[Vers 1751] [D. P. It. 210 ] (Introduction:
marche générale du progrès humain. - Plan du premier
Discours sur la formation des gouvernements et le mélange des nations:
origines des nations; la Bible; les chasseurs; les pasteurs; les laboureurs;
les villes; le chef; les guerres; le gouvernement intérieur; les
grandes et les petites nations; les monarchies et les républiques;
les colonies; les migrations; le despotisme; les révolutions; le
rôle des femmes; l'esclavage. - Plan du second discours sur les
progrès de l'esprit humain: origine des langues; les génies;
les climats; les progrès des langues, des sciences et des arts;
l'histoire; la philosophie; les mathématiques; la logique et la
métaphysique; la morale et la politique; le mélange des
langues; leur fixation; le goût.)
Idée de l'Introduction.
Placé par son créateur au milieu de l'éternité
et de l'immensité et n'en occupant qu'un point , l'homme a des
relations nécessaires avec une multitude de choses et d'êtres,
en même temps que ses idées sont concentrées dans
l'indivisibilité de son esprit et de l'instant présent.
Il ne se connaît que par ses sensations, qui toutes se [276]
rapportent aux objets extérieurs, et le moment présent est
un centre où aboutissent une foule d'idées enchaînées
les unes avec les autres.
C'est de cet enchaînement et de l'ordre des lois que suivent toutes
ces idées dans leurs variations continuelles, que l'homme acquiert
le sentiment de la réalité. Par le rapport de toutes ses
différentes sensations, il apprend l'existence des objets
extérieurs. Un rapport semblable dans la succession de ses idées
lui découvre le passé. Les rapports des êtres entre
eux ne sont point des rapports oisifs. Tous peuvent agir les uns sur les
autres suivant leurs différentes lois et aussi suivant leurs distances.
Ce monde réel dont nous ignorons les bornes, en a pour nous de
fort étroites et qui dépendent du plus ou du moins de perfection
de nos sens. Nous connaissons un petit nombre d'anneaux de la chaîne,
mais les extrémités dans le grand et le petit nous échappent
également.
Les lois que suivent les corps forment la Physique: toujours constantes,
on les décrit, on ne les raconte pas. L'histoire des animaux, et
surtout celle de l'homme, offrent un spectacle bien différent.
L'homme, comme les animaux, succéde à d'autres hommes dont
il tient l'existence, et il voit, comme eux, ses pareils répandus
sur la surface du globe qu'il habite. Mais, doué d'une raison plus
étendue et d'une liberté plus active, ses rapports avec
eux sont beaucoup plus nombreux et plus variés. Possesseur du trésor
des signes qu'il a eu la faculté de multiplier presque à
l'infini, il peut s'assurer la possession de toutes ses idées acquises,
les communiquer aux autres hommes, les transmettre à ses successeurs
comme un héritage qui s'augmente toujours. Une combinaison continuelle
de ses progrès avec les passions et avec les événements
qu'elles ont produits, forme l'Histoire du genre humain,
où chaque homme n'est plus qu'une partie d'un tout immense qui
a, comme lui, son enfance et ses progrès.
Ainsi, l'Histoire universelle embrasse la considération
des progrès successifs du genre humain et le détail des
causes qui y ont contribué. Les premiers commencements des hommes;
la formation, le mélange des nations; l'origine, les révolutions
des gouvernements; les progrès des langues, de la physique, de
la morale, des murs, des sciences et des arts; les [277]
révolutions qui ont fait succéder les empires aux empires,
les nations aux nations, les religions aux religions; le genre humain
toujours le même dans ses bouleversements, comme l'eau de la mer
dans les tempêtes, et marchant toujours à sa perfection.
Dévoiler l'influence des causes générales et nécessaires,
celles des causes particulières et des actions libres des grands
hommes, et le rapport de tout cela à la constitution même
de l'homme; montrer les ressorts et la mécanique des causes morales
par leurs effets: voilà ce qu'est l'histoire aux yeux d'un philosophe.
Elle s'appuie sur la géographie et la chronologie, qui mesurent
la distance des temps et des lieux.
En exposant sur ce plan un tableau du genre humain, en suivant à
peu près l'ordre historique de ses progrès, et en m'arrêtant
aux principales époques, je ne veux qu'indiquer et non approfondir;
donner une esquisse d'un grand ouvrage et faire entrevoir une vaste carrière
sans la parcourir, de même que l'on voit à travers une fenêtre
étroite toute l'immensité du ciel.
Plan du premier Discours sur la formation des
gouvernements et le mélange des nations.
Tout l'univers m'annonce un premier être. Je vois partout empreinte
la main de Dieu.
Si je veux savoir quelque chose de précis, je suis entouré
de nuages.
Je vois tous les jours inventer des arts; je vois dans quelques parties
du monde des peuples polis, éclairés, et dans d'autres des
peuples errants au sein des forêts. Cette inégalité
de progrès dans une durée éternelle aurait dû
disparaître. Le monde n'est donc pas éternel; mais je dois
conclure en même temps qu'il est fort ancien. Jusqu'à quel
point? je l'ignore.
Les temps historiques ne peuvent remonter plus haut que l'invention de
l'écriture; et, quand elle fut inventée, on ne put
d'abord en profiter que pour écrire des traditions vagues, ou quelques
faits principaux qui n'étaient fixés par aucune date et
qui sont mêlés avec des fables, de manière à
en rendre le discernement impossible.
L'orgueil des nations les a portées à reculer leur origine
fort loin dans l'abîme de l'antiquité. Mais par rapport à
la durée, les [278] hommes, avant l'invention des nombres,
n'ont guère étendu leurs idées au delà du
peu de générations qu'ils pouvaient connaître, c'est-à-dire
de trois ou de quatre. Ce n'est qu'à un siècle ou un siècle
et demi que la tradition, non aidée de l'histoire, peut indiquer
l'époque d'un fait connu. Aussi, aucune histoire ne remonte-t-elle
beaucoup plus haut que l'invention de l'écriture, si ce n'est par
une chronologie fabuleuse, qu'on ne s'est donné la peine de faire
que quand les nations, dévoilées les unes aux autres par
leur commerce, eurent tourné leur orgueil en jalousie.
Dans ce silence de la raison et de l'histoire, un livre nous est
donné comme dépositaire de la Révélation.
Il nous expose que ce monde existe depuis six ou huit mille ans (selon
la variété des exemplaires); que nous tirons tous notre
origine d'un seul homme et d'une seule femme; que c'est par la punition
de leur désobéissance que l'homme, né pour un état
plus heureux, a été réduit à une ignorance
et une misère qu'il ne pouvait dissiper en partie qu'à force
de temps et de travaux. Il nous crayonne légèrement les
inventions des premiers arts, fruits des premiers besoins, et la suite
des générations, jusqu'à ce que le genre humain,
presque entièrement englouti par un déluge universel, ait
été de nouveau réduit à une seule famille,
et par conséquent obligé de recommencer. Ce livre ne s'oppose
donc point à ce que nous recherchions comment les hommes ont pu
se répandre sur la terre, et les sociétés politiques
s'organiser. Il donne à ces intéressants événements
un nouveau point de départ, semblable à celui qui aurait
eu lieu, quand les faits qu'il nous raconte ne seraient pas devenus un
objet de notre foi.
Sans provisions, au milieu des forêts, on ne put s'occuper que
de la subsistance. Les fruits que la terre produit sans culture sont trop
peu de chose; il fallut recourir à la chasse des animaux
qui, peu nombreux et ne pouvant dans un canton déterminé
fournir à la nourriture de beaucoup d'hommes, ont par là
même accéléré la dispersion des peuples et
leur diffusion rapide.
Des familles ou de petites nations fort éloignées les unes
des autres, parce qu'il faut à chacune un vaste espace pour se
nourrir: voilà l'état des chasseurs.
Ils n'ont point de demeure fixe, et se transportent avec une extrême
facilité d'un lieu à un autre. La difficulté des
vivre [279], une querelle, la crainte d'un ennemi, suffisent pour
séparer des familles de chasseurs du reste de leur nation.
Alors ils marchent sans but où la chasse les conduit. Et si une
autre chasse les mène dans la même direction, ils continuent
à s'éloigner. Cela fait que des peuples qui parlent la même
langue se trouvent quelquefois à des distances de plus de six cents
lieues, et environnés de peuples qui ne les entendent pas, ce qui
est commun parmi les sauvages de l'Amérique, où l'on voit,
par la même raison, des nations de quinze à vingt hommes.
Il n'est cependant pas rare que les guerres et les querelles, dont les
peuples barbares ne sont que trop ingénieux à se former
des motifs, aient occasionné des mélanges qui, d'un grand
nombre de nations, ont formé quelquefois une seule nation par une
ressemblance générale de murs et de langages, divisés
seulement en un grand nombre de dialectes.
La coutume des sauvages de l'Amérique d'adopter leurs prisonniers
de guerre, à la place des hommes qu'ils perdent dans leurs expéditions,
a dû rendre ces mélanges très fréquents. On
voit des langues régner dans de vastes étendues de pays,
telles que celle des Hurons, aux environs du fleuve Saint- Laurent; celles
des Algonquins, en descendant vers le Mississipi; celle des Mexicains;
celle des Incas, celle des Topinambous au Brésil et des Guaranis
au Paraguay. Les grandes chaînes de montagnes en sont communément
les bornes.
Il est des animaux qui se laissent soumettre par les hommes, comme les
bufs, les moutons, les chevaux, et les hommes trouvent plus d'avantages
à les rassembler en troupes, qu'à courir après des
animaux errants. La vie des pasteurs n'a pas tardé à
s'introduire partout où ces animaux se rencontraient: les bufs
et les moutons en Europe, les chameaux, les chevreaux en Orient, les chevaux
en Tartarie, les rennes dans le Nord.
La vie des peuples chasseurs s'est conservée dans les parties
de l'Amérique où ces espèces manquent: au Pérou,
où la nature a placé une espèce de moutons appelés
llamas, il s'est formé des pasteurs; et c'est vraisemblablement
la raison qui fait que cette partie de l'Amérique a été
policée plus aisément.
Les peuples pasteurs, ayant leur subsistance plus abondante et
plus assurée, ont été plus nombreux. Ils ont commencé
à être [280] plus riches et à connaître
davantage l'esprit de propriété. L'ambition, ou plutôt
l'avarice, qui est l'ambition des barbares, a pu leur inspirer le penchant
à la rapine, en même temps que le vu et le courage
de la conservation. - Les troupeaux donnent pour les conduire un embarras
que n'ont pas les chasseurs, et ils nourrissent plus d'hommes qu'il n'en
faut pour les garder. Dès lors, il a dû se trouver entre
la promptitude des mouvements des hommes disponibles et celle des nations,
une disproportion. Dès lors, une nation ne put éviter le
combat contre une troupe d'hommes déterminés, soit chasseurs,
soit même membres d'autres nations pastorales, qui demeuraient maîtres
des troupeaux s'ils étaient vainqueurs, et qui quelquefois aussi
étaient repoussés par la cavalerie des pasteurs, quand les
troupeaux de ceux-ci se trouvaient être de chevaux ou de chameaux.
Et comme les vaincus ne pouvaient fuir sans mourir de faim, ils suivirent
le sort des bestiaux et devinrent esclaves des vainqueurs, qu'ils nourrirent
en gardant leurs troupeaux. Les maîtres, débarrassés
de tous soins, allaient de leur côté en soumettre d'autres
de la même manière. Voilà de petites nations formées
qui à leur tour en formèrent de grandes. Ces peuples se
répandaient ainsi dans tout un continent jusqu'à ce qu'ils
fussent arrêtés par des barrières relativement impénétrables.
Les incursions des peuples pasteurs laissent plus de traces que celles
des chasseurs. Susceptibles, par l'oisiveté dont ils jouissent,
d'un plus grand nombre de désirs, ils couraient où ils espéraient
du butin et s'en emparaient. Ils restaient là où ils trouvaient
des pâturages et se mêlaient avec les habitants du pays.
L'exemple des premiers encourageait les autres. Ces torrents grossissaient
dans leur courser; les peuples et les langues se mêlaient toujours.
Ces conquérants néanmoins se dissipaient bientôt.
Quand il n'y avait plus rien à piller, leurs différentes
hordes n'avaient plus d'intérêt à rester ensemble,
et la multiplication des troupeaux les forçait d'ailleurs de se
séparer. Chaque horde avait son chef. Seulement quelque chef principal,
ou plus belliqueux, gardait quelque supériorité sur les
autres dans l'étendue de sa nation, et en exigeait quelques présents
en signe d'hommage.
Enfin de fausses idées de gloire s'y mêlèrent; ce
qu'on avait fait d'abord pour piller, on le fit pour dominer, pour élever
sa [281] nation au-dessus des autres, et, quand le commerce des
peuples les eut instruits sur les qualités des pays étrangers,
pour changer un pays ingrat contre un pays fertile.
Tout prince un peu ambitieux faisait des courses sur les terres de ses
voisins, et s'étendait jusqu'à ce qu'il trouvât quelqu'un
capable de lui résister; alors on combattait; le vainqueur augmentait
sa puissance de celle du vaincu, et s'en servait pour de nouvelles conquêtes.
De là, toutes ces inondations de barbares qui ont souvent ravagé
la terre; ces flux et reflux qui font toute leur histoire. De là,
ces noms divers qu'on portée successivement les peuples des mêmes
pays, et dont la variété confond les recherches des savants.
Le nom de la nation dominante devenait général pour toutes
les autres, qui conservaient cependant leur nom particulier. Tels ont
été les Mèdes, les Perses, les Celtes, les Teutons,
les Cimbres, les Suèves, les Germains, les Allemands, les Scythes,
les Gètes, les Huns, les Turcs, les Tartares, les Mogols, les Mandchous,
les Kalmoucks, les Arabes, les Bédouins, les Berbères, etc.
Toutes les conquêtes n'ont pas été également
étendues; ce qui n'a pas arrêté cent mille hommes
en a arrêté dix mille: ainsi il y a eu bien plus grand nombre
de petites conquêtes renfermées dans les pays coupés.
