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La Sicile musulmane
Henri Bresc
Professeur émérite à l'université de Paris X Nanterre
Directeur du Centre d'histoire sociale et culturelle de l'Occident (CHSCO )
La Sicile musulmane a laissé peu de traces archéologiques ; elle pourrait passer inaperçue et ne paraître qu'un bref intermède, s'il n'y avait en aval l'étonnant chapitre de la Sicile normande. Or de 831 à 1071, Palerme est une ville musulmane ; la conquête, d'abord militaire, ouvre la Sicile à une forte immigration venue d'Afrique du Nord. Pendant quelques décennies, les réformes des Fâtimides permettent l'apparition d'une civilisation urbaine qui va multiplier les échanges avec les villes musulmanes du bassin méditerranéen. Nous avons demandé à Henri Bresc de nous présenter cet épisode de l'histoire sicilienne.


La conquête de la Sicile

Les premières ambitions musulmanes sur la Sicile reposent d'abord sur la position centrale de l'île en Méditerranée : depuis la conquête de l'Afrique du Nord par les Arabes, l'île est la base navale essentielle des Byzantins, qui contrôle une mer longtemps restée sous hégémonie grecque. C'est un centre de l'hellénisme, rattaché maintenant au point de vue religieux à Constantinople. Sa capitale, Syracuse, avait été choisie comme siège de l'empereur par Constant II, qui y est assassiné en 668. Un équilibre s'est institué, souligné par des trêves longues. Il est rompu en 826 par la révolte du gouverneur de Sicile, Euphémius, contre Michel II. Selon un scénario classique chez les Byzantins, un gouverneur appuyé sur une flotte puissante peut tenter sa chance. Euphémius se proclame empereur et fait appel à l'aide de Ziyâdat Allâh, émir aghlabide de Kairouan et gouverneur de l'Afrique du Nord, l'Ifrîqiyya, au nom du calife abbasside de Bagdad. Le monde musulman est alors uni par un califat unique, dont les Aghlabides sont de vieux et fermes partisans, et l'émir refuse de l'entraîner dans une guerre générale, mais il permet aux hommes de religion de Kairouan, juristes malikites et théologiens, de mener une armée de volontaires.


Les Aghlabides et la résistance byzantine

Conduite par un vieillard, le juge Asad b. al-Furât, l'armée débarque à Marsala et entreprend une longue guerre d'usure, bientôt soutenue par l'armée régulière venue d'Afrique. Il faudra quarante années de campagnes pour l'emporter sur une résistance acharnée des gens de l'île et atteindre la capitale en 878, après la prise de Palerme en 831 et celle d'Enna en 859. Les Grecs fortifient l'île et reprennent plusieurs fois les centres perdus, Raguse, Noto, laissés au statut de tributaires. La Sicile ne sera conquise et soumise à un ordre étatique à peu près totalement qu'en 902 par l'émir aghlabide Ibrâhîm II, qui prend Taormine. Le gouvernement aghlabide, ayant envoyé à la conquête de l'île les éléments les plus instables de l'armée et les juristes les plus rebelles, a eu en effet le plus grand mal à en prendre le contrôle. Les révoltes des musulmans de l'île se succèdent pendant le IXe siècle, en 851, en 886, en 897. De violents conflits internes manifestent la survie de l'esprit de la conquête, celui d'une coopérative militaire avide de butin, noyau de djihâd inquiet et prompt à se retourner contre les musulmans d'Afrique : les habitants d'Agrigente attaquent Tripoli et pillent Palerme et il faut, en 900, une grande expédition aghlabide pour pacifier l'île. Les révoltes reprennent après la guerre civile qui, en Afrique du Nord, oppose les éléments fidèles aux Abbassides aux partisans du nouveau califat chiite proclamé en 905 à Kairouan, qui prend le nom dynastique de Fâtimides. En 915 le gouverneur fâtimide est tué, les Palermitains équipent une flotte, détruisent Sfax et attaquent Tripoli.

