Here
under follows the transcription of chapter 1 of Houston Stewart
Chamberlain's La
Genèse du XIXme siècle,
6th. ed.,
published
by Librairie Payot, 1913.
Nota
Bene: This is raw scanning material, it hasn't been proof-read
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parvient
au plein jour de la
vie.
Jean Paul Friedrich Richter.
64 (Page vide)
65 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
LA
GENÈSE DE L'HOMME
On a dépensé beaucoup d'esprit pour
caractériser
d'une manière frappante la différence entre l'homme et
l'animal; distinguer entre homme et homme serait plus important, en
raison des objets à la connaissance desquels cette distinction
peut conduire. Dès l'instant que l'homme s'éveille
à la conscience de sa force librement créatrice, il
franchit la limite du cercle rigoureusement déterminé
où se contenaient jusqu'alors ses efforts; il rompt le
sortilège qui le faisait paraître, en dépit de ses
dons et de ses travaux, étroitement apparenté —
même sous le rapport intellectuel — aux autres êtres
vivants. Par L'ART surgit dans le cosmos un
élément
nouveau, une nouvelle forme d'existence.
En m'exprimant de la sorte, je me trouve d'accord
avec quelques-uns des
plus grands entre les fils de l'Allemagne. Cette conception du
rôle de l'art répond, si je ne m'abuse, à une
orientation spécifiquement caractéristique de l'esprit
allemand. Du moins aurait-on quelque peine à découvrir,
chez les autres membres du groupe indogermanique, la même
pensée formulée en termes aussi clairs et aussi
précis que chez Lessing et Winckelmann, Schiller et Goethe,
Hölderlin, Jean Paul et Novalis, Beethoven et Wagner. Pour
l'apprécier à sa valeur, il faut savoir d'abord ce que
l'on entend ici par le mot « art ».
Quand Schiller écrit : « La nature n'a
fait que des
créatures, l'art a fait des HOMMES », on
ne supposera pas,
j'imagine, que l'art consistât dans sa pensée à
jouer de la flûte ou à tourner des vers. Quiconque a lu
avec soin les. écrits de Schiller (avant tout, naturellement,
ses Lettres sur L'éduca-
66 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
tion esthétique de l'homme)
aura observé que cette
notion de l'art est pour le poète-philosophe extraordinairement
vivante — telle qu'une flamme qui brûle au dedans de lui;
très subtile aussi — à ce point qu'il est malaisé
de la définir brièvement sans la violenter.
Celui-là seul qui n'a pas su la comprendre se peut flatter de
l'avoir dépassée. Comme le but du présent chapitre
— et de mon livre tout entier — ne saurait être atteint si je ne
présumais chez le lecteur l'intelligence de cette notion
fondamentale, je requiers donc ici toute son attention — et je laisse
parler Schiller. « La nature; note-t-il, ne procède pas
d'abord avec l'homme mieux qu'elle ne procède avec ses autres
ouvrages : elle agit pour lui dans les cas où il ne peut agir
lui-même en tant qu'intelligence libre. Mais ceci
précisément le fait homme qu'au lieu de demeurer passif
en présence de ce que faisait de lui la nature toute seule, il
possède la faculté de reparcourir en sens inverse, avec
sa raison, le chemin où elle l'entraînait, de transformer
l'œuvre de la nécessité en une œuvre de libre choix et
d'élever la nécessité physique au rang de
nécessité morale. » Ainsi ce qui caractérise
d'abord, suivant Schiller, l'état artistique, c'est l'ardente
aspiration à la liberté; l'homme, ne se pouvant
soustraire à la nécessité, la transforme —
littéralement : la « transcrée » — et c'est
en opérant cette transformation qu'il s'avère artiste.
Comme tel, il utilise les éléments que lui offre la
nature pour se construire un monde nouveau, un monde de l'apparence.
Mais de là découle une seconde conséquence, et de
beaucoup la plus digne d'attention. Quand l'homme, « en son
état esthétique », se place, pour ainsi dire,
« en dehors du monde » et « le
considère », c'est alors que pour la première fois
il aperçoit clairement ce monde, maintenant extérieur
à lui. Sans doute était-ce une chimère que de
vouloir s'arracher du sein de la nature; mais c'est justement cette
chimère qui le conduit à prendre pleinement, exactement,
conscience de la nature : « car l'homme ne peut purifier de la
réalité l'apparence sans délivrer en même
temps de l'apparence la réalité. »
67 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES Poète
d'abord, ensuite penseur. Dès l'instant qu'il
construit lui-même, l'homme devient attentif à
l'architecture du monde. Réalité et apparence se
confondent d'abord dans sa poitrine; se saisir de l'apparence par un
effort conscient de libre création, voilà le premier pas
pour arriver à une conception de la réalité qui
soit aussi pure et aussi libre que possible. La VRAIE SCIENCE,
non
celle qui se borne à mesurer et à enregistrer, mais celle
qui fixe des images et qui ordonne des connaissances, nait donc,
suivant Schiller, sous l'influence directe de l'effort esthétique de l'homme : et c'est
alors aussi, alors seulement, qu'en son esprit peut germer la
philosophie, car elle flotte entre les deux mondes. La philosophie
s'appuie à la fois sur
l'art et sur la science; elle
est, en quelque sortes, la dernière élaboration
artistique que subisse cette réalité
dégagée et purifiée de l'apparence.
Mais le contenu de la notion d'art, telle que
l'entend Schiller, n'est
pas encore épuisé par là. Car la «
beauté » (ce monde nouveau, librement, «
transcréé » — ) n'est pas seulement, comme on dit
en
philosophie, un objet; en elle se reflète « un ÉTAT
du sujet » (de ce sujet, qui est nous). « La beauté
est forme, puisque nous la contemplons; mais encore elle est vie,
puisque nous la sentons. En un mot elle est à la foi notre
état et notre acte ¹). » Sentir en artiste, penser en
artiste — ces expressions désignent d'une façon
générale un état spécial de l'homme, une
tonalité particulière de son être, ou plutôt
une certaine disposition de ses facultés. Peut-être
approcherait-on davantage de la définition cherchée en
parlant d'une réserve de force latente qui partout, dans
la vie d'un individu comme dans celle d'un peuple, et là
même où il ne s'agit pas immédiatement d'art, de
science, de philosophie, s'emploie à « délivrer », à « transcréer
», à «
purifier ». Ou enfin,
considérant ce phénomène d'un autre point de vue,
—————
¹) Cf. Aesthetische
Erziehung, Lettres 3, 25, 26. On reviendra sur ce
sujet au chap. IX, § 7.
68 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES on
pourrait dire — et de nouveau avec Schiller ¹) : « D'un
heureux
instrument l'homme est devenu un artiste malheureux. »
C'est là ce « tragique » dont j'ai
parlé plus
haut.
On m'accordera, je l'espère, que cette
conception allemande de
la genèse de l'homme — ou, comme disent ses auteurs, du
« devenir homme » — va plus au fond des choses, en embrasse
davantage, et jette sur l'avenir où tend l'humanité une
lumière plus vive, que toute autre qui aurait le défaut
d'être étroitement scientifique ou purement utilitaire. Ne
l'admît-on même qu'avec des réserves, une chose est
certaine : c'est qu'elle rend d'inappréciables services à
qui étudie le monde hellénique et se préoccupe
d'en déterminer le principe vital. Si elle nous apparaît
distinctement allemande sous sa formule consciente, elle ne nous
ramène pas moins, en dernière analyse, à une
intuition caractéristique de l'art grec et de la philosophie
grecque (laquelle comprenait les sciences naturelles) ; et elle prouve
que l'hellénisme a continué de vivre au
dix-neuvième siècle plus qu'extérieurement et
historiquement, en agissant sur la pensée et en contribuant à
modeler l'avenir ²).
L'HOMME ET L'ANIMAL
Toute activité artistique n'a pas
droit au nom d'art. Des animaux d'espèces très diverses
exécutent des constructions remarquablement ingénieuses ;
le chant des rossignols vaut bien, j'imagine, celui des sauvages ;
l'imitation volontaire apparaît fort développée
dans le règne animal et s'exerce dans les domaines les plus
variés — imitation des gestes et des actes, du son, de la forme;
n'oublions pas, d'ailleurs, que
—————
¹) Cf. Etwas über die erste
Menschengesellschaft, § 1.
²) Pour prévenir tout malentendu, je
crois devoir avertir le
lecteur que si j'ai invoqué ici le témoignage de Schiller
sans le soumettre à aucune critique, c'est qu'il facilitait la
compréhension d'un point essentiel. Dans le chapitre final du
présent ouvrage, j'exposerai mon opinion personnelle,
d'après laquelle le moment décisif de la «
genèse
» humaine chez les Germains doit être cherché dans
la RELIGION et non, comme chez les Grecs, dans l'art.
Il n'en faut pas
conclure, au reste, que je rejette la conception de Schiller touchant
le rôle de l'art; j'en fais seulement paraître une nuance
particulière.
69 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES nous
ne savons presque rien encore de la vie des singes
supérieurs ¹). Le langage, en tant que communication de
sentiments et de jugements par un individu à un autre, est
répandu dans tout l'empire de l'animalité et dispose
souvent de moyens incroyablement sûrs : aussi ne sont-ce pas
seulement les anthropologues, mais encore les linguistes ²) qui
croient
devoir nous avertir que l'ébranlement des cordes vocales, ou
même le son, n'en constitue pas l'unique mode ³). Par
l'agrégation instinctive des individus en organisations
sociales,
celles-ci fussent-elles même ramifiées à l'infini,
l'espèce humaine ne réalise pas un progrès
essentiel sur les États animaux, si étonnamment
compliqués : preuve en soit que de récents sociologues
n'hésitent pas à rattacher l'origine de la
société humaine aux formes prises par l'instinct social
dans le développement du règne animal 4).
Quelle
monarchie qu'une ruche, quelle république qu'une
fourmilière ! Voyez les audacieux raffinements dont s'avise ici
la cité pour assurer la préservation de cet instinct
social, pour en tirer le plus de
—————
¹)
Voir
pourtant les observations de J. G. Romanes sur un
chimpanzé femelle dans Nature
vol. XI, p. 160 et suiv.,
où elles ont paru avec le plus de détails. Ce singe
apprit en peu de temps à compter jusqu'à 7 avec une
infaillible sûreté. Nombre de sauvages ne comptent,
assuret-on, que jusqu'à six (les Bakairi de l'Amérique du
Sud, d'après Karl von Steinen : Unter
den Naturvölkeren Brasiliens.).
²) Par exemple Whitney dans La vie du langage, p. 238 et suiv.
³) Cf. notamment le lumineux exposé de
Topinard dans son
Anthropologie, p. 159-162. Il
est intéressant de constater qu'un
savant aussi considérable et en même temps aussi prudent
qu'Adolf Bastian, cet ennemi résolu des déductions
aventurées, croit reconnaître chez les articulés —
dans le contact de leurs organes antennaires — les signes d'un langage
analogue, en son principe, aux nôtres (Das
Beständige in den Menschenrassen, p. VIII de l'Avant-propos). Dans
Darwin,
Descendance de l'homme, chap.
III, on trouve une bonne collection de
faits et une énergique réfutation des paradoxes de Max
Müller et autres. 4) Ainsi le professeur
américain Franklin H. Giddings qui, dans
ses Principes de sociologie,
p. 189, écrit : « Les bases de
l'empire de l'homme furent posées sur les associations
zoogéniques des plus humbles formes de la vie consciente. »
70 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES profit
possible, pour obtenir que tous les rouages de la vie en commun
s'engrènent parfaitement les uns dans les autres : je citerai,
comme seul exemple, la suppression de l'instinct sexuel nuisible non
par mutilation (c'est le misérable pis-aller où nous
recourons), mais par une intelligente manipulation des germes
fécondés. Comment soutenir, en présence de pareils
faits, que notre propre instinct social nous élève bien
haut au-dessus de la bête ? Comparés à maintes
espèces animales, nous ne sommes, en vérité, que
des apprentis politiques ¹).
Même dans l'activité
particulière de la raison, qui
constitue cependant un caractère distinctif et spécifique
de l'homme, on ne saurait voir un phénomène
foncièrement nouveau et sans analogie aucune avec d'autres
phénomènes de la nature. L'homme, à l'état
de nature, utilise sa faculté supérieure tout comme le
cerf sa rapidité, le tigre sa force, l'éléphant sa
masse ; elle lui fournit son arme la meilleure dans la lutte pour
l'existence; elle lui tient lieu d'agilité, de grandeur
corporelle et de tant d'autres avantages qui lui manquent. Les temps
sont passés où l'on prétendait refuser aux animaux
la raison : non seulement le singe, les chiens et tous les animaux
supérieurs se montrent capables de réflexion consciente
et font preuve d'un jugement sûr dans le choix des moyens qui les
doivent conduire au but, mais
—————
¹)
Consulter les amusantes Untersuchungen
über Thierstaaten (1851) de
Carl Vogt. Dans Brehm : Vom
Nordpol zum Aequator
(1890) se trouvent
d'intéressants détails sur la
stratégie des babouins. Leurs tactiques changent avec la nature
du terrain; ils opèrent par groupes bien
déterminés — avant-garde, arrière-garde, etc. ;
plusieurs associent leurs efforts pour faire rouler un rocher sur
l'ennemi ; et ainsi de suit. — Le plus significatif exemple de vie
sociale est peut-être celui que nous offre la fourmi
jardinière de l'Amérique du Sud, sur laquelle nous ont
renseignés Belt : Naturalist in Nicaragua, puis l'Allemand
Alfred Möller. On peut maintenant observer ces animaux au jardin
zoologique de Londres et admirer le zèle des «
surveillantes » à grosse tête qui, dès
qu'elles surprennent une «
ouvrière » en flagrant délit de flânerie, se
ruent dessus et la secouent énergiquement.
