Centre de recherches « Langages musicaux » |
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Séminaire 2005-2006 : Écriture descriptive, écriture descriptive
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Finalement, [...] l'appareil de notation instantanée, s'il est conçu pour l'usage du musicien plutôt que celui du physicien et s'il est maintenu en bon état de marche peut nous donner un enregistrement objectif aussi supérieur à la transcription à la main d'un enregistrement sonore que cet enregistrement est lui-même supérieur à la notation manuelle effectuée à l'oreille sur le terrain. | Finally, [...] the instantaneous notator, if designed for use by the musician rather than by the physicist and if kept in good operating order can give us an objective record as much better than the hand-transcription of a sound recording as that sound-recording is better than the hand-notation at dictation in te field. (Seeger 1951, p. 106) |
En établissant la confusion axiologique entre enregistrement écrit et enregistrement acoustique, le concept de notation universelle réversible transparaît au moins dès 1951, mais on peut penser qu'il est antérieur. En effet, la nature dialectique de la musicologie et la nécessité d'une musicologie systématique apparaissent chez Seeger dès 1924 (Seeger 1924) puis dans l'article de 1939 (Seeger 1939, l'article date de 1935). Comme chez Hegel, la mise au jour de diades et leur dépassement constitue l'essentiel de la méthode seegerienne, comme dans le cas suivant où c'est le concept d'écriture qui est dialectisé à son tour dans l'ordre (positif) de la vérité.
Cela vaut la peine de considérer, cependant, le fait que notre notation conventionnelle est déjà un développement à mi-chemin vers le graphique. La multiplication des symboles pour accroître sa précision peut toujours avoir lieu ; ce sera uniquement au dépend de la clarté et de la facilité de lecture. J'ai le sentiment qu'avant que cent ans soient passés, notre notation actuelle ressemblera davantage à un graphique qu'à une méthode symbolique d'écriture. | It is worth considering the fact, however, that our conventional notation is already a development half-way toward the graph. Multiplication of symbols to increase its accuracy can still be made ; but only at the expense of clarity and ease in reading. I have a feeling that before a hundred years are passed, our present notation will look more like a graph than a symbolic method of writing.(Seeger 1951, p. 106) |
La dialectique écriture prescriptive/écriture descriptive se situe donc au coeur de la musicologie. Seeger propose de la résoudre en fusionnant les deux aspects sous l'égide de la logique la plus rigoureuse.
L'ordre intime de la musique, sa forme, est le plus souvent considéré comme un tracé, terme emprunté au discours sur les arts plastiques ; moins souvent comme une logique, terme désignant un facteur dans le discours sur le discours. Le concept de dessin fait ressortir les aspects structurel et spatial de l'ordre musical. Il semble être davantage l'outil de celui qui étudie les oeuvres déjà produites que de celui qui les produit [...]. Le concept de logique, d'un autre côté, fait ressortir l'aspect fonctionnel et l'aspect temporel de l'ordre musical. Il semble être davantage l'outil du producteur de musique que de celui qui étudie le produit. [...] La présente relation propose (1) que les unités du tracé musical et de la logique musicale soient considérées comme identiques, et (2) qu'elles puissent être présentées dans un exposé discursif rationnel comme un système unique, partiellement fermé, d'éléments de conception et de modes logiques à parts égales. |
The inner order of music, its form, is most often conceived as design, a term borrowed from the speech-treatment of the visual arts ; less often, as logic, a term designating a factor in
the speech-treatment of speech. The concept of design brings out the structural and special aspects of music-order. It seems to be more the tool of the student of the already produced work than of the producer of it [...]. The concept of logic, on the other hand, brings out the functional and temporal aspects of music-order. It seems to be more the tool of the producer of music than of the student of the product. [...] The present undertaking proposes, therefore (1) that the units of music-design and music-logic can be regarded as identical, and (2) that they can be presented in a speech rationale as a single, partly closed system, equally of patterns of design and moods of logic. (Seeger 1960, p. 226-227) |
Cette logique passe par une atomisation du langage musical en motifs élémentaires afin de constituer des « fonctions ou ressources du processus compositionnel » (Seeger 1960, p.235). Voyons de plus près ce que propose cet article de 1960.
Charles Seeger propose, pour doter l'analyste et le compositeur d'outils identiques sensés permettre aux uns comme aux autres de mieux se comprendre, de décomposer rythmes et mélodies en motifs élémentaires de deux, trois ou quatre mouvements
élémentaires (brève/longue pour les durées, ascendant/descendant pour les
intervalles).
Pour les mouvements mélodiques, cela donne :
Chaque motif est désigné par un code comportant une lettre et un nombre.
