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Maisons-Alfort, le 23 novembre 2001
AVIS
de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments
relatif à la présentation d'éléments scientifiques d'appréciation de l'équivalence
des huîtres
Crassostrea gigas
triploïdes, par rapport à des organismes diploïdes
ou "sauvages", en vue de répondre à certaines inquiétudes des consommateurs
L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments a été saisie le 20 mars 2001 par la
Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes afin
de disposer des éléments scientifiques d'appréciation de l'équivalence des huîtres
Crassostrea
gigas
triploïdes, par rapport à des organismes diploïdes ou "sauvages", en vue de répondre à
certaines inquiétudes des consommateurs. L'Association Force Ouvrière Consommateurs avait
également saisi l'Afssa sur ce sujet le 18 septembre 2000.
CONTEXTE
Des recherches effectuées sur les organismes marins et plus récemment sur les huîtres ont
conduit à produire des organismes stériles dotés de trois génomes de base par croisement
d'huîtres tétraploïdes avec des huîtres diploïdes. Sur le plan organoleptique, les huîtres
triploïdes ne sont plus laiteuses (gamétogenèse incomplète) et présentent, toute l'année, les
caractéristiques des huîtres hivernales. Par ailleurs les gains de croissance observés seraient
de 22% à 38 %.
Le comité d'experts spécialisé "Biotechnologie", réuni le 22 octobre et le 21 novembre 2001, a
orienté sa réflexion sur les questions suivantes :
- le caractère polyploïde constitue-t-il en lui-même un facteur de risque sanitaire ?
- des incidents particuliers liés à la consommation d'huîtres triploïdes par rapport à des
huîtres diploïdes ont-ils été rapportés ?
- le caractère triploïde a-t-il une influence sur les performances biologiques par rapport aux
huîtres diploïdes, notamment au regard du pouvoir de filtration et du risque d'accumulation
vis-à-vis des contaminants de l'environnement ?
LA POLYPLOÏDIE DANS LE REGNE VEGETAL ET ANIMAL
Le génome de base d'un organisme est caractérisé par le nombre de chromosomes non
homoloques contenu dans le noyau d'une cellule (par exemple 23 chez l'homme, 10 chez
l'huître, 14 chez le blé dur). Les êtres vivants, surtout dans le règne animal, sont généralement
diploïdes, leur génome étant constitué de deux génomes de base, l'un d'origine maternelle,
l'autre d'origine paternelle.
LE DIRECTEUR GENERAL
Saisine n°
2001-SA-0080
23, avenue du
Général de Gaulle
BP 19, 94701
Maisons-Alfort cedex
Tel 01 49 77 13 00
Fax 01 49 77 90 05
www.afssa.fr
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REPUBLIQUE
FRANÇAISE
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Un organisme polyploïde est un organisme animal ou végétal qui possède plus de deux génomes de
base. Les polyploïdes dont le nombre de génome de base est pair sont fertiles, les polyploïdes dont
le génome de base est impair sont généralement stériles.
La polyploïdisation a joué un rôle important dans l'évolution spontanée de nombreuses espèces
surtout chez les végétaux où elle est très répandue à l'état naturel.
La polyploïdie végétale
Près de la moitié des espèces végétales sont polyploïdes. La forme tétraploïde est la plus fréquente.
En effet, au cours de l’évolution des espèces, on retrouve les formes ancestrales diploïdes, localisées
souvent dans leur aire d’origine. Des formes polyploïdes fertiles, plus diversifiées, sont apparues
naturellement, dont les propriétés ont eu pour conséquence d’accroître leur aire de répartition. De
nombreuses espèces du règne végétal ont accumulé des génomes dans un même noyau. Parmi les
espèces les plus connues, on peut citer le blé (hexaploïde), les poireaux (tétraploïde), les pommes de
terre (tétraploïde), les fraises (octaploïde), certaines espèces d’aubergines (tétraploïdes).
Les espèces tétraploïdes peuvent être croisées avec des diploïdes, ce qui conduit généralement à la
production de triploïdes. Une telle situation perturbant fortement la formation des cellules sexuelles,
les graines de ces espèces sont peu nombreuses et abortives. L'absence de pépins chez la banane
ou certaines variétés d'agrumes ou de pastèques illustre cet intérêt des triploïdes.
A ces polyploïdes naturels, on peut ajouter des formes créées par l’Homme dans les espèces
suivantes : la betterave, le navet, les trèfles violets, les ray-grass. Cette polyploïdisation s'obtient en
bloquant la division cellulaire avec des substances comme la colchicine.