71 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES on
en peut dire autant des insectes et c'est un fait
expérimentalement démontré. Une colonie
d'abeilles, quand on la transplante, recourt à de nouvelles
mesures pour s'adapter à des conditions insolites, qui ne
s'étaient jamais encore présentées ; elle essaie
de
ceci, elle essaie de cela, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé
ce qui convient ¹). Nul doute que nous ne
—————
¹) Cf.
Huber : Nouvelles observations sur
les abeilles II, p. 198 ; et
le beau livre de Maurice Maeterlinck : La vie des abeilles (1901). Le
meilleur résumé récent des faits les plus
décisifs touchant cet objet est sans doute celui de J. G.
Romanes dans ses Essays on Instinct
(1897) ; cet éminent
élève de Darwin est forcé lui-même de se
référer à tout moment aux séries
d'observations des deux Huber, qui n'ont pas été
surpassées comme ingéniosité et comme
sûreté. L'excellent ouvrage de J. Traherne Moggridge : Beobachtungen
über die Speicherameisen und die Fallthürspinnen (en anglais, chez Reeve, Londres
1873)
mériterait pourtant d'être plus connu ; peut-être
inspirerait-il aux psychologues du règne animal la bonne
idée d'accorder plus d'attention aux araignées, qui sont
sans conteste étonnamment douées : ainsi. ont fait
déjà H. C. Mac-Cook dans ses American Spiders
(Philadelphie 1889) et Fabre, dont il n'est pas besoin de recommander
les délectables Souvenirs
entomologiques au
public
français. Parmi les ouvrages, anciens il faut citer, pour sa
valeur impérissable, Kirby : History, Habits and Instincts of
Animals. Quant aux
écrits plus philosophiques, je ne
mentionnerai ici que Wundt : Vorlesungen
über die Menschen- und Tierseele et Fritz Schultze : Vergleichende
Seelenkunde (Zweiter Teil : Die
Psychologie der Tiere und Pflanzen,
1897).
Que le lecteur fasse ou non usage de ces indications, je tiens à
l'assurer que je ne méconnais aucunement, quant à moi,
le profond abîme qui sépare de l'esprit de l'animal
l'esprit de l'homme pensant. Il était, certes ! grand temps
qu'un Wundt, avec toutes les ressources de son intelligence
acérée, combattît notre éternel penchant aux
interprétations anthropomorphiques ; mais il me semble que Wundt
lui-même, et avec lui Schultze, Lubbock et d'autres, tombent dans
l'erreur inverse. Nous mettre en garde contre la tentation d'estimer
plus qu'à sa valeur la vie mentale des animaux, rien de mieux ;
mais ces hommes dont s'honore la science, et qui ont passé leur
vie dans un incessant travail de pensée. et de
spéculation, ne semblent pas se douter que c'est avec une dose
infinitésimale de conscience et de réflexion que
l'HUMANITÉ, prise collectivement, vit et se tire
d'affaire le mieux du monde. On se rend compte de leurs illusions
à cet égard en lisant ce qu'ils ont écrit sur les
états élémentaire de la psyché humaine —
et peut-être plus clairement encore.
72 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES constations
d'autres cas du même genre quand nous étu-
—————
en constatant leur relative
incapacité à indiquer la
nature de l'acte proprement créateur et génial (art et
philosophie). Wundt ayant rabaissé au juste niveau
l'intelligence animale, nous aurions maintenant besoin d'un second
Wundt pour combattre notre penchant à surestimer l'intelligence
humaine.
II est un autre point sur lequel on n'insistera
jamais trop : c'est à
savoir que, dans nos observations sur les animaux, nous demeurons
anthropomorphes malgré nos plus sincères efforts
d'imagination. Car nous ne pouvons même pas imaginer un SENS
(j'entends un appareil physique pour la perception du monde ambiant),
si nous ne le possédons nous-mêmes, et nous restons
nécessairement aveugles et sourds aux expressions du sentiment
ou de l'intelligence qui ne rencontrent pas d'écho dans notre
propre vie psychique. Wundt a beau nous mettre en garde contre les
« mauvaises analogies », il n'y a de déductions
possibles dans ce domaine que les analogiques. Clifford l'a clairement
établi (cf. Seeing and
Thinking) : nous ne pouvons être
ici, de quelque manière que nous procédions, ni purement
objectifs ni purement subjectifs ; c'est pourquoi il a nommé
cette sorte composite de connaissances « éjective ».
Nous
estimons le plus intelligents les animaux dont l'intelligence ressemble
le plus à la nôtre et que, par suite, NOUS
comprenons le
mieux : n'est-ce pas une attitude aussi naïve
qu'inconsidérée en face d'un problème cosmique
comme celui de l'esprit ? n'est-ce pas de l'anthropomorphisme
déguisé ? Sans doute. Quand donc Wundt soutient que
« l'expérimentation est de beaucoup supérieure dans
ce domaine à la simple observation », on ne saurait
souscrire
sans réserve â sa thèse. Car
l'expérimentation est, de par sa nature, un réflexe de
nos représentations purement humaines; au contraire,
l'observation sympathique d'un être conformé tout
autrement que nous et étudié dans des conditions aussi
« siennes », aussi normales que possible, avec le
désir
non de critiquer ses actes mais de les COMPRENDRE (pour
autant que le
permet l'horizon étroitement borné de l'esprit humain),
peut conduire à des résultats admirables.
De là vient
qu'un vieillard aveugle, Huber, nous en apprend plus long sur les
abeilles que Lubbock dans son livre, d'ailleurs excellent, Ants, Bees
and Wasps (1883). De là vient que d'incultes dresseurs
voient
leurs efforts couronnés d'un invraisemblable succès : ils
ne demandent à chaque animal que ce dont ils l'ont reconnu
capable par l'observation quotidienne de ses dispositions et aptitudes.
Ici comme ailleurs — et là surtout où elle nous met en
garde contre lui — notre science actuelle est encore
profondément enlisée dans l'anthropomorphisme
heIlénico-judaïque.
Ces lignes étaient écrites quand a
paru le livre de
Bethe : Dürfen
wir Ameisen und Bienen psychische Qualitäten zuschreiben ? qui a aussi-
73 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES dierons
de plus près et avec plus de perspicacité
la vie psy-
—————
tôt soulevé des discussions passionnées. Il
offre, dans
toute son argumentation, un exemple typique de ce que j'ai
appelé l'anthropomorphisme déguisé. Par des
expériences fort ingénieuses (quoique à mon sens
insuffisamment concluantes) Bethe acquiert la conviction que les
fourmis se reconnaissent comme appartenant au même nid
grâce à leur flair, qu'elles retrouvent leur chemin
grâce à l'excrétion d'une certaine substance
chimique, etc. Or tout cela ne constitue pour lui qu'un «
Chemoreflex » et il
considère la vie entière de ces
animaux comme « purement mécanique ». On demeure
stupide
devant un tel abîme de grossièreté philosophique !
Est-ce que, par hasard, toute la vie des sens n'est pas, comme telle,
nécessairement mécanique ? Comment M. Bethe
reconnaît-il
son propre père, sinon à l'aide d'un mécanisme ?
Comment son chien le reconnaît-il, sinon grâce au flair ?
Et faut-il que les automates de Descartes ressuscitent une fois de
plus, comme si, depuis trois siècles, la science et la
philosophie n'avaient pas existé ? C'est chez des hommes tels
que Bethe et son devancier, le jésuite E. Wasmann, que gît
le
véritable et inextirpable anthropomorphisme. — En ce qui
concerne les vertébrés, l'analogie de leur structure
avec la nôtre autorise des inférences touchant les
phénomènes psychologiques. Dans l'insecte, au contraire,
nous avons affaire à un être totalement étranger,
construit sur un plan si différent de celui de notre corps que
nous ne sommes même pas en position d'indiquer avec
sûreté le fonctionnement purement mécanique des
organes des sens (voyez Gegenbauer: Vergl.
Anatomie) : nous ne saurions
à plus forte raison imaginer les impressions d'ordre sensible,
les possibilités de communication, etc. dont se compose le monde
où plonge cet être et qui nous demeure absolument
fermé. Il faut une naïveté de fourmi pour ne pas
s'en rendre compte.
Dans un discours prononcé à
l'ouverture du
quatrième Congrès international de zoologie (23
août 1898), sir John Lubbock a vivement attaqué la
théorie des automates. Il a dit entre autres: « Beaucoup
d'animaux possèdent des organes des sens dont la signification
demeure indéchiffrable aux hommes. Ils entendent des bruits que
nous ne percevons pas, voient des choses inaperçues de nous,
reçoivent des impressions qui échappent à notre
faculté de représentation. Le monde qui nous entoure et
nous est si familier doit revêtir pour eux une physionomie
entièrement différente. » Montaigne remarquait
déjà : « Les bêtes ont plusieurs conditions
qui se
rapportent aux nôtres ; de celles-là, par comparaison,
nous pouvons tirer quelques conjectures : mais ce qu'elles ont en
particulier, que savons-nous que c'est ? » Après trente
ans
d'observations assidues, le psychiatre Forel arrive à la
conclusion que les fourmis ont de la mémoire, qu'elles
possèdent la faculté d'associer dans leur cerveau les
impressions de leurs sens et de les réduire à
l'unité,
74 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES chique,
si complètement inconnue encore, des animaux
appartenant aux classes éloignées. L'énorme
développement relatif du cerveau humain ¹) ne nous garantit
donc
qu'une
————— qu'enfin
elles agissent avec réflexion et conscience. (Discours
prononcé le 13 août 1901 au Congrès de zoologie
à Berlin). P. S.
Sur les théories les plus récentes tendant, si je
peux dire ainsi, à « dépsychiser » autant que
possible
la psyché animale, le lecteur pressé pourra s'informer
dans Bohn. La naissance de
l'intelligence (1909) qui le renseignera,
avec un enthousiasme ingénu, sur les tropismes, la
sensibilité différentielle, les associations de
sensations, etc., composant le système du biologiste
américain Jacques Loeb (cf. Dynamique
des
phénomènes de la vie). Nul penseur sérieux
ne
s'avisera, j'ose croire, d'imaginer que ces étiquettes,
posées sur certains phénomènes de
l'activité mécanique animale qu'a dissociés
l'analyse, constituent un réel compte rendu du processus
psychique quel qu'il soit. Avec Bethe déjà nommé,
et Nuel, une école allemande a poussé à
l'extrême les conclusions du mécanisme; le
représentant le plus raisonnable en est sans doute von
Uexküll, qui (par ex. dans son Umwelt
und Innenwelt der Tiere)
résiste courageusement aux tentations du «
fétichisme
scientifique » tout en excluant du champ de l'enquête
biologique la notion même de psychologie. Ainsi font aussi
quelques observateurs américains, les-quels vouent leur
principal
effort à authentifier les faits et gestes fournissant des
exemples du behaviour animal
(Yerkes, Jennings, voir surtout The
animal
mind de Marguerite Washburn).
¹)
Sur ce point comme sur tant d'autres, Aristote, on le sait, se
trompa tout à fait. L'homme ne possède ni
absolument ni relativement (c'est-à-dire en proportion du poids
de son corps) le plus grand cerveau. La supériorité, de
cet appareil chez lui tient à d'autres causes — voir Ranke : der Mensch, 2e éd. I, p. 551
; aussi p. 554 et suiv. — Encore ces « autres causes » nous
sont-elles plutôt
révélées par la physiologie que par l'anatomie,
par l'étude du fonctionnement que par celle de la conformation.
Le cerveau du chimpanzé renferme, tout comme le nôtre, le
lobe postérieur, le petit hippocampe, la corne d'Ammon, etc.
(pour ne mentionner que des organes qu'on lui contestait autrefois) ;
et
si le système de ses circonvolutions ne reproduit qu'un
schéma rudimentaire des sillons analogues chez l'homme, les
hémisphères de l'idiot ou du fœtus présentent
parfois une surface presque aussi lisse. Ces replis de la substance
grise constituant l'écorce cérébrale sont
(à volume égal du cerveau) d'autant plus nombreux et
sinueux que la surface de l'écorce est plus grande; et la
complication de leur structure correspond à l'augmentation de la
substance grise : pour se faire une idée de la quantité
de cette substance — c'est-à-dire de la partie apparemment
dévolue aux
75 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES relative
supériorité. Ce n'est pas comme un Dieu que
l'homme parcourt la terre, mais comme une créature entre
d'autres créatures — peut-être n'exagérerait-on pas
en disant : comme un primus inter
pares. Car on ne voit pas bien pourquoi un plus haut
degré de différenciation
serait considéré comme un plus haut degré de
« perfection », la perfection relative d'un organisme se
devant apparemment mesurer à son adaptation aux circonstances
données. L'homme tient à son environnement par chaque
fibre de son être; il y est étroitement, organiquement
lié; tout ce qui l'entoure est sang, de son sang ; qu'on le
suppose isolé de la nature, il n'est plus qu'un débris,
qu'un tronc déraciné.
Qu'est-ce donc qui distingue l'homme des autres
êtres et qui fait
de lui leur supérieur ? Beaucoup répondront : sa
faculté d'invention ; c'est par l'OUTIL qu'il
s'avère
prince entre tous
—————
fonctions psychiques — il faut donc comparer d'un sujet à
l'autre non le poids brut du cerveau, mais celui de la couche
corticale. Seulement tous ces replis n'ont pas la même
importance ; ceux-là seuls dont la complication paraisse
décisive au point de vue mental sont, croit-on, ceux qui servent
à faire communiquer entre eux les divers centres
cérébraux et à nous rendre conscients de
cette communication — autrement dit, les circonvolutions
affectées aux associations. (Cf. Flechsig : Gehirn und Seele
et Die Lokalisation der geistigen
Vorgänge). Voilà donc
réduite d'un tiers, ou presque, la partie du cerveau utilisable
pour les comparaisons. Mais dans la substance grise elle-même,
seules les cellules pyramidales, formant avec leurs divers
prolongements les « neurones », sont
considérées
comme agents de l'activité psychique : celle-ci
dépendrait notamment du nombre et de la variété
des contacts qui s'établissent entre les neurones corticaux (cf.