Les Grecs ont longtemps résisté dans les montagnes du Valdemone, entre Cefalù, Messine et Taormine – Madonies, Nébrodes, Péloritaines –, autour du site fortifié et perché de Démenna – aujourd'hui San Marco d'Alunzio : selon le témoignage de Dawûdî, juriste du début du XIe siècle, auteur d'un Livre des impôts, les conquérants les ont chassés vers cette région, sans qu'ils aient été coupables de rébellion, pour que les terres qu'ils occupaient fassent partie du butin. La distribution des terres a en effet été illégale et spontanée entre les conquérants ; il n'y a eu ni cinquième réservé pour l'État, selon la règle ou khums, ni répartition coutumière ; une chrétienté « démennite » se regroupe donc, soumise en cas de nécessité, révoltée à l'occasion. Les Byzantins restaurent une province, un « thème », qui sera balayé vers 960. Les chrétiens accueillent en 1040 des musulmans révoltés qui se convertissent au christianisme. La répression sera sévère, mais ils restent prêts à accueillir un libérateur. Certains passent en Calabre sous contrôle byzantin, mais la tolérance « classique » des Aghlabides, puis des Fatimides permet la survivance minimale d'institutions religieuses dans les régions islamisées et arabisées : il y a un évêque auprès de l'émir à Palerme, où une porte de la ville est nommée Shantagata, « de Sainte-Agathe », du nom d'une église et peut-être à Catane, des monastères demeurent à Vicari et Saint-Philippe d'Argirò. Des écoles sont attestées par les vies de saints et la liturgie suit celles d'Égypte et d'Antioche. Le maintien de la culture grecque permet, comme dans l'ensemble du monde musulman, la présence de fonctionnaires chrétiens, qui servent la dynastie et protègent leurs coreligionnaires. C'est une preuve de dévouement car les risques sont élevés : l'aghlabide Ibrâhîm II, taxé de folie et de cruauté par les sources malikites, aurait, selon les récits hagiographiques, fait exécuter quatre Siciliens chrétiens, son trésorier, son collecteur des taxes, leur père et un autre homme.


Un paysage religieux composite

On ne constate donc pas en Sicile de ralliement général à l'envahisseur, comme en Orient, ni de résistance au nom d'un islam différent, comme dans le Maghreb berbère rallié au khâridjisme. C'est une vigoureuse immigration qui assure l'islamisation partielle de l'île et son arabisation. De nombreux cadres y exercent : au témoignage du géographe Ibn Hawqal, qui visite Palerme en 973, on n'y compte pas moins de trois cents maîtres d'école. La mosquée principale, réservée à la population non chiite, regroupe sept mille auditeurs, et la ville recense trois cents oratoires. La conversion est pourtant loin d'être complète. Ibn Hawqal, en 973, constate ainsi des faits scandaleux pour un juriste : des couples mixtes partagent leurs enfants entre la foi chrétienne et la loi musulmane ; les musulmans époux de chrétiennes permettent en effet à leurs filles de rester chrétiennes. La coexistence entre majorité musulmane et minorité chrétienne passe ainsi au sein des familles, et les femmes et les filles maintiennent des lignées féminines de foi différente de celle de leurs maris et de leurs frères. C'est dire l'indifférence profonde à l'égard de la foi : la religion est un statut politique plus ou moins avantageux, les règles ne sont pas intériorisées et les compromis toujours possibles avec les traditions religieuses locales.