Pour être plus précis, Charles Seeger a prévu de coupler la hauteur et le rythme pour obtenir un nouveau système, mais se heurte rapidement à un problème combinatoire. C'est pourquoi, après avoir énuméré les modes logiques correspondant à des groupes de trois ou quatre notes, il s'arrête à cinq notes, c'est-à-dire quatre intervalles, dont seul l'ordonnancement ou les amplitudes relatives ont de l'importance.
À partir d'une axiomatique aussi restreinte que possible, la production de modes plus amples reste limitée par la combinatoire. C'est en ce sens que ces ressources constituent un ensemble partiellement fermé. Seeger reprend les termes du mathématicien George Boole pour affirmer qu'il ne s'agit pas de remplacer la logique classique mais de proposer les outils d'un incontestable accroissement des ressources (Seeger 1960, p. 234). Sans définir de syntaxe, il propose un lexique. Ce dernier a-t-il été utilisé ? En analyse, cela ne fait aucun doute, mais en composition ?
Dans les éléments biographiques de Charles Seeger apparaît le nom d'un compositeur plus prolifique, qui resta, toute sa vie, un proche du musicologue après avoir été son élève. Il s'agit de Henry Cowell. C'est dans son oeuvre que se trouve la réponse à cette question.
Cowell est l'élève de Seeger de 1914 à 1916 à l'université de Berkeley en Californie. Il se noue surtout entre le maître et l'élève une relation qui va marquer profondément la vie musicale américaine pendant les trente années qui suivront. En particulier, en 1918, Seeger incite Cowell à écrire un livre à partir des discussions (plus que des cours) entre les deux musiciens. Un premier manuscript est achevé en 1919. Il sera remanié puis publié finalement en 1930 sous le titre New Musical Resources. Ce bref livre résume les innovations musicales auxquelles les deux compositeurs ont réfléchi l'un et l'autre avant, pendant et après leur « période Berkeley ». Le plus remarquable est que les thématiques abordées par Cowell demeurent proches de celles des articles de Seeger au point qu'il est quasiment impossible, selon David Nicholls (Nicholls 1990), d'attribuer avec précision l'auteur de telle ou telle proposition.
À la fin des années vingt, les deux musiciens sont à New York, dans l'entourage d'une femme mécène nommée Blanche Walton. On y trouve aussi de nombreux compositeurs comme Carl Ruggles, Dane Rudhyar, Ruth Crawford. Les discussions sont vives et engagées. Seeger y milite ardemment pour la forme de scientisme musical vue plus haut. Cowell compose en 1928 un Concerto pour piano et orchestre qui va porter les marques de ces discussions et attester de la nécessité d'accompagner les propositions de New Musical Resources par un authentique répertoire.
L'oeuvre fut composée en 1928 mais les deux premiers mouvements furent créés le 24 avril 1930 à New York. Les trois mouvements portent des sous-titres qui sont les titres de chapitres du livre New Musical Resources : 1 Polyharmony ; 2 Tone Cluster ; et 3 Counter Rhythm.
Cowell choisit donc d'illustrer trois aspects issus de chaque partie de son traité. Le point intéressant ici est que le deuxième mouvement est intégralement composé de fragments mélodiques de deux à cinq notes, tous soigneusement délimités à l'aide de liaisons, tout en illustrant, par des clusters d'orchestre, la thématique annoncée dans le sous-titre. Le risque de percevoir le tissus orchestral comme lacunaire ou fragmentaire est compensé par un tuilage tout aussi précis. La pièce dure plus de huit minutes. Ce système concerne aussi le piano.
Ces motifs se rapportent directement, par leur longueur mais aussi par la variété des profils mélodiques et rythmiques qu'ils présentent, aux modes mélodico-rythmiques proposés par Seeger dans son article de 1960. Le relatif flou harmonique issu des clusters répond au degré de liberté laissé par Seeger quant aux intervalles employés dans les modes mélodiques. La modalité rythmique de Seeger, sans être très contraignante, quantifie les valeurs en brèves et longues. Ce système peut-être trop simple limite ici l'inventivité du rythmicien qu'est Cowell. Néanmoins, ce dernier s'y plie avec constance durant toute la pièce.
Si on utilise la nomenclature de Seeger, les deux motifs ci-dessus correspondent à « d2 » puis « e3 »
Même procédé : la lûte 1 joue « d3 » puis « E2 » tandis que la flûte 2 joue « d1 » puis « E2 ». On décompose de la même façon le premier solo de piano, avec les clusters à la main gauche. Le nom de chaque motif est indiqué en rouge.