Les révolutions ont dû y être beaucoup plus fréquentes;
les nations ont dû y être plus mêlées. Les fleuves,
et encore plus les chaînes de montagnes et la mer, ont formé
des barrières impénétrables pour un grand nombre
de ces Attila manqués. Ainsi, entre les chaînes de montagnes,
des fleuves, des mers, les petits peuples dispersés se sont réunis,
fondus ensemble par des révolutions multipliées. Leurs langues,
leurs murs ont formé, par un mélange intime, comme
une couleur uniforme.
Au delà de ces premières barrières naturelles, les
conquêtes ont été plus vaste et le mélange
moins fréquent.
Des coutumes et des dialectes particuliers forment diverses nations.
Tout obstacle qui diminue la communication, et par conséquent la
distance, qui est un de ces obstacles, fortifie les nuances qui séparent
les nations; mais, en général, les peuples d'un continent
se sont mêlés ensemble, du moins médiatement: les
Gaulois avec les Germains, ceux-ci avec les Sarmates, et ainsi jusqu'aux
extrémités que de grandes mers ne séparent [282]
point. De là, ces coutumes et ces mots communs à des peuples
fort éloignés et forts différents. Il semble que,
m'imaginant comme des bandes colorées qui traversent en tout sens
toutes les nations d'un continent, je vois les langues, les murs,
les figures mêmes, former une suite de dégradations sensibles;
chaque nation est la nuance entre les nations ses voisines. Tantôt
toutes les nations se mêlent, tantôt l'une porte à
l'autre ce qu'elle a elle- même reçu. Mais presque toutes
ces révolutions sont ignorées; elles ne laissent pas plus
de traces que les tempêtes sur la mer. Ce n'est que quand elles
ont embrassé dans leur cours des peuples policés, que la
mémoire s'en est conservée.
Les peuples pasteurs qui se sont trouvés dans des pays fertiles
ont sans doute passé les premiers à l'état de laboureurs.
Les peuples chasseurs, qui sont privés du secours des bestiaux
pour engraisser les terres et pour faciliter les travaux, n'ont pu arriver
sitôt au labourage. S'ils cultivent quelque terrain, c'est en petite
quantité; quand il est épuisé, ils portent leur habitation
ailleurs, et s'ils peuvent quitter la vie errante, ce n'est que par des
progrès infiniment lents.
Les laboureurs ne sont pas naturellement conquérants, le travail
de la terre les occupe trop; mais, plus riches que les autres peuples,
ils ont été obligés de se défendre contre
la violence. De plus, la terre nourrit chez eux bien plus d'hommes qu'il
n'en faut pour la cultiver. De là, des gens oisifs; de là,
les villes, le commerce, tous les arts d'utilité et de simple agrément;
de là, les progrès plus rapides en tout genre, car tout
suit la marche générale de l'esprit; de là, une habilité
plus grande dans la guerre que celle des barbares; de là, la séparation
des professions, l'inégalité des hommes, l'esclavage rendu
domestique, l'asservissement du sexe le plus faible, toujours lié
avec la barbarie, augmentant leur dureté en raison de l'augmentation
des richesses. Mais en même temps naît une étude plus
approfondie du gouvernement.
Les habitants des villes, plus habiles que ceux de la campagne, les
assujettirent plus; ou plutôt un village qui, par sa situation,
devenait le centre où les environs se rassemblaient pour la commodité
du commerce, plus riche en habitants, devint conquérant et, ne
laissant dans les autres que ceux qui étaient nécessaires
à la culture des terres, attira chez lui, ou par la voie de [283]
l'esclavage, ou par l'attrait du gouvernement et du commerce, les habitants
plus considérables. Le mélange, l'union des parties du gouvernement
devint plus intime, plus stable. Dans le loisir des villes, les passions
se développèrent avec le génie.
L'ambition prit des forces; la politique lui prêta des vues; les
progrès de l'esprit les étendirent: de là, mille
formes de gouvernement. Les première furent nécessairement
l'ouvrage de la guerre et supposèrent, par conséquent, le
gouvernement d'un seul. Il ne faut pas croire que les hommes se soient
jamais volontairement donné un maître; mais ils ont
souvent consenti à reconnaître un chef. Et les ambitieux
eux-mêmes, en formant les grandes nations, ont contribué
aux vues de la Providence, au progrès des lumières, et par
suite à l'accroissement de bonheur du genre humain qui ne les occupait
pas du tout. Leurs passions, leurs fureurs mêmes, les ont conduits
sans qu'ils sussent où ils allaient. Je crois voir une armée
immense dont un vaste génie dirige tous les mouvements. A la vue
des signaux militaires, au bruit tumultueux des trompettes et des tambours,
les escadrons entiers s'ébranlent, les chevaux mêmes sont
remplis d'un feu qui n'a aucun but; chaque partie fait sa route à
travers les obstacles sans connaître ce qui peut en résulter;
le chef seul voit l'effet de tant de marches combinées: ainsi les
passions ont multiplié les idées, étendu les connaissances,
perfectionné les esprits, au défaut de la raison dont le
jour n'était pas venu et qui aurait été moins puissante
si elle eût régné plus tôt.
Celle-ci, qui est la justice même, n'aurait enlevé à
personne ce qui lui appartenait, aurait banni à jamais la guerre
et les usurpations, aurait laissé les hommes divisés en
une foule de nations séparées les unes des autres, parlant
des langues diverses.
Borné, par conséquent, dans ses idées, incapable
des progrès en tout genre d'esprit, de sciences, d'arts, de police,
qui naissent de la réunion des génies rassemblés
de différentes provinces, le genre humain serait resté à
jamais dans la médiocrité. La raison et la justice, mieux
écoutées, auraient tout fixé, comme cela est à
peu près arrivé à la Chine. Mais ce qui n'est jamais
parfait ne doit jamais être entièrement fixé. Les
passions tumultueuses, dangereuses, sont devenues un principe d'action,
et par conséquent de progrès; tout ce qui tire les hommes
de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes
variées,[284] étend leurs idées, les éclaire,
les anime et, à la longue, les conduit au bon et au vrai où
ils sont entraînés par leur pente naturelle: tel le froment
qu'on secoue dans un van à plusieurs reprises et qui, par son propre
poids, retombe toujours purifié de plus en plus des pailles légères
qui le gâtaient.
Il est des passions douces qui sont toujours nécessaires et qui
se développent d'autant plus que l'humanité est perfectionnée;
il en est d'autres violentes et terribles, comme la haine, la vengeance,
qui sont plus développées dans les temps de barbarie; elles
sont naturelles aussi, par conséquent nécessaires aussi:
leurs explosions ramènent aux passions douces et les améliorent.
C'est ainsi que la fermentation véhémente est indispensable
à la confection des bons vins.
Les hommes, instruits par l'expérience, deviennent plus et mieux
humains. Aussi paraît-il que, dans ces derniers temps, la générosité,
les vertus, les affections douces s'étendant toujours, du moins
en Europe, dominent l'empire de la vengeance et des haines nationales.
Mais, avant que les lois eussent formé les murs, ces passions
odieuses étaient cependant nécessaires à la defense
des individus et des peuples. Ce sont, si j'ose ainsi parler, les lisières
avec lesquelles la nature et son auteur ont conduit l'enfance du genre
humain.
L'homme est encore barbare en Amérique et, dans les premiers temps
du reste du monde, il a presque toujours été cruel pour
les étrangers. Cet aveuglement partial envers sa patrie, jusqu'à
ce que le christianisme et depuis la philosophie lui aient appris à
aimer tous les hommes, ressemble à l'état de ces animaux
qui pendant l'hiver sont hérissés d'un poil épais
et hideux qui doit tomber au printemps; ou si l'on veut, ses premières
passions sont comme les premières feuilles qui enveloppent et cachent
la tige nouvelle d'une plante, puis se flétrissent à la
naissance d'autres enveloppes, jusqu'à ce que par des accroissements
successifs cette tige paraisse et se couronne de fleurs et de fruits.
Cette théorie n'est point injurieuse à la Providence: les
crimes qui furent commis ont été les crimes de l'homme.
Ceux qui se les permirent n'ont pas été heureux, car nul
bonheur dans les passions coupables. Ceux qui, pour y résister,
déployèrent du courage et de la vertu, ont eu une première
récompense dans les sentiments de cette vertu courageuse. La lutte
des uns et des autres a augmenté les lumières [285]
et les talents de tous, et donné à la connaissance de ce
qui est bien un caractère de certitude, qui de jour en jour parle
plus fortement aux consciences, et un charme qui finira par maîtriser
tous les curs. L'univers ainsi envisagé en grand, dans touer
l'enchaînement, dans toute l'étendue de ses progrès,
est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside.
Ce n'est que par les bouleversements et les ravages que les nations se
sont étendues, que la police, les gouvernements se sont perfectionnés
à la longue; comme dans ces forêts de l'Amérique,
aussi anciennes que le monde, où de siècle en siècle
les chênes se sont succédé les uns aux autres, où
de siècle en siècle les chênes, tombant en poussière,
ont enrichi le sol de tous les sucs féconds que l'air et les pluies
leur ont fournis, où les débris des uns, devenant pour la
terre qui les avait produits un nouveau principe de fécondité,
ont servi à la production de nouveaux rejetons plus forts encore
et plus vigoureux. Ainsi, par toute la surface de la terre, les gouvernements
ont succédé aux gouvernements, les empires se sont élevés
sur la ruine des empires, leurs débris dispersés se sont
rassemblés de nouveau; les progrès de la raison sous les
premiers gouvernements, débarrassés de la contrainte des
lois imparfaites qu'imposait le pouvoir absolu, ont eu plus de part à
la constitution des seconds. Des conquêtes multipliées étendaient
les États; l'impuissance d'une législation barbare et d'une
police bornée les forçait à se diviser. Ici, les
peuples fatigués de l'anarchie se sont jetés dans les bras
du despotisme; ailleurs, la tyrannie poussée à l'excès
a produit la liberté. Aucune mutation ne s'est faite qui n'ait
amené quelque avantage; car aucune ne s'est faite sans produire
de l'expérience, et sans étendre, ou améliorer, pour
préparer l'instruction. Ce n'est qu'après des siècles
et par des révolutions sanglantes que le despotisme a enfin appris
à se modérer lui- même et la liberté à
se régler; que la fortune des États est enfin devenue moins
chancelante et plus durable. Et c'est ainsi que, par des alternatives
d'agitation et de calme, de biens et de maux, la masse totale du genre
humain a marché sans cesse vers sa perfection.
Dans les premières querelles des nations, un homme supérieur
en force, en valeur ou en prudence, détermina, puis força
ceux mêmes qu'il défendait à lui obéir.
Cette supériorité seule suffit pour donner un chef aux
[286] hommes rassemblés. Il n'est pas exactement vrai que
l'ambition soit l'unique source de l'autorité; les peuples sont
portés à se choisir un chef; mais ils l'ont toujours voulu
raisonnable et juste, non pas insensé et arbitraire.
Chez les nations peu nombreuses, il est impossible que l'autorité
despotique soit affermie; l'empire du chef n'y saurait être
appuyé que sur le consentement des peuples ou sur une vénération,
soit personnelle, soit relative à une famille. La personnelle se
perd par l'abus du pouvoir; et cet abus encore, quand la vénération
est pour une famille, motive des révolutions de trône au
profit d'un autre membre de la famille qui cherche à satisfaire
davantage l'opinion.
Chez les petites nations, tout l'État est sous les yeux de chaque
particulier. Chacun partage immédiatement les avantages de la société
et ne peut trouver de plus grand intérêt à l'opprimer
pour le compte d'un autre. Il n'y a pas assez de richesses arbitrairement
applicables pour soudoyer des prévaricateurs; il n'y a pas de populace;
une sorte d'égalité règne. Les rois n'y pourraient
pas vivre séparés de leurs sujets; leur peuple est nécessairement
leur seule garde et leur seule cour. Ils l'aiment mieux, et, quand ils
sont sages, ils en sont plus aimés. S'ils ne sont pas sages, les
représentations leur arrivent promptement; la résistance
pourrait suivre; le rassemblement est facile. Le moyen et l'art de faire
obéir le plus grand nombre malgré lui par le plus petit
ne peuvent exister. Cinq cent mille hommes peuvent en asservir cinquante
millions; mais deux cents hommes n'en asserviront jamais vingt mille,
quoique ce soit la même proportion.
Voilà pourquoi le despotisme n'a jamais régné chez
les peuples séparés en petites nations: Sauvages, Tartares,
Celtes, Arabes. etc., à moins qu'une persuasion superstitieuse
n'ait aveuglé les esprits, comme chez les sujets du Vieux de la
Montagne.
Voilà pourquoi aussi la monarchie même, qui a été
partout le premier des gouvernements, attendu qu'il est plus aisé
de commander aux hommes que de les engager à s'accorder, et parce
que l'autorité militaire, toujours réunie sur une seule
tête., a dû rendre naturelle et souvent nécessaire
une pareille réunion de la puissance civile, a été
au bout d'un certain temps remplacée par la république
dans presque toutes les villes [287] réduites à leur
territoire adjacent ou à des colonies éloignées.
L'esprit d'égalité ne peut en être banni, parce que
l'esprit de commerce y règne. L'industrie des hommes réunis
ne manque jamais de le faire dominer dans les villes, quand leurs murs
ne sont pas altérées, absorbées par l'impulsion générale
d'un vaste État qui les embrasse toutes: soit par l'esprit du despotisme
comme chez les Asiatiques; soit, comme chez les anciens Francs, par l'esprit
militaire d'une noblesse qui demeurait à la campagne et qui avait
puisé ses premières habitudes chez des nations errantes
qui ne peuvent avoir de commerce. Or, l'esprit de commerce suppose une
propriété des biens indépendante de toute autre force
que celle des lois: il ne peut s'accoutumer aux avanies orientales.
Dans les États restreints à une seule ville, il était
impossible que la royauté se soutint longtemps. Ses moindres écarts
y sont et y paraissent plus tyranniques; et la tyrannie y a moins de puissance,
y trouve une résistance plus énergique. La royauté
y a plus aisément dégénéré. Les passions
de l'homme y ont été plus confondues avec celles du prince.
La fortune ou la femme d'un particulier ont pu tenter lui ou les siens.