Ramon y Cajal : Nouvelles
idées sur la structure du
système nerveux). D'où il suit que, dans nos
enquêtes sur le travail cérébral, nous pesons, en
outre de la partie du cerveau dont dépend la solution du
problème, au moins trois autres parties qui n'ont rien à
y voir. Le lecteur français trouvera un bon
résumé de la question (en tant surtout qu'elle concerne
la différenciation des cerveaux humains) dans l'anthropologue
Deniker : Les races et les peuples
de la terre, p. 117 et suiv. ; ce qui
précède contient l'abrégé de son
exposé. Si l'on souhaite se renseigner sur le poids comparatif
des cerveaux humains, consulter par exemple Bischoff : Hirngewicht
des Menschen ; Manouvrier : De
la quantité de
l'encéphale (et le même dans le Dict.
phys., p. 688).
76 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES les
animaux. Mais l'homme n'en reste pas moins avec l'outil un animal
comme les autres. Non seulement l'anthropoïde, mais beaucoup de
singes plus éloignés de nous inventent des outils (chacun
peut s'en informer dans Brehm) ; et l'éléphant est un
maître dans l'art de les manier, sinon de les inventer (voir
Romanes: Mental Evolution in Animals.
La plus ingénieuse dynamo, le plus audacieux aéroplane,
n'élèvent pas l'homme d'un pouce au-dessus du niveau de
la terre ou de l'atmosphère communes à tous et où
tous se meuvent. Toutes les découvèrtes de cette nature
ne signifient rien qu'une nouvelle accumulation de force dans la lutte
pour l'existence : l'homme voit par là, en quelque sorte,
s'accroître sa valeur animale ; on dirait, si cet animal
était un nombre, qu'il s'est élevé à une
plus haute puissance. Il s'éclaire avec des bougies, ou avec de
l'huile, ou avec du gaz, ou avec de l'électricité, au
lieu d'aller dormir : il y gagne du temps — et cela signifie que sa
capacité de production augmente. Mais nombreux sont les animaux
qui s'éclairent aussi, soit par phosphorescence, soit (comme
certains poissons des grands fonds) électriquement ¹). Nous
voyageons à bicyclette, en bateau, par chemin de fer, en
dirigeable — les oiseaux migrateurs et les habitants de la mer avaient
depuis longtemps mis les voyages à la mode ; et l'homme, tout
comme eux, voyage pour se créer des moyens de subsistance.
Certes, son incommensurable supériorité se montre dans le
fait qu'il est capable d'inventer tout cela RATIONNELLEMENT
et d'en
multiplier les applications suivant une progression « cumulative
».
—————
¹) Emin Pacha et Stanley parlent de chimpanzés qui, dans
leurs
expéditions de pillage entreprises la nuit, portaient des
flambeaux ! On fera bien d'imiter, jusqu'à plus ample
informé, le scepticisme de Romanes : Stanley n'a pas
été personnellement témoin du fait, et l'on sait
qu'Emin était extrêmement myope. Si réellement les
singes avaient découvert l'art d'allumer du feu, à nous,
hommes, resterait pourtant le mérite d'avoir conçu le
type de Prométhée ; et mon exposé a justement pour
but d'établir que c'est ceci, non pas cela, qui fait de l'homme
un homme.
77 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES L'instinct
d'imitation, la faculté d'assimilation,
observables chez tous les mammifères, atteignent chez lui un si
haut degré de développement qu'il semble se distinguer
d'eux par cela même qui les apparente : c'est ainsi que
l'adjonction à une substance chimique d'un seul atome identique
à ceux qui la composent —- donc un simple accroissement
numérique — modifie souvent complètement les
qualités de cette substance : O2 + O1 = O3 ; en ajoutant de
l'oxygène à de l'oxygène, on obtient de l'ozone,
un corps nouveau. Toutes les découvertes humaines n'en
procèdent pas moins; en dernière analyse, de l'instinct
d'imitation et de la faculté d'assimilation. L'homme IN-VENTE
(étymologiquement : « vient dans ») ce qui
était déjà là et n'attendait que sa
venue, de même qu'il DÉ-COUVRE ce qui lui
demeurait
jusqu'alors voilé ; la nature joue avec lui à cache-cache
ou à colinmaillard. Quod
invenitur, fuit, dit Tertullien. Que
l'homme se prête au jeu de la nature, qu'il se mette en
quête de ce qui est caché, qu'il réussisse à
découvrir et à inventer peu à peu tant de choses —
voilà qui atteste assurément la possession de dons
nonpareils : mais s'il ne les possédait pas, ne serait-il pas,
en vérité, le plus misérable des êtres ?
sans armes, sans forces, sans ailes, quel dénuement ! Dans la
concurrence vitale, la détresse est son aiguillon; le talent
d'inventer, son salut.
Mais voici maintenant ce qui fait de l'homme un HOMME
au vrai sens de
ce mot, un être différent de tous les autres animaux,
même humains : il devient tel dès l'instant qu'il arrive
à INVENTER SANS NÉCESSITÉ et
à employer ses
incomparables aptitudes non plus sous la contrainte de la nature, mais
librement; ou encore — pour exprimer la même idée en la
serrant de plus près et en allant plus au fond — quand la
nécessité qui l'incite à ses
découvertes intervient dans sa conscience non plus du dehors,
mais du dedans; quand ce besoin de produire, qui n'était que la
condition de son salut dans la lutte, revêt le caractère
d'un ordre sacré.
Un moment décisif est celui où
l'invention libre
apparaît
78 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES consciente,
c'est-à-dire celui où l'homme se
révèle artiste. Il a pu déjà pousser fort
loin ses observations sur la nature qui l'environne (par exemple le
ciel étoilé) et fonder un culte fort compliqué de
dieux et de démons, sans que rien d'essentiellement nouveau soit
ainsi entré dans le monde : tout cela indique l'existence d'une
faculté endormie, mais ne représente en fait que
l'activité à demi inconsciente d'un instinct. Mais vienne
l'heure où, de la masse des hommes, surgit un individu qui,
comme Homère, imagine librement les dieux selon sa
volonté propre, tels qu'il prétend les avoir; où
un observateur de la nature, comme Démocrite, invente par le
libre effort de sa puissance créatrice la conception de l'atome;
où un voyant de la pensée, comme Platon, avec l'audace du
génie supérieur au monde, jette par-dessus bord toute la
nature visible et instaure à sa place le royaume des
idées construit dans son cerveau ; vienne l'heure où un
maître auguste, où le maître des maîtres
s'écrie : « Voyez, le royaume de Dieu est au dedans de
vous » — dès cette heure est née une
créature
nouvelle, l'être dont Platon peut dire qu'« il a sa force
génératrice dans l'âme bien plus que dans le corps
» ; et c'est dès lors aussi que le macrocosme renferme un
microcosme.
Seule a droit au nom de « Culture » la
fille de cette
liberté' créatrice — disons de l'Art ; mais à
l'Art
ajoutons la Philosophie (et avec elle la vraie science,
également créatrice), car l'une s'apparente si
étroitement à l'autre qu'on les doit considérer
comme deux faces d'un même être : tout grand poète
fut philosophe et le philosophe génial est un poète. Hors
du champ de ce que j'appelle « Culture » — désignant
ainsi l'ensemble des manifestations par où se traduit la vie
microcosmique — s'étend le domaine de la « Civilisation
». Ce mot évoque assez exactement l'idée d'une
existence sociale de fourmilière, mais portée sans cesse
à une plus haute puissance, de jour en jour plus laborieuse,
plus commode aussi et moins libre, riche sans doute en
bénédictions et par là désirable : au
demeurant, un de ces « dons des âges » qui
79 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES nous
font nous demander s'ils ne coûtent pas
à l'espèce humaine plus qu'ils ne rapportent. La
« Civilisation » n'est en soi rien du tout, car ce terme ne
s'applique à rien que de relatif. Une civilisation
supérieure ne constituerait un gain positif, un «
progrès », que si elle tendait à configurer la vie
de telle sorte que son intensité spirituelle et artistique
allât toujours croissant. Comme Goethe n'estimait pas que ce
fût le cas chez nous, il résuma son impression dans un
aveu mélancolique : « Ces temps-ci, dit-il, sont plus
mauvais qu'on ne croit. » L'hellénisme, au contraire, a su
se créer — et là réside son impérissable
signification — un temps meilleur que nous ne saurions jamais
l'imaginer ; incomparablement meilleur que ne le méritait, si je
puis ainsi m'exprimer, sa civilisation à tant d'égards
retardataire.
Les ethnographes et les anthropologues insistent
aujourd'hui sur la
différence entre la morale et la religion et reconnaissent
qu'elles sont, à certains égards, indépendantes
l'une de l'autre ; il ne serait pas moins utile d'établir une
distinction bien nette entre la culture et la civilisation. Il peut
arriver qu'une civilisation qui atteint un degré très
élevé de développement soit associée
à une culture rudimentaire ; c'est le cas à Rome,
où la culture demeure médiocre et manque absolument
d'originalité, tandis que la civilisation fait notre
admiration. Athènes présente l'exemple inverse. Elle
atteste (chez ses citoyens libres) une culture si haute
qu'auprès d'elle les Européens du dix-neuvième
siècle, et même du vingtième, sont encore des
barbares par bien des points — mais liée à une
civilisation que nous pouvons considérer à bon droit
comme vraiment barbare relativement à la nôtre ¹).
Comparé à tous les autres phénomènes dont
l'his-
—————
¹) Un
autre exemple, et des plus éloquents, nous est fourni par
les Indoaryens dans leur pays d'origine, où la création
d'une langue « merveilleusement construite, parfaitement
homogène, supérieure à toutes les autres » —
sans compter bien d'autres manifestations de leur activité
intellectuelle — indiquait une haute culture chez des hommes qui
formaient dans le même temps un peuple de pasteurs presque nus,
ne con-
80 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES toire
nous rend témoins, l'hellénisme nous apparaît
comme une floraison surabondamment riche de l'esprit humain — et la
cause en est que sa culture tout entière repose sur une base
artistique. L'oeuvre de l'imagination humaine, créée dans
l'exercice de sa pleine liberté : tel fut, chez les Grecs, le
point de départ de leur vie infiniment riche. Langue, religion,
politique, philosophie, science (même la mathématique !),
histoire, géographie, toutes les formes de la poésie
verbale ou sonore, toute la vie publique de la cité, toute la
vie intérieure de l'individu — tout rayonne de cette œuvre et
tout s'y rejoint : elle est le centre à la fois symbolique et
organique où se fond en une unité vivante et consciente
la diversité des caractères, des intérêts,
des aspirations les plus hétérogènes. Là,
au point central, est la place d'Homère.
HOMÈRE
Qu'on ait pu douter de l'existence du poète
Homère, cela ne donnera pas aux générations
futures une haute idée de la perspicacité intellectuelle
de notre époque. Il y a un peu plus d'un siècle (1795)
que Wolf remit en honneur la trop célèbre
hypothèse de Vico ; depuis lors, nos
néo-alexandrins n'ont cessé de fureter et de piocher
vaillamment jusqu'à ce qu'ils découvrissent
qu'Homère n'était autre chose qu'une désignation
collective pseudomythique, l'Iliade et l'Odyssée rien de plus
qu'une adroite juxtaposition et une nouvelle rédaction de
poèmes de toutes mains.... Juxtaposés, par qui ? Par qui,
si bellement rédigés ? Eh ! bien sûr, par de
savants philologues, ancêtres de ceux auxquels est due cette
découverte. On s'étonne, puisque nous revoici en
possession d'une école de critiques si intelligents, que ces
messieurs n'aient pas pris la peine de juxtaposer pour nous, pauvres
diables, une nouvelle Iliade. Il ne manque vraiment pas de chansons,
d'authentiques, de merveilleuses chansons popu-
—————
naissant ni vines ni
métaux (voir notamment Jhering : Vorgeschichte der
Indoeuropäer, p. 2. (Pour une distinction
précise entre le « Savoir », la « Civilisation
» et la « Culture », on renvoie le lecteur au chap.
IX du présent ouvrage et au tableau qui y est joint).
81 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES laires
! n'y a-t-il donc plus de substance qui serve à coller ?
plus de substance cérébrale, peut-être ?
Les juges les plus compétents dans une
question de ce genre sont
évidemment les poètes, les grands poètes. Le
philologue s'attache à l'écorce, qui a été
exposée aux caprices des siècles ; le regard
congénère du poète pénètre jusqu'au
cœur et reconnaît la marque individuelle aux
procédés de l'élaboration créatrice.
Schiller donc, avec l'infaillible sûreté de son instinct,
se prononça sans hésiter contre l'opinion d'après
laquelle l'Iliade et l'Odyssée ne seraient pas, dans leurs
traits essentiels, l'œuvre d'un génie unique et divinement
inspiré. Il la déclara « simplement barbare »
et alla même, dans son indignation, jusqu'à traiter Wolf
de « diable inepte », ce qu'on peut juger excessif. Plus
intéressante encore, peut-être, est l'appréciation
de Goethe. Son objectivité tant louée se manifestait
notamment en ceci qu'il s'abandonnait volontiers à une
impression sans essayer de réagir ; les grands mérites
philologiques de Wolf, la quantité d'observations justes que
contenaient ses Prolegomena,
captivèrent le grand homme ; il se
sentit convaincu et ne s'en cacha pas. Mais plus tard, lorsqu'il eut
de nouveau l'occasion de s'occuper des poèmes homériques,
non plus du point de vue historique ou philologique, mais purement
poétique, Goethe revint sur son adhésion trop
précipitamment donnée à une théorie qu'il
qualifia de « bric à brac subjectif ». Car il savait
désormais, à n'en plus douter, qu'à travers ces
oeuvres transparaît « une superbe unité,
l'inspiration d'un unique et grand poète » ¹). Mais
les
philologues aussi, ou du moins les meilleurs d'entre eux, sont
arrivés, par les détours qui leur sont
nécessaires, à la même opinion : et Homère
est entré plus grand que jamais dans le vingtième
siècle — le quatrième millénaire de sa gloire
²).
