Orrorin tugenensis
 

   
   
 

A l’automne 2000, lors d’une prospection de la Kenya Palaeontology Expedition (un projet de coopération entre le Kenya et la France), la découverte d’ancêtres dans la Formation de Lukeino vieille de 6 millions d’années ouvrait une page nouvelle et très ancienne de l’histoire de nos origines, dont les premières lignes avaient été lues en 1974 avec la découverte de la molaire inférieure de Lukeino. Cette dernière était importante parce qu’elle montrait que des hominoïdés avaient été présents dans la Formation de Lukeino, mais elle n’était pas suffisante pour donner une image claire du type d’Hominoïde dont il s’agissait. C’est pourquoi, la dent a été attribuée à un hominidé par certains et à un chimpanzé par d’autres. Le nouvel échantillon nous permet d’affirmer que ces hominoïdes sont bien des hominidés bipèdes qui ont été rapportés au nouveau taxon, Orrorin tugenensis.

  Vue générale des gisements du bassin du lac Baringo (prise du sommet des Tugen Hills)
 


La Formation de Lukeino

La Formation de Lukeino au Kenya (6 Ma) qui a livré les restes du premier Hominidé, Orrorin tugenensis, s’est accumulée dans un large bassin s’étendant environ sur 50 km du nord au sud et sur 30 km d’est en ouest, juste au nord de l’Equateur.
Orrorin a été récolté sur quatre sites localisés dans la partie sud du bassin (Aragai, Cheboit, Kapcheberek, Kapsomin), dont le plus riche est Kapsomin. A cet endroit, il y avait une falaise basse de basalte sur les marges du lac. De nombreux fossiles d’Orrorin ont été trouvés au pied de la falaise et l’aspect des os indique qu’il a été la proie d’un grand carnivore, probablement un félin proche d’un léopard dont les restes ont été découverts sur le site. A proximité, se trouvaient des sources chaudes et les eaux qui en jaillissaient ont recouvert certains os d’Orrorin d’une fine pellicule de travertin.

  Formation de Lukeino (6Ma)
 



La datation
La Formation de Lukeino repose sur un trachyte, le trachyte de Kabarnet qui a livré un âge de 6,2 Ma. Elle est surmontée par les basaltes de Kaparaina vieux de 5,65 Ma. Un sill trachybasaltique qui recoupe les dépôts a été daté à 5,62 Ma. Par ailleurs, l’étude du paléomagnétisme concorde avec ces résultats.

Dégagement sur le site de Kapsomin  
 

 

La morphologie dentaire
Les dents présentent des mélanges de caractères archaïques et d’autres plus modernes. Elles sont en général de taille modeste, bien inférieure à celle des Australopithèques, mais plus proche de celles des chimpanzés et des hommes. Bien que certains caractères semblent rapprocher Orrorin des grands singes (épaulement distal de la couronne de la canine supérieure bas, P4 avec deux racines décalées, morphologie des canines qui toutefois sont réduites en taille par rapport à celles des grands singes), ces derniers sont hérités des ancêtres du Miocène, en effet ces mêmes caractères sont présents chez les Kenyapithèques et les Proconsul, notamment. Les dents de Kapsomin s’isolent des grands singes par l’absence de forte crénulation aux molaires, un épaulement de la couronne de la canine inférieure situé à mi-hauteur de la couronne, face linguale des molaires verticale et symphyse mandibulaire verticale et un émail épaissi aux molaires. Enfin, parmi les caractères typiques d’hominidés, on peut noter l’absence de diastème à la mâchoire inférieure et la présence d’un tubercule distal à la canine inférieure.

La locomotion
L’étude des os longs d’Orrorin suggère que ces derniers étaient bipèdes. C’est l’analyse du fémur qui donne les meilleurs arguments: elle montre une combinaison de caractères plésiomorphes d’hominoïdes et dérivés d’hominidés, mais pas de caractères dérivés de grand singe. Ainsi, la fosse trochantérienne n’est pas profonde, à la différence des chimpanzés. L’os est platymérique et la position de la ligne spirale rappellent la morphologie observée chez les grands singes actuels et fossiles, mais aussi chez les Australopithèques et l’homme. Ils apparaissent donc primitifs. La projection médiale du petit trochanter se trouve chez de nombreux hominoïdes miocènes comme Ugandapithecus, Proconsul ou Kenyapithecus africanus. Sa morphologie identique chez l’homme actuel est aussi probablement un caractère archaïque. Les Australopithèques pour ce trait s’avère être dérivés : le petit trochanter se projette postérieurement. Plusieurs caractères identifiables chez Orrorin sont communs aux Australopithèques et à l’homme : présence d’une gouttière du m. obturator externus, une encoche supérieure peu profonde, une tubérosité glutéale bien marquée, un col allongé et comprimé antéro-postérieurement et une distribution asymétrique de l’os cortical dans le col (le cortex apparaît plus fin à la partie supérieure et plus épais à la partie inférieure, alors que chez les grands singes, le cortex est épais dans toutes les directions. Enfin, la tête fémorale est plus grande proportionnellement que le col, et est tordue vers l’avant; ces morphologies rappellent plus nettement celles de l’homme. Chez les Australopithèques, le diamètre de la tête fémorale est seulement un peu plus grand que celui du col et la tête est orientée médialement à postérieurement. Il ressort de toutes ces données que non seulement la bipédie d’Orrorin est effective, mais aussi qu’elle diffère de celle des Australopithèques, tout en se rapprochant de celle de l’homme. Les autres restes postcrâniens suggèrent des adaptations arboricoles comme le grimper : morphologie de l’humérus aplati, courbure et longueur de la phalange proximale.