Ainsi, l'ensemble du mouvement est composé par motifs de deux, trois ou quatre notes ce qui impose quelques contraintes quant à l'orchestration comme le tuilage ou l'utilisation de valeurs longues pour éviter à l'auditeur la sensation d'un morcellement trop systématique de la texture musicale.
Le Concerto de Cowell datant de la fin des années 20 et l'article de Seeger des années soixante, on peut raisonnablement penser que Cowell a eu une influence décisive sur Seeger et l'a incité à développer, tardivement, un modèle logique de la phrase musicale. Certains détails peuvent faire penser que cette généalogie naturelle offre des aspects plus complexe.
Il est indéniable que Cowell est un inventeur et un praticien tandis que son professeur se range du côté de la philosophie analytique et formelle. Seeger ne découvre pas le positivisme logique dans les années soixante. On peut même dire que sa pensée théorique se forme parallèlement à celle des philosophes viennois, dans les années vingt, à des sources elles aussi parallèles.
Très tôt, Seeger est influencé par différentes théories :
1. le scientisme de Karl Pearson,
2. la théorie de la valeur de Ralph Barton Perry,
3. la Gestalttheorie
4. le positivisme réaliste de Bertrand Russell.
Plus tard, le positivisme logique de Wittgenstein se joindra naturellement à ce fonds.
Dès le début de sa carrière, Seeger est à la recherche de critères de rupture avec le classicisme européen. La définition des concepts lui fournit l'occasion de déposer les anciennes catégories au titre qu'elles ne lui semblent pas assez rigoureuses, en particulier sur le plan du vocabulaire. Pearson est fondateur de la biométrie et inventeur du calcul des corrélations. Pour lui, définir, c'est nommer puis compter (définir une statistique).
J'avais été éduqué à Harvard à partir de l'ancienne philosophie des 'éléments musicaux' du dix-neuvième siècle et je décidai que ce qu'ils appelaient "éléments musicaux" n'étaient pas du tout des éléments musicaux, que c'était simplement des termes inappropriés dans un langage qui dénaturait la musique. | I had been brought up at Harvard on the old nineteenth-century 'elements of music' philosophy and I decided that what they called elements of music weren't elements of music at all, that they were simply misnomers in language that misrepresented music. (Seeger 1972, p. 109) |
En 1913-1914, cherchant autour de lui une méthode qui permettrait d'employer un vocabulaire précis pour décrire des faits musicaux précis :
Finalement, j'étais face à face avec une méthode scientifique. Heureusement, j'eus en main Grammar of Science de Pearson qui devint ma Bible pour les quelques années qui suivirent. | I was finally face to face with a method of science. I fortunately had to hand Pearson's Grammar of Science, which became my Bible for the next few years. (Ibid.) |
La dénomination et le dénombrement constituent les aspects majeurs de la démarche des modes logiques de la musique. Point de science, qu'il s'agisse de composition ou d'analyse, qui ne dénomme et ne répertorie comme absolu préalable.
Un jour [...] au cours d'un semestre d'été, on annonçait qu'un professeur de Harvard nommé Ralph Barton Perry donnait un cours [...] sur la théorie générale de la valeur. Je me dis : « Ha, ha ! Voilà mon affaire. » [...] Son premier cours fut une révélation pour mes yeux et mes oreilles. Ainsi, quelque chose comme la science de la valeur existait bel et bien ! J'avais été guidé principalement par des psychologues et des économistes autrichien et on ne m'avait pas dit qu'ils existaient. » | One day [...] in a summer session, a professor from Harvard named Ralph Barton Perry was advertised to give a lecture [...] on the general theory of value. I said 'Aha, this is my meat.' [...] His first lecture was an eye- and ear-opener to me. There was such a thing as the study of value ! It had been conducted mostly by psychologists and economists in Austria, and I hadn't learned of their existence. (Seeger 1972, p. 111) |
Ralph Barton Perry fut un disciple de William James dont il a assimilé la philosophie réaliste. Perry s'inspire aussi de la Gestalttheorie des philosophes viennois Brentano, Meinong et Ehrenfels.
Les sensations, ne sont plus suffisantes pour expliquer la perception mais font l'objet d'une identification à des structures prédéfinies, structures issues de l'expérience chez Brentano et Meinong, structures innées chez Ehrenfels. Celles-ci permettent au cerveau d'élaborer un fond (Grundlage) qui se distingue de la forme par son invariance. La forme est ce qui change. (Exemple : quand on perçoit deux brèves suites de notes ascendantes et conjointes, l'une chromatique, l'autre sur une gamme majeure, le fond est constitué par la structure ascendante et conjointe de la mélodie ; la forme est ce qui change, le chromatisme dans un cas, le diatonisme dans l'autre ; Ehrenfels appelle cela la qualité formelle [Gestaltqualitä] de l'objet ; à noter que c'est parfois un emploi inverse de celui que l'on utilise actuellement en musicologie).