—————
¹) Voir par exemple le petit écrit intitulé Homer noch
einmal, qui est de 1826.
²) Je tiens beaucoup à éviter tout ce qui me
donnerait
l'apparence d'une érudition que je ne possède en aucune
manière. Le dilettante ne
82 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES Car
à côté des insectes « philologuants
» qui toujours y pullulèrent, l'Allemagne a produit aussi
une indestructible
—————
peut s'instruire que des RÉSULTATS
auxquels conduisent les
recherches des savants ; mais ces résultats, il a le droit et le
devoir, en tant qu'homme libre et disposant d'un jugement sain, de les
examiner et de les comparer. Incompétent pour prononcer sur la
valeur des arguments scientifiques, il garde toute licence de se former
une opinion sur la mentalité des SAVANTS
eux-mêmes
d'après le style, la langue, l'enchaînement des
idées propres à chacun — tel un monarque qui atteste sa
sagesse dans le choix de ses conseillers. Aussi, quand il m'advient de
citer mes « autorités », est-ce moins pour fournir
au
lecteur des « preuves » que pour qu'il puisse juger
à son
tour de ma capacité de juger. Comme je l'indique ci-dessus, je
suis, en cette matière, d'accord avec Socrate : s'agissant
du jeu de la flûte, les musiciens sont les meilleurs juges ; de
la
poésie, les poètes. L'opinion de Goethe touchant
Homère a plus de prix à mes yeux que celle de tous les
philologues réunis. Je me suis néanmoins informé
de leurs travaux autant que le peut faire un dilettante
sincèrement désireux de s'orienter parmi les
difficultés d'un problème fort complexe.
Au moment où je préparais la
première
édition du présent ouvrage, c'est, je pense, dans Niese
: Die
Entwickelung
der homerischen Poesie (1882) et dans Jebb : Homer
(1888) qu'on trouvait le plus exact aperçu (mais pas
davantage) des données et des phases du débat. Celui-ci a
été renouvelé en partie par l'effet de
découvertes récentes et d'une portée beaucoup plus
générale, dont je parlerai à l'instant. Mais — il
n'est que juste de le dire — dès la publication par Bergk de sa Griechische
Litteraturgeschichte
(1872-84), le dilettante
possédait un guide sûr pour explorer le dédale des
discussions homériques. Au vaste savoir que lui reconnaissent
les spécialistes, Bergk joint une perspicacité et une
prudence bien faites pour lui concilier le commun des lecteurs; son
jugement pondéré complète admirablement celui de
Schiller qui, on l'a vu, tranche la question par une intuition rapide
et sommaire comme la foudre. Il faut lire, outre le chapitre
intitulé « Homère, une personnalité
historique », celui qui traite d'« Homère devant les
modernes ». Sur la théorie des juxtapositions rapsodiques,
Bergk écrit : « Les postulats d'ordre
général
qu'elle implique se démontrent, à l'examen, absolument
insoutenables, surtout si l'on considère les poèmes
homériques dans leur rapport avec le développement de la
poésie épique en son ensemble. La Liedertheorie n'a pu
être échafaudée que par des gens qui
n'hésitèrent pas à isoler ces poèmes de
leur entourage naturel pour les soumettre à une analyse
destructrice, et qui les critiquèrent sans tenir aucun compte de
l'histoire de la littérature grecque » (I, 525).
Bergk soutient aussi que l'ÉCRITURE
était d'un usage courant au
83 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES race
d'investigateurs originaux, vraiment aptes à scruter les
problèmes du langage et de la littérature. Wolf
appartenait
—————
temps d'Homère : il
signale des raisons internes autant
qu'externes d'admettre qu'en fait le poète a dû laisser
une version écrite de son œuvre (I, 527 et suiv.). Cette
thèse s'est fortifiée de tout ce que nous avons appris,
depuis une douzaine d'années, sur la protohistoire
méditerranéenne; elle a trouvé un brillant
champion en Andrew Lang, qui, après avoir réfuté
dans Homer and the Epic les
objections d'ordre littéraire
contre l'unité de composition des poèmes
homériques, consacra un nouveau volume — Homer and his age
(1906) — à démontrer la conformité de ces
poèmes aux mœurs et coutumes d'une certaine époque assez
brève, presque inconnue hier, comme aussi l'harmonie des traits
psychologiques ou décoratifs fixés par leur auteur et
envisagés à la lumière des nouvelles
découvertes. Celles-ci apportent d'abord un puissant argument
en faveur de la transmission par écrit.
On le sait : après que les trouvailles de
Schliemann et de ses
collaborateurs à Troie, à Mycènes, à
Tirynthe, à Orchomène, avaient posé le
problème de la civilisation alors appelée «
mycénien », les fouilles entreprises en Crète,
à Chypre, dans les Cyclades par Evans (Cnosse), Mosso
(Phæstos)
et d'autres encore, révélèrent l'existence d'une
civilisation antérieure dite aujourd'hui «
égéenne » ou (à son apogée) «
minoenne » qui nous conduit de la période
néolithique, à travers les âges du cuivre et du
bronze, jusqu'au moment où l'hégémonie passe de la
Crète sur le continent; c'est alors (vers 1450) que s'ouvre
l'ère mycénienne proprement dite (dont le déclin
semble coïncider avec la chute de la Troie homérique vers
1180) et que débute dans le bassin égéen
l'âge de fer (dont l'invasion dorienne assurera la rapide
diffusion). Les lecteurs français ne sauraient mieux faire que
de consulter à ce sujet l'intéressante étude de
protohistoire publiée sous ce titre : Les Civilisations
préhelléniques par René Dussaud (1919).
Elle
leur fournira d'abondantes preuves de l'emploi de l'écriture
chez les représentants non seulement du mycénisme, mais
de l'égéisme. Dans le palais de Minos, à Cnosse,
dont la partie la plus récemment remaniée ne parait pas
postérieure à 1450 (suivant la chronologie établie
au moyen de synchronismes entre les divers stades du « minoen
»
et les dynasties égyptiennes), on a exhumé de si nombreux
documents écrits qu'on peut parler sans exagération de
bibliothèques et d'archives minoennes. « C'est par
milliers, écrit Dussaud, que l'on trouve aujourd'hui les
tablettes d'argile portant gravés des caractères....
L'écriture aurait donc été en usage en
Crète vingt-cinq siècles avant notre ère. »
(Cf.
Evans : Scripta minoa, 1er
vol. paru en 1909; Cretan
Pictographs and Prephaenician Script; Further Discoveries of Aegean
Script, etc....) Sur cette confirmation de la vieille tradition
recueillie par Diodore de Sicile, et d'après laquelle les
84 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES lui-même
à cette race. Jamais il n'atteignit au
degré d'insanité de ses chimériques successeurs,
qui jugèrent naturel
—————
Phéniciens ne «
découvrirent » pas les lettres,
mais en « modifièrent » seulement la forme, on
reviendra
ailleurs. Essentielle serait naturellement la détermination des
rapports entre le linéaire crétois et les alphabets grecs
archaïques. Mais il suffit de marquer ici avec Lang (voir ses
conjectures dans Homer and his age,
surtout p. 315 et suiv.) combien
gagne en vraisemblance l'hypothèse de la transmission
écrite des poèmes homériques : étant
acquis, d'une part, que l'ancien monde hellénique
possédait divers systèmes d'écriture longtemps
avant l'arrivée des Achéens dans le
Péloponèse; étant donné, d'autre part,
l'absence de tout indice prouvant qu'il existât dans ce
même monde des écoles de mémorisation et de
récitation comme celles qui, aux Indes, assurèrent la
conservation des hymnes sanscrites (mais dans un but exclusivement
religieux).
Ainsi tombe un des arguments invoqués jadis
pour retarder jusque
vers l'an 540 (sous Pisistrate) la rédaction de l'Iliade et de
l'Odyssée : « absurde légende » (Blass : Die
Interpolationen in der Odyssee, p. 1 et 2), « fable
déjà discréditée aux yeux des Alexandrins
» (Meyer : Geschichte des
Altertums, II, p. 390 et 391), et qui
s'appuyait sur un fragment mutilé de Diogèn Laërce,
sur un
témoignage supposé de Dieuchidas, sur un silence
complaisamment interprété d'Aristarque — fortes preuves,
on le voit ! Comment nier, au surplus, que la possession d'un texte
épique complet par les Athéniens avant l'exil volontaire
de Solon soit « impliquée » (Monro : Odyssey II, p. 403) dans le
fait qu'un décret du sage en ordonna la lecture aux fêtes
quinquennales des Panathénées ? Lang, qui discute la
question sous toutes ses faces, opine pour l'existence d'une version
déjà transcrite en caractères
gréco-phéniciens dès le huitième ou
neuvième siècle, ce qui concorderait avec nos notions
présentes touchant l'histoire des alphabets helléniques
(voir sur ce point spécial Bury : History of Greece I, p.
78 ; cf. Dussaud, op. cit. p.
297 sur l'antiquité de ces
alphabets, de l'un desquels aurait été tiré au
neuvième siècle le sabéen), et qui n'exclurait pas
las présomptions relatives à l'auteur que forment les
philologues les plus circonspects, tel Croiset qui écrit (Leçons de littérature
grecque, p. 12 et 13) : «
Vers le neuvième siècle, un aède de génie
composa l'Iliade.... non pas sans doute tous les vers de l'Iliade
actuelle.... mais enfin la plus grande partie de ce poème quant
au fond et quant à la forme. »
Notons encore que si Wolf reprit dans ses Prolegomena ad Homerum
l'hypothèse caduque de la rédaction sous Pisistrate, il
contribua à la redémolir en soulignant « l'harmonie
de
couleur » (UNUS COLOR) qui caractérise dans
l'ensemble tout
l'art homérique. Sur cette inconséquence et sur les
contradictions où se débattent d'autres savants, pris
entre des aveux de même sorte et des théories «
génétiques » aux noms
85 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES qu'une
grande œuvre d'art naquît de la collaboration de beaucoup
de petits hommes ou qu'elle surgît par génération
—————
burlesques (l'« expansion
du germe primitif », l'« accrescence
autour du noyau », le « processus de cristallisation
», etc.) ; sur la
flagrante incompatibilité du génie homérique avec
l'esprit des poètes cycliques, auteurs de Kypria, du Sac
d'Ilion, etc., et prétendus « arrangeurs »
des poèmes souverains qui contrastent si fort avec leurs propres
ouvrages et que
ceux-ci présupposent en même temps ; sur les
démentis qu'inflige à la critique ignorante, en
réfutant ses imputations de « faux archaïsme »,
la
vraie archéologie, même préhellénique, et
sur les témoignages qu'en revanche celle-ci rend chaque jour
à la scrupuleuse véracité, à la rigoureuse
logique du poète créateur ; sur les utiles
éléments d'appréciation que fournit l'étude
comparative des anciennes épopées et sur l'avantage qu'on
trouve pour juger d'Homère à le replacer, comme voulait
Bergk, dans le cadre du développement épique
général — sur tout cela, voir les piquantes et probantes
observations d'Andrew Lang. Son chap. XVI offre un intérêt
particulier aux lecteurs français, en ce qu'il s'inspire de
cette remarque de Perrot et Chippiez (La
Grèce de
l'Epopée, p. 130) : « La Chanson de Roland et
toutes les
gestes du même cycle expliquent l'Iliade et l'Odyssée.
»
Et voici, résumée en peu de mots, la
conclusion
longuement motivée de l'analyste anglais : unité des
caractères autant que de la couleur, des mœurs non moins que du
droit ; unité historique, archéologique et
littéraire ; le tableau complet et harmonieux d'une
époque
de courte durée, représentée sous ses aspects
politique, social, légal, religieux, dans ses mœurs, ses
coutumes, ses institutions, et jusque dans son équipement
militaire ; enfin, l'œuvre d'un seul âge, produite par un seul
individu, qui la dédie à ses contemporains. Cet âge
homérique, suivant les indices tirés de la comparaison
des rites funéraires, doit être intermédiaire entre
la période mycénienne (car la crémation a
remplacé l'inhumation) et la période du Dipylon
athénien (où les cadavres, il est vrai, sont tantôt
brûlés, tantôt ensevelis, mais où les urnes
contenant leurs cendres ne sont pas déposées sous des
tumuli) : soit donc entre les onzième et neuvième
siècles (marge maximum) ; mais encore, si l'on s'en rapporte
à d'autres caractéristiques confirmatrices, il est
postérieur au règne du culte des ancêtres
(qu'attestent les autels des tombes mycéniennes) et
antérieur à l'emploi du fer dans la confection des
épées et des lances (le fer servant proprement à
d'autres usages dans l'Iliade et l'Odyssée, où pourtant
il
supplée déjà fréquemment le bronze). Que
ces changements — et bien d'autres — aient résulté, ou
non, du grand mouvement de peuples qui agita le bassin oriental de la
Méditerranée pendant le treizième siècle,
c'est une question qu'on ne saurait aborder ici, non plus que celle du
silence de l'épopée homérique touchant l'invasion
86 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES spontanée
de la conscience obscure de la masse ; et il eût
été le premier à se féliciter des
conclusions affirmatives auxquelles arrive la science après de
longues et souvent fastidieuses recherches.
Même en supposant — hypothèse gratuite
et qui touche à l'absurde — qu'un génie de la même
taille
qu'Homère se fût livré sur les poèmes de
celui-ci à des travaux de répara-
—————
dorienne. Mais s'il
m'est impossible d'indiquer, même
brièvement, ce que gagne Homère aux
révélations de l'archéologie, je signalerai du
moins — d'après Dussaud, op.
cit. p. 274 et suiv., — un curieux
exemple de concordance entre le témoignage du poète et
celui de notre science.
On a cherché le prototype de la marine
qu'évoquent les
poèmes homériques tantôt dans la marine
phénico-assyrienne (Helbig : l'Épopée
homérique,
p. 98 et 200), tantôt dans la marine égyptienne (Victor
Bérard : Les Phéniciens et l'Odyssée I, p. 165).
