Sept ans séparent Le Rivage des Syrtes de la parution dUn
balcon en forêt (1958): temps de latence au cours duquel luvre
romanesque va connaître un changement de cap décisif, mais non délibéré.
En effet, Gracq avait entrepris vers 1953 un roman dont il avait écrit
environ les deux tiers; puis la rédaction sétait interrompue pour
ne plus reprendre. Le fragment publié sous le titre «La Route»
(repris dans La Presquîle) montre que ce roman devait se situer
dans un univers imaginaire, fait déléments historiques assemblés
en emblèmes. Cétait reprendre la voie du Rivage des Syrtes: mais ici lailleurs ne conduit nulle part.
Usant de diversion, Gracq entreprend alors de transposer entre Meuse et Belgique sa propre expérience de la «drôle de guerre» et de la défaite de 1940. La genèse dUn balcon en forêt prendra deux saisons. Elle est marquée par labandon d«une messe de minuit aux Falizes, qui [...] aurait donné au livre [...] une assiette tout autre». Gracq a délaissé le religieux, de même quil avait renoncé aux mondes imaginaires. Labsence de la messe de minuit rompt le parallélisme entre Un balcon en forêt et Le Rivage des Syrtes, quun épisode identique ponctue en son milieu; ce ne sont pas les deux versions dune même histoire. En 1940 la collectivité se désagrège dans la défaite sans que surgisse une pulsion collective: le mythe sefface, lhéroïsme devient sans objet. Lindividu passe au premier plan. Un balcon en forêt raconte la «drôle de guerre» de la «maison-forte» des Falizes, avant-poste isolé dans la forêt ardennaise. Le récit commence en octobre 1939 avec la prise de commandement de laspirant Grange, et se termine au soir du 13 mai 1940, après lattaque allemande; un coup de canon a éventré le blockhaus, tué deux des hommes de la garnison et blessé Grange, qui sendort à la fin - peut-être pour ne pas se réveiller. Lunivers de la fiction se rapproche donc de son auteur, à qui laspirant Grange, délesté de ses attaches par la vie militaire, fournit un alter ego crédible. Le livre se construit sur un équilibre subtil entre présence à soi et distance de soi. La perspective interne est objectivée par la narration à la troisième personne, mais nous voyons tout par le regard de Grange et ses dispositifs optiques: embrasure du blockhaus, lunette du canon antichar, trouées de lumière des chemins, panorama du «théâtre de la guerre» depuis le balcon naturel qui domine la vallée de la Meuse. La démarche des récits précédents sest inversée: lhistoire et la géographie fournissent désormais les matériaux du songe. Le suspens de la «drôle de guerre» superpose au cycle des saisons sa durée linéaire, cumulative. Dans le dernier tiers du livre, le rythme change: le départ des femmes arrête le temps cyclique; lirruption de lHistoire, avec larrivée des chars allemands, ralentit le récit, qui va détailler les quatre derniers jours. Laction se déroule dans le décor de la forêt hercynienne. Celle-ci fournit à la fois une structure physique (le tissu continu de petits arbres, qui en fait un élément comparable à la mer), un archétype de lunivers des contes, et le lieu où va contre toute attente se déployer la stratégie moderne de la guerre éclair. Mais cest autour de la «maison-forte» que sest cristallisé le sujet du roman. Le blockhaus surmonté dune sorte de chalet dalpage offrait une conjonction «parfaitement improbable»: la guerre au rez-de-chaussée, la paix au premier étage. Tout un jeu doppositions ambivalentes sy organise autour des pôles du haut et du bas, de louvert et du fermé, du dedans et du dehors: traître refuge, qui fait le bonheur de Grange et fixe son destin. Le charme du livre tient à cette superposition du réalisme et du mythe. Gracq relate avec humour le quotidien de la petite garnison désuvrée, qui colonise le hameau des Falizes, assurant auprès des femmes un «intérim exemplaire». Les rapports au sein du groupe, ceux avec la garnison de Moriarmé ou les troupes de passage, sont saisis avec une acuité quasi ethnographique. Un balcon en forêt contient aussi une véritable histoire damour - même si les femmes sont renvoyées avant la bataille. Grange rencontre Mona dans la forêt, sous la pluie; elle tient de la fée, et de la femme-enfant: «Quel âge as-tu? lui disait-il parfois... - mais il comprenait que sa question navait pas de sens et que la jeunesse ici navait pas affaire avec lâge; cétait plutôt une espèce fabuleuse, comme les licornes.» La chambre de Mona constitue le second intérieur du récit. Cest dans ce campement luxueux, aéré par le désordre, quelle «capture» Grange; cest là quil reviendra se coucher, épuisé par sa blessure, à la fin du récit. Mona, créature détachée de tout lien social, et dont tous les gestes sont interprétés à travers des analogies végétales ou animales, est dans luvre de Gracq la véritable incarnation de la plante humaine. La guerre qui sapproche tout au long du livre est du même ordre que les phénomènes météorologiques: influer sur le cours des événements semble impossible, voire incongru. Les différences avec Le Rivage des Syrtes sont ici profondes. Sur le plan collectif, aucune polarité ne régit la relation entre la France et lAllemagne: nous sommes sortis du champ des «rapports passionnels». Dailleurs on parle à peine de lAllemagne, et le nazisme nest jamais évoqué. Les opérations proprement militaires se borneront à la recherche vaine des trémies destinées à protéger le blockhaus, au passage de la cavalerie - en bon ordre à laller, en déroute au retour - et à un échange de coups de canons. Grange est un «déserteur», surplombant la guerre depuis son «balcon», rusant pour préserver son territoire. À mesure que la menace grandit, celui-ci sintériorise, jusquà revêtir le caractère radical des solutions imaginaires: Grange rêve dêtre enjambé par la bataille et oublié par lHistoire; à défaut, il multiplie les sorties entre chien et loup, dans un braconnage mental que grise lapproche dune mort elle-même fabuleuse. Un balcon en forêt est le vrai roman gracquien de lattente, qui magnifie des instants vécus sur le fil du rasoir. Mais ce roman de la guerre ne réalise pas la synthèse de la poésie et de lHistoire: «Quy a-t-il entre la guerre et moi?» songe le héros. Lunité du livre recouvre ainsi une faille profonde, constitutive de son sujet. | ||||
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