Moins élevé au- dessus de ses sujets, leurs outrages lui
ont été plus sensibles; il a été plus susceptible
de courroux. Dans l'enfance de la raison humaine, il est aisé à
un prince de s'irriter contre les obstacles que les lois mettent à
ses passions et de ne pas voir que ces barrières entre lui et son
peuple ne le défendent pas moins contre ses sujets que ses sujets
contre lui. Mais, comme il n'est jamais le plus fort dans un petit État,
l'abus du pouvoir, qui a dû y être plus fréquent, y
a été aussi moins défendu contre la révolte
qui en est la suite. De là, les républiques, d'abord aristocratiques
et plus tyranniques que la monarchie, parce que rien n'est si affreux
que d'obéir à une multitude qui sait toujours ériger
ses passions en vertus; plus durables en même temps, parce que le
peuple y est plus avili. Les puissants et les faibles se réunissent
contre un tyran; mais un sénat aristocratique, surtout s'il est
héréditaire, n'a que la populace à combattre. Malgré
cela, les républiques bornées à l'étendue
d'une ville, tendent naturellement à la démocratie,
qui a aussi ses graves inconvénients.
Il n'y a que les colonies et les conquêtes qui aient
pu étendre le domaine d'une ville. Les colonies n'ont pu se faire
au [288] voisinage d'une ville que dans les premiers temps. Bientôt
les terrains qui l'environnaient se sont trouvés occupés;
les colonies furent alors envoyées au loin, et ne restèrent,
par conséquent, liées à la métropole qu'autant
qu'elles ne furent pas assez solidement établies pour se passer
d'elle, comme ces provins qui restent attachés au tronc jusqu'à
ce qu'ils soient fortifiés suffisamment et qui alors en sont détachés
par le moindre accident, ou comme les fruits qui tiennent à l'arbre
jusqu'à leur maturité, par laquelle ils tombent, germent
en terre et produisent des arbres nouveaux. Cependant une métaphore
assez naturelle fit exprimer les relations de la métropole à
la colonie par les noms de mère et de fille; les
hommes, qui, de tout temps, ont été liés par leur
propre langage, inférèrent de ces expressions des devoirs
analogues et l'exercice de ces devoirs fut longtemps maintenu par la seule
force des murs, qui trouvent toujours des défenseurs dans
les hommes qu'elles subjuguent, comme les lois dans l'autorité
qui les maintient.
Il est rare que les villes fassent des conquêtes. Elles ne s'y
adonnent que quand, pour ainsi dire, elles n'ont rien de mieux à
faire. Et d'ailleurs, il se trouve communément entre elles une
espèce d'équilibre et de jalousie suffisante pour former
des ligues contre celle qui s'élèverait trop.
L'amour de la patrie, dans les républiques surtout, rend presque
impossible la destruction de la souveraineté d'une ville par des
forces égales aux siennes.
Enfin, rarement une ville est conquérante, à moins d'une
combinaison singulière de constitution intérieure et de
circonstances extérieures qui ne s'est, je crois, jamais trouvée
réunie que pour le peuple romain.
Mais quand les villes obéissaient encore à des rois, il
fut plus aisé de faire des conquêtes. Un roi belliqueux donnait
à sa ville une très grande supériorité; il
put faire quelques conquêtes et réunir plusieurs villes sous
sa domination; plus elle devenait étendue, plus son autorité
s'affermissait, plus il pouvait accabler une partie par les autres. L'autorité
du prince en devenait le seul centre, et quel que pût être
ou paraître l'intérêt des particuliers à secouer
le joug, on ne pouvait les réunir que par une longue suite d'intrigues
secrètes; mais le roi assez puissant pour que la crainte ou l'espérance
engageassent ordinairement quelque complice à trahir un tel secret
[289].
Souvent une ambition peu raisonnée poussa les premiers conquérants
à s'étendre au loin, et dans l'impossibilité, faute
de troupes, ou par leur trop grande distance, de conserver leurs conquêtes,
ils se contentèrent d'imposer des tributs qu'on ne payait que tant
qu'on était le plus faible.
De là, des guerres perpétuellement renaissantes, et une
variété continuelle de succès, de pertes, de nations
dominantes successivement, suivant que le hasard leur donnait des rois
conquérants.
Les États des princes qui régnaient sur des peuples laboureurs
et policés jusqu'à un certain point, ont dû se trouver,
par l'inégalité des progrès de leurs voisins, entourés
des peuples barbares. Quand ils étaient dans leur vigueur, ils
se sont étendus en faisant des conquêtes, en portant des
colonies chez ceux-ci, en les poliçant peu à peu; quand
ces mêmes États sont retombés dans la faiblesse, les
barbares les ont attaqués à leur tour avec avantage; l'envie
de dominer sur un pays riche piqua l'ambition des chefs et l'avarice d'un
peuple féroce.
Ces torrents, ces migrations des peuples qui, parmi les barbares, se
succèdent sans laisser de traces, ont quelquefois embrassé,
dans leurs cours, des peuples déjà policés; et ce
n'est que de cette manière que la mémoire a pu en venir
jusqu'à nous. Alors le peuple barbare adopta la police du vaincu
par l'influence que les lumières et la raison sont toujours sûres
de prendre sur la force, quand la conquête n'a pas été
l'extermination. Les barbares, devenus policés, poliçaient
leur premier séjour. Les deux peuples n'en formaient qu'un; c'était
un empire plus étendu sous un seul chef.
Les peuples policés, plus riches, plus tranquilles, plus accoutumés
à une vie molle, au moins sédentaire, surtout dans les pays
fertiles qui furent les premiers cultivés, perdent bientôt
la vigueur qui les a rendus conquérants, quand une discipline savante
n'oppose point une barrière à la mollesse. Les conquérants
alors font place à de nouveaux barbares; les empires s'étendent,
ils ont leur âge de vigueur et leur décadence; mais leur
chute même aide à perfectionner les arts et améliore
les lois. Ainsi se succédèrent les Chaldéens, les
Assyriens, les Mèdes, les Perses, et la domination de ceux-ci fut
la plus vaste (2)[290].
Il était difficile qu'en Grèce, pays coupé d'îles
et de montagnes, il se formât de grands empires. Une foule de petits
États, presque toujours en guerre, conserva l'esprit militaire
et y augmenta l'habileté des manuvres, la perfection des
armes, l'intrépidité dans les combats. La police s'étendait
aussi par le moyen du commerce. En général, ce sont les
peuples des montagnes et des pays froids ou stériles qui ont conquis
les plaines et qui ont formé des empires, ou leur ont résisté.
Ils sont plus pauvres, plus robustes, plus inaccessibles; ils ont pu choisir
leur temps pour attaquer, et leurs positions pour se défendre.
Et, quand ils voulurent être conquérants, ils y avaient plus
d'intérêt, ils y trouvèrent plus de facilité.
Les grands empires formés, comme nous venons de le dire, par des
barbares, furent despotiques. Le despotisme est facile. Faire ce
qu'on veut, c'est un code qu'un roi apprend très vite; il faut
de l'art pour persuader, il n'en faut point pour commander. Si le despotisme
ne révoltait pas ceux qui en sont les victimes, il ne serait jamais
banni de la terre. Un père veut être despote avec ses enfants,
un maître avec ses domestiques. La probité ne garantit pas
un prince de ce poison; il veut le bien, et il se fait une vertu de vouloir
que tout lui obéisse. Plus un État est grand, plus le despotisme
est aisé, et plus on aurait de peine à y établir
un gouvernement modéré. Il faudrait pour cela un ordre constant
dans toutes les parties de l'État; il faudrait fixer la situation
de chaque province, de chaque province, de chaque ville, lui laisser avec
son gouvernement municipal toute la liberté dont elle ne saurait
abuser. Que de ressorts à combiner, à mettre en équilibre,
et quelle difficulté pour qui ne se doute pas que cela soit nécessaire!
Une conquête faite par des barbares, qui est l'ouvrage de la force,
et accompagnée de ravages, met dans l'État un désordre
qui demanderait, pour être réparé, le génie
le plus vaste, la main la plus adroite, la vertu la plus douce et la plus
énergique, le cur le plus pur et le plus élevé.
Dans l'impossibilité de répondre à tout, on n'imagina
rien de mieux que d'établir des gouverneurs aussi despotiques sur
le peuple qu'esclaves du prince. Il était plus court de s'adresser
à [291] eux, pour lever les impôts et pour contenir
les peuples, que d'en régler soi-même la manière.
Le prince oublia le peuple. Le meilleur gouverneur fut celui qui donna
le plus d'argent, et qui sut le mieux gagner les domestiques et les flatteurs
habitués du palais. Les gouverneurs avaient des subalternes qui
agissaient de même. L'autorité despotique rendait les gouverneurs
dangereux; la cour les traita avec la plus grande rigueur: leur état
dépendit du moindre caprice. On chercha des prétextes pour
les dépouiller des trésors qu'ils avaient pillés;
et on ne soulagea point les peuples, car l'avarice est encore une qualité
naturelle des rois barbares.
On n'a point connu les impôts dans l'origine comme une subvention
aux besoins de l'État; mais le prince demandait de l'argent, et
on était forcé d'en donner. On lui fait des présents
par tout l'Orient: les rois n'y sont que des particuliers puissants et
avides.
Tous les pouvoirs furent ainsi réunis dans une seule personne,
qui n'eut pas même l'adresse d'en diviser la partie qu'elle ne pouvait
exercer. Les princes, les gouverneurs, les subalternes furent autant de
tyrans subordonnés, qui ne pesèrent les uns sur les autres
que pour accabler le peuple avec toutes leurs forces réunies.
Les princes despotiques n'ayant point trouvé de lois n'ont
guère songé à en faire; ils jugeaient eux-mêmes.
En général, quand la puissance qui fait les lois et celle
qui les applique sont identifiées, les lois sont inutiles. Les
peines restent arbitraires, ordinairement cruelles de la part des princes,
et pécuniaires quand elles sont imposées par les subalternes
qui en profitent. A l'égard de la disposition civile des héritages,
la coutume ou la volonté des pères en décidait.
On voit aussi par là qu'un gouvernement despotique, qui vient
après des lois et des murs établies, n'entraîne
pas les mêmes inconvénients que ces premières conquêtes
faites par des barbares. (3)
En général, les grands états les plus modérés
sont ceux qui sont formés de la réunion de plusieurs petits
états, surtout quand elle s'est faite lentement [292].
Le monarque n'a point au fond d'intérêt à se mêler
des détails du gouvernement municipal dans les lieux où
il n'est jamais présent: il est porté à le laisser
tel qu'il est. Les princes ne peuvent aimer le despotisme qu'autour d'eux,
parce que leurs passions (celles du moins qui sont les plus sujettes au
caprice) ne sont relatives qu'à ce qui les environne; ils ne sont
pas plus hommes que d'autres.
Voilà pourquoi le despotisme des empereurs romains fit moins de
mal que celui des Turcs. Celui-ci entre dans la constitution de leur gouvernement.
Il infecte toutes les parties de l'État; il en enchaîne tous
les ressorts. Chaque pacha exerce sur les peuples qui lui sont soumis
la même autorité que le grand seigneur a sur lui. Il est
chargé seul, et il est responsable de tous les tributs. Il n'a
d'autres revenus que ce qu'il tire du peuple au delà de ce qu'il
est obligé de fournir au sultan; et il est forcé de redoubler
ses vexations pour subvenir aux présents sans nombre nécessaires
pour le maintenir dans son poste. Il n'y a dans l'empire aucune loi pour
régler la levée des deniers, aucune formalité dans
l'administration de la justice. Tout se fait militairement. Le peuple
ne trouve point de protecteurs à la cour contre les abus de pouvoir
des grands dont la cour partage les fruits.
Quand c'est le conquérant qui a lui-même institué
des gouverneurs dans les provinces, son ignorance a dû le porter
à prendre son gouvernement pour modèle et, par conséquent,
à établir un despotisme de détail, qui devient alors
comme un grand arbre dont les branches s'étendent au loin sur tout
l'empire et étouffent toutes les productions de la terre qu'elles
couvrent de leur ombre.
Lorsque le gouvernement militaire est le seul lien de l'État,
et ne forme une nation qu'en l'asservissant à un prince, ce gouvernement
est despotique dans son principe, et s'il n'est pas tempéré
par les murs, il l'est encore dans la pratique. La discipline militaire
suppose nécessairement le despotisme et la rigueur. Mais il ne
faut pas confondre les nations régies par le gouvernement militaire
avec les nations toutes composées de guerriers comme les barbares,
Germains et autres. Bien loin de là, leur gouvernement fait naître
la liberté. La guerre n'y est point un métier exclusif qui
ait besoin d'être étudié, et qui donne à ceux
qui l'exercent une supériorité de forces sur le [293]
reste de la société. Une telle nation garde ses droits.
Un prince peut asservir son peuple par ses soldats, parce que le peuple
est le plus faible; mais comment asservir un peuple de soldats? Ce n'est
pas le courage ni l'esprit militaire qui éteignent l'esprit de
liberté: tout au contraire.
Les royaumes d'Europe conquis par les barbares du Nord ont donc été
préservés du despotisme, parce que ces barbares étaient
libres avant la conquête qui se faisait au nom du peuple, et non
pas à celui du roi. Les murs romaines qui étaient
établies, et la religion que les barbares embrassèrent,
ont aussi contribué à les en garantir. Les particuliers
se dispersèrent dans le pays; ils y partagèrent les avantages
de la victoire et la puissance territoriale avec le prince.
Il n'en fut pas de même en Asie, où les peuples conquis
se trouvaient d'avance accoutumés au despotisme, parce que les
premières conquêtes, antérieures au temps où
les murs auraient pu se former, avaient été vastes
et rapides.
Le despotisme enfante les révolutions; mais on ne fait que changer
de tyrans, parce que dans les grands états despotiques, la force
des rois n'est établie que par le moyen de leurs troupes, et leur
sûreté par le moyen de leurs gardes. Le peuple n'y est point
assez fort, ni assez uni, pour arrêter une telle puissance militaire
qui substitue un roi à un autre, sûre d'être l'instrument
de la tyrannie du successeur, comme elle l'était de celle du prédécesseur.
On sent que tous les effets de ces principes doivent varier à
l'infini, selon leur mélange avec les idées de religion
reçues et, comme nous l'avons remarqué, avec la vénération
pour une certaine famille, parce que l'habitude, sans autre puissance,
domine sur les hommes. Il serait aussi aisé aux janissaires, s'ils
le voulaient, de choisir un sultan dans la populace que dans la famille
ottomane; mais tel est le respect qu'on leur imprime dès l'enfance
pour cette famille, qu'ils ne le voudraient pas.