Le régime musulman applique les impôts « coraniques », la capitation ou djizya et le tribut foncier sur les non-musulmans, mais il n'ose pas imposer les musulmans ; il ne lève ni l'impôt foncier ou kharâdj, ni même la dîme, mais se contente d'un impôt léger hérité des Byzantins ; s'y ajoutent, il est vrai, des prestations de bois pour les chantiers navals. La destruction des cadastres fiscaux, attestée par Dawûdî, manifeste la résistance de cette société de conquérants contre la discipline étatique et le tribut exigé. Le régime dispose aussi du tribut levé sur la Calabre et du butin des guerres navales et des razzias menées dans l'Italie continentale. La répartition des hommes s'est faite, entre la conquête et 965, en villages ouverts, qaryas, jusqu'au grand incastellamento décidé par les Fâtimides, mais le juriste Dawûdî témoigne aussi de l'existence de véritables fermes, diyâ', qui payent normalement la dîme. Une distribution de terres aux officiers princiers a en effet sans doute eu lieu, dont témoigne le nom de rahal qui reste, à l'époque normande, à un grand nombre de domaines fonciers, accompagné du nom d'un officier, le rahal du cadi, celui du qâ'id.


La Sicile fâtimide

La Sicile fâtimide est le grand laboratoire de la nouvelle dynastie califale qui arrive au pouvoir en 905 en Afrique, appuyée sur les Kabyles de la tribu Kutâma, précocement ralliés à son message chiite radical. L'île est d'abord difficile à contrôler, elle se révolte et les Fâtimides y envoient les Kutâma en 916. À côté de la vieille ville fortifiée de Palerme, le Qasr – qui deviendra le Cassaro –, et qui reste étrangère à la doctrine chiite, ils fondent en 936 une ville forte qui surveille le port et qui comprend le palais et les casernes de la garnison. C'est la Khâlisa, l'« élue », qui n'est habitée que par les chiites, et qui constitue le prototype de la ville du Caire fondé par Djawhar le Sicilien en 969. Les Fâtimides maintiennent un État fort, frappent l'île d'impôts sévères, de sorte qu'en 938 la population musulmane fait appel à l'empereur byzantin Romain Lécapène. Si l'anarchie est matée par un gouverneur à poigne, on est frappé de constater la fuite des musulmans chez les chrétiens rebelles et l'extrême violence des conflits. En 947, quand la principale famille de Palerme, les Tabarî, est soupçonnée de révolte, elle est prévenue et écrasée par un autre gouverneur énergique, qui fonde la dynastie des Kalbites. Les Fâtimides utilisent aussi la déportation : les Berbères khâridjites d'Afrique du Nord sont établis en Sicile, où leurs tribus sont dispersées, en particulier à Enna. Les Kalbites installent à Palerme, dans l'ombre du califat fatimide installé au Caire depuis 969, un vrai gouvernement avec des vizirs, des chambellans, une cour. La fin de la société de djihâd s'annonce.


Les émirs kalbites

La Sicile apparaît en effet pour les Fâtimides comme un terrain d'expériences : l'effort d'islamisation se fait jour en 962 par une grande cérémonie, où quatorze mille enfants sont circoncis simultanément ; après une offensive byzantine, écrasée en 965 à la bataille du Fossé ou de Rametta, le calife fâtimide Mu'izz fait accomplir par l'émir kalbite, en 967, un grand incastellamento, mouvement qui représente une mutation profonde de l'habitat. Il décide en effet le regroupement forcé de tous les habitants dans un petit nombre de villes ou madîna, une par district, chacune gardée par un château et munie d'une mosquée du vendredi, indispensable pour assurer la fidélité politique et l'endoctrinement religieux. Il s'agit de faire pénétrer l'islam, mais aussi de faire passer le message chiite sur lequel repose la dynastie. Cette nouvelle structure, accompagnée de la destruction des anciens habitats dispersés, fortifie l'île contre Nicéphore Phocas, et semble avoir réussi l'unification culturelle des populations. Cette islamisation et cette arabisation sont d'autant plus radicales qu'une immigration nombreuse suit les famines qui ravagent les provinces africaines, de 1004-1005 à 1040, avant même l'invasion des Hilaliens, qui disloque l'Afrique du Nord. Un mouvement à plus longue distance, fréquent dans le monde de l'islam, a fait affluer aussi des musulmans d'Espagne andalouse et même d'un Orient lointain, des Coptes, des Éthiopiens, des Khurasaniens, des Indiens. Ce sont des patriciens d'origine iranienne, les Tabarî, qu'on exécute à Palerme en 946. L'immigration entraîne aussi des juifs arabisés, nombreux, en relation étroite avec la synagogue de Ben Ezra du Vieux-Caire : la Sicile et la Tunisie leur servent de relais pour leurs trafics commerciaux entre l'Égypte et la Syrie fatimides et l'Occident musulman omeyyade.