Or les figures de navire empreintes sur des gemmes
mycéniennes, comme celles incisées sur des
céramiques égéennes, pourraient servir à
illustrer la description du navire homérique établie par
Bérard lui-même après une étude minutieuse
des textes, et il suffit d'examiner les reproductions publiées
par Tsountas (Ephemeris
archaiologikè 1899, p. 90) pour
écarter toute idée de rapprochement avec les lourds
bateaux marchands des Phéniciens, connus par les peintures
égyptiennes de la XVIIIme dynastie : aussi Toutmès III
préfère-t-il à ceux-ci la flotte des Keftiou (ou
Crétois), quand il a besoin de transports rapides. D'autre part,
s'il y a analogie de style (mais sans nulle imitation servile) entre le
« croiseur » homérique et l'égyptien, la
simple « barque » en usage à la même
époque dans le bassin
égéen ne rappelle aucunement la barque égyptienne,
beaucoup trop frêle pour s'y hasarder. Ce sont ces types, l'un
original par nature, l'autre par développement, qui, avec leurs
nombreux dérivés, ont fondé cette «
thalassocratie » de Minos dont parle Thucydide et cette
connaissance du monde marin propre aux artistes mycéniens. Et
l'on voit qu'Homère, si souvent célébré
comme poète de la mer (les aventures de l'Odyssée se
passent presque toutes sur les flots, la scène de l'Iliade est
constamment sur une plage) s'en montre aussi l'exact et précis
observateur.
P.-S. — Le plus récent résumé
de la question
homérique paraît à Berlin durant que s'impriment
ces lignes (novembre 1912), sous le titre suivant : Der augenblickliche Stand der homerischen
Frage par Carl Roth. On ne
peut ici que signaler cette belle étude en notant que son
auteur conclut dans le sens du présent ouvrage et qu'il le cite
à l'appui de sa propre opinion.
87 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES tion
et d'ornementation, il n'en resterait pas moins — l'histoire de
l'art nous l'apprend — qu'une personnalité vraiment originale
défie toute imitation. Mais d'ailleurs, à mesure qu'a
progressé l'enquête critique du dix-neuvième
siècle, on s'est mieux rendu compte (je parle des savants qui
avaient des yeux pour voir) que les plus éminents imitateurs,
continuateurs et restaurateurs d'Homère
différaient de lui par ce trait commun à tous :
l'infimité de leur talent auprès de l'immensité
de son génie. Défigurés par d'innombrables erreurs
d'interprètes ou de copistes — pis encore : par les
prétendues améliorations imputables à la race
immortelle des « gens renseignés » ou par les
interpolations d'épigones bien intentionnés — ces
poèmes n'ont cessé d'avérer l'incomparable et
divine force créatrice du sculpteur qui en modela la forme
première et authentique ; ils l'attestent avec une
éloquence d'autant plus convaincante qu'apparaît plus
crûment, grâce au travail de polissage entrepris par la
science, le placage bariolé qui les recouvre par places. Quelle
inconcevable puissance de beauté n'a pas dû animer ces
œuvres
qui résistèrent pendant tant de siècles aux
secousses des convulsions sociales, pendant plus de siècles
encore aux attentats profanateurs de la pédanterie, de la
médiocrité ou du faux génie, et qui subirent si
triomphalement la rude épreuve, qu'à cette heure
même, de leurs ruines que couronne le charme éternellement
jeune de la perfection artistique, nous croyons voir surgir la bonne
fée de notre propre culture, qui s'avance à notre
rencontre !
En même temps une autre série
d'investigations — dans
le domaine de l'histoire, celles-ci, et de la mythologie —
conduisaient à reconnaître en Homère une
personnalité historique. Elles établissaient que la
légende et le mythe avaient été traités
dans ses poèmes avec une grande liberté et d'après
des principes bien arrêtés de mise en œuvre artistique :
autant d'indices probants d'une création consciente et
réfléchie. Pour se borner à l'essentiel, on peut
dire qu'Homère nous est apparu comme un SIMPLIFICATEUR
sans pareil :
88 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES il
débrouilla l'écheveau des mythes populaires; au tissu
incohérent des légendes, qui variaient de région
à région, il emprunta de quoi composer un petit nombre de
figures précises dans lesquelles tous les Hellènes se
reconnurent, eux et leurs dieux, encore que cette façon de les
représenter fût entièrement nouvelle.
Ce que nous avons maintenant découvert au
prix de tant
d'efforts, les anciens le savaient fort bien, témoin ce passage
significatif d'Hérodote (Euterpe
53) : « Les
Hellènes ont reçu leurs dieux des Pélasges ; mais
d'où chacun des dieux tire son origine, et si tous furent
toujours là, et quelle est leur figure, nous ne le savons,
nous Hellènes, que d'hier pour ainsi dire. Car ce sont
Hésiode et Homère qui, les premiers, ont
créé aux Grecs la race de leurs dieux, qui ont
donné à ces dieux des noms, assigné à
chacun des fonctions et des honneurs distincts et décrit leurs
figures. Quant aux poètes que l'on prétend avoir
vécu avant ces deux hommes, ils ne sont venus qu'après,
du moins à mon avis. » Hésiode est
postérieur d'un siècle environ à Homère,
dont il subit d'ailleurs l'influence directe : à part cette
légère erreur, la phrase naïve d'Hérodote
résume, en sa simplicité, tout ce qu'a mis au jour le
gigantesque travail critique du siècle dernier. Il est
prouvé que les poètes qui, suivant la tradition
sacerdotale, avaient précédé Homère (tels
Orphée, Musée, Eumolpe du groupe thrace et d'autres du
groupe délique) sont en réalité « venus
après » ¹). Il est prouvé également que
les
conceptions religieuses des Grecs furent puisées à des
sources très diverses ; leur patrimoine indo-européen
fournit le substratum, auquel se surajoutèrent quantité
d'influences orientales fort hétérogènes (comme
Hérodote l'avait exposé dans le passage qui
précède celui qu'on vient de lire) : c'est dans ce chaos
qu'intervient l'homme incomparable avec la souveraine autorité
du génie poétique librement créateur et
—————
¹)
Voir notamment Flach : Geschichte
der griechischen Lyrik nach den
Quellen
dargestellt
I, p. 45 et suiv., p. 90 et suiv.
89 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES c'est
avec ses éléments qu'il configure, par le moyen de
l'art, un monde nouveau. Hérodote dit bien : IL
CRÉE AUX
GRECS LA RACE DE LEURS DIEUX.
Qu'il me soit permis de citer ici les paroles d'un
helléniste
qui compte parmi les plus grands : « On peut appeler
l'épopée homérique un poème populaire,
écrit Erwin Rohde, pour marquer que le peuple, le peuple entier
de langue grecque, l'adopta avec empressement et sut en faire son bien
commun, mais non pas qu'il prit part en tant que « peuple
», et de quelque façon mystique, à sa production.
Si les deux poèmes attestent l'action de beaucoup d'ouvriers,
ceux-ci n'en ont pas moins travaillé tous dans la direction et
selon l'esprit que leur prescrivait non le « peuple » ou la
« légende », comme on l'entend trop souvent
affirmer, mais la puissance du plus grand génie poétique
qu'aient connu les Grecs et sans doute l'humanité....
Réfléchie au miroir d'Homère, la Grèce
apparaît une et homogène dans sa foi aux dieux comme dans
son dialecte, dans ses institutions comme dans ses mœurs et dans sa
moralité. En réalité — affirmons-le hardiment — il
est impossible que cette unité existât; ce qui sans doute
existait déjà, c'étaient les traits essentiels de
l'être panhellénique, mais SEUL LE GÉNIE DU
POÈTE les a rassemblés et fondus en un tout, qui
est
proprement une fiction ¹) ». Et voici le jugement de Bergk;
mûri
au cours d'une vie tout entière consacrée à
l'étude de la poésie grecque: « Homêre tire
de lui-même, de son propre fond, tout l'essentiel ; et il se
montre pleinement conscient dans l'exercice de son art ²). »
Même note chez Duncker, l'historien : ce qui manqua aux
successeurs d'Homère et qui, ainsi, le distingua seul, ce fut
« LE REGARD DU GÉNIE, capable de tout
embrasser » ³).
Pour clore dignement ces citations j'invoquerai Aristote,
précieux
garant de la vérité dès lors qu'il s'agit de
matières où l'acuité
—————
¹) Seelenkult
und Unsterblichkeitsglaube der Griechen,
p. 35,
36.
³) Griechische
Litteraturgeschichte, p. 527.
³) Geschichte des Altertums, V, p. 566.
90 L'HÉRITAGE
— L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES critique
suffit pour la discerner. Il signale, lui aussi, comme
caractère distinctif d'Homere, la SÛreté du REGARD.
AU huitième chapitre de sa Poétique (traitant des
qualités d'une action poétique) il remarque : aMa•is
Homère, de même qu'il se distingue en d'autres choses,
paraît ici encore, soit art, soit nature, avo1R vu ausmE. »
Mot profond autant que bienfaisant, par lequel Aristote nous
prépare à ce cri d'enthousiasme qui lui échappe au
ohapitre xxim : plus que tous les autres poètes Homère
est pnnrz ! ¹).
Culture J'ai mis, au risque de lasser le lecteur
quelque insistance,
artistique dans ces revendications pro Homero. Ce n'est pas que l'objet
de mon livre exige que l'on sache précisément si un homme
du nom d'Homère a écrit l'Iliade, ou jusqu'à quel
point le poème actuellement connu sous ce titre reproduit le
poème primitif. Il est, par contre, essentiel pour
l'intelligence de tout i'ouvrage que l'on saisisse l'importance sans
égale de la personnalité, comme telle; il n'est pas moins
nécessaire de se rendre compte qu'une aeuvre d'art, quelle
qu'elle soit, présuppose toujours et sans exception une
personnalité fortement individualisée et-, quand cette
oeuvre est grande, une personnalité de tout premier rang, un
génie ; il faut enfin avoir compris que le secret de 1à,
puissance magique de l'hellénisme est renfermé dans cette
notion de personnalité. Car en fait, si l'on veut
découvrir la signification que revêtent pour le
dix-neuvième siècle l'art et la philosophie grecques, et
déchiffrer l'énigme d'une force vitale si prodigieusement
résistante, on n'y réussira pas sans concevoir clairement
par quelle cause se perpétue l'influence du monde disparu sur le
¹) e Te m'estonne souvent que luy, qui a produict et mis en credit
nu
monde plusieurs deïtez par son auctorité, n'a gaigné
reng de dieu luy mesme e, redira Montaigne; et l'on connaît sa
transcription charmante du e beau témoignage » qu'a
laissé d'Homère l'antiquité : x A cette cause le
peult on nommer le premier et le dernier des poëtes.... que
n'ayant eu nul qu'il peust imiter avant lup, il n'a eu nul aprez luy
qui le peust imiter e (Essais, L. ii, eh. = Des
plus excellents hommes s ).
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES . . 91
monde actuel, et que, s'il conserve inaltérable son charme
triomphal de jeunesse et de fraîcheur, c'est par la vertu des
grandes personnalités.
« Pour les enfants de cette terre il n'est bonheur plus haut que
celui-là : la PERSONNALITÉ »
a dit Goethe. Ce bonheur, le plus haut qui soit, jamais peuple ne le
goûta comme les Grecs. De là le prestige unique de leur
apparition : ce je ne sais quoi d'ensoleillé, de rayonnant, qui
en émane. Leurs grands poèmes, leurs grandes
pensées, ne sont pas l'œuvre de « Sociétés
par actions » anonymes comme l'Art et la Sagesse (ou ce que l'on
est convenu d'appeler ainsi) des Egyptiens, des Ass~=riens, des Chinois
e tutti quanti. L'héroïsme, voilà le principe vital
de ce peuple. L'individu se dresse de toute la hauteur de son
individualité; hardiment il rompt le sortilège qui
enchaîne la foule dans le cercle des intérêts.
communs à tous, il s'arrache à la tyrannie de cette
civilisation instinctive, inconsciente, qui accroît inutilement
sa substance; et sans nul effroi, à travers la forêt
vierge (les superstitions accumulées qui devient, toujours plus
sombre, il se fraye un chemin de lumière — il ose avoir du
génie! Ce qui résulte de cet exploit, ce n'est rien de
moins qu'une nouvelle conception du sens que recélait le mot
« humain ». Et dès cet instant l'on peut dire que
l'homme est parvenu « au plein jour de la vie,».
Pourtant, s'il agissait isolément, l'individu échouerait
dans son effort. Des personnalités ne s'affirmèrent comme
telles que dans un entourage de personnalités; Notion ne passe
à l'état conscient que par l'effet de la réaction;
le génie ne peut respirer que dans une atmosphère de
(ç génialité ». S'il nous, faut — et sans
aucun"doute — admettre que le prinbuin mobile déterminant et
absolument indispensable de la culture grecque tout entière
réside dans ce phénomène d'une personnalité
de sorte unique, souverainement grande, incomparablement
créatrice, sachons reconnaître le second signe
caractéristique de la même culture dans cet autre
phé-
92 L'I[ÉRITACE
nomène : une ambiance digne d'une si extraordinaire
personnalité. Ce qui, de l'hellénisme, demeure; ce qui le
maintient en vie jusqu'à cette heure; ce qui l'a qualifié
pour être encore au dix-neuvième siècle
l'idéal lumineux de tant de nobles âmes, leur consolation
et leur espoir — on peut le
résumer d'un mot : ce fut sa G>;b~rALrrÉ.
Quel eût été le rôle d'un Homère — et
quelle sa destinée — en Egypte ou en Phénicie Y Les uns
l'eussent ignoré; les autres, crucifié. Oui, même
à. Rome.... mais ici l'expérience est faite et nous
tenons la preuce : ces pastiches alambiqués, cette
rhétorique vide d'âme, cette parodie menteuse de la
véritable poésie — voilà les étincelles
qu'alluma, dans le cceur d'un peuple terre à terre, l'immense
foyer de la poésie grecque ¹). Par cet exemple (car
à un
ou deux poètes près, qu'importe ! et ce»x-Ià
mêmes sont-ils d'authentiques génies ¹) on voit
combien
étroitement la culture entière est liée à
l'art.