Les formes polyploïdes (naturelles ou artificielles) sont généralement plus vigoureuses. Elles ont une
diversité très grande d’interactions génétiques et enzymatiques qui a pour conséquence une
meilleure homéostasie vis-à-vis des variations environnementales et une plus grande possibilité
d’exploitation du substrat.
Les effets additifs de l’accumulation de gènes ont des conséquences au niveau cellulaire,
physiologique et morphologique. Le développement dans le temps des formes polyploïdes est
souvent plus lent (durée plus importante de l’état méristématique, différenciation plus lente avec
floraison plus tardive que les diploïdes correspondants). L’épaisseur et les dimensions foliaires sont
aussi souvent accrues par la polyploïdie mais les intensités de ramification et de tallage sont
diminuées.
La polyploïdie a également pour conséquence de changer la composition des tissus en protéines et
en substances de synthèse (pigment, auxines, vitamines etc..). Ces observations ont été faites aussi
bien sur les protéines du métabolisme cellulaire que dans les substances de réserve d’une graine.
Des interactions entre gènes homologues sont souvent mises à profit, au cours des générations de
reproduction de ces polyploïdes, pour sélectionner des caractères agronomiques d'intérêt.
La polyploïdie animale
Alors qu’elle est souvent observée chez les plantes, la polyploïdie naturelle est plus rare chez les
animaux et souvent associée avec une reproduction asexuée (gynogenèse). Chez les poissons,
notamment chez les salmonidés, différentes espèces présentent à l'état naturel des formes triploïdes
ou tétraploïdes. Chez les bivalves marins, comme les coquilles Saint-Jacques, qui sont des
organismes sexués diploïdes, on peut également observer des individus polyploïdes. En période de
reproduction, ces animaux aquatiques diploïdes subissent une réduction de leur croissance lié à la
mise en place de la gamétogenèse. Au contraire, la triploïdie est le plus souvent associée à une forte
réduction du développement gonadique et donc à une meilleure croissance. La maîtrise de cette
technique est donc d'un intérêt certain pour l’aquaculture.
De nombreux essais ont eu lieu pour induire cette polyploïdie chez les animaux. Des méthodes
simples (traitement brefs des œufs par des températures basses ou élevées ou de hautes pressions
peu après la fécondation) ont été mises au point pour produire des triploïdes et des tétraploïdes, mais
il est apparu que seuls les invertébrés et les vertébrés inférieurs (poissons et amphibiens) pouvaient
donner des individus polyploïdes viables. Actuellement, les applications de la triploïdie sont limitées
aux truites et aux huîtres.
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LA TRIPLOÏDIE CHEZ L'HUITRE
CRASSOSTREA GIGAS
Le mode d'obtention des huîtres triploïdes
Les recherches sur la polyploïdisation ont principalement commencé aux Etats-Unis dans les années
1980. En France, ces travaux ont été approfondis à partir des années 1990 dans plusieurs centres de
recherche public et privé. Deux types de techniques ont été développés depuis 1980 pour obtenir des
huîtres triploïdes.
Obtention d'un triploïde directement avec un inhibiteur de la division de l'œuf après
fécondation (traitement chimique)
Pour obtenir un individu triploïde, il est nécessaire de provoquer la rétention du second globule
polaire pendant la méiose de l’œuf. Différentes techniques ont été mises au point qui permettent
d’obtenir des individus triploïdes.
-
L'application d’un traitement à la cytochalasine B (inhibiteur de la polymérisation des fibres
d’actine) est le traitement classiquement utilisé pour induire la polyploïdisation chez l’huître. Ce
traitement est assez efficace (obtention en moyenne d’environ 80% d’individus triploïdes) et a
été largement utilisé. Cependant, ce traitement peut conduire à des mortalités significatives au
stade larvaire.
-
Plus récemment, une nouvelle méthode a été mise au point qui utilise le 6-diméthylaminopurine
(6-DMAP). Ce traitement présente une efficacité au moins comparable à celui par la
cytochalasine mais avec des mortalités plus faibles.
Cette technique implique de répéter le traitement chimique des œufs à chaque génération en utilisant
des molécules fortement toxiques comme la cytochalasine B et, bien que le succès de la
triploïdisation soit élevé, il est très rarement de 100%.
Des traitements physiques (choc thermique, choc de pression) ont également été testés mais
conduisent à des taux de triploïdisation plus faibles.
Obtention d'un triploïde par croisement d'un tétraploïde avec un diploïde
Des équipes de recherche ont développé une stratégie plus efficace pour produire des triploïdes en
croisant des individus tétraploïdes, obtenus par blocage d'un globule polaire, avec des individus
diploïdes. Des techniques d'obtention de tétraploïdes ont été mises en oeuvre dès 1994 aux Etats-
Unis et plus récemment en France par l'IFREMER.