Sur le modèle de la Tunisie aghlabide, les émirs kalbites ont ainsi obtenu la liquidation des solidarités militaires tribales et des grandes factions qui opposaient Agrigentins et Palermitains à la fin du IXe siècle. Les tribus disparaissent en ville, où ne se conserve que la « noblesse héraldique » : au XIIe siècle, dans les documents d'époque normande, de nombreux musulmans souscrivent les actes de la pratique notariale et portent des noms, des nisbas, qui se réfèrent aux grandes tribus arabiques et aux tribus berbères. Ces noms n'ont plus d'efficacité politique ou militaire, mais ils soulignent l'attachement à des origines considérées comme brillantes.


L'apogée de la Sicile musulmane

La conquête musulmane puis les réformes des Fâtimides ont aussi permis, sur le modèle des grandes réformes abbassides du IXe siècle, une révolution culturale, une ‘imâra, indispensable au développement commercial et à l'acculturation urbaine. Cette révolution culturale se manifeste par l'intégration des cités siciliennes dans le dénombrement des villes que décrivent les documents de la Geniza du Caire et s'exprime dans une consommation de produits de luxe nouveaux, vêtements de soie et de coton, mobilier de qualité, cuisine raffinée. Elle s'intègre dans le mouvement commercial du monde musulman : la Sicile exporte en particulier vers l'Orient des soieries précieuses. Il en résulte une économie agraire « en peau de léopard » qui multiplie les zones irriguées, où s'implantent les nouvelles cultures, iraniennes et indiennes, comme la canne à sucre, présente dès 910, le henné, l'indigo, le coton, les nouvelles espèces de légumes, et où se développent les agrumes, déjà présents dans le monde romain. Le mûrier à ver à soie, importé aussi en Méditerranée par Byzance, occupe une place capitale dans l'économie de la Sicile orientale et en Calabre. Les jardins jouent donc un rôle nouveau, attesté par le vocabulaire arabe passé dans la langue sicilienne, mais l'essentiel demeure la céréaliculture.

Cette économie monétaire, intensive, fondée sur une marqueterie de productions destinées au marché, repose sur un paysannat libre et entreprenant : en 1019, la Sicile se soulève contre l'émir Dja'far, contraint à l'exil pour avoir tenté de remplacer la taxe coutumière par une dîme générale sur les froments et sur les fruits – il part avec 970 000 dinars en Égypte ; son frère Akhal est chassé du pouvoir en 1035 quand il tente d'établir sur tous l'impôt foncier, le kharâdj.