') L'auteur le sait kaien : l'opinion qu'il exprime sous cette forme
sommaire, plusieurs la jugeront sacrilège ou — pis encore —
imbécile. Se peut-il que l'on compte pour rien le maître
du verbe somptueux et délicat, du ryrthme nombreux, de
l'épithète rare, ce 1Tirglle en qui Voltaire admire
« le plus bel ouvrage d'Homère n et Properce «
nescio quid majus A... ? Quand Montaigne écrit :« C'est
principalement d'Homère que Virgile tient sa suffisance n,
prétend-il déprécier e cette grande et
âivine Enéide n î Les Géorgiques et les
Bucoliques ne sont-elles pas d'assez vives étincelles
allumées au foyer d'Tiésiode et de Théocrite ? —
La sorte d'inspiration artistique que l'auteur conteste ici aux Romains
est l'inspiration proprement créatrioe ; par «
créatrice n il entend que, renfermant un principe de
construction nouveau et personnel (on pourrait l'appeler «
plasmateur n comme le dieu de Rabelais), et quelles que soient
d'ailleurs les sources où elle puise sa substance, elle
s'atteste capable de renouveler en quelque mesure notre conception du
monde. Soutiendra-t-on que ce rôle redoutable ait
été tenu, ou simplement pressenti, par laa muse
apprivoisée du poète de cour ? Qui ne voit qu'il exige
d'autres qualités que la sensibilité littéraire,
une autre vertu que celle dont témoigne la rhétorique
âpre ou subtile d'un Juvénal ou d'un IIorace ? En
attendant de s'expliquer plus à fond sur ce sujet, l'auteur ne
peut que répéter ici ce qu'il ajoute dans le texte :
âà un ou deux poètes près, qu'importe ! —
car il considère le phénomène en son ensemble.
Peut-être lui objecterait-on avec plus de raison Lucrèce,
qui est assurément digne d'admiration et comme penseur et comme
poète.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES 93
Que dire d'une histoire qui embrasse plus de douze cents ans et qui n'a
pas un philosophe, pas un diminutif de philosophe %naus montrer! Que
dire d'un peuple qui doit recourir, pour
Mais, de l'aveu unanime, la pensée ici est grecque, comme
l'appareil poétique. Et • puis Lucrèce porte en lui un
germe de mort. Sur tout son grand poème plane l'ombre de ce
scepticisme débilitant qui, tôt ou tard, conduit à
la stérilité, et qu'il faut distinguer avec soin de cette
intuition profonde à laquelle parviennent des natures vraiment
religieuses lorsqu'elles se rendent compte du caractère
figuré de leurs représentations mentales, sans pour cela
mettre en doute la vérité de ce qu'elles pressentent
intérieurement et renoncent à scruter. Ainsi le sage des
Vêdas s'écrie soudain :
D'où elle est issue, cette création,
Si elle est créée ou non créée —
Celui qui du plus haut des cieux veille sur elle, Celui-là le
sait bien I ou ne le sait-il pas davantage ?
(Pigvede, X, 129)
Ainsi encore Hérodote dans le passage cité plus haut,
où il dit que le poète à créé les
dieux. Epir,ura lui-même, le « négateur de dieux e,
l'homme que Lucrèce proclame le plus grand des mortels et auquel
il emprunte toute sa doctrine, n'est-ce pas de lui qu'on nous affirme
que « le sentiment religieux lui était inné a(voir
l'esquisse biographique publiée par g. L. Knebel et
recommandée par Goetke) ? c Jamais, s'écriait
Dioclès, je n'ai vu Zeus plus grand qu'en apercevant Dpicure
à ses pieds ! » Le Latin croyait avoir formulé le
dernier mot de la sagesse dans son Primus in orbe deos fecit 6inzor; le
Grec, avec une ferveur.d'autant plus sincère qu'il était
plus éclairé, s'agenoia41)ait devant la splendide image
divine qui témoignait non de sa peur, mais de son courage
héroïque, et il attestait par là son génie.
Constater que l'empreinte de l'inspiration proprement créatrice
— au sens indiqué — fait défaut à un art, en sorte
qu'il manque de l'élément essentiel qui constitue Part,
cela n'implique en aucune façon que l'on demeure insensible
à la part de beauté qu'il contient. L'auteur n'ignore pas
combien le rythme plastique de la sculpture égyptienne, par son
tranquille et sobre parallélisme. peut être salutaire pour
l'esprit fatigue de la poursuite de formes plus civantes ; ou combien
le schématisme de la peinture chinoise, sa concision presque
scripturale, peut stimuler Lardeur ù étreindre une
réalité plus complexe et plus voisine de nous. Ce n'est
pas l'absence d'un principe ordonnateur qui frappe ici, mais celle
d'une personnalité suffisamment individualisée pour
l'imposer à la nature avec la souveraineté du
génial a plasmateur ,±, de qui l'muvre conserve à
jamais sa force vive.
•
9 4 n'>EÉ, RIT E
satisfaire ses aspirations (bien modestes, il est vrai) dans ce
domaine, à l'importation des ultimes représentants de
l'hellénisme, de ces Grecs émasculés et
anémiés, aussi pauvres de philosophie que de sang, et
mués en plats moralistes ! A quel degré d'«
ingénialité » faut-il que l'on ait atteint pour
qu'un brave homme d'empereur, qui rédigea des maximes à
ses moments perdus, soit reeommandé comme « penseur»
à la vénération de la postérité !
Où est-il, chez les Romains, le naturaliste capable
r.'l'interroger la nature et d'en créer une image 2(on ne
m'objectera pas, j'ose croire, ce consciencieux rédacteur
d'encyclopédie qui a nom Pline !) Où, le
mathématicien original 2 où, le géographe 2
où, l'astronome ? Tout ce qui, dans ces sciences ou dans
d'autres, a été accompli sous l'hégémonie
de Rome, tout, sans exception, vient des Grecs. Mais la source intime
de l'inspiration poétique avait tari et c'est pourquoi tarit
aussi peu à peu, chez les Grecs sujets romains, la pensée
créatrice, l'observation créatrice. Le souffle vivifiant
du génie avait cessé de les animer. Ni Rome ni Alexandrie
ne leur pouvait offrir de cette ambroisie de l'esprit, alors que, d'un
effort obstiné, ils essayaient encore de s'élever. Ici,
l'éléphantiasis scientifique — là, la superstition
utïlitaire : cela finit par étouffer et paralyser toute
velléité de vie. L'érudition, certes, augmentait
sans cesse, ou, si l'on préfère, le nombre des faits
connus et enregistrés; mais la force motrice allait diminuant
d'intensité dans la même mesure; et c'est ainsi que le
monde européen, théâtre d'un accroissement
énorme de la civilisation et d'une décadence
proportionnelle de la culture, tomba à un état voisin de
la bestialité ¹). Rien ne saurait être plus dangereux
pour
l'espèce humaine que la science sans la poésie, la
civilisation sans la culture.
Chez les Hellènes, l'évolution suivit un cours tout
différent. Tant que l'art y fut florissant, le flambeau de
l'esprit
¹) On trouvera des exemples au chap. ix dans mes remarques sur la
Chine, etc.
L'ART ET LA PHILO90PIUE ~_R7T,FNjC',lITEs 95
projeta sa. lumière dans tous les domaines de la connaissance et
sa flamme s'élança vers le ciel. La force qui, en
Homère, avait atteint un formidable degré
d'individualité, prit, grâce à lui, conscience de
sa destination — et d'abord de la> plus restreinte, savoir : la
configuration purement artistique d'un monde de la belle apparence.
Autour du centre rayonnant surgit une infinité de poètes
et se développa la riche gamme des genres poétiques.
Dès Fiomére, l'originalité fut la marque
distinctive de toute création grecque. Chaque astre de
première grandeur eut naturellement des satellites, qui
gravitèrent dans son orbite : mais les génies souverains
furent si nombreux, ils inventèrent tant de genres, et de si
divers, que le plus modeste talent trouva à s'employer de la
manière qui convenait le mieux à sa nature et put
produire tout ce dont il était capable. Je ne parle pas
seulement de la poésie qui s'exprima par des mots mariés
aux sons musicaux, mais aussi de la poésie pour les yeux, qui
grandit appuyée sur l'autre comme une seeur cadette et
bien-aimée, et s'épanouit si magnifiquement.
L'architecture, la plastique, la peinture, c'étaient, avec la
poésie épique, lyrique et dramatique, avec les hymnes, le
dithyrambe, l'ode, le roman et l'épigramme, autant de rayons de
la, même lumière émanée du soleil de l'art,
mais diversement réfractée par des yeux diversement
conformés.
Nous avons tous connu de ces professeurs maniaques qui, dans leur
zèle hühellénique, incapables de distinguer entre
l'ceuvre typique et le rebut, s'acharnaient à dresser des listes
sans fin de poètes et de sculpteurs insignifiants. Sans doute
ils prêtaient à rire (ou à bâiller); mille
fois bienvenue soit la réaction qui s'est marquée, vers
la fin du dix-neuvième siècle, contre cette toquade !
Pourtant, avant de rendre à l'ombre tant de noms inutiles qui
n'en auraient jamais dû sortir, sachons admirer le
phénomène en son ensemble. Il atteste chez les
Hellènes une telle souveraineté du goût, une telle
finesse du jugement, qu'on n'a jamais dès lors revu
l'équivalent; il dénote un besoin de créer aussi
impérieux que
96 LIrÉRrrAGF,
général. L'art grec était vraiment un être
vivant, c'est pourquoi il vit encore * ce qui vit est immortel. La
Grèce possédait un centre solide, organique;, elle
obéissait à l'impulsion non d'un caprice arbitraire, mais
d'un infaillible instinct : l'instinct de donner une forme, de
construire une image des choses — l'instinct configurateur. C'est par
lui que se reliaient entre elles les manifestations les plus diverses
d'une imagination luxuriante, les folles excroissances comme les
humbles pousses; c'est lui qui.d'une si prodigieuse diversité
composait un tout. Si j'osais risquer cette apparente tautologie, je
dirais que l'art grec était un art ARTISTIQUE — quelque chose
qu'un individu, fût-ce un Homère, ne saurait produire,
mais qui naît de la collaboration d'une collectivité. Rien
dé pareil n'a existé depuis. Aussi ne suffit-il pas dee
dire que l'art grec continue de vivre au milieu de nous comme une force
et comme un exemple: nos plus grands artistes, nos poètes du
verbe, de la sonorité, de la forme, de l'action, au
dix-neuvième siècle comme aux siècles
antérieurs de notre ère, se sont sentis attirés
vers la Grèce comme vers une patrie.
L'homme du peuple, il est vrai, n'a le plus souvent chez nous qu'une
connaissance indirecte de l'art grec. Pour luii les dieux n'ont pas,
comme pour Et pieure, gravi un Olympe plus élevé; mais
jetés bas par un souffle d'Asie — le scepticisme brutal,
allié à la brutale superstition — ils ont
éclaté en morceaux. L'homme du peuple aperçoit
leurs figures sur nos fontaines ou sur les rideaux de nos
théâtres, dans les pares où il va s'aérer le
dimanche; parfois aussi dans nos musées (on remarque que la
foule s'y intéresse davantage aux statues qu'aux tableaux).
L'homme « instruit» porte encore dans sa tête
quelques parcelles de cet art comme un élément de culture
mal assimilé —- plus de noms que de vives représentations
— mais il en rencontre à chaque pas la trace, de sorte qu'il
n'en saurait oublier complètement l'existence : peut-être
même l'art grec contribue-t-il plus qu'î1 ne s'en doute
à la formation de son appareil mental.
L'ART ET-LA PEILOSOPHIE HELLÉNIQUES 97
Quant à l'artiste (par où j'entends ici tout homme
doué de sensibilité artistique), comment se pourrait-il
qu'il ne tournât vers PRellade un regard chargé de
nostalgie ? Ce n'est pas seulement en raison de son admiration pour les
œuvres mêmes qui y ont vu le jour. Depuis Fan 1200 sont
nées, .chez nous aussi, —des ceuvres magnifiques: Dante reste
unique; Shakespeare est plus grand et plus riche que Sophocle; de Pet
de Bach le Grec 1 plus génial ne put avoir même un
pressentiment. Non. Ce que l'artiste trouve en Grèce et qui lui
manque chez nous, c'est, plus encore qu'une certaine sorte d'oeuvres,
une certaine qualité propre au sol d'où elles ont surgi,
à l'atmosphère où elles ont éclos: c'est,
au sens
collectif du terme, la eu-LTunE ARTISTIQUE.
