilisation à jamais disparue. Il y a peu d’endroits où l’on peut s’écrier comme ici : « Mon Dieu que la vie a été belle ! Versailles est devenu le conte de fée d’une société en régression, nostalgique de beauté, de gestes inutiles, de grandes et de petites musiques…Marie-Antoinette reste avec Versailles un grand rêve évanoui… »
Or quand il est arrivé, et pour reprendre ses propres mots, Versailles était « dégoûtant, vide, mort » :
« J’ai voulu qu’il redevienne vivant, beau à regarder, ce qu’il était du temps du roi, le symbole de l’élégance française, du raffinement, du goût. Il fallait le remeubler, le vêtir, le dépoussiérer… »
On a commencé par le souvenir le plus émouvant et le plus tragique, par Marie-Antoinette. Au premier étage, l’appartement de la reine donne au midi, entre le salon de la paix, qui prolonge la Galerie des glaces, et le grand cabinet. Cette chambre avait perdu au XIXè siècle l’essentiel de son décor mural ; dès 1949, elle est restaurée dans son état ancien, la cheminée et les boiseries sont retrouvées, le syndicat des soieries de Lyon fait don du dernier meuble d’été, celui qui était en place le 6 octobre 1789 quand le roi, la reine et la cour quittent le palais pour n’y plus revenir. Cette restitution sera complétée par celle du lit, avec ses étoffes, son tapis d’alcôve refaits d’après les documents d’époque. Cela va servir de modèle à ce qui sera entrepris par la suite.
Il faut donc tout reprendre. Remettre de l’ordre, distribuer le travail, faire renaître les métiers, installer des ateliers qui n’existaient pas, développer l’artisanat et les spécialités, tapissiers, ébénistes, menuisiers, doreurs, sculpteurs, argenteurs, créer un grand service d’archives, microfilmer…
Et surtout, il y a les toits, qui n’attendent pas : « La ruine de Versailles nous menace, avait dit son prédécesseur, Mauricheau-Beaupré, les bassins ne gardent plus l’eau, les arbres menacent les statues, les murs se désagrègent. Dans les appartements, on ne peut lever les yeux sans voir des crevasses, des traces d’infiltration, des taches d’humidité… »
Tout refaire, certes, mais avec quel argent, car déjà l’Etat en manque ? Ce sera le secret et le talent de notre conservateur de savoir le trouver. C’est même toute une science :
« La France, explique-t-il à Villalonga, possède quatre grandes locomotives qui continuent à fasciner les gens : Versailles, Madame de Pompadour, Marie-Antoinette, et Napoléon. Sur ces noms-là, on peut toujours trouver de l’argent. Mes amis donnent les yeux fermés…Mes amis américains, anglais, brésiliens, les grandes fortunes internationales, les Mary Lasker, les Dillon, les Rockefeller, Barbara Hutton, et tant d’autres, les David-Weill, Paul-Louis Weiller… »

Encore faut-il restaurer la fascination de Versailles. La chance est avec lui, l’été de sa prise de fonctions comme conservateur en chef, Sacha Guitry tourne pendant deux mois, du 6 juillet au 6 septembre 1953, son film Si Versailles m’était conté dont il offre une partie des droits à la sauvegarde du Château.
Ce film lance une mode qui ne se démodera pas. Tout le monde voudra désormais voir et être vu à Versailles. Le président de la République y accueille la jeune reine Elizabeth, le Général y reçoit les Kennedy au cours d’un dîner fastueux. Le shah d’Iran et Nikita Kroutchev voudront le visiter. Gérald Van der Kemp en fait les honneurs, il décore, habille, commente chaque détail d’une histoire qui se confond avec l’histoire de France.
"J'ai reçu à Versailles toutes les têtes couronnées du monde, tous les grands chefs politiques..."
Il a fait du nouveau ministre de la Culture de la Vè République, André Malraux, son puissant allié.
Il convainc Michel Debré, Premier ministre, de signer un décret historique, lequel oblige les collections nationales à restituer à Versailles tout ce qui lui appartint et fut dispersé durant les années de la Révolution. Notre conservateur obtient ainsi la restitution par le Louvre de l’une des plus belles toiles de Véronèse, Le repas chez Simon, offerte par la République de Venise au roi, et qui reprend sa place dans le salon d’Hercule. Chaque donation fait l’objet d’une exposition plus réussie que la précédente.