Ce pouvoir de l'éducation est un des grands principes de la durée
des gouvernements, au point de les soutenir quand toutes les forces de
l'empire sont affaiblies, et d'en cacher la décadence, de sorte
qu'au moindre mouvement, on est surpris de voir l'État s'écrouler,
comme ces arbres qui paraissent sains, parce que leur écorce est
entière, tandis que tout le bois en est [294] réduit
en poudre et n'oppose plus aucune résistance au vent. Or, dans
les états despotiques, l'éducation est tout employée
à briser les courages. La crainte et le respect s'emparent de l'imagination.
Le souverain, environné d'une obscurité formidable, semble
gouverner du sein d'un nuage orageux, dont les éclairs éblouissent
et les tonnerres inspirent la terreur.
J'ajoute que, dans ces vastes états despotiques, il s'introduit
aussi un despotisme qui s'étend sur les murs civiles; qui
engourdit encore davantage les esprits; qui prive la société
de la plus grande partie de ses ressources et de ses douceurs, de la coopération
des femmes à l'administration de la famille; qui, en interdisant
le commerce des deux sexes, ramène tout à l'uniformité,
et met les membres de l'État dans un repos léthargique qui
s'oppose à tout changement, par conséquent à tout
progrès.
En conduisant tout par la force (comme il faut nécessairement
le faire dans une société où une foule d'esclaves
et de femmes est dans chaque maison riche, comme dans l'État, immolée
à un seul maître), on éteint le feu de l'esprit, on
le resserre dans les entraves d'une législation barbare. Le despotisme
perpétue l'ignorance et l'ignorance perpétue le despotisme.
Il y a de plus: cette autorité despotique devient usage, et l'usage
confirme les abus. Le despotisme est comme une masse énorme qui,
pesant sur des piliers de bois, affaiblit leur résistance et les
affaisse ou les enfonce de jour en jour.
Je parlerai donc de l'esclavage, de la polygamie, de la
mollesse qui en sont la suite; et je vais considérer sur
cet article les causes des murs différentes parmi les hommes.
L'asservissement des femmes aux hommes est fondé par toute
la terre sur l'inégalité des forces corporelles. Mais, comme
il naît un peu plus d'hommes que de femmes, partout où l'égalité
a régné, la monogamie a été naturelle;
elle l'est par conséquent chez tous les peuples peu nombreux, pasteurs,
chasseurs, laboureurs; elle l'est chez les peuples divisés en petites
sociétés où les États sont renfermés
dans l'enceinte des villes comme en Grèce, et dans les républiques
démocratiques surtout; elle l'est chez les peuples pauvres et chez
les particuliers peu riches dans les pays mêmes où la polygamie
est le plus en vogue; elle l'est même dans les empires dont les
murs datent du temps où les peuples étaient encore
gouvernés en république [295], comme l'empire romain
et celui des successeurs d'Alexandre, qui, bien que despotiques, n'ont
point connu la polygamie.
Cependant les barbares, qui mettent peu de délicatesse en amour,
ont tous été portés à la pluralité
des femmes. Tacite rapporte que les chefs des Germains en avaient
quelquefois trois ou quatre; mais chez un peuple errant et pauvre, le
mal ne saurait être contagieux. C'est donc avec les richesses et
l'étendue des empires que la polygamie s'est établie; elle
s'est étendue avec l'esclavage.
Les premiers hommes furent cruels dans leurs guerres; ils n'ont appris
la modération qu'à la longue. Les peuples chasseurs massacrent
leurs prisonniers ou, quand ils ne les tuent pas, ils les incorporent
dans leur nation. Une mère, qui a perdu son fils, choisit un prisonnier
qui lui sert de fils; elle l'aime parce qu'il lui est utile. Les anciens,
chez qui les enfants étaient une richesse, qui en recevaient des
services, étaient portés à l'adoption des enfants.
Peu ou point d'esclaves donc chez les peuples chasseurs ou primitifs.
Les pasteurs commencèrent à connaître l'esclavage.
Ceux qui conquièrent des troupeaux sont obligés, pour pouvoir
vaquer à de nouvelles expéditions, de conserver ceux qui
les gardaient.
Les laboureurs portèrent l'esclavage plus loin. Ils eurent, pour
employer les esclaves, des services plus variés, des travaux plus
fatigants et, à mesure que les murs des maîtres se
policèrent, l'esclavage devint plus dur et plus avilissant, parce
que l'inégalité fut plus grande. Les riches cessèrent
de travailler; les esclaves devinrent un luxe et une marchandise; des
parents mêmes ont vendu leurs enfants. Mais le plus grand nombre
des esclaves fut toujours de ceux qui étaient pris en guerre, ou
qui naissaient de parents esclaves.
On les occupa dans la maison à tous les offices les plus bas.
Ils n'eurent ni biens, ni honneur, en propre; ils furent dépouillés
des premiers droits de l'humanité. Les lois donnaient sur eux une
autorité sans bornes, et cela est tout simple: c'étaient
leurs maîtres qui faisaient les lois, et ces maîtres croyaient
assurer l'oppression par l'oppression. Dans les états despotiques,
les princes eurent une foule d'esclaves; ainsi firent les gouverneurs
et les riches mêmes. La vaste étendue des états porta
l'inégalité des fortunes au plus haut point. Les capitales
[296] devinrent comme des gouffres où, de toutes les parties
de l'empire, les riches se rassemblèrent avec la multitude de leurs
esclaves.
Les femmes esclaves appartinrent aux plaisirs du maître. On le
voit dans les murs des anciens patriarches, car [et c'est
encore un point de jurisprudence antique] le crime d'adultère
n'était point réciproque comme parmi nous. Le mari seul
se croyait outragé; c'est une suite de la grande inégalité
entre les deux sexes qu'amène la barbarie. Les femmes n'ont jamais
eu de droits dans le mariage chez les anciens peuples. Ce n'est que la
pauvreté qui a empêché la polygamie de s'établir
partout.
Quand, dans la suite, les murs et les lois d'une nation furent
fixées, le mélange des familles rendit aux femmes des droits
dont elles n'avaient pas joui lors des premiers temps, parce qu'elles
employèrent, dans les républiques surtout, le pouvoir de
leurs frères contre la tyrannie de leurs maris.
Dans ces républiques, où tout le monde était égal,
les parents d'une fille n'auraient point consenti à se priver pour
jamais de sa vue. La polygamie et la clôture des femmes n'ont jamais
pu s'y établir. Mais, dans les premiers empires dont nous parlons,
peuplés d'une multitude d'esclaves, lorsque les femmes n'avaient
aucuns droits, et que les maris en avaient sur leurs esclaves, la pluralité
des femmes devint un usage aussi général que le permirent
les bornes des fortunes particulières. La jalousie est une suite
nécessaire de l'amour: elle inspire sagement aux époux un
esprit de propriété mutuelle qui assure le sort des enfants.
Cette dernière passion, et plus encore le préjugé
de déshonneur qu'on avait attaché à l'infidélité
des femmes, s'accrurent avec la polygamie.
L'impossibilité de soumettre les femmes à cette loi de
la fidélité, quand ni le cur, ni les sens, ne pouvaient
être satisfaits, fit imaginer de les faire renfermer. Les princes,
et ensuite ceux qui furent assez riches, se firent des sérails.
La jalousie fit mutiler des hommes pour garder les femmes. De là,
dans les murs, une mollesse qui ne les adoucit pas, et qui
les rendit au contraire plus cruelles.
Les princes étant renfermés avec leurs femmes et leurs
esclaves, leurs sujets, qu'ils ne voyaient jamais, furent à peine
des hommes pour eux. Leur politique fut toujours la politique des barbares.
Elle fut simple, parce qu'ils étaient ignorants et paresseux; et
cruelle, parce qu'il faut moins de temps pour [297] couper un arbre
que pour en cueillir les fruits, et parce que l'art de rendre les hommes
heureux est de tous les arts le plus difficile, celui qui renferme le
plus d'éléments à combiner.
Cette même mollesse se répandit dans tout l'État.
De là cet affaiblissement subit des monarchies de l'Orient. Celles
des Chaldéens, des Assyriens, des Mèdes et des Perses ne
survécurent guère aux premiers conquérants qui les
avaient fondés. Il semble qu'elles n'aient subsisté quelque
temps qu'en attendant un ennemi pour les détruire. Si quelquefois
ces monarchies ont écrasé par le nombre de leurs soldats
des nations faibles, elles ont échoué devant toute résistance
courageuse et, dès que la Grèce a été réunie,
elle a renversé presque sans effort ce colosse immense.
Il n'y a qu'une ressource contre cet abâtardissement général
d'une nation, une milice entretenue dans une discipline guerrière,
telle que les janissaires turcs ou les mamelouks d'Égypte; mais
cette milice devient souvent terrible à ses maîtres.
Je dois remarquer une chose, c'est que ces inconvénients du despotisme
et de la pluralité des femmes n'ont jamais été poussés
aussi loin que sous le mahométisme. Cette religion, qui
ne permet d'autres lois que celles de la religion même, oppose le
mur de la superstition à la marche naturelle du perfectionnement.
Elle a consolidé la barbarie en consacrant celle qui existait lorsqu'elle
a paru, et qu'elle avait adoptée par préjugé de nation.
On ne trouve, ni dans l'histoire des anciennes monarchies, ni dans les
murs de la Chine et du Japon, ces excès d'abaissement des
peuples mahométans.
Le despotisme, l'uniformité, et par conséquent l'imperfection
des murs, des lois, et du gouvernement, se sont conservés
dans l'Asie, et partout où les grands empires ont été
formés de bonne heure; et je ne doute pas que les vastes plaines
de la Mésopotamie n'y aient contribué. Quand il s'est depuis
étendu avec le mahométisme, ce n'a été en
quelque sorte que par un transport de murs d'un pays à l'autre.
Les peuples qui en ont été préservés sont
ceux qui sont restés pasteurs ou chasseurs, ceux qui ont formé
de petites sociétés et les républiques. C'est parmi
ces peuples que les révolutions ont été utiles; que
les nations y ont participé et, par conséquent, en ont profité;
que la tyrannie n'a pu s'affermir assez pour asservir les esprits; que
la multitude de [298] législations particulières
et celle des révolutions qui indiquaient les fautes des fondateurs
des états, et enfin que la chute et le renouvellement de l'autorité
souveraine, qui ramenaient les lois à l'examen, ont perfectionné
à la longue la législation et le gouvernement. C'est là
que l'égalité s'est conservée, que l'esprit, le courage
ont pris de l'activité et que l'esprit humain a fait des progrès
rapides. C'est là que les murs et les lois ont, à
la longue, appris à se diriger vers le plus grand bonheur des peuples.
Après ce coup d'il sur le progrès des gouvernements
et de leur morale, il est bon de suivre les progrès de l'esprit
humain dans toutes ses révolutions.
Plan du second Discours sur les progrès de l'esprit humain.
Partons de ce chaos où l'âme ne connaît que ses sensations,
où des sons plus ou moins forts, plus ou moins aigus, ou la température
et la résistance des objets environnants, où un tableau
de figures bizarres diversement colorées, venant assaillir l'âme
de toutes parts, la jettent dans une espèce d'ivresse qui est pourtant
le germe de la raison.
La manière dont les idées commencent à y
devenir un peu distinctes et à y influer sur nos volontés,
dépend d'une sorte de mécanique spirituelle commune à
tous les hommes: elle peut être l'ouvrage de peu d'instants; du
moins l'exemple des animaux qui savent trouver leur nourriture et, ce
qui semble plus difficile, qui savent la chercher peu après leur
naissance, paraît le prouver.
Quoique appartenant à l'histoire de la nature, plutôt qu'à
celle des faits, cette époque doit être considérée
avec attention, puisque les premiers pas en tout genre décident
de la direction de la route.
C'est le mouvement qui débrouilla ce chaos; c'est lui qui
donna aux hommes les idées de distinctions et celle d'unité.
On n'aurait jamais pensé, sans lui, à réfléchir
sur la différence des couleurs; on se serait contenté de
la sentir. Mais l'ordre des parties de ce tableau présenté
à l'âme change souvent le tableau même.
L'âme apprit à observer ces variations dans leurs cours.
Durant les premières expériences de ces changements, on
ne [299] distingua point encore les parties qui conservaient entre
elles la même situation relative, soit que le total parût
se mouvoir, comme les animaux, soit qu'il parût fixé à
la même place, comme un arbre. Ainsi, tant que les images présentes
à nos sens ne furent que le résultat de chaque point coloré
ou résistant dont elles sont composées, l'esprit ne les
conçut, pour ainsi dire, qu'en bloc.
Les premières idées individuelles sont donc nécessairement
collectives par rapport aux parties dont elles sont composées;
en aucun temps, l'analyse des ouvrages des hommes n'a pu, ni ne pourra,
être poussée au dernier degré; il n'y a point, à
proprement parler, d'idées simples; elles se résolvent toutes
en résultats de sensations dont les éléments et les
causes diverses peuvent être analysés jusqu'à un point
dont le terme nous est inconnu.
Mais l'analyse des premiers hommes n'était pas poussée
fort loin. Les masses d'idées ne furent divisées qu'à
mesure que la variété des phénomènes, et surtout
des besoins, amenait l'expérience. Les besoins des hommes ne sont
relatifs qu'à ces masses; l'anatomie des fruits est inutile pour
s'en nourrir, encore moins l'analyse des idées qui nous avertissent
de leur présence. Les idées sont un langage et de véritables
signes par lesquels nous connaissons l'existence des objets extérieurs.
Ce n'est point par raisonnement qu'on s'aperçoit des rapports qu'ils
ont avec nous. La Providence, en nous inspirant des désirs, nous
a sagement épargné une voie si longue. De là, les
hommes ont nécessairement rapporté leurs sensations aux
objets extérieurs qu'ils supposent existants. Où en serions-nous,
s'il avait fallu qu'avant d'aller chercher leur nourriture ils eussent,
de leurs propres sensations regardées uniquement comme des affections
de leur âme, conclu l'existence des objets hors d'eux- mêmes?
On a donc commencé par donner des noms relatifs aux masses existantes.