Cités et activités artisanales ont connu un essor continu, en contraste vigoureux par exemple avec la relative atonie de l'Italie continentale. Les surnoms des vilains musulmans au XIIe siècle donnent l'image des activités productrices dans le champ industriel et de la dignité qui leur est conférée : textile, métal, cuir, bois et construction, tandis que fort peu viennent de la production agricole. Palerme, seule cité bien décrite, a remplacé Syracuse, capitale impériale de Constant II. Elle porte le nom de « ville de Sicile », madîna Siqilliya. Elle est décrite avec précision par le voyageur Ibn Hawqal, qui la visite en 980. Sur la colline, il visite d'abord la vieille ville fortifiée, le Qasr, Cassaro, qui a hérité de l'époque romaine et byzantine un urbanisme superbe et géométrique ordonné autour d'une grande rue droite, la « Rue de marbre », dallée de pierre. La grande mosquée englobe le bâtiment de la vieille cathédrale et on lui montre là le tombeau suspendu d'Aristote, qui protégeait la cité contre la sécheresse au temps des chrétiens. Près du port et de l'arsenal, la Khâlisa, fondée en 937, est le siège du pouvoir émiral et de l'armée. De nouveaux quartiers ont surgi entre les deux sites et d'autres seront construits par les Kalbites, celui des Esclavons, celui de la mosquée d'Ibn Saqlab, celui des hôtelleries, celui, enfin, de la synagogue et des forgerons. Les nouveautés sont remarquables : le rivage est défendu par des couvents, sans doute fortifiés, des ribâts, qu'Ibn Hawqal dit occupés par des mystiques sûfîs, qu'il présente comme des mauvais sujets et des débauchés. Au moment de la conquête normande, le nouveau mur englobera ces quartiers, un espace de deux cents, avec des jardins, le même espace qui accueillera cinquante mille hectares vers 1340 et cent mille en 1700. L'activité artisanale et commerciale y est intense, droguistes – ou ‘attârîn, qui laisseront leur nom au quartier des Lattarini – fourbisseurs d'armes, brodeurs, changeurs et une grande variété de commerces de bouche.

La Sicile est un producteur de soieries, turbans, robes, voiles, fabriqués dans la région de Démenna, de couvertures, de carpettes ou mandîls. L'exportation de la soie sicilienne en Égypte est attestée dès 1042 par le voyageur persan Nâsir-i Khosraw. Un navire palermitain est présent à Tripoli du Liban en 1037-1038, il y décharge du lin d'Égypte, puis repart pour Mahdiyya en Tunisie ; quatre bâtiments arrivent de Palerme à Alexandrie en 1055, un autre de Mazara en 1062. Il porte la bonne nouvelle de la mort d'Ibn al-Thumna, le traître qui a introduit les Normands dans l'île. Mazara est en effet le grand port de la Sicile musulmane, avec un marché de redistribution du lin égyptien, du bois de brésil et de l'indigo, qui servent à teindre les textiles siciliens.


La guerre de frontière

La politique de l'île est dictée par sa situation de frontière : les portes des villes de Palerme gardent longtemps pendant le Moyen Âge chrétien des noms de régiments abbassides (Anbâ'), Sûdân fatimides (Noirs, Sûdân, Kutâma), et une autre reste la Porte des victoires, Bâb al-Futûh. La guerre est en effet constante encore au Xe et au début du XIe siècle contre l'Italie byzantine et lombarde : en 917-930 les troupes fâtimides poussent jusqu'en Pouille. Mais les forces palermitaines opèrent aussi contre les Omeyyades d'Espagne : l'expédition de 954 les mène contre Alméria, entraînant l'alliance des Andalous avec l'empereur byzantin Constantin VII. Après une période de calme, les Kalbites reprennent une guerre vigoureuse pour unifier la Sicile sous la domination fâtimide : en 962 ils conquièrent Taormine, rebaptisée Mu'izziya du nom du calife fâtimide Mu'izz ; l'année suivante, ils s'emparent de la forteresse de Rametta qui garde la montagne de Messine et qui a été consolidée par Nicéphore Phocas. La paix conclue alors n'est qu'une étape : l'armée revient en Calabre et jusqu'en Pouille en 975-977 ; les Kalbites affrontent alors le premier projet de reconquête conjointe menée par l'empereur germanique Otton II avec l'appui du pouvoir pontifical ; leur flotte est victorieuse en 982 au Cap Colonne, manquant capturer ou tuer Otton. Ils reprennent l'offensive de 1002 à 1016, puis en 1031, mais la Sicile est désormais entrée en relations économiques avec l'Italie et la guerre s'émousse.