Paléoenvironnement
Les sédiments qui ont livré Orrorin et les fossiles qui étaient associés à ce dernier montrent que le paysage était boisé avec des concentrations d’arbres près d’un lac. La faune était dominée par les colobes et les impalas et on a signale le chevrotain d’eau. A Kapsomin, les fossiles ont été récoltés au pied d’une falaise basse de basalte. Le bassin du paléolac Lukeino était limité par des collines de faible altitude et son centre était occupé par un lac entouré de basses plaines d’inondation. La région était bien boisée et recouverte de forêt claire comme le suggèrent les plantes fossiles et la composition de la faune. On y trouvait également des étendues herbeuses.

Taphonomie
Les trois fémurs ont tous été endommagés au même endroit - le grand trochanter (insertion des muscles fessiers) a été grignoté, probablement pour séparer la jambe du bassin. Un des spécimens présente 3 dépressions ovales dans l’os causées par les canines d’un prédateur. La plupart des restes fauniques associés aux hominidés appartiennent à des mammifères de taille moyenne comme les impalas ou les colobes. La concentration de fossiles suggère qu’un félin de type léopard a été responsable de l’accumulation à Kapsomin. Certains spécimens sont tombés dans une eau qui était légèrement alcaline, comme l’indique la fine pellicule de calcite algaire qui recouvre les os. D’autres sont restés exposés au soleil et sont très craquelés.

Phylogénie
Les os d’Orrorin sont une fois et demi plus grands que ceux de l’Australopithèque éthiopienne, Lucy, mais ses molaires sont plus petites. Ceci suggère que ses dents broyeuses étaient petites par rapport à sa taille corporelle (microdontie) à la différence de celles des Australopithèques dont les dents broyeuses étaient énormes et les corps petits (mégadontie).
Les hommes plio-pléistocènes et modernes sont microdontes et la présence de ce même caractère chez un hominidé de 6 Ma suggère qu’il était déjà présent avant 6 Ma. En fait, de nombreux grands singes africains du Miocène inférieur et moyen (20 à 12 Ma) sont plus ou moins microdontes; on peut donc penser que cette adaptation est la condition primitive chez les grands singes, et qu’elle a été conservée chez les Hominidés. La microdontie indique un régime riche peut-être frugivore ou même omnivore. La mégadontie, en revanche, semble s’écarter de la frugivorie et de l’omnivorie pour s’orienter vers un régime plus végétarien. C’est plus probablement une adaptation très évoluée qui permet de différencier les Australopithèques du reste des hominidés et conforte l’idée que les Australopithèques ne se placent pas en ligne directe dans notre ascendance, comme le pensent généralement les paléoanthropologues.

Nous considérons maintenant que la divergence entre hominidés bipèdes et grands singes africains est située avant 6 Ma, et probablement entre 9 et 8 Ma, juste après que Samburupithecus a habité les savanes d’Afrique orientale il y a 9,5 Ma. Cette découverte suggère également que la séparation entre la lignée des Australopithèques et celle de l’homme s’est passée bien plus anciennement qu’on ne le pensait, probablement vers 8 à 7 Ma, période qui a connu un changement important dans les communautés mammaliennes africaines.

Importance des découvertes
Orrorin possède un mélange de caractères humains et simiesques. Il est toutefois plus humain que les Australopithèques éthiopiens comme Lucy, bien que 3 millions d’années plus vieux que cette dernière. Une telle découverte nous oblige à revoir les scénarios sur les origines de l’homme et suggèrent que les Australopithèques ne sont pas nos ancêtres directs, mais représentent une branche latérale de notre arbre généalogique.
Au moment de sa découverte, Orrorin était le premier hominidé découvert antérieur à 5 millions d’années et il suggérait que la dichotomie entre les grand singes et l’homme devait être bien plus ancienne que 6 millions d’années.

  Restes du premier Hominidae, Orrorin tugenensis (6Ma)
 

Brigitte Senut

Bibliographie
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White, T.D. (1986). Australopithecus afarensis and the Lothagam mandible. Anthropos, 23, 73-90.


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