La production d’huîtres triploïdes
En France
L’intérêt aquacole de l’utilisation d’individus triploïdes a conduit, ces dernières années, au
développement de cette production en France. Dans une première période (1994-1999), les huîtres
triploïdes étaient obtenues après traitement chimique des œufs après fécondation et ces produits
(naissains triploïdes) ont été commercialisés auprès des professionnels. Cette production peut être
estimée, en 1994, à quelques millions de naissains pour aboutir en 1999 à une centaine de millions
de naissains représentant environ 5% de la production nationale ostréicole. A partir de ces naissains,
des huîtres ont donc été mises sur le marché en quantités variables mais croissantes entre 1994 et
1999 (en 1999, environ 15.000 tonnes ont été commercialisées).
A partir de 1999, une certaine maîtrise de la production de lignées tétraploïdes par l'IFREMER a
permis à plusieurs écloseries de proposer des naissains triploïdes issus en totalité de croisements
tétraploïdes/diploïdes pour lesquels le taux de succès était de l’ordre de 100%. Ainsi, en 1999, 250
millions de naissains ont été vendus aux producteurs et les premières huîtres provenant du
grossissement de ces naissains devraient être commercialisées à la fin de l'année 2001. Il est
important de noter que les lignées tétraploïdes restent très fragiles (de fortes mortalités sont
observées) ce qui conduit à l’utilisation chaque année d’un nombre limité de mâles tétraploïdes pour
la production des naissains triploïdes.
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Aux Etats-Unis
Il existe sur la côte ouest des Etats-Unis une production importante d’huîtres
Crassostrea gigas
triploïdes, représentant environ 40% de la production américaine d’huîtres
C.
gigas,
obtenues en
partie par traitement chimique (depuis environ 15 ans, ces huîtres triploïdes sont commercialisées sur
le marché américain) et plus récemment par croisement tétraploïdes/diploïdes.
PERFORMANCES BIOLOGIQUES COMPAREES DES HUITRES TRIPLOÏDES ET DIPLOÏDES
Des études comparatives visant à évaluer les performances de survie et de croissance des huîtres
triploïdes et diploïdes ont été réalisées en milieu expérimental et naturel.
Les performances de survie
Selon les données fournies par l'IFREMER, des différences entre huîtres diploïdes et triploïdes sont
observées lorsque l’on considère les performances de survie en période estivale (mai-juillet) : chez
les individus diploïdes, de fortes mortalités sont en général observées dans les élevages (50-70%)
alors que, dans les mêmes conditions d’élevage en milieu naturel, des huîtres triploïdes (croisement
tétraploïdes/diploïdes) présentent une mortalité globale de l’ordre de 10%. Cependant, la survie des
huîtres triploïdes obtenues par traitement chimique est équivalente à celle des huîtres diploïdes. Ceci
illustre sans doute le fait que les deux modes de production de triploïdes ne conduisent pas
nécessairement à des individus identiques quant à l’expression de caractères zootechniques. Cela
suggère aussi que l’absence de gamétogenèse complète n’explique pas à elle seule la réduction de
mortalité estivale.
Les performances de croissance
Huîtres triploïdes obtenues par traitement chimique
Des travaux physiologiques ont été réalisés et publiés sur les huîtres triploïdes issues d’un traitement
chimique (en général, cytochalasine B) et les résultats ont été comparés avec ceux obtenus sur des
huîtres diploïdes. L’analyse des performances montre en général une meilleure croissance liée à une
augmentation du taux d’alimentation, une demande réduite en besoins énergétiques et une plus
grande efficacité d’absorption des nutriments.
Différentes hypothèses ont été proposées pour expliquer ces différences de performances (influence
de la stérilité induite par la triploïdie…) mais de récents travaux confortent l’idée que ces meilleurs
résultats de croissance sont associés à une augmentation de la variabilité allélique plutôt qu’à un effet
quantitatif du statut de polyploïde.
Huîtres triploïdes obtenues par croisement tétraploïdes/diploïdes
En qui concerne les triploïdes issues d’un croisement tétraploïdes/diploïdes, très peu de données
bibliographiques sont disponibles. Selon des informations de l’IFREMER, de meilleures performances
de croissance des triploïdes par rapport aux diploïdes sont observées sur différents sites de
production en milieu naturel (au niveau du poids de la coquille mais pas au niveau du poids sec).