Une aire de prospérité s'est en effet créée dans la mer Tyrrhénienne aux premières années du XIe siècle ; ce sont les marchands d'Amalfi, petite ville, mais port actif entre Naples et Salerne, qui animent les commerces entre la Campanie, la Sicile, la Tunisie et l'Égypte. Ils vendent en Sicile et dans tout le monde musulman les fruits séchés des vergers de leur montagne, noisettes, noix, châtaignes, le miel, et le vin aussi, qu'une pratique assez souple de l'islam tolère. Ils achètent à Alexandrie, mais aussi dans les ports du canal de Sicile les précieuses épices qui transitent par l'Égypte depuis l'Inde.

L'éclatement

Sous l'autorité de plus en plus lointaine du califat fatimide, la Sicile kalbite est confrontée à la puissance en ascension des Zîrides de Mahdiyya, dynastie berbère qui a remplacé l'autorité califale en Afrique du Nord. Elle hésite entre l'alliance militaire, qui permet de faire face, jusqu'en 1035, aux offensives du catépan byzantin de Pouille Basile Bojohannès, et la tentation de la concurrence. Les Siciliens entrent aussi dans une période d'ambiguïté : en 1035, la compétition sépare les partisans des Kalbites ; les uns font appel aux Zîrides, d'autres proposent de livrer l'île aux Byzantins, et un Kalbite est fait dignitaire de l'Empire, magistros. Byzance prépare depuis longtemps une grande offensive ; retardée par la mort de Basile II en 1025, elle est menée par le général Georges Maniakès de 1037 à 1042, sous le prétexte de porter secours à ses partisans. L'armée byzantine, reçue avec enthousiasme par les chrétiens de Sicile, prend Messine et Syracuse, mais l'ambition de Maniakès le conduit, comme souvent les généraux byzantins vainqueurs, à se rebeller et à conduire son armée vers Constantinople. Dans l'autre camp, l'expédition de secours zîride entre en conflit, dès 1040, avec les Kalbites de Palerme.

Vers 1040, tous les éléments politiques et religieux d'une crise sont rassemblés : l'idéologie politique chiite, compromise par les déchirures au sein de la gnose fatimide, ne constitue plus un ciment, mais multiplie les divisions et les groupuscules ; de nouvelles branches de la « famille bénie » du Prophète tentent leur chance en Espagne, et fondent des califats minuscules, en particulier les Hammûdites de Ceuta, descendant d'Idrîs, qui occupent le califat cordouan de 1016 à 1023 ; la pluralité des pouvoirs de fait et des légitimités califiennes touche la Sicile comme tout l'Occident musulman. Les Kalbites sont chassés de Palerme en 1044 par la « république » – shûrâ, c'est-à-dire conseil – des Shaykhs, pouvoir politique et économique qui envoie des navires de commerce en Orient ; la monnaie y manifeste toujours la référence au califat fatimide, ne serait-ce que par opposition aux Zîrides de Mahdiyya qui ont abandonné le chiisme et rejoint le mâlikisme des docteurs de Kairouan. Palerme lutte contre les Zîrides en envoyant des armes aux rebelles de Sousse. Et le Maghreb accueille à son tour des réfugiés siciliens, qui se soustraient à la guerre civile.

Quatre qâyds imposent en effet dans l'île des pouvoirs régionaux, des taifas, semblables à celles de l'Espagne du XIe siècle, et qui visent probablement tous au califat : les plus importants, Ibn al-Hawwâs – sans doute un Hammûdite – à Agrigente et Castrogiovanni (Enna), et Ibn al-Thumna à Syracuse entrent en conflit. Le dernier prend le nom califien, de modèle abbasside, d'Al-Qadîr bi'llâh, et fait prononcer le prêche du vendredi, la khutba, à son nom. De 1053 à 1060, il entreprend l'unification de l'île et n'hésite pas à attaquer Sousse en 1053-1054. En 1060, pour répondre à la contre-offensive d'Ibn al-Hawwâs, il cherche l'alliance des chefs normands de Pouille et de Calabre, considérés comme de simples mercenaires et les appelle dans l'île.