Les idées, étant des signes de l'existence des objets extérieurs,
ne les représentent point exactement; de loin, un chêne ressemble
à un orme, et voilà l'idée d'un arbre, non que l'aie
l'idée d'un arbre qui ne soit ni chêne ni orme, mais parce
que j'ai une idée qui m'avertit de l'existence d'un arbre sans
me dire si c'est l'un ou l'autre. C'est là l'origine de l'abstraction.
L'idée est simple, sans doute, si on la considère [300]
en elle-même indépendamment de ses rapports, c'est-à-dire
que c'est toujours une certaine figure, une certaine couleur; mais cette
figure, cette couleur, l'expérience nous apprend qu'elle est également
le signe de l'existence d'un orme ou d'un chêne.
Il en est de même des signes du langage. La première
fois, ils ne désignèrent qu'un objet déterminé;
mais en s'appliquant à plusieurs objets, ils devinrent généraux.
Peu à peu, on distingua différentes circonstances et, pour
mettre plus de clarté dans le langage, on donna des noms aux modes
ou manières d'être qui ne sont, par rapport à nos
idées, que des rapports de distance, ou bien des rapports aux différentes
sensations qu'excitent en nous les différents langages que les
objets nous parlent, si j'ose m'exprimer ainsi.
insi, les idées des modes reçurent des noms après
celles des substances, qui furent regardées comme l'idée
principale, quoique les sens nous les procurassent en même temps.
Ainsi, ce fut en tirant les signes du langage de leur trop grande généralité,
que l'esprit se familiarisa peu à peu avec les idées les
plus abstraites. On sent que les idées se multiplièrent
à proportion que les langues se perfectionnaient. Les mots qu'exprimaient
l'affirmation, la négation, l'action de juger, l'existence, la
possession, devinrent le lien de tous nos raisonnements. L'habitude fit
appliquer dans les cas semblables ces mêmes abstractions à
toutes les racines des langues.
Peu à peu, en donnant ainsi des noms aux différents rapports
des objets entre eux ou avec nous, on s'assura la possession de toutes
ces idées, et les opérations de l'esprit en acquirent une
très grande facilité. Mais, en même temps, le labyrinthe
des idées s'embarrassa de plus en plus; il fut naturel de croire
qu'à chaque mot répondait une idée, et cependant
les mêmes mots sont rarement synonymes d'eux- mêmes; ils présentent
divers sens selon qu'on les applique: on se devine plus qu'on ne s'entend
dans la conversation.
L'esprit, par un exercice presque machinal qui naît de la liaison
des idées, saisit assez promptement le sens des mots déterminé
par les circonstances. Quand on eut cru que les mots répondaient
exactement à des idées, on fut fort étonné
de voir qu'on ne pouvait convenir sur leur détermination précise;
on fut longtemps à soupçonner que cela venait de ce que
les idées étaient différentes, suivant qu'on voulait
tirer l'idée générale de [301] différents
cas particuliers; on s'égara dans des définitions trompeuses
qui n'embrassaient qu'une partie de l'objet, et chacun en donnait une
différente de la même idée.
Les notions complexes des substances qui, parce qu'elles ont rapport
à des objets réels, renferment nécessairement plus
ou moins de parties, selon que l'objet est plus connu, furent regardées
comme des tableaux des choses mêmes. Au lieu de chercher par quels
degrés on avait rassemblé sous un nom général
un certain nombre d'espèces, effet dont on aurait trouvé
la raison dans des ressemblances générales, on rechercha
cette essence commune que les noms exprimaient; on imagina les genres,
les espèces, les individus, et ces degrés métaphysiques
dont la nature a causé tant de disputes aussi cruelles quelquefois
dans leurs effets que frivoles dans leur objet.
Au lieu de regarder ces noms comme des signes relatifs à la manière
dont nous apercevons l'échelle des êtres, que nous étendons
suivant les ressemblances que nous découvrons, et que nous ne pouvons
même étendre trop loin sans courir le risque de les confondre
les uns avec les autres, on imagina des essences abstraites et
incommunicables. On est allé, dans ces derniers temps, jusqu'à
en donner aussi aux notions des ouvrages de l'esprit humain, comme la
comédie et la tragédie. On a disputé sérieusement
pour savoir si un poème appartenait à tel ou tel genre,
et rarement on s'est aperçu qu'on ne disputait que sur des mots.
L'erreur fut plus considérable encore à l'égard
des signes par lesquels on exprimait les rapports des choses. Telles
sont toutes les idées morales dont on a raisonné, comme
si elles étaient des êtres existants indépendamment
des choses qui ont ces rapports les unes aux autres.
L'homme reçoit ses diverses idées dans son enfance, ou
plutôt les mots se gravent dans sa tête; ils se lient d'abord
avec des idées particulières; peu à peu se forme
cet assemblage confus d'idées et d'expressions dont on apprend
l'usage par imitation. Le temps, par le progrès des langues, a
multiplié à l'infini les idées; et, quand l'homme
a voulu se replier sur lui-même, il s'est trouvé dans un
labyrinthe où il était entré les yeux bandés.
Il ne peut plus retrouver la trace de ses pas; cependant ses yeux s'ouvrent;
il voit de tous côtés des routes dont il ignore la liaison.
Il s'attache à quelques vérités dont il [302]
ne peut douter; mais d'où lui vient cette certitude? Il ne connaît
rien que par ses idées; il faut donc qu'il croie que ses idées
portent la certitude avec elles; car d'où la tirerait-il avant
d'avoir analysé la manière dont ces idées se forment
dans son esprit? Ouvrage immense, et qui demande plusieurs générations!
Sans savoir trop ce que c'est qu'avoir idée d'une chose, il pose
pour principe que tout ce que ses idées lui rapportent d'un objet
est vrai: Principé séducteur, parce qu'effectivement il
est un art de tirer, de notions une fois déterminées, même
arbitrairement, des conséquences qui ne peuvent tromper. Le succès,
en ce cas, devint une autre source d'erreur. On eut plus de confiance
pour le principe, et ses abus n'en dégoûtèrent point.
Par la même raison que chacun était persuadé qu'il
avait la véritable idée de l'objet, on n'était point
tenté de récuser un tribunal, auquel personne n'avait recours
sans croire l'entendre prononcer en sa faveur. De là, l'obscurité
de la logique et de la métaphysique dans tous les temps; de là,
les définitions et les divisions arbitraires.
Ces ténèbres n'ont pu se dissiper que peu à peu;
l'aurore de la raison n'a pu s'élever que par des degrés
insensibles, à mesure que les hommes ont analysé de plus
en plus leurs idées: non pas qu'ils aient connu d'abord la nécessité
d'en distinguer toutes les parties; mais les disputes mêmes y conduisent,
parce que la vérité semble fuir et se dérober à
nos recherches jusqu'à ce qu'on soit parvenu aux premiers éléments
des idées; parce qu'en avançant peu à peu on sentit
toujours un vide; et enfin parce que la curiosité fait toujours
agir, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé l'objet de ses
recherches, et qu'aucune question ne peut être épuisée
que par le vrai.
Les progrès firent plus ou moins rapides, selon les circonstances
et les talents. (4)
Le génie est répandu sur le genre humain à
peu près comme l'or dans une mine. Plus vous prenez de minerai,
plus vous recueillez de métal. Plus il y aura d'hommes et plus
vous aurez de grands hommes ou d'hommes propres à devenir grands.
Les hasards de l'éducation et ceux des événements
les développent ou les laissent enfouis dans l'obscurité,
ou les [303] immolent avant l'âge comme les fruits abattus
par le vent. Si Virgile eût péri dans l'enfance, nous n'aurions
point de Virgile, car il n'y en a pas deux (5).
Les progrès, quoique nécessaires, sont entre mêlés
de décadences fréquentes, par les événements
et les révolutions qui viennent les interrompre. Aussi, ont-ils
été fort différents chez les différents peuples.
Les hommes séparés les uns des autres et sans commerce
se sont à peu près également avancés. Nous
avons trouvé les petites nations qui vivent de chasse au même
point, avec les mêmes arts, les mêmes armes, les mêmes
murs. Le génie a eu peu d'avantage par rapport aux besoins
grossiers; mais, aussitôt que le genre humain fut parvenu à
sortir de l'étroite sphère de ces premiers besoins, les
circonstances qui mirent tel génie à portée de se
développer, combinées avec celles qui lui offrirent tel
fait, telle expérience que mille autres auraient vue sans en profiter,
introduisirent bientôt une inégalité quelconque.
Chez les peuples barbares, où l'éducation est à
peu près la même pour tous, cette inégalité
ne put être très considérable. Lorsque les travaux
se sont divisés selon les talents, ce qui est très avantageux
en soi, puisque tout alors est fait mieux et plus vite, la distribution
inégale des biens et des charges de la société fit
que la plus grande partie des hommes, occupée de travaux obscurs
et grossiers, ne put suivre le progrès des autres hommes, à
qui cette distribution donnait du loisir et le moyen de se faire seconder.
L'éducation mit entre les parties d'une même nation une
différence plus grande encore que les richesses, et il en fut de
même entre les nations.
Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumières devint promptement
supérieur à ses voisins: chaque progrès donnait plus
de facilité pour un autre. Ainsi, la marche d'une nation s'accélérait
de jour en jour, tandis que d'autres restaient dans leur médiocrité,
fixées par des circonstances particulières, et que d'autres
demeuraient dans la barbarie. Un coup d'il jeté sur la terre
nous met, même aujourd'hui, sous les yeux l'histoire entière
du genre humain, en nous montrant les vestiges de tous [304] ses
pas et les monuments de tous les degrés par lesquels il a passé,
depuis la barbarie, encore subsistante, des peuples américains,
jusqu'à la politesse des nations les plus éclairées
de l'Europe. Hélas! nos pères, et les Pélasges qui
précédèrent les Grecs, ont ressemblé aux sauvages
de l'Amérique!
On a cherché dans la différence des climats une
raison de cette différence qui se trouve entre les nations (6).
Mais les inductions qu'on en tire sont au moins précipitées,
elles sont fort exagérées; elles sont démenties par
l'expérience, puisque sous les mêmes climats les peuples
sont différents, et puisque sous des climats très peu semblables,
on retrouve si souvent le même caractère et le même
tour d'esprit; puisque l'enthousiasme et le despotisme des Orientaux peuvent
naître de la seule barbarie, combinée avec certaines circonstances;
puisque ce langage métaphorique, qu'on nous donne comme un effet
de la plus grande proximité du soleil, était celui des anciens
Gaulois et des Germains, au rapport de Tacite et de Diodore de Sicile,
et qu'il est encore celui des Iroquois au milieu des glaces du Canada.
Il est celui de tous les peuples dont la langue est très bornée,
et qui, manquant de mots propres, multiplient les comparaisons, les métaphores,
les allusions pour se faire entendre, et y parviennent quelquefois avec
force, toujours avec peu d'exactitude et de clarté.
Les causes physiques n'agissant que sur les principes cachés qui
contribuent à former notre esprit et notre caractère, et
non sur les résultats que seuls nous voyons, nous n'avons droit
d'évaluer leur influence qu'après avoir épuisé
celle des causes morales, et nous être assurés que les faits
sont absolument inexplicables par celles-ci, dont nous sentons le principe,
dont nous pouvons suivre la marche au fond de notre cur.
Les idées des premiers hommes furent limitées aux objets
sensibles, et par conséquent leurs langages furent bornés
à les désigner. La foule d'idées abstraites et générales,
inconnues encore à un grand nombre de peuples, a été
l'ouvrage du temps, et par conséquent ce n'est qu'à la longue
qu'on est parvenu à connaître l'art du raisonnement.
L'ordre des objets qu'on a les premiers désignés dans les
langues, a été le même partout, ainsi que les premières
[305] métaphores et les premières idées abstraites
qui règlent les conjugaisons, les déclinaisons, l'analogie
des langues les plus barbares (nous n'en connaissons aucune dans son état
primitif); car, quelque fixation que la barbarie mette dans les progrès
d'une masse d'hommes, ce n'est qu'en la privant des occasions de se perfectionner.
Le génie ne manque jamais avec le temps. Ainsi, dans l'usage perpétuel
des langues, il est impossible que la variété des combinaisons
d'idées qui s'offrent à exprimer, n'annonce pas le besoin
de nouveaux signes, pour marquer de nouvelles liaisons ou de nouvelles
nuances entre les idées. Et ce besoin, qui est le sentiment de
notre indigence, en nous la manifestant, nous apprend à y remédier
et devient la source de nos richesses.
Les langues des peuples les plus barbares sont donc aujourd'hui bien
loin de leurs premiers essais; il en est de même de tous les progrès
qui sont toujours réels, mais quelquefois bien lents; il y a peu
d'arts et de sciences dont l'origine ne puisse remonter jusqu'à
ces premières époques; tous les arts sont appuyés
sur des idées grossières, sur des expériences communes
et à la portée de tous les hommes.
On voit le progrès immense que les sciences ont fait, et
on a perdu l'enchaînement insensible par lequel elles tiennent aux
premières idées. On a d'abord observé les astres
avec les yeux; l'horizon a été le premier instrument, et
les trois cent soixante jours de l'année lunisolaire sont le modèle
de la division du cercle en trois cent soixante degrés. Les étoiles,
depuis la première jusqu'à la quatrième grandeur,
sont visibles à tous les hommes. L'alternative des jours et des
nuits, les changements des phases de la lune, furent des mesures naturelles
du temps; l'alternative du chaud et du froid, et les besoins du labourage,
firent comparer le cours du soleil et celui de la lune. De là l'année,
les mois, les noms des principales constellations.
La navigation ensuite obligea de perfectionner l'astronomie, et apprit
à la comparer à la géographie.
La musique, la danse, la poésie ont encore leur source dans la
nature de l'homme. Destiné à vivre en société,
sa joie a des signes extérieurs; il fait des sauts et des cris;
une joie commune s'exprima par des branles, des sauts, des cris simultanés
et confus. Peu à peu, on s'accoutuma à sauter d'une manière
semblable; on marqua les pas par des sons, on sépara ceux-ci [306]
par des intervalles réglés. L'oreille, par une expérience
bien courte, et en suivant la seule nature, apprit à apprécier
les premiers rapports des sons. Quand on voulut communiquer les motifs
de sa joie par des paroles, on les régla sur la mesure des sons.