Depuis les Romains la vie européenne a reposé sur une
base politique et qui, de politique, tend à. devenir
économique. Chez les Grecs il ne convenait pas qu'un homme libre
commerçât; chez nous, tout artiste est de naissance un
esclave. libnq pour nous, est un luxe et, comme tel, livré
à l'arbitraire; il ne constitue pas pour l'Etat un besoin, il ne
remplit pas dans notre vie publique l'office d'un législateur
qui en conforme toutes les manifestations à un idéal de
beauté. A Rome déjà, c'est le geste capricieux
d'un particulier qui délie les langues des poètes:
Mécène ordonne. Depuis lors la réalisation des
plus beaux rêves, conçus par les plus nobles esprits,
dépendit de la manie de bâtir d'un pape, de la
fatiAté d'un prince ébloui par les souvenirs de sa
culture classique, du goût d'ostentation d'une guilde jalouse
d'éclipser des rivales par l'étalage de son faste. Ou
bien, de temps en temps, passait un souffle vivifiant, une inspiration
d'en haut: comme cette tentative de renaissance religieuse, due au
grand et saint François d'Assise et quà donna la
première impulsion à notre art nouveau de la peinture;
comme cet éveil graduel de la sensibilité allemande, qui
nous valut tant de formes nouvelles et merveilleuses de la musique,
nées au treizième siècle d'un premier
épanouissement de> l'âme germanique dans les
trouvères-contrepoin
7
98 L'rrÉRZTar,E
tistes de Flandre et de France. Mais qu'est-il advenu des images `t on
badigeonna: les fresques à la chaux, parce qu'on les trouvait
laides; les tableaux, arrachés des sanctuaires, allèrent
orner nos musées, où on les suspendit côte à
côte, dans un bel alignement. Et puis — pour qu'il ne fût
pas dit que « l'évolution » n'était pas
scientifiquement démontrable . jusque dans la destinée de
ces chefs-d'aeuvre très estimés — on gratta la chaux tant
bien que mal, on envoya promener les moines, on fit des cloîtres
et des campi santi une seconde classe de musées EQuant à
la musique, elle n'eut pas un sort beaucoup plus enviable. J'ai
assisté moi-même — et cela, dans une capitale
réputée entre toutes pour le raffinement de son «
goût musical n- à une exécution de la Passion de
Bach selon Saint-Matthieu, où l'on applaudit à tout
rompre après chaque « numéro » et où
le choral O Haupt voll Blui zcfacI id'unr.len eut même les
honneurs du bis! Nous possédons bien des choses que ne
possédaient pas les Grecs, mais un tel fait suffit pour que nous
sentions clairement et douloureusement ce qui nous manque et ce que les
Grecs possédaient. A l'artiste d'aujourd'hui on serait
tenté de crier, avec H,5lderlin :
Meurs ! sur l'orbe de cette terre tu chercherais
en vain, noble esprit, ton élément.
Il s'en faut que, chez nos artistes, ce soit le manque de force
intérieure ou d'originalité qui explique l'attraction
exercée sur leur ceeu.r par la Grèce : mais sans doute
conçoivent-ils, ou éprouvent-ils, L'nlrOssrBrvrri; qu'il
y a pour 1'individu isolé à devenir, en cet état
d'isolement, réellement original. L'origitaalitë est tout
autre chose que la fantaisie. Elle consiste, pour une
personnalité donnée, à suivre librement la voie
que lui prescrit non pas du tout sa fantaisie, mais la conformation
particulière de sa nature. Or ce qui constitue ici la part de la
liberté : cette liberté dont l'individu doit disposer,
non pas, on le répète, pour choisir sa vole (car elle lui
est prescrite), mais pour la suivre à sa guise,
L'ART ET LA PHILOSOPHIE IM-LLÉ-NIQ.LTES 9 9
c'est cela précisément dont l'artiste est privé
partout ailleurs que dans son « élément »
naturel; et cet élément se peut délir: une culture
(au sens collectif du mot) entièrement imprégnée
d'art. L'artiste ne trouve aujourd'hui rien de pareil- On ne saurait,
certes! prétendre sans injustice que :notre monde
européen actuel soit incapable d'émotions artistiques.
Une puissante fermentation des esprits s'atteste dans
l'intérêt qu'ils marquent pour la musique; et si
l'intérêt pour la. peinture demeure confiné (au
moins en pays allemand) dans des cercles plus étroits, il est,
en somme, assez général et se passionne parfois au point
d'en devenir troublant. Mais ce genre de préoccupations
n'influent guère sur la vie (les peuples : elles sont
l'accessoire — un accessoire bon pour les heures de flânerie et
pour les gens de loisir. La mode, le caprice, le mensonge sous toutes
ses formes règnent en maîtres dans ce domaine; et
l'atmosphère où respire l'artiste manque de toute
élasticité. Le plus robuste génie lui-même
est enchaîné, et comprimé, et repoussé de
toutes parts.
Ainsi l'art hellénique survit parmi nous comme le souvenir d'un
paradis perdu, qu'il faudrait retrouver.
C'est sous de plus heureux auspices que la philosophie Le génie
et les sciences naturelles des Grecs ont reçu de nous l'hospi-
« conflgutalité; et cette hospitalité leur a
été confirmée avec joie et rat-etir»
gratitude par les enfants du dix-neuvième siècle. Ici non
plus nous ne faisons pas qu'honorer des dieux lares, et nous ne
célébrons pas le culte des ancêtres. La philosophie
grecque est demeurée des plus vivantes dans notre esprit; et la
science grécque, d'une gaucherie presque enfantine par certains
côtés, d'une inconcevablee force d'intuition par tant
d'autres, réclame notre intérêt non seulement au
titre historique, mais actuel. La pure joie que nous éprouvons
quand nous considérons la pensée hellénique, il se
pourrait, d'ailleurs, qu'elle provint en partie de la- conscience
d'avoir dépassé en ce domaine nos grands
prédécesseurs. Notre philosophie est devenue plus
—philosophique; notre science, plus scientifique :
100 L B-ERITâG1i
progression qui, malheureusement, ne s'est pas accomplie dans le
domaine de l'art. Pour la philosophie et pour la science, notre culture
nouvelle s'est montrée digne de son origine hellénique.
Ici, pas de remords.
On n'attend pas que j'insiste sur des rapports connus de tout homme
czzltivé : rapports étroitement génétiques
en ce qui concerne la philosophie, car notre pensée ne s'est
éveillée qu'au contact de la pensée grecque et
c'est en elle qu'elle a puisé même la force, mûrie n
dernier lieu, de la contradiction et de l'indépendance; rapports
étroitement génétiques aussi, à
considérer le fondement de toute science exacte, la
mathématique ; rapports plus lointains quant aux sciences
d'observation, où d'ailleurs l'influence grecque fut aux
débuts plus paralysante que stimulante'). Il suffit, pour mon
objet, de faire comprendre au lecteur quelle secrète vertu,
inhérente à ces vieilles pensées, leur assura une
vie si tenace. J'y vais tâcher en peu de mots.
Combien d'idées n'avons-nous pas vues, depuis lors, perdre leur
crédit ou leur séduction et choir finalement dans un
définitif oubli, tandis que Platon et Aristote,
Démocrite, Euclide et Areh;mède, continuent d'agir sur
notre vie, de stimuler ou d'instruire notre esprit, et que la figure
à demi fabuleuse de Pgpthagore va grandissant de siècle
en siècle 12) Et je me dis : ce qui a conféré
l'éternelle jeunesse à.la pensée d'un
Démocrite, d'un Platon, d'tin Euclide, d'un Aristarque $), c'est
exactement le même esprit, la même sorte de force
spirituelle qui maintient éternellement, jeunes Homère
¹) Mais il n'est que juste d'ajouter que plusieurs des plus
brillants
exploits de Yesprit hellénique dans ce domaine nous
étaient inconnus jusqu'à ces derniers temps.
q) Par où elle ne fait que reprendre les proportions qu'on lui
attsiijua jadis. Plutarque rapporte que les Romains, invités par
un oracle à dresser l'image du plus sage dès Grecs,
érigèrent la statue de Pythagore (Ntsma, ch. si).
3) Pas le critique, mais Aristarque de Samos, qui inventa le
systéme du monde auquel Copernic devait laisser son nom.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES 101
et Phidias : c'est cette puissance que l'on peut proprement appeler
ORATRICE ou encore, en prenant le mot dans sa plus vaste acception,
ARTISTIQUE. Quand l'homme, par une représentation qu'il se forme
du monde intérieur de son moi ou du monde extérieur,
tente de se les assujettir, de se les assimiler, cette image n'a de
prix qu'à condition d'être figurée du trait le plus
ferme et construite avec la plus parfaite clarté. Une histoire
longue déjà de quelque trois mille ans nous le
démontre : si la. connaissance de faits nouveaux CarPt l'esprit
humain, seules l'enrichissent les idées nouvelles,
c'est-à-dire les nouvelles représentations. Là
s'atteste cette « force créatrice » dont Goethe dit
qu'elle « glorifie la nature» et sans laquelle «
l'extérieur resterait (pense-t-il) froid et inanimé
» ¹). Mais ce qu'elle crée n'est durable qu'autant
que les
images qui nous l'évoquent sont belles, transparentes — donc
artistiques.
As imagination bodies forth
The foi-ms of things unknoitw, the poet's pen Turns them to shape.
Ainsi parle Shakespeare. Traduisons : àà mesure que
l'imagination projette au dehors ses représentations des choses
impénétrables, la plume du poète les «
configure». Or, seules les représentations qu'a
transformées en les modelant le génie configurateur,
possèdent une valeur durable pour la conscience humaine. Le
stock de faits positifs dont nous disposons est très variable,
aussi le centree de gravité du réel (si je peux
m'exprimer ainsi) nous semble-t-il soumis à un continuel
déplacement. En outre, une bonne moitié de notre savoir
(ou même davantage) n'est que provisoire; ce qui passait hier
pour vrai, est faux aujourd'hui, et l'avenir fera sans doute la
même expérience : car à mesure que
s'élève
¹) Ces mots sont tirés des Waizdeîlahrei&. On le
voit:
selon Goethe, la vie elle-même ne s'« anime » que par
l'effet d'un acte créateur de l'esprit humain.
102 L°HÉR1TA»GE
l'édifice de notre savoir, s'accumulent les matériaux qui
doivent entrer dans sa construction et qui nous obligent d'en modifier
le plan ¹). Au contraire, ces oeuvres demeurent que
¹) C'est aïnai qu'un traité général de
botanique ou de zoologie datant de 1875 est aujourd'hui sans usage :
non pas tant en raison des faits nouveaux acquis depuis à la
science, que parce qu'elle a conçu autrement quantité de
rapports entre des faits déjà connus et parce que
d'exactes observations ont été démenties par
d'autres, plus exactes encore. Le dogme de l'Imbibition, par exemple,
en supposait, et en suscita d'innombrables; né en 1838, il
atteignit l'apogée de sa fortune vers 1868; alors
commença la contremIne et, en 1898, dûment
consignée au cimetière des théories botaniques,
l'Imbibition n'était plus qu'un mot. En zoologie, le
dis-neuvième siècle à ses débuts
s'était flatté de n simplifier » et l'on sait si
Darwin l'y encouragea : ramener, si possible, toutes les formes
animales à un type commun, c'était fort séduisant,
c'eût été fort commode. Mais à mesure qu'ont
augmenté les connaissances, on a découvert une
complication plus grande du schéma sous lequel ®n flgurait
le type primitif. Cuvier avait cru se tirer d'affaire avec quatre
«plans, généraux de construction u; bientôt
après, on supposa sept types différents,
irréductibles les uns aux autres, puis Claus en supposa neuf, au
minimum. Ce minimum ne suffit plus. Dès que l'on ne se propose
pas uniquement de faciliter leur besogne aux commençants (ainsi
que fait Richard liertxvig dans son manuel d'ailleurs excellent),
dès que l'on pèse l'importance relative des
différences de structure indépendamment même de la
richesse des formes, etc., on ne peut, en l'état actuel de nos
renseignements anatomiques, admettre moins de seize types, tous
également typique-, (voir notamment le magistral Lehx•buch
dèr Zoologie de Fleischmann). Même nos idées sur
des' faits capitaux de l'ordre zoologique ont été
complètement modiflées par un plus exact savoir. Ce fut
une presque certitude que la relation génétique directe
entre les vers et les vertébrés ; Carl Vogt — qui pour
être darwiniste n'en conservait pas moins son indépendance
de jugement — considérait cette relation comme
démontrée et racontait à ses étudiante
(dont je fus) des choses charmantes sur la brillante carrière du
ver arriviste, qui avait fini par se hausser jusqu'à
l'état d'homme. Or des enquêtes plus précises et
plus complètes sur le développement des germes dans
1'ceuf ont conduit b,-établir entre les animaux dits ab, fi-;c-u
n(ceux qui ne sont pas constitués de cellules simples et
séparables) une division nettement tranchée : ils se
scindent en deux groupes dont le développement s'effectue
suivant un plan essentiellement différent dès l'instant
de la fécondation de I'rnuf, en sorte qu'une parenté
véritable entre les représentants de l'une et de l'autre
catégorie est exclue (quel-
LeART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
103
l'homme empreint de l'effigie de l'artiste, ces formes ne passent pas
en lesquelles il insuffie sa vie. Ce qui vit, je le
répète, ne meurt point. On sait qu'au3ourti'13ui la
plupart des zoo
que vraisemblance que semblent lui prêter des analogies dans
l'apparence extérieure), et aussi bien la parenté
génétique préjugée par les
évolutionnistes que la parenté architectonique. Eh bien,
les vers appartiennent à l'un de ces groupes (qui culmine dans
les insectes), et les vertébrés appartiennent à
l'autre, de manière qu'on serait mi eus fondé à
chercher lesancêtres de ces derniers dans la seiche et dans
l'oursin i(Cf. entre autres Karl Camille Sehneïder :
Grtendzüge dcr tierischen Organisation dans les Prexesaische
Jahrbücher 1900, ne da juillet, p. 73 et suiv.)
Je cite ces exemples entre mille, autres, parce qu'ils- sont concrets
ou aisément intelligibles. On en trouverait dans n'importe quel
domaine, soit que nous suivions nos modernes psychologues dans
l'exploration du.moi subliminal ou nos historiens, nos
archéologues, nos linguistes dans celle des civilisations
récemment exhumées, soit que nous interrogions un Pasteur
sur les mystères dg la microbiologie, ou les Curie sur ceux de
la radioactivité. Que serait-ce si j'abordais (même avec
toutes les réserves philosophiques qui s'imposent) les
hypothèses révolutionnaires sur la +<
dématérialisation de la matière » et u
l'énergie intraatomique u par lesquelles le docteur Gustave Le
Bon ébranle le dogme de l'indestructible atome, fondement de la
chimie, le dogme de l'indestructible énergie, fondement de la
physique 1(Voir le résumé de ses recherches dans
L'Evalution de la matière, nouv. éd. 1908, et dans
l'Evolution des forces, même année). Mais ici c'est le
vingtième siècle qui commence à rêver ses
rêves. II ne conjecture rien, quand il proclame avec le
professeur Mach (Histoire de la >nëcanique) l'infinie
complication de principes qu'avait jugés simples le
siècle précédent et qui, reposant sur des
expériences que l'on avoue a non réalisées et
même non réalisables s, ne sauraient plus être tenus
pour n démontrés n en aucune façon. C'est, d'autre
part, l'écroulement de théories ambitieuses
échafaudées il y a moins de quarante ans, qui
détermine son effort pour élever sur la thermodFnaiuidue
seule l'édifice tout entier de la physique mathématique.