D’autres travaux, réalisés en conditions d’élevage optimales en structure expérimentale par
l'IFREMER, semblent indiquer une différence au niveau du poids sec et au niveau de la
consommation d’oxygène mais la comparaison sur les fonctions standardisées pour l'acquisition ou la
dépense d'énergie reste plus difficile à interpréter. L’ensemble de ces travaux reste préliminaire et
mériterait d'être approfondi. Ils confirment aussi l’influence des facteurs du milieu dans l’expression
des caractères génétiques chez l’huître. Il est donc important de bien intégrer ces facteurs "milieu
d’élevage" lorsque l’on compare les performances de croissance des huîtres diploïdes et triploïdes.
Etudes des paramètres physiologiques
Il est indiqué par l'IFREMER que des premières études comparatives de laboratoire relatives à la
composition biochimique (glucidique, lipidique, protéique) ont été réalisées. Ces résultats
préliminaires ne semblent pas mettre en évidence de différences significatives entre les huîtres
triploïdes et diploïdes, hormis une augmentation attendue de la teneur en glycogène et une plus faible
concentration en lipides chez les huîtres triploïdes durant la période estivale. Ces études ne sont pas
publiées.
Des connaissances sur la capacité de filtration et d'absorption des huîtres triploïdes par rapport aux
diploïdes seraient déterminantes au regard des contaminants de l'environnement (métaux lourds,
phycotoxines) et du risque d'accumulation. Il convient cependant de noter que les connaissances sur
5
le pouvoir d'accumulation des huîtres diploïdes vis-à-vis des contaminants de l'environnement sont
elles-mêmes peu documentées ; un programme de recherche du ministère de l'Environnement est en
cours sur les huîtres diploïdes, axé sur l'évaluation des métaux lourds, des produits phytosanitaires et
plus généralement de l'influence de la pollution environnementale sur la qualité des huîtres et sur leur
système immunitaire.
Il est souligné que la réglementation
1
impose des contrôles sanitaires qui visent à assurer la sécurité
du consommateur vis-à-vis du risque microbiologique, phytoplanctonique et toxique. De plus, la
culture des huîtres doit être faite dans des zones dont les teneurs en métaux lourds (Pb, Cd et Hg) ne
conduisent pas à une accumulation dans l'huître supérieure à des normes fixées au niveau
national
1,2
.
Dans l'état actuel des données disponibles, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments
estime que les éléments de réponse suivants peuvent être apportés aux questions posées :
- le caractère polyploïde des huîtres ne paraît pas constituer en lui-même un facteur de risque
sanitaire au regard de l'existence de ce phénomène, à l'état naturel dans les règnes animal et
végétal, et de son recul d'utilisation à des fins d'amélioration des espèces ;
- les huîtres triploïdes sont consommées depuis de nombreuses années, sans qu'aient été
rapportés d'incidents particuliers liés à leur consommation. Cependant, aucune donnée
disponible ne permet d'évaluer si l'incidence des toxi-infections alimentaires observées après
consommation d'huîtres est différente entre des huîtres triploïdes et diploïdes ;
-
il n'existe pas de données disponibles sur le pouvoir potentiel accumulateur des huîtres triploïdes
comparé aux diploïdes en fonction des conditions de milieu et vis-à-vis des polluants de
l'environnement ; les connaissances sur cet aspect de la physiologie de l'huître diploïde sont
elles-mêmes très fragmentaires.
S'il peut être rappelé que des contrôles sanitaires sont régulièrement effectués dans les zones de
production ostréicole en vue de garantir la sécurité du consommateur, l'Agence française de
sécurité sanitaire des aliments recommande cependant d'étudier de manière comparative, dans
le cadre d'un programme de recherche adapté, les capacités de bioaccumulation et de dépuration
des huîtres triploïdes et diploïdes vis-à-vis des métaux lourds, des bactéries et des phycotoxines,
en prenant en compte l'influence des perturbations liées aux facteurs environnementaux. Dans
l'attente de ces résultats, bien que rien n'indique que les huîtres triploïdes présentent un risque
particulier, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments recommande un renforcement
des contrôles sanitaires sur les zones de production d'huîtres triploïdes à l'égard des
contaminants de l'environnement d'une part dans un souci de vigilance et d'autre part en vue
d'améliorer les connaissances sur le comportement de ces huîtres dans le milieu naturel.
Martin HIRSCH
1
Décret 94-340 du 28 avril 1994 relatif aux conditions sanitaires de production et de mise sur le marché des
coquillages vivants et arrêté du 21 mai 1999 relatif au classement de salubrité et à la surveillance des zones
de production et des zones de reparcage des coquillages vivants.
2
Un nouveau règlement européen (CE) 466/2001, applicable à partir du 5 avril 2002, fixe des teneurs
maximales en contaminants Pb, Hg et Cd pour les mollusques bivalves lors de leur mise en circulation.