Voilà l'origine de la danse, de la musique, et de
la poésie faite d'abord pour être chantée.
Ce n'est qu'à la longue qu'on s'est contenté de la seule
harmonie qui lui est propre, et que l'on n'a connue qu'après qu'elle
a été assez perfectionnée pour plaire toute seule.
A mesure que ces arts se sont perfectionnés, ils se sont séparés
par la nécessité d'un talent particulier.
On indiqua le repos par des sons semblables, et l'oreille apprit aussi
à consulter la quantité des syllabes. La nécessité
de se plier ainsi à la mesure dut contribuer aux progrès
et à l'adoucissement des langues; la versification devint de jour
en jour moins libre; l'oreille, à force d'expériences, se
fit des règles plus sévères; et, par une heureuse
compensation, si le joug en devenait plus pesant, la perfection des langues,
les tours nouveaux, les hardiesses heureuses qui se multiplièrent,
donnèrent aussi plus de forces pour le porter.
Chez les peuples grossiers, la facilité de retenir les vers, la
vanité des nations, les engagea à mettre en chansons leurs
actions les plus mémorables. Tels sont les chants des sauvages
de nos jours, ceux des anciens bardes, les rimes runiques des habitants
de la Scandinavie, quelques anciens cantiques insérés dans
les livres historiques des Hébreux, le Chou-king des Chinois,
et les romances des peuples modernes de l'Europe: ce furent les seules
histoires avant l'invention de l'écriture, histoires sans chronologie,
et souvent chargées de fausses circonstances, comme on peut le
croire.
La pauvreté des langues, et la nécessité des métaphores
qui résultait de cette pauvreté, firent qu'on employa les
allegories et les fables pour expliquer les phénomènes
physiques. Elles sont les premiers pas de la philosophie, comme on le
voit encore aux Indes.
Les fables de tous les peuples se ressemblent, parce que les effets
à expliquer et les modèles des causes qu'on a imaginées
pour les expliquer se ressemblent. Il y a des différences, parce
que le vrai seul est unique, et parce que l'imagination n'a qu'une marche,
à peu près la même partout, sans que tous ses pas
se répondent. De plus, les êtres mythologiques supposés
[307] existants ont été mêlés aux histoires
des faits, et dès là très variés. Le sexe
des divinités, qui souvent dépendait du genre d'un mot dans
une langue, a dû varier aussi les fables chez les différents
peuples. Mille circonstances de ces fables leur ont été
particulières, sans détruire leurs rapports généraux.
Les mélanges et le commerce des nations ont fait naître de
nouvelles fables par des équivoques, et des mots mal compris ont
augmenté le nombre des anciennes.
Regardant les êtres imaginaires comme réels, tantôt
on multiplia les dieux en comptant ceux que diverses nations avaient imaginés
pour les mêmes effets, tantôt on prit pour les mêmes
ceux qui avaient des attributs semblables. De là, les mélanges
de l'histoire de ces dieux. De là, la multitude de leurs actions,
surtout quand deux peuples qui avaient la même mythologie se mêlaient,
et tels furent les Indiens.
La physique changea sans qu'on cessât de croire les fables, par
le double amour de l'antiquité et du merveilleux, et aussi parce
que l'éducation les transmettait de siècle en siècle.
Les premières histoires sont aussi des fables inventées
de même pour suppléer à l'ignorance de l'origine des
empires, des arts, des coutumes: il est fort aisé d'en reconnaître
la fausseté. Tout ce que les hommes inventent n'est assujetti qu'au
vraisemblable, c'est-à-dire aux opinions du siècle où
ce fait est inventé. Mais ce qu'ils racontent est assujetti au
vrai, et ne peut jamais être contredit par des observations postérieures.
De plus, avant l'écriture, les hommes n'avaient de monuments que
des chansons et quelques pierres auprès desquelles les chansons
étaient répétées. Il est clair que, dans celles-ci,
on cherchait l'amusement et la gloire plus qu'on ne se souciait d'y éviter
l'exagération. Hérodote même est encore poète.
Ce n'est qu'après lui qu'on a senti la nécessité
de dire vrai pour l'histoire (7).
Les arts du dessin, la sculpture, la peinture, ont beaucoup de
rapports avec la poésie dans les émotions qu'éprouve
l'artiste, et dans celles qu'il veut communiquer. Ils ont eu une origine
naturelle dans le désir de conserver des monuments historiques
ou mythologiques; et le génie s'y est exalté par le zèle,
ou patriotique, ou religieux qui a voulu exprimer avec sentiment, avec
[308] profondeur, avec force, les idées et les souvenirs
que ces monuments devaient rappeler.
Tous ces arts dépendent beaucoup de l'état différent
des hommes, chasseurs, pasteurs ou laboureurs. Ces derniers ayant seuls
pu avoir une population nombreuse, et ayant eu besoin pour diriger leur
travail de plus de connaissances positives, ont dû nécessairement
faire de beaucoup plus grands progrès.
Les connaissances des hommes, qui toutes sont renfermées dans
la sensation actuelle, sont de différentes espèces: les
unes consistent dans de pures combinaisons d'idées, comme les mathématiques
abstraites. D'autres s'attachent aux objets extérieurs, mais n'en
prennent, pour ainsi dire, que la surface et leurs effets sur nous; telle
est la poésie, tels sont les arts de goût. D'autres enfin
ont pour objet l'existence même des choses. Elles remontent des
effets aux causes, des sens aux corps, du présent au passé,
des corps visibles aux invisibles, du monde à la Divinité.
La croyance de l'existence des corps, et celle des objets passés
que rappelle la mémoire, a devancé le raisonnement. On n'a
point douté sur la cause immédiate de nos sensations: les
causes des mouvements des corps ont formé la physique; et, dans
les premiers temps, on a souvent confondu l'action des corps les uns sur
les autres, avec celle de la Divinité.
Aristote, par un travail qui, quoique méprisé aujourd'hui,
n'en est pas moins un des plus beaux efforts de l'esprit humain, Aristote
sut porter l'analyse à sa perfection, en examinant la manière
dont notre esprit passe d'une vérité connue à une
inconnue: il sut en tirer les règles de l'art de raisonner et,
en démontrant les effets d'une certaine combinaison d'idées,
il prouva comment on pouvait s'assurer qu'une proposition était
légitimement déduite d'une autre. Il faut avouer que, dans
le reste de sa philosophie, il n'a pu faire aucune analyse aussi parfaite,
parce que l'énumération des idées n'était
point aussi facile. Mais, quelque utile qu'on suppose son travail pour
les conséquences, il ne pouvait servir à s'assurer des principes.
uoique Aristote eût avancé que toutes les idées venaient
des sens, on fut très longtemps sans chercher d'autres principes
que les idées prétendues abstraites, sans remonter à
leur origine (8)[309].
Le défaut des lois de l'analyse a longtemps retardé
les progrès de la métaphysique, et même ceux
de la physique.
On pourrait confondre ces deux sciences sous un rapport général
par lequel elles diffèrent des sciences qu'on appelle mathématiques.
Toutes les sciences, sans doute, tirent leur origine des sens; mais les
mathématiques ont cet avantage, que c'est d'une application des
sens qui n'est pas susceptible d'erreur.
La nécessité de mesurer les campagnes, aidée de
la propriété qu'a l'étendue d'être mesurée
elle-même par rapport au lieu qu'elle occupe, a fait naître
les premiers éléments des mathématiques. Les idées
des nombres ne sont ni moins simples, ni moins familières; c'est
de ce peu d'idées simples, qu'il est facile de combiner, qu'on
a formé les sciences mathématiques, dont tout ce qui est
susceptible d'être considéré comme quantité,
peut être l'objet. Là, ce ne sont que des conséquences
de définitions abstraites qui renferment un si petit nombre d'idées
qu'il est facile de les embrasser toutes. Une chaîne de vérités,
toutes dépendantes les unes des autres, se forme, chaîne
où les hommes n'ont qu'à reconnaître tous les pas
qu'ils ont faits pour accumuler vérités sur vérités.
Ces vérités deviennent de plus en plus fécondes;
plus on avance dans la spéculation, plus on découvre de
ces formules générales de calcul d'où l'on peut descendre
à des vérités particulières en particularisant
les hypothèses. Les vérités, en se combinant, se
multiplient et se combinent encore; d'où naît une nouvelle
multiplication, parce que chacune devient la source d'une foule de vérités
qui ne sont pas moins fécondes que les premières.
A mesure que le nombre de ces vérités connues augmente,
à mesure qu'on a examiné les propriétés d'un
plus grand nombre de figures, on a exprimé leurs propriétés
communes par des formules et des principes généraux qui
renfermaient tout ce qu'on connaissait. Ainsi, même dans les mathématiques,
on commença par examiner quelques figures familières, un
petit nombre de propriétés des lignes: les principes généraux
sont l'ouvrage du temps.
De là, comme on a cru que l'ordre le plus beau était celui
où d'un seul principe découlait une foule de conséquences,
on a été obligé, pour le mettre dans les ouvrages
de mathématiques, de refondre de siècle en siècle
toute la manière d'enseigner. On n'a [310] pas vu que cet
ordre, prétendu naturel, est arbitraire; qu'en géométrie,
où l'on exprime les rapports généraux des figures,
ces rapports sont réciproques; qu'on peut également conclure
le principe de la conséquence, ou la conséquence du principe:
l'équation de l'ellipse peut être tirée de sa construction,
comme sa construction de son équation.
S'il y a une méthode préférable, c'est donc celle
de suivre les pas de l'esprit humain dans ses découvertes, de faire
sentir les axiomes généraux qui naissent de toutes les vérités
particulières, et en même temps de faire voir la manière
dont elles lient entre elles toutes les vérités précédentes.
Ainsi l'image des progrès des mathématiques ressemble à
l'Olympe des poètes, dont la pointe était tournée
vers la Terre, et qui, à mesure qu'il s'éloignait de la
terre, s'élargissait jusqu'à ce qu'il rencontrât le
ciel. Ainsi la géométrie s'est étendue jusqu'à
l'infini. Les vérités particulières mènent
à des formules de plus en plus générales; et, même
dans les mathématiques, c'est du particulier au général
qu'il faut avancer.
Mais, quand les principes généraux sont trouvés,
quelle rapidité ne donnent-ils point aux progrès de ces
sciences! L'algèbre, la réduction des courbes en équation,
l'analyse de l'infini! C'est une suite de vérités hypothétiques,
certaines par là même, et en même temps vérifiées
par la nature, parce que les premières hypothèses n'étaient
point arbitraires, mais fondées sur les idées d'étendue
que nous donnent nos sens, et qu'ils ne nous donnent que parce qu'il y
a réellement des êtres étendus dans la nature.
Les mathématiques partent d'un petit nombre d'idées, et
en combinent à l'infini les rapports: c'est tout le contraire dans
les sciences physiques, où il s'agit, non d'une suite d'idées
et de rapports, mais de faits et d'idées qui ont un objet existant
passé ou présent (le futur ne peut-être que mathématique),
et dont la vérité consiste dans la conformité de
nos opinions avec cet objet.
Sous le nom de sciences physiques, je comprends: la logique, qui
est la connaissance des opérations de notre esprit et de la génération
de nos idées; la métaphysique, qui s'occupe de la
nature et de l'origine des êtres, et enfin la physique proprement
dite, qui observe l'action mutuelle des corps les uns sur les autres,
et les causes et l'enchaînement des phénomènes [311]
sensibles. On pourrait y ajouter l'histoire, dont la certitude
ne peut jamais être aussi grande, parce que l'enchaînement
des faits ne peut être aussi lié, et parce que les faits
déjà passés depuis longtemps ne peuvent que difficilement
être soumis à un nouvel examen. La nature se ressemblant
toujours à elle-même, on peut, par des expériences,
rappeler sous nos yeux les mêmes phénomènes ou en
produire de nouveaux; mais, si les premiers témoins d'un fait sont
peu dignes de foi, le fait reste à jamais dans son incertitude,
et ses effets précis ne nous sont jamais connus.
Je ne parle pas des sciences, comme la morale et la politique,
qui dépendent de l'amour de soi réglé par la justice,
laquelle n'est elle-même qu'un amour de soi très éclairé.
Ce que je dis en général, sur la différence des sciences
de combinaison et des sciences d'observation, doit leur être appliqué.
L'homme, dans celles-ci, ne peut se livrer à un petit nombre de
principes. Il est à la fois assailli par toutes les idées,
forcé de les rassembler en foule parce que tous les être
sont liés par leur action mutuelle, et obligé en même
temps d'analyser avec soin ces idées jusqu'à leurs éléments
les plus simples.
La logique est fondée sur l'analyse du langage et la réduction
des images des objets aux sensations simples dont elles sont composées.
La métaphysique a dû se ressentir du peu de progrès
de cet analyse. Avant d'avoir analysé nos sensations et pénétré
leurs causes, l'uniformité réelle des substances matérielles
ne nous apparaît pas. Un corps bleu et un corps rouge doivent sembler
différents, et l'on n'aurait guère songé à
ce qu'ils ont de conforme, si les sens n'avaient montré le corps
jugé lui-même comme existant hors de nous, susceptible de
diverses couleurs et paraissant sous différentes qualités
sensibles. De là, la distinction de substance et de mode, mais
qui n'empêcha pas de regarder d'abord les modes comme autant d'êtres
existants hors de nous, quoiqu'ils ne pussent exister sans sujet. De là,
les erreurs de la plupart des philosophes.
Rien de si confus chez les anciens que toutes ces idées de substance,
d'essence, de matière, faute d'en avoir bien connu la génération
depuis les premières idées sensibles: cependant on les employait
avec toute leur ambiguïté. Combien n'a-t-il pas fallu, pour
les expliquer, faire de progrès dans la physique même, dont
ces erreurs retardaient la marche! car la métaphysique et [312]
la physique ont un besoin réciproque l'une de l'autre. Combien
ne fallut-il pas de temps pour découvrir que tous les phénomènes
sensibles pouvaient s'expliquer par des figures et des mouvements! Descartes
est le premier qui ait bien vu cette vérité. Jusqu'à
lui, la physique était restée, faute de ce degré
d'analyse, à peu près confondue avec la métaphysique.