Greer (Greer 1998, p. 67 et suivantes) attribue aux mêmes philosophes la théorie de la valeur mais il semble que ce soit un peu raccourci. C'est Meinong qui s'est le plus intéressé à ce concept (Zur Grundlage der allgemeine Werttheorie en 1923) mais aussi Moore (Principia ethica, sur l'autonomie des principes moraux). Pour eux, définir une chose, c'est donner une valeur à l'intérêt qu'on lui porte.
Chez Perry, la théorie de la forme apparaît comme une branche de la théorie de la valeur en tant que théorie psychologique de la connaissance. Le critère psychologique d'intérêt auquel tout le reste se réduit demeure la seule objectivité recevable. La valeur apparaît dans la relation entre le sujet et l'objet, mais accorde tant d'importance au second, tout en faisant disparaître le premier derrière l'obscur paravent empiriste du "sens commun", qu'elle s'apparente au réalisme de Mach et au concept d'énergie.
A l'aune de ce critère d'intérêt, toutes les pensées et les sentiments humains peuvent trouver mesure, et c'est bien à la musicalité considérée comme donnée objective que Seeger va s'efforcer de l'appliquer. Cette influence de la théorie de la valeur est sensible dès les premiers écrits théoriques de Seeger, au milieu des années 1920, et le sera jusqu'aux derniers.
L'influence de Bertrand Russell dans l'oeuvre de Seeger a été discutée par Greer (Greer 1998, p.43 et suivantes). Dans le titre de son article de 1925, Seeger fait référence aux Prolégomènes de Kant, mais ne traite pas directement de métaphysique. Il s'agit d'établir la réalité de la dialectique musique/langage et de la dépasser par la révélation d'une symétrie : si « actuellement, le point de vue linguistique domine », le musicologue doit s'efforcer de compenser ce déséquilibre par sa capacité à représenter, incarner les phénomènes d'analyse et de synthèse, contrairement au langage qui, selon le point de vue de Russell, est exclusivement analytique.
Language is essentially a pluralising instrument. [...] Its sound has a meaning." (Seeger 1925, p. 15)
Music does not pluralise, analyse-synthetise [...] It does not have meaning. Its sounds have no symbols. (Ibid., p. 16)
Dès le début de ses écrits théoriques, Seeger va reprendre à son compte la méthode de Russell et approfondir la dialectisation de la musicologie en assimilant les deux pôles de chaque diade à la logique pure et à la mystique.
Comme dans le langage lui-même, tous les systèmes de communication connus, qu'ils soient humains ou non, sont connus directement comme nous sommes pour nous-mêmes. Au point où nous soutenons, dans la présentation du langage, que cette connaissance est réelle, à ce point nous pouvons dire que nous sommes réels et que les compositeurs, leurs processus compositionnels et ce que ces derniers communiquent est réel. | As is speech itself, all systems of communication known to us, both non human and human, are known directly to us as are we ourselves to ourselves. To the extent we hold, in speech presentation, that this knowledge is real, to that extent we can say that we are real and that [the composers], their compositional processes, and what these communicate are real. (Seeger 1976, p. 1) |
L'autre influence de Russell sur Seeger a trait à l'axiomatique en tant qu'outil de formalisation et de découverte. Appliquée au langage musical, cette démarche revêt, aux yeux de Seeger, des avantages précieux en assurant la scientificité de l'étude du domaine musical, en relevant le défi de l'universalité de l'outil pour la composition et l'analyse, en haussant la musicologie à un niveau de rigueur comparable à l'ethnologie ou la sociologie.
Enfin, la philosophie de Russell s'avère très compatible avec la théorie de la valeur de Perry et le scientisme de Pearson, auxquels elle procure la possibilité d'une pratique par le formalisme et l'axiomatique.