Les derniers feux

Les années de la crise sont comme en Espagne les plus belles : l'islamisation de l'île est encore accentuée par l'immigration des Ismâiliens d'Afrique fuyant la persécution sunnite ; ils entretiennent une activité intellectuelle vigoureuse, dans le domaine de la poésie, comme Ibn Hamdis, dans ceux de la lexicographie et de la grammaire, comme Al-Makkî, le « correcteur de la langue », qui publie une critique de l'arabe parlé des Siciliens. La prospérité commerciale est alors à son zénith : comme la Tunisie, l'île est un relais entre Égypte et l'Occident musulman, pour des trafics de produits rares et chers, et elle ne souffre pas, avant l'arrivée des Normands, des incursions militaires ou des ravages systématiques, comme ceux des Hilaliens en Afrique.

La faiblesse militaire, acquise depuis la dissolution, en 1015, des régiments spécialisés de Berbères et de Noirs, et la division des partis expliquent largement la rapidité de la conquête normande : entrés dans l'île en 1061 avec de faibles contingents, quelque trois cents chevaliers, les Normands sont maîtres de Palerme dix ans après et de toute l'île vers 1090. Mais il faut compter aussi sur leur politique habile, sur l'aide des chrétiens grecs et sur la démoralisation des cadres siciliens : plusieurs chefs se convertissent au christianisme, comme ce sera le cas à la fin de l'Espagne almohade. Le seigneur d'Enna, membre de la famille des Hammûdites, se convertit avant de livrer cette place stratégique au centre de l'île. La conquête chrétienne se présente comme une reconquête motivée et opérée en douceur par la négociation ; le maintien des statuts explique la longueur des collaborations, la relative confiance entre Siciliens musulmans et immigrants latins et surtout, alors qu'on s'attendrait à un exode, la poursuite d'une immigration de musulmans depuis les terres africaines, qui consolide pour un temps un monde de toute façon menacé.

De 1061 à 1071, le Normand Roger de Hauteville réussit là où Byzance avait échoué. Il élabore, ce faisant, les premiers éléments de ce qui sera en 1095 l'idéologie de la Croisade et construit aussitôt un État, qui se fera plus complexe avec Roger II, mais qui repose dès l'origine sur la collaboration de chrétiens locaux, grecs et arabes, et de musulmans, avec un encadrement venu de France.

Cette seconde Sicile musulmane, sous protection normande, connaîtra cependant de très graves conflits : son existence pacifique repose sur la force de l'État et sur sa capacité à maintenir l'ordre ; les régences, les complots aristocratiques, les moments de faiblesse de la monarchie éveillent des conflits entre les musulmans et leurs voisins chrétiens. Une première alarme sonne en 1160-1161, après une conspiration des nobles, et déclenche un pogrom anti-musulman dans l'île. Quand la dynastie normande entre dans sa crise mortelle en 1189 et que la guerre civile débouche sur la victoire des armées germaniques de l'empereur Henri VI, les musulmans rejoignent les forces de divers partis engagés dans la guerre civile. Ils sont broyés sous la meule des conflits factionnels. Les derniers combattants sont déportés en Pouille par Frédéric II de Hohenstaufen : il constitue à Lucera une ville-caserne peuplée de familles musulmanes et les utilise comme une garde personnelle.

Henri Bresc
Décembre 2002
 
Bibliographie
Sicily during the Fatimid Age Sicily during the Fatimid Age
Léonard Charles Chiarelli
Utah, 1986

La Sicile islamique La Sicile islamique
Aziz Ahmad
Publisud, Paris, 1991

Storia dei Musulmani di Sicilia Storia dei Musulmani di Sicilia
Michele Amari
Florence, 1854

Del nuovo sulla Sicilia musulmana Del nuovo sulla Sicilia musulmana
Biancamaria Scarcia Amoretti
Rome, 1995

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