Les erreurs de cette dernière tiennent à la façon
dont nous recevons, par nos sensations, l'idée des êtres
existants hors de nous. Ce n'est qu'en rapportant des points colorés
que nous nous formons l'idée de l'étendue visible; c'est
par l'assemblage de quelques sensations qui produisent en nous la résistance
des corps au nôtre, que nous nous formons l'idée de l'étendue
tangible. Ce n'est que par le raisonnement que nous nous assurons de l'existence
des corps qui sont le lien et la cause commune de ces sensations; mais
l'instinct, ou, si l'on veut, la liaison des idées, née
de l'expérience, a devancé le raisonnement, et l'on a confondu
les corps mêmes avec leurs qualités sensibles. Cette idée
a dû nécessairement amener dans toute la métaphysique
l'obscurité dont nous parlons, et qu'il est aisé de concevoir,
si l'on considère que le jugement que nous portons de l'existence
des objets extérieurs n'est que le résultat de leurs rapports
avec nous, de leurs effets sur nous, de nos craintes, de nos désirs,
de l'usage que nous en avons. Nos sens ne nous étant donnés
que pour la conservation et le bonheur de notre être, les sensations
ne sont que de véritables signes de nos idées sur ces êtres
extérieurs, qui suffisent pour nous les faire chercher ou éviter
sans en connaître la nature. Nos jugements ne sont qu'une expression
abrégée de tous les mouvements que ces corps excitent en
nous, l'expression qui nous garantit la réalité de ces corps
par celle même de leur effet. Ainsi notre jugement sur les objets
extérieurs ne suppose en aucune manière l'analyse de tant
d'idées: nous jugeons en masse.
Il faut observer, d'un autre côté, que le langage ressemble,
par rapport à la métaphysique, à l'application que
l'on fait de la géométrie à la physique. Mais outre
que, dans le langage dont l'usage est habituel et facile, on n'a pas toujours
l'attention de ne se permettre aucune contradiction, on ne pourrait y
parvenir qu'après avoir défini toutes ses idées,
et par là, on formerait, avec la plus grande fatigue, une suite
de vérités peu applicables à l'usage de la société
qui cependant est le principal but du langage [313].
Le plus grand scrupule mènerait à n'avoir aucune contradiction
dans les termes, à former une chaîne de vérités
hypothétiques; mais cela ne suffit pas dans les sciences qui doivent
être comparées à das objets réels. Souvent
des problèmes de physique (parce qu'on n'a pas bien vu tous les
éléments qui concourent à l'effet) donnent un résultat
absolument contraire à l'expérience, quoiqu'il n'y ait pas
erreur de mathématiques. Les mots rappellent plutôt des idées
qu'ils ne les expriment. Avec une bonne logique, on tirera fort bien des
conséquences; mais qui assurera des principes? Et supposé
qu'ils soient faux, combien la vérité même des conséquences
éloignerait-elle de la réalité, si les hommes, ramenés
par leurs besoins à leurs sens et à la société,
n'étaient pas souvent forcés d'être inconséquents!
Deux idées contradictoires ne paraissent pas l'être; mais
pourquoi ne le paraissent-elles pas? C'est ordinairement parce que ce
sont des idées abstraites dont les objets n'ont point d'existence.
En général, les principes des sciences où l'on ne
veut pas s'écarter de la réalité, ne peuvent être
que des faits. Les faits ne peuvent être connus en métaphysique
que par l'analyse de nos sensations, qui ne sont, par rapport aux causes
extérieures, que des effets qui les désignent. Eh physique,
ils ne peuvent l'être que par un examen approfondi de toutes les
circonstances qui, lorsqu'il se trouve impossible, devient la borne nécessaire
de nos recherches. A qui ne connaît que l'un des côtés
d'un pays, il est incertain si c'est une île ou une terre ferme;
voilà le cas où nous sommes pour tous les objets de nos
idées quand nous commençons à réfléchir,
et encore pour un grand nombre après bien des réflexions.
Cette double confusion du langage et des idées a sans doute beaucoup
influé sur la physique. Les hommes, lorsqu'ils ont commencé
à raisonner sur les phénomènes qui s'offraient à
eux, en ont d'abord cherché la cause, même avant de les bien
connaître; et, comme les véritables causes ne pouvaient être
découvertes qu'à la longue, on en imagina de fausses. Toutes
les fois qu'il s'agit de trouver la cause d'un effet, ce n'est que par
voie d'hypothèse qu'on peut y parvenir lorsque l'effet seul est
connu.
On remonte, comme on peut, de l'effet à la cause, pour tâcher
de conclure à ce qui est hors de nous. Or, pour deviner la cause
[314] d'un effet quand nos idées ne nous la présentent
pas, il faut en imaginer une; il faut vérifier plusieurs hypothèses
et les essayer. Mais comment les vérifier? C'est en développant
les conséquences de chaque hypothèse, et en les comparant
aux faits. Si tous les faits qu'on prédit, en conséquence
de l'hypothèse, se retrouvent dans la nature précisément
tels que l'hypothèse doit les faire attendre, cette conformité,
qui ne peut être l'effet du hasard, en devient la vérification,
de la même manière qu'on reconnaît le cachet qui a
formé une empreinte en voyant que tous les traits de celle-ci s'insèrent
dans ceux du cachet.
Telle est la marche des progrès de la physique. Des faits
mal connus, mal analysés, et en petit nombre, ont dû faire
imaginer des hypothèses très fausses; la nécessité
de faire une foule de suppositions, avant de trouver la vraie, a dû
en amener beaucoup. De plus, la difficulté de tirer des conséquences
de ces hypothèses et de les comparer aux faits, a été
très grande dans les commencements. Ce n'est que par l'application
des mathématiques à la physique qu'on a pu, de ces hypothèses
qui ne sont que des combinaisons de ce qui doit arriver de certains corps
mus suivant certaines lois, inférer les effets qui devaient s'ensuivre;
et là-dessus les recherches ont dû se multiplier avec le
temps. L'art de faire des expériences ne s'est non plus perfectionné
qu'à la longue: d'heureux hasards, qui pourtant ne se présentent
qu'à ceux qui ont souvent ces objets devant les yeux et qui les
connaissent; bien plus ordinairement encore, une foule de théorie
délicates et de petits systèmes de détail souvent
aidés encore des mathématique, ont appris des faits, ou
indiqué aux hommes les expériences qu'il fallait faire,
avec la manière d'y réussir. On voit ainsi comment les progrès
des mathématiques ont secondé ceux de la physique, comment
tout est lié, et en même temps comment le besoin d'examiner
toutes les hypothèses a obligé à un foule de recherches
mathématiques qui, en multipliant les vérités, ont
augmenté la généralité des principes, d'où
naît la plus grande facilité du calcul et la perfection de
l'art.
On peut conclure de tout ceci que les hommes ont dû passer par
mille erreurs avant d'arriver à la vérité. De là,
cette foule de systèmes, tous moins sensés les uns que les
autres, et qui sont cependant de véritables progrès, des
tâtonnements pour arriver à la vérité; systèmes
qui, d'ailleurs, occasionnent des recherches, [315] et sont par
là utiles dans leurs effets. Les hypothèses ne sont
pas nuisibles: toutes celles qui sont fausses se détruisent d'elles-mêmes.
Les arrangements prétendus méthodiques, qui ne sont que
des dictionnaires arbitraires, sembleraient plutôt arrêter
la marche de l'histoire naturelle, en la traitant comme si elle était
complète, tandis qu'elle ne peut jamais l'être; et pourtant
ces méthodes font elles-mêmes des progrès. Pline n'est
pas plus savant naturaliste que Linné; au contraire, il s'en faut
beaucoup. Mais Pline connaissait moins d'objets et moins de rapports de
ces objets. Linné sent davantage combien sa mémoire est
accablée du détail des objets, et que, pour les reconnaître,
il y faut saisir des rapports. Il en cherche souvent d'arbitraires. Eh
bien! ils céderont à la connaissance des nuances imperceptibles
qui unissent les espèces. Le premier pas est de trouver un système;
le second de s'en dégoûter.
Revenons à nos hypothèses physiques dont la variété,
comme on voit, est nécessaire, et dont l'incertitude n'empêche
pas qu'on ne puisse à la fin trouver les vraies, du moins quand
le détail des faits pourra être assez connu. Mais, outre
la difficulté d'analyser les faits et de développer des
hypothèses, il y a dans la manière dont on les a formées
une autre source d'erreurs encore plus considérable. C'est le goût
trop séduisant de l'analogie; l'ignorance voit partout de la ressemblance,
et malheureusement l'ignorance juge.
Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux,
il n'y eut rien de plus naturel que de supposer qu'ils étaient
produits par des êtres intelligents, invisibles et semblables à
nous; car à quoi auraient-ils ressemblé? Tout ce qui arrivait,
sans que les hommes y eussent part, eut son dieu, auquel la crainte ou
l'espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut
encore imaginé d'après les égards qu'on pouvait avoir
pour les hommes puissants; car les dieux n'étaient que des hommes
plus puissants et plus ou moins parfaits, selon qu'ils étaient
l'ouvrage d'un siècle plus ou moins éclairé sur les
vraies perfections de l'humanité.
Quand les philosophes eurent reconnu l'absurdité de ces fables,
sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l'histoire
naturelle, ils imaginèrent d'expliquer les causes des phénomènes
par des expressions abstraites, comme essences et facultés,
expressions qui cependant n'expliquaient rien, et dont [316]
on raisonnait comme si elles eussent été des êtres,
de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit
ces analogies et on multiplia les facultés pour rendre raison de
chaque effet.
Ce ne fut que bien plus tard, en observant l'action mécanique
que les corps ont les uns sur les autres, qu'on tira de cette mécanique
d'autres hypothèses, que les mathématiques purent développer
et l'expérience vérifier. Voilà pourquoi la physique
n'a cessé de dégénérer en mauvaise métaphysique
qu'après qu'un long progrès, dans les arts et dans la chimie,
eut multiplié les combinaisons des corps, et que, communication
entre les sociétés étant devenue plus intime, les
connaissances géographiques ont été plus étendues,
que les faits ont été plus certains, et que la pratique
même des arts a été mise sous les yeux des philosophes.
L'imprimerie, les journaux littéraires et scientifiques, les mémoires
des académies, ont augmenté la certitude au point que les
seuls détails sont aujourd'hui douteux.
Il est un autre progrès de l'esprit humain moins reconnu, moins
avoué, cependant réel, c'est celui qui est relatif aux arts
de goût, aux tableaux, aux vers, à la musique. Quoi qu'en
disent les admirateurs de l'antiquité, les lumières sur
ces arts se sont étendues, sans que nous surpassions, ni même
atteignions, dans les arts du dessin, la sublime beauté dont la
Grèce a (pendant bien peu de temps) offert des modèles.
Comme, sans être arbitraire, le vrai goût est cependant très
difficile à saisir, comme sa nature peut être aisément
émoussée par toutes sortes d'habitudes, il a été
sujet à bien des révolutions. La peinture dépend
de l'imitation; l'architecture n'a été d'abord assujettie
qu'à la manière de bâtir introduite par la commodité.
Le mécanisme de ces deux arts s'est perfectionné, mais des
modes bizarres ont fait varier le goût. Cette finesse de sentiment,
dont dépend sa perfection, ne se trouve ni avec la barbarie, ni
avec la mollesse. Elle dépend d'une élégance de murs,
d'un luxe modéré qui n'étouffe pas encore les lumières
qui soit suffisant pour le débit des objets agréables et
pour occuper les artistes médiocres, parmi lesquels se forment
et brillent les grands artistes. Aucun art ne peut subsister, si l'on
ne parvient à engager un nombre d'hommes suffisant à le
cultiver comme simple métier.
Le luxe outré, où la vanité fait accumuler
les ornements, parce qu'elle les considère moins comme ornements
que comme [317] signes d'opulence. étouffe le goût.
On ne cherche plus le plaisir que font les choses aux sens et à
l'esprit, on ne rentre plus en soi-même: on n'écoute plus
que la mode. Le vrai moyen de juger mal en tout genre, c'est de
ne pas juger par ses yeux. Quand chacun juge, la multitude juge bien,
parce que son jugement est celui du grand nombre; mais, quand le monde
ne fait qu'écouter, la multitude juge mal. Une autre cause de mauvais
goût a souvent été le progrès de la mécanique
des arts. En tout, les hommes sont sujets à prendre le difficile
pour le beau. Arts, vertus, tout est infecté de cette erreur; de
là, les fausses vertus de beaucoup de philosophes.
On n'a connu qu'après un très long temps que la vertu même
chez les hommes, ainsi que la beauté dans les arts, dépendait
de certains rapports entre les objets et nos organes. L'intelligence aime
naturellement à saisir ces rapports, et les arts se perfectionnent
quand ils ont atteint ce point. La mécanique de l'art perfectionnée
devient un mérite dans l'ouvrier qui songe à montrer son
adresse, et ne songe point à la manière dont les objets
doivent plaire, qu'il est difficile de déterminer quand on ne la
saisit pas avec une sorte d'instinct. De là, l'architecture gothique,
dont on ne revint qu'en prenant l'antiquité pour modèle,
c'est-à-dire les temps où l'on avait éprouvé
cette inspiration.
La Grèce avait aussi perdu le bon goût, ce qui prouve que
ce n'est pas la seule barbarie qui l'étouffe; mais elle s'apercevait
moins qu'elle l'avait perdu, parce qu'elle n'avait pas eu à essuyer
cette époque d'une barbarie sensible qui avertissait l'Europe d'aller
chercher des modèles dans des temps plus heureux.
A l'égard de la peinture et de la sculpture, comme ce sont deux
arts très difficiles, elles durent tomber en décadence dès
que la protection éclairée des princes leur manqua. Le débit
même dans les églises, ni le luxe des particuliers, ne purent
les soutenir, car les particuliers étaient appauvris, et, dans
la faiblesse du commerce de toutes les parties de l'Europe, on choisissait
peu. Le goût, qui se forme d'une comparaison répétée
de belles choses, se perd quand le commerce des nations ne les leur met
pas sous les yeux. Le barbouilleur du coin suffit à ceux qui n'ont
qu'un luxe grossier. De plus, la peinture est un art mercenaire qui demande
du génie, et les formes des gouvernements de l'Europe, avilissant
tout ce qui n'était pas [318] gentilhomme, le réduisaient
à un pur mécanisme. Pour la Grèce, elle était
trop ruinée. trop ravagée, et par l'instabilité de
son trône, et par les incursions des Sarrasins et des Bulgares,
pour cultiver les arts agréables avec succès. Elle contribua
pourtant à réveiller Rome au XIVe siècle par l'enthousiasme
qu'elle inspira pour l'antiquité.