Jusqu'en 1960 environ, quand commença le travail sur cet essai, je l'avais [Wittgenstein] mis de côté comme n'étant qu'un positiviste logique de plus. Je ne le connaissais que par son Tractatus Logico-philosophicus qui, en dépit de l'admirable austérité de son style littéraire, ne montrait que trop clairement qu'il était emprisonné dans le solipsisme linguistique de la philosophie traditionnelle - la tentative de voir le langage seulement de l'intérieur, comme s'il était, du seul point de vue de l'adepte du seul langage, en mesure de se faire la courte échelle à lui-même - quoiqu' il fut bien plus près de s'échapper de ce pétrin « linguo-centrique » qu'aucun autre auteur que je connaisse. | Until about 1960, when work on this essay began, I had put him down as but one more logical positivist. I knew him only through his Tractatus Logico-Philosophicus, which, in spite of the admirable austerity of its literary style, showed only too plainly that he was imprisoned in the linguistic solipsism of traditional philosophy - the attempt to view speech solely from the inside, as it were, from the viewpoint of the adept in speech alone, to make it hoist itself by its own boot straps - although he came closer to escaping from this linguocentric predicament than any other writer known to me. (Seeger 1976, p. 7) |
Si l'influence de Wittgenstein sur la pensée seegerienne n'est qu'indirecte, elle n'en est pas moins sensible sur l'ensemble de la production seegerienne pour les questions ayant trait au langage. Depuis longtemps, en effet, Seeger a fait siens l'empirisme, la critique viennoise du langage et de son universalité, le psychologisme objectif et l'absolu déterminisme de la grammaire pour la construction et l'analyse d'énoncés, la structure bipôlaire du réel entre logique et mystique, entre dicible et indicible.
C'est en 1966 que Seeger rédige un document théorique intitulé Tractatus Esthetico-semioticus. Ce texte, dont les paragraphes sont numérotés d'une façon évoquant le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, s'en veut un hommage et un prolongement direct, quoiqu'un peu tardif. Il demeure représentatif de la permanence des idées issues de la modernité viennoise dans le travail théorique de l'Américain. Il constitue une recherche très formelle de l'espace sémiotique, et de sa dialectisation dans une perspective esthétique.
La persistance de la recherche d'une logique positive et universelle dans l'oeuvre de Seeger amène à approfondir la proposition initiale d'un langage musical à la fois descriptif et prescriptif. L'examen des écrits et des témoignages de Seeger, de ses influences, ainsi qu'une analyse succinte du Concerto pour piano et orchestre de Henry Cowell ont montré que l'idée d'un langage musical susceptible de pouvoir servir à l'analyse comme à la composition existait bien avant 1958 dans la pensée du théoricien mais aussi du plus proche de ses disciples. Cette idée provient, de plus, d'un vaste corpus néo-positiviste issu de l'empirisme anglo-saxon et de ce qu'on appelle traditionnellement la modernité viennoise, et en particulier de la Théorie de la Valeur et de la Gestaltthéorie (Théorie de la Forme).
A la fin des années 1920 à New York, Seeger réunit autour de lui de nombreux compositeurs animés par le désir de rupture avec la tradition harmonique européenne et de modernité. Cette modernité est alimentée par la recherche technologique et une nouvelle positivité à l'égard des instruments, des formes d'oeuvres, des rythmes, de l'harmonie, comme en témoigne le livre New Musical Resources, écrit par Cowell et largement inspiré par Seeger. Le lien chronologique naturel entre l'oeuvre de Cowell mettant en pratique les principes de la Théorie de la Forme et le modèle seegerien de génération de formes mélodiques et rythmiques peut donc être remis en cause. En réalité, les idées théorisées par Seeger en 1960 sont probablement présentes dès les années 1920 comme en témoigne la connaissance approfondie que Seeger possède (et non Cowell) sur les philosophies de la forme et de la valeur.
Du point de vue de la composition, le modèle formel ne fonctionne qu'au prix de contraintes trop sensibles, sur le plan mélodique comme sur le plan rythmique. Le langage musical universel dont les deux musiciens rêvent n'est donc pas celui-là et aucune autre oeuvre de Cowell ne réemploiera cette méthode. Ceci, avec les progrès techniques des années soixante, peut expliquer le temps que Seeger a laissé entre le Concerto et son article de 1960. Par la suite, les préoccupations du musicologue se détourneront de celles du compositeur et iront vers les outils d'analyse, mais en conservant la préoccupation initiale vis-à -vis d'un dispositif d'écriture musical à la fois descriptif et prescriptif.
Sans le concours de l'OMF et de l'École Doctorale Concepts et Langage de l'Université Paris Sorbonne, et en particulier les professeurs D. Pistone, N. Meeùs et M. Battier, ce travail n'aurait pu voir le jour. Qu'ils en soient ici vivement remerciés.
Merci aussi à Michael Hicks de Brigham Young University pour son aide et ses encouragements.
L'ensemble des articles de Charles Seeger a été regroupé en deux tomes :
Studies in Musicology, 1935-1975, University of California Press, Berkeley, 1977
Studies in Musicology II, 1929-1979, édition préparée par Ann Pescatello, University of California Press, Berkeley; 1994