A la demande d'André Malraux, il meuble entièrement le Grand Trianon en style Empire, à l'occasion de la vaste restauration entreprise entre 1963 et 1966. Il procède aussi à la rénovation des salles napoléoniennes du musée national de l'Histoire de France créé par Louis-Philippe. Puis, deux ans plus tard, et pour consacrer sa réussite malgré les polémiques et les jalousies qu’elle a naturellement provoquées, votre illustre Académie l’élit, à cinquante-six ans, au fauteuil de René Dumesnil.
Son comité d’honneur, présidé par Pierre David-Weill, compte aussi bien son cher André Cornu, l’ancien ministre, Louise de Vilmorin qui l’a présenté à Malraux, Marcel Achard, René Clair, ou Herbert von Karajan…Sur son épée ont été gravés trois symboles pour illustrer sa vie : un taureau, son signe astral, un hibou, pour représenter la sagesse, et une silhouette pour rappeler son goût pour les femmes.
Cinq années plus tard, Gérald Van der Kemp sera rejoint dans votre Compagnie par une autre grande figure, à l’origine de l’éclat ravivé de Versailles. Il s’agit, bien évidemment, de votre confrère, Marc Saltet, architecte en chef et conservateur du domaine de Versailles de 1954 à 1973, élu membre dans la section d’architecture en 1973.
On ne peut en effet évoquer Versailles sans évoquer Marc Saltet, qui a, lui aussi, conclu un véritable « pacte d’amour » avec le domaine de Versailles. Authentique pacte d’amour en effet tant il est vrai que la rencontre entre certains lieux et certains hommes empêche toute demi-mesure et ne peut être vécue que de façon intense et totale.
Marc Saltet affirma d’ailleurs, après avoir passionnément restauré, boiseries anciennes, lustres, fenêtres, parterres, bassins, jets d’eau et jardins : « En me consacrant à Versailles, je suis entré en religion. »
Ces deux grands commis de la République, étaient, comme le relève le préfacier de l’ouvrage de souvenirs de Marc Saltet, Vingt ans chez le Roi-Soleil, « pénétrés de la noblesse de leur mission patrimoniale, et portaient dans leur langage et leur manière, quelque chose de la majesté de Versailles ».
Gérald Van des Kemp avait commencé son parcours par la chambre de la reine, il l’a poursuivi par la chambre du roi, la bibliothèque de Louis XVI, le salon des jeux du roi, les appartements de Madame du Barry, la salle à manger de Louis XV au Petit Trianon et des dizaines d’autres salons, antichambres ou petits cabinets.
Mais comment pourrait-il achever sa mission autrement qu’en beauté : par cette Galerie des Glaces où Louis XIV reçut les ambassadeurs de Perse et du Siam, où Louis XV reçut l’envoyé spécial du Grand Turc et Napoléon III la reine Victoria, avant que Guillaume 1er ne s’y fasse proclamer empereur et que la paix n’y soit signée en 1919, pour vingt ans…« Pouvait-on rêver cadre plus fastueux pour le déroulement des fêtes et des cérémonies ? » demanda Van der Kemp.
Il prépara avec minutie cet ultime programme de restauration dès 1973, donna une soirée éblouissante dont il avait confié le comité de parrainage à Marie-Hélène de Rothschild. Il réunit ainsi 250 000 dollars qui furent l’amorce d’un extraordinaire mécénat, lequel deviendrait permanent.
L’inauguration de la Galerie des Glaces rendue à sa splendeur d’origine eut lieu le 9 juin 1980, en présence du président de la République, Valéry Giscard d’Estaing qui me fait la grande amitié d'honorer de sa présence la remise de mon épée au musée des Arts décoratifs.
La fête fut magnifique, mais Gérald van der Kemp avait l’âme en peine, car il avait soixante-huit ans depuis le 5 mai, la limite d’âge. Le cœur serré sur ce long passé, il fallait bien se résoudre à quitter l’appartement des Gardes françaises qu’il avait occupé pendant vingt-sept ans !