Il est des parties dans les arts de goût qui ont pu se perfectionner
avec le temps, témoin la perspective, qui dépend de l'optique.
Mais la couleur locale, l'imitation de la nature, l'expression même
des passions, sont de tous les temps. Ainsi, ceux des grands hommes qui,
dans tous les temps, ont poussé l'art à un certain point,
acquirent, par rapport aux siècles postérieurs, une certaine
égalité, et par là ils sont plus heureux en quelque
manière que les philosophes, qui deviennent nécessairement
surannés et inutiles par les progrès de leurs successeurs.
Les grands hommes dans l'éloquence et dans la poésie ont
la même immortalité, et d'une manière encore plus
durable, parce que leurs ouvrages se perpétuent et se multiplient
par le moyen des copies. Leurs progrès dépendent des langues,
des circonstances, des murs et du hasard, qui développent
dans une nation plusieurs grands génies. (9)
Le mélange des langues les met dans un état de mouvement
continuel, jusqu'à ce que leur analogie soit déterminée;
et alors même elles changent, elles s'adoucissent jusqu'à
ce que de grands écrivains deviennent des modèles pour juger
de leur pureté. Avant ce concours, les langues ne sont jamais fixées.
Il est visible que deux langues où les constructions sont différentes,
venant à se mêler, il faut du temps pour qu'il en résulte
un tout uniforme. De plus, les gens d'étude veulent retenir l'ancienne
langue, et la parlent mal parce qu'ils ne la parlent que par étude;
le peuple sans étude parle un langage grossier, dénué
de règles et d'harmonie; plus de poésie, ni dans l'une,
ni dans l'autre langue, ou si l'on fait quelques vers, comme ce sont des
hommes grossiers qui les font, ces vers sont barbares. Il faut observer
que, chez les peuples avancés par le temps dans les arts et dans
un certain progrès d'idées, les gens du commun sont plus
ignorants que les principaux d'une nation même encore barbare. De
plus, les arts mécaniques et la [319] soumission du peuple
abaissent les esprits. Les premières idées des hommes ont
une certaine analogie avec l'imagination et les sens, que les idées
abstraites leur font perdre, aussi bien que les progrès de la philosophie.
On peut, sans doute, réconcilier ces nouvelles idées avec
l'imagination, mais il faut pour cela un nouveau progrès.
Les bons poètes ne s'élèvent, le goût et l'élégance
ne commencent à se former, que lorsque les langues ont acquis une
certaine richesse, et surtout lorsque leur analogie devient stable. Presque
toutes les langues sont un mélange de plusieurs langues. Tant qu'elles
se mêlent, celle qui en résulte prend une partie de l'une
et une partie de l'autre. Dans ce moment de fermentation, les conjugaisons,
les déclinaisons, la manière de former les mots, n'ont rien
de fixe. Les constructions sont embarrassées, et les pensées
sont obscourcies par cet embarras. De plus, les jargons informes changent
souvent. Les termes poétiques cessent d'être en usage peu
de temps après avoir été inventés, de sorte
que la langue poétique ne peut s'enrichir. Quand la langue est
une fois formée, il commence à y avoir des poètes;
mais elle ne se fixe que lorsqu'elle a été employée
dans les écrits de plusieurs grands génies, parce qu'alors
seulement on a un point de comparaison pour juger de sa pureté.
C'est peut- être un malheur pour les langues d'être trop tôt
fixées, car, tant qu'elles changent, elles s'adoucissent et Sr
perfectionnent toujours (10).
Les langues peuvent être fixées dans leur analogie, et avoir
de grands écrivains longtemps avant qu'elles soient enrichies;
car il n'y a que le mélange des langues qui les empêche de
se fixer, et les bons écrivains s'opposent à cet effet du
mélange des langues, comme il est arrivé en Grèce
par rapport au latin, et par rapport aux langues orientales. Or, l'époque
de la fixation des langues, plus ou moins près de leur perfection,
a une grande influence sur le génie des nations par rapport à
la poésie et à l'éloquence. Tous les peuples dont
les langues sont pauvres, les anciens Germains, les Iroquois, les Hébreux
(preuve que cela ne vient pas du climat) s'expriment par métaphores.
Au défaut d'un signe déterminé à une idée,
on se servait du nom de l'idée la plus approchante, pour faire
deviner de quoi [320] l'on voulait parler.
L'imagination travaillait à chercher des ressemblances entre les
objets, guidée par le fil d'une analogie plus ou moins exacte.
On retrouve dans les langues les plus policées des vestiges de
ces métaphores grossières que la nécessité,
plus ingénieuse que délicate, y avait introduites. Quand
l'esprit est familiarisé avec la nouvelle idée, le mot perd
son sens métaphorique. Je ne doute pas que nous ne trouvions beaucoup
de métaphores dans les langues orientales auxquelles ceux qui les
parlent ne pensent point, et cela serait réciproque. Il faut avouer
que les langues anciennes admettent des métaphores plus hardies,
c'est-à-dire dont l'analogie est moins parfaite, et cela par nécessité
d'abord, ensuite par habitude. De plus, les métaphores, semées
sur un moindre champ, nous frappent davantage. Nous avons l'imagination
aussi vive que les Orientaux, ou du moins on ne contestera pas que les
Grecs et les Romains ne l'eussent aussi vive que les anciens peuples du
Nord; mais l'esprit des Grecs, des Romains et le nôtre, étant
remplis d'une foule d'idées abstraites, la langue des Grecs, celle
des Romains et les nôtres ont dû être moins chargées
de figures.
Il s'ensuit qu'elles sont aussi plus propres à exprimer avec plus
d'exactitude un beaucoup plus grand nombre de vérités. Si
une langue trop tôt fixée peut retarder les progrès
du peuple qui la parle, une nation qui a pris une trop prompte stabilité
peut, par une raison semblable, être comme arrêtée
dans le progrès des sciences. Les Chinois ont été
fixés trop tôt; ils sont devenus comme ces arbres dont on
a coupé la tige et qui poussent des branches près de terre.
Ils ne sortent jamais de la médiocrité. On a pris chez eux
tant de respect pour les sciences à peine ébauchées,
et l'on en a tant gardé pour les ancêtres qui leur avaient
fait faire ces premiers pas, qu'on a cru qu'il n'y avait rien à
y ajouter et qu'il ne s'agissait plus que d'empêcher ces belles
connaissances de se perdre (11).
Une maturité précoce, dans les sciences ou dans les langues,
n'est pas un avantage à envier. L'Europe, plus tardive que l'Asie,
a porté des fruits plus nourrissants et plus féconds. L'instrument
que les langues grecque et latine, et nos langues modernes, lui ont offert
et nous offrent, est plus difficile à manier, mais il peut s'appliquer
à un bien plus grand nombre d'usages [321] et de travaux.
La multitude des idées abstraites que nos langues expriment, et
qui entrent dans nos analogies, demandent un grand art pour être
employées. C'est l'inconvénient des langues perfectionnées.
Il y a plus de mots qui ne portent point d'images. Il faut donc plus d'habilité
et de talent pour peindre dans ces langues devenues si propres à
définir et à démontrer. Mais, pour les grands génies,
cette difficulté même, qui exerce leur talent et les oblige
de déployer leurs forces, les conduit à des succès
dont l'enfance des langues et des nations n'était pas susceptible.
Les premiers peintres en Grèce n'employaient que trois couleurs;
leurs tableaux pouvaient avoir de l'expression, mais Raphaël dessinait
aussi bien qu'eux, et le Guide, le Titien, Rubens, avec les milles couleurs
dont ils ont chargé leur palette, sont arrivés à
une vérité de nature dont les anciens ne pouvaient avoir
l'idée. De même le grec et le latin, en donnant des terminaisons
sonores aux racines anciennes et dures des langues asiatiques, et nos
langues modernes à celles des peuples du Nord, ont facilité
l'harmonie; et la multiplicité des analogies a fait naître
des tours heureux qui ont donné au style du nombre et de la variété.
De là, vient la beauté, surtout des poésies grecques
et latines qui purent, par la constitution particulière de leur
analogie, garder les inversions et tirer parti de la quantité des
syllabes pour former leur rythme, tandis que presque toutes les autres
nations furent réduites, pour marquer sensiblement la mesure, de
recourir à la rime. La poésie, une fois portée à
sa perfection dans ces langues, est devenue une véritable peinture,
quoiqu'on eût pu croire au premier aspect que les langues métaphoriques
de l'Orient auraient peint avec plus d'éclat et de force. Il n'en
est rien: ces langues peignent aisément, mais grossièrement
et mal, sans correction et sans goût.
Les sciences, qui s'exercent sur la combinaison ou la connaissance des
objets, sont immenses comme la nature. Les arts, qui ne sont que des rapports
à nous-mêmes, sont bornés comme nous; en général,
tous ceux qui sont faits pour plaire aux sens ont un point qu'ils ne peuvent
passer, et c'est la sensibilité limitée de nos organes qui
le détermine; ils sont longtemps à l'atteindre. Par exemple,
ce n'est que dans ces derniers temps que la musique a reçu sa perfection,
et peut-être même n'y est-elle pas encore. Au reste, on a
tort d'écrire contre ceux qui [322] veulent avancer plus
loin: s'ils passent le but, nos sens doivent nous en avertir. La poésie
donc, en tant qu'elle rend avec harmonie des images pleines de grâce,
n'ira pas plus loin que Virgile. Mais, parfaite en ce point et par rapport
au style, elle est susceptible d'un progrès continuel par rapport
à beaucoup d'autres. Les passions ne seront pas mieux peintes;
mais la variété des circonstances offrira de nouveaux effets
de leurs mouvements; l'art de combiner toutes les circonstances et de
les diriger à l'intérêt; la vraisemblance, le choix
des caractères, tout ce qui tient à la composition des ouvrages,
pourra se perfectionner. On acquerra par l'expérience toujours
plus d'adresse. Une foule de réflexions fines apprendront la manière
dont il faut s'y prendre pour plaire. On saura former des guirlandes agréables
de ces fleurs que la nature a données à tous les anciens
et ne nous a pas refusées. Enfin, l'imitation soutenue des grands
modèles, leurs fautes mêmes, préserveront souvent
leurs successeurs des chutes qui déparent quelquefois les plus
sublimes écrits. Les progrès de la philosophie, ceux de
toutes les connaissances physiques, et l'histoire qui amène à
chaque instant de nouveaux événements sur la scène
du monde, fourniront aux écrivains ces sujets neufs qui sont l'aliment
du génie.
Il y a un autre principe de variation dans le goût: les murs
influent puissamment sur le choix des idées, et, dès lors,
il paraît que les peuples, où la société a
été la plus florissante, ont dû avoir un goût
plus exquis. Le goût consiste à bien exprimer des idées
gracieuses ou fortes. Tout ce qui n'est ni fait, ni sentiment, ni image,
languit. De là, en partie l'inconvénient des langues avancées
et riches en idées abstraites: il est plus facile d'y bavarder,
si j'ose ainsi parler, et moins aisé d'y peindre. La réflexion
guérit de ce défaut; car, quoi qu'en disent nos pédants,
on est devenu plus simple dans notre siècle: Voiture y est méprisé.
Étrange différence de nos progrès avec ceux des anciens;
les premiers chez eux étaient trop grossiers; chez nous, ils sont
trop subtils; cela vient de ce que leur goût se formait en même
temps que leurs idées; mais nous avions des idées avant
d'avoir du goût.
En général, le goût peut être mauvais: ou par
le choix des idées viles, basses, rebutantes, et les peuples riches,
à mesure que la société y est plus cultivée,
apprennent à les éviter, ou bien par des images trop peu
sensibles. Je m'explique: il y a [323] dans le plaisir que nous
font les comparaisons deux plaisirs; l'un est celui de l'esprit qui rapproche
deux idées; l'autre, et le plus grand sans contredit, est celui
qui naît de l'agrément même des images qui lui sont
présentées. Toutes les images de choses qui parlent à
l'imagination et au cur, qui plaisent aux sens, embellissent le
style et y répandent ce charme dont la nature a doué les
êtres qui nous environnent et qui font la source de notre bonheur;
l'âme sensible en est émue. Mais des images mathématiques,
des figures qui sont bien dans la nature, sans y faire partie de cette
nature vivante qui seule tient à nous par le lien du plaisir, ces
images ne portent avec elles que la sécheresse. Les rapports peuvent
être également justes, mais ils sont plus difficiles à
saisir, et ne disent rien au cur. C'est une des grandes différences
de l'esprit et du génie. Celui-ci, fondé sur la sensibilité,
sait choisir des images capables de mettre l'âme dans ce trouble
heureux que donne la vue de la belle nature. Voilà pourquoi tant
de nouvelles combinaisons de la matière, que nos découvertes
modernes ont mises sous nos yeux, ont si peu enrichi notre poésie.
C'est que toutes ces idées, quoique sensibles, n'ont aucun agrément
pour nos sens; du moins, il y en a très peu qui aient cet avantage:
c'est, par conséquent, un effet des progrès de la philosophie
de mettre plus d'esprit dans le style et de le rendre plus froid. Il est
encore à éviter de pousser les idées même les
plus gracieuses de la nature jusqu'à un détail anatomique
où elles perdent leur agrément: c'est ainsi seulement que
l'esprit peut déplaire. Je crois que la langue d'un peuple, une
fois formée et fixée par de grands écrivains, ne
change plus. Ainsi, je pense que la décadence des lettres en Italie
et en Grèce ne vint qu'après un temps beaucoup plus long
qu'on ne le dit, et qu'alors la poésie tomba dans la même
décadence que toutes les autres études, ce qui vint de la
décadence même des murs de l'Empire. A l'égard
de l'éloquence, j'en ai dit ailleurs la raison.
Les anciens, parce qu'ils sont anciens, sont à l'abri de la pédanterie.
On sait combien la vanité de montrer son érudition a été
dans tous les temps nuisible au goût (12).
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