Mais il n’aurait jamais pu partir sans honorer celle qui l’avait accompagné durant toutes ces années, celle sur qui il s’était toujours reposé, celle qui avait été la maîtresse de maison, qui avait organisé dîners intimes et officiels, les plus belles fêtes et les plus élégants galas au profit du Château, Florence, sa femme, fille de l’amiral Harris, rencontrée en 1958, retrouvée en 1961, épousée aux Etats-Unis en 1963, après s’être séparé de Marie.
Il prit donc le bras de Madame Van der Kemp, l’emmena dans la salle du sacre, se plaça au pied de l’imposante toile de David représentant l’empereur couronnant l’impératrice Joséphine…Et là, notre grand Gérald décora sa femme des insignes de la Légion d’Honneur pour tant d’éminents services rendus à Versailles, pour tant de grâce et tant de bonheur.
Depuis trois ans déjà, il avait été nommé à Giverny, propriété de votre Académie. On comptait sur lui pour y récidiver ce qu’il avait si bien réussi à Versailles.
Giverny… C’est Sacha Guitry qui a raconté que lorsque les Allemands demandèrent l’armistice, au mois de novembre 1918, Clemenceau décida aussitôt d’aller voir Foch, mais pria son chauffeur de passer par Giverny. Parce que « Giverny c’était la maison de son plus grand ami, Claude Monet, c’était l’étang fleuri de nymphéas, le pont de bois jeté sur cet étang… »
Un autre chef d’œuvre !
Gérald van der Kemp va donc une fois de plus rendre au lieu sa splendeur.
Ainsi, pour lui aussi, cette longue traversée de l’histoire de l’art qui avait commencé dans le jardin de Versailles et passait par celui de Giverny. Il s’y dévoua pendant plus de vingt ans, avec un enthousiasme de jeune homme, avec, à ses côtés, son épouse, Florence van der Kemp, qui avait été à l’origine de la création de la Versaille’s Foundation et qui partageait son désir de sauver et enrichir le patrimoine. Gérald van der Kemp eu d’ailleurs le plaisir infini de la voir élue en 1989, à titre de correspondant étranger au sein de votre compagnie, laquelle la sollicita en 2002, afin de poursuivre, avec sa simplicité et sa générosité, la mission qui avait été celle de son mari chez Claude Monet. Malheureusement Florence Van der Kemp est aujourd’hui mobilisée dans sa résidence au Mexique et n’a pu être parmi nous, en ce jour. Permettez moi à distance de rendre hommage à celle, qui, avec son mari a su placer sa vie au service des arts.
« Il est un âge où ce n’est plus pour soi que l’on plante des jardins », aurait dit Louis XIV, cité par Erik Orsenna. Il y avait déjà quelques années que Gérald Van der Kemp s’était imprégné de cette vieille vérité, quand le 28 décembre 2001, il quitta nos jardins terrestres pour ceux du Ciel.
« Toujours une fleur à la boutonnière, une main largement tendue, un sourire chaleureux. On ne pouvait pas ne pas le voir, a écrit de son collègue de l’Institut mon ami André Bettencourt. Nous allions naturellement vers lui parce qu’il était optimiste, bienveillant, attentif. »
Gérald Van der Kemp fut à la fois un véritable précurseur du mécénat moderne et l’un des derniers témoins de l’élégance et du raffinement d’un monde aujourd’hui évanoui. Dans l’écho des salons de Louise de Vilmorin, il a su en effet incarner une joie de vivre sincère mêlée à un dandysme brillant, placés au service exclusif des arts ; mais il fut aussi le promoteur actif et ingénieux d’un mécénat moderne, inspiré du modèle américain. L’argent public étant rare, il s’est employé avec ardeur et succès à convaincre les grands collectionneurs du monde entier de l’absolu nécessité de soutenir et de financer la restauration et la préservation des chefs d’œuvre de notre patrimoine.
Permettez-moi d’ajouter un mot encore, celui d'un grand jardinier, André Le Nôtre.
Un jour que celui-ci accompagnait Louis XIV à Versailles, suivi par Mansart, il fit cette remarque en s’adressant au roi : « Sire, en vérité mon bonhomme de père ouvrirait de grands yeux s’il me voyait dans un char auprès du plus grand roi de la terre ; il faut avouer que votre majesté traite bien son Maçon et son Jardinier… »
Je crois pouvoir être votre interprète, Monsieur, en disant que Gérald Van der Kemp s’en est sûrement allé lui aussi en empruntant le char du roi, sans s’éloigner du plus beau château du monde.