Même les vérités mathématiques pures,
axiomatiques, implicites, celles qui, dans l'opinion
généralP, semblent « enchaîner le
Créateur et lui permettre seulement de choisir entre quelques
solutions peu nombreuses »(H. Boincaré : La Science et
l'Hypothèse, 1909, p. 1.) sont sujettes à une continuelle
rewision. Et sans doute la science ne substitue-t-elle pas ici un fait
à un autre faït ; mais par la vertu d'audacieuses
antithèses, opposant une abstraction à une autre
abstraction, elle suscite l'image concrète d'un ordre de
possibilités. im
prévues. Depuis que
104 L'HÉRITAGE
logues enseignent l'immortalité — l'immortalité physique
— du plasma germinatif; sur l'abîme creusé entre la nature
organique et l'inorganique, c'est-à-dire entre la vie et la
non-vie, le dix-neuvième siècle avait tenté de
jeter un pont et il s'imaginait y avoir réussi : mais
l'abîme apparaît plus infranchissable qu'avant ¹). Ce
n'est
pas ici le lieu d'en' dis
Lobatchevsky et Bolyai ont établi presque en même temps,
et irréfutablement, l'impossibilité de démontrer
le POSTIULATUM D'EUCLIDE, des géométries NON
EUCLIDIENNES, déduites de sa négation avec une logique
implacable, ont ouvert de nouvelles perspectives dans le champ
dé la pensée mathématique (sur la théorie
des surfaces éà courbure constante, sur la
géométrie sphérique, etc., et aussi par leur
réinterpré#ation dans le mode euclidien) ; elles ont
même paru susceptibles de recevoir des applications, et le
profane y cerrait à tort un simple jeu de l'esprit en
constatant, par exemple, que le nombre des parallèles qu'on peut
mener à une droite donnée par un point_ donné est
égal, dans la géométrie de Lobatchevsky, non
à uN comme d-ars celle d'Euclide, mais à L'INFINI, et
âà zÊFto dans celle de Riemann, lequel jette aussi
par-dessus bord cet axiome :« par deus points on ne peut faire
passer qu'une droite n. Même remarque pour la qlusaRtÈaE
ctzosiÊTR*F qui soutient entre autres cette thèse
singulière : fi une droite réelle peut être
perpendiculaire à elle-méme n et pour les
GÉOazÉTrtMs 'SON .~seslMÉDZEwr:Es de
Véronèse et de Hilbert qui, en contestant une proposition
tenue pour évidente, sont conduits à faire paraître
de nouveaux aspects du a continu n mathématique. Cf. pour plus
de détails les suggestifs ouvrages de H. Poincaré (La
Science et l'Hypothèse, déjà cité, Science
et Méthode, La Valeur de la Science, tous trois de 1909 sous
leur forme la plus récente).
Il suffit pour que le lecteur mesure l'erreur où tombent les
hommes, quand ils attribuent à la science de leur temps un
caractère définitif. Elle n'est jamais qu'un provisoire
et marque la transition entre la théorie d'hier et celle de
demain.
¹) Consulter, par exemple, The tell in Dete.lopment and
Inher-ifance du
zoologiste américain E. B. Wilson. Dans cet ouvrage qui fait
autorité, nous lisons : a L'étude de l'activité
cellulaire a en somme élargi plutôt que
rétréci le formidable abîme séparant des
phénomènes du monde inorganique les formes même les
plus basses de la vie n(p. 434 de l'éd.de 1900). On peut
recommander Ia lecture du chapitre: Theories o f Tnheritance and
,Deaeiopmenl à quiconque, moins épris de phrases que de
faits, souhaite s'instruire de l'état actuel de nos
connaissances sui le problème de la forme animale. Ils
trouveront un chaos : re qu'on l'envisage sous le rapport
ontogénétique ou phylogénétique,
écrit R'ilson
z'AnT rT LA rRILosoPEI1; JIzzaxiQuES 105
cuter. Je ne mentionne le fait que pour me justifier, par analogie, de
distinguer également entre les représentations «
organisées » et celles qui ne le sont pas, et pour
exprimer ma conviction que jamais encore n'a péri ce que Je
poète cc plasmateur » (je reprends le mot de Rabelais) a
configuré en forme vivante. Sans doute il arrive que des
cataclysmes engloutissent l'ouvrage de ses —mains, mais il arrive aussi
qu'après des siècles les figures ensevelies s'exhument de
leur prétendue tombe et reparaissent rayonnantes du sourire de
l'éternelle jeunesse. Sans doute, comme leurs sœurs de marbre,
les filles de la pensée sont souvent mutilées, mises en
pièces, anéanties : mais, ce n'est ià• qu'une
sorte mécanique d'ann;hilement, non la mort. Et ainsi la
doctrine des Idées, que Platon forgea voici plus de deux mille
ans, constitue encore un élément vivant dans le
trésor intellectuel du ,dixneuvième sièc:Ie : de
combien de pensées actuelles n'est-elle pas la source
première 2 et quelle spéculation philosophique digne de
ce nom ne se rattache à elle en quelque manière i En
même temps l'esprit de Démocrite a régi les
sciences naturelles: si profondément qu'ait dû être
transformée sa géniale fiction de l'Atome, c'est lui
l'inventeur, lui l'artiste qui (pour parler avec Shakespeare) a
projeté au dehors, par
(p. 434), le problème du développement est immense, et
l'on ne saurait en exagérer la grandeur. » Loin que chaque
nouveau phénomène découvert contribue à la
simplification et à l'éclaircissement, il crée de
nouvelles difficultés et soulève de nouvelles questions.
Comme s'écrie un embryologiste connu : n II semble que chaque
ceuf porte en lui sa propre loi ! B Dans ses investigations sur la
structure et le développement du cristallin (1900) Rabl aboutit
à un résultat pareil; il constate que chaque
espèce animale possède ses organes des sens
spécifiques, dont les caractères distinctifs sont
déjà déterminés dans la cellule ceuf. Ainsi
par les progrès de la vraie science — en opposition avec ces
généralités _ creuses et souvent insanes sur la
force et la matière qui ont servi âà éblouir
des générations de naïfs — notre conception de la
vie est devenue plus s civante u, et le jour n'est pas
éloigné où l'on reconnaîtra qu'il serait
plus judicieux d'interpréter l'inanimé du point de vue de
la vie que de faire l'inverse. (Cf. mon Immanuel Kant, p. 482 et suiv.)
.
100 jumÉmus.on
la force de son imagination, cette représentation d'une
réalité impénétrable, puis l'a a
eonfigurée»,
Plat-on Il est aisé de citer des exemples de la manière
dont le génie configurateur des Grecs assure aux pensées
la vie et l'efficacité.. Prenons la philosophie de Platon. Sa
substance n'est pas nouvelle. Il ne prétend pas, comme fera
Spinoza, tirer des profondeurs de sa conscience la formule d'un
système du monde logiquementt déduit; il ne s'attaque pas
non plus à 1a-nature avec la magnifique ingénuité
d'un Descartes, dans l'espoir chimérique d'arracher à ses
entrailles le secret du mécanisme qui expliquerait l'univers. Il
emprunte de droite et de gauche ce qui lui semble le meilleur et,
s'assimilant des intuitions qui appartenaient aux Eléates,
à Héraclite, aux Pythagoriciens, à Socrate, il en
compose un tout qui n'est pas proprement logique, mais qui est
certainement artistique. A l'égard des philosophes grecs qui le
précédèrent, Platon tient à peu près
la même position qu'occupa Homère par rapport aux
aèdes qui furent ses devanciers ou ses contemporains.
Homère non ,plus n'a probablement rien « inventé n
(ou pas davantage que n'inventera Shakespeare); mais il a puisé
à des sources diverses ce qui convenait à son dessein et,
de ces élémente hétérogènes fondus
ensemble, lui aussi a composé un tout nouveau: quelque chose
d'entièrement individuel et qui, comme tel, présente les
qualités inhérentes à l'individu vivant, mais
atteste aussi ses étroites limites, ses lacunes, ses idiotismes
— car chaque individu répète après le dieu des
mystères égyptiens :<.c Je suis celui qui suis,
» et fait apparaître un type nouveau qui nous demeure
impénétrable, insondable ¹). II en est ainsi de la
conception du monde que nous a laissée Platon.
¹) « Une authentique œuvre d'art demeure toujours, comme un
ouvrage de la nature, quelque chose d'infini pour notre entendement.
Nous la contemplons, nous la ressentons; elle agit sur nous, mais nous
ne saurions proprement la connaître, et nous saurions bien moins
encore exprimer par des mots son être, son mérite,
» GOETHE.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉIVYQTSEB
107
Zeller, le célèbre historien de la philosophie grecque,
écrit: (c Platon est trop poète pour être tout
à fait philosophe.» Il serait malaisé de
découvrir un sens précis à cette critique. Dieu
sait ce que peut être un «philosophe» in abstracto.
Platon fut Platon, et nul autre; à le considérer tel
qu'il fut, nous apprenons comment un esprit devait être
conformé pour porter la pensée grecque au point de son
suprême épanouissement. Platon est l'Homère de la
pensée. Si quelqu'un d'assez compétent pour~entreprendre
ce travail démembrait la doctrine platonicienne de telle sorte
que l'on aperçût distinctement quelles parties constituent
l'apport primordial du grand penseur — j'entends par là; un bien
qui lui appartienne en propre, à titre d'invention tout à
fait nouvelle, et non point par le processus d'une seconde gestation,
fût-elle géniale — c'est alors que sauterait aux yeux le
caractère Po£,TiQ.up, de son mode de création:
aussi bien Montesquieu, dans ses Pensées, nomme-t-il Platon un
des quatre grands poètes de l'humanité. Et l'on
s'aviserait que ces contradictions si souvent dénoncées,
ces accords forcés d'éléments incompatibles,
trouvent leur explication dans une • NÉcEssiT,É
AxTis~IQur_. La vie-est par elle-même une contradiction., «
La vie, dit Bichat, est l'ensemble des fonctions qui résistent
à la mort. » De là ce je ne sais quoi de
fragmentaire et aussi, en un sens, d'arbitraire, signe commun de tout
ce qui vit. Sans ce qu'y ajoute l'homme par sa libre collaboration de
poète, jamais ne se pourraient joindre et nouer les deux bouts
de la ceinture magique. Les ceuvres d'art ne forment pas J cet
égard i use exception : l'Iliade d'Homère est un
magnifique exemple de ce que j'avance; Platon, par sa conception du
monde, nous en offre un second; Démocrite un troisième,
non moins précieux, par son intuition cosmique. Et tandis que
s'abîment dans la nuit des temps les philosophies et les
théories dont la splendide « logique» est due au
patient travail du ciseau qui les a limées, ces vieilles
idées demeurent debout, elles se sérient entre nos
idées les plus neuves, et il apparaît manifeste qu'elles
n'ont rien perdu de l'éclat de
108 L'nÉRITAGE
leur jeunesse. On le voit: ce qui est décisif, ce n'est pas la
«vérité objective », c'est le mode de
formation — « l'ensemble des fonctions », dirait Bichat.
Encore une remarque à propos de Platon : simple indication,
faute de pouvoir ici développer le sujet dans son ampleur, mais
suffisante, je l'espère, pour que rien ne demeure obscur. On
sait aujourd'hui que la pensée hindoue exerça une
influence à certains égards déterminante sur la
pensée grecque. Il est vrai : nos hellénistes et nos
philosophes, avec le furieux acharnement du préjugé
scientifique, ont fait une belle résistance avant d'en convenir;
rien que d'autochtone ne devait s'être développé
sur le sol sacré de l'Hellade; tout au plus admettait-on
qu'Egyptiens et Sémites eussent contribué à sa
culture — et il n'était que trop certain que leur action n'avait
pas dû profiter gTandement à la philosophie. Mais les
indianistes modernes ont démontré ce que leurs
prédécesseims (notammentt le, génial sir William
Jones) avaient déjà soupçonné. Pour
Pythagore, notamment, la preuve est acquise d'une intime
familiarité avec les doctrines hindoues') et c'est
déjà beaucoup, puisque Pythagore nous apparaît de
plus en plus clairement comme le véritable p% de la
pensée grecque. On a réuni en outre un faisceau de fortes
présomptions en faveur d'une influence sur les Eléates,
Héraclite, Anaxagore, Démocrite, etc. 2). Ii n'est pas
étonnant, dès lors, qu'un génie comme Platon ait
percé à. travers l'amas des notions surajoutées
par l'incompréhension et que sa philosophie concorde, en
quelquestins des points fondamentaux de toute vraie
métaphysiqüe,, avec les plus profondes intuitions des
penseurs hindous 3).
¹) Op. cit. a, 133.
2) Op. cit. in, 7; pour la comparaison de ce jugement de la science
antique avec celui de la science actuelle, voir aussi nz, 36.
a) Dans l'ouvrage intitulé : Die geogrttphiaèhc
Erforach.uaip des afri1eanisehen gon.ünents (3a éd. p. 9).
L'ART ET LA PATT.oSOPHIE HET.T.F171h,1UkS Ilâ
s'accumulèrent, elles inventèrent pour s'en
débarrasser la magnifique théorie de la vis
pltastï•ccc ¹) et ce n'est qu'en l'an 1517 qu'un homme osa
rééditer la vieille opinion quivant laquelle le niveau de
la mer se serait élevé jadis jusqu'au sommet des
montagnes :« L'année de la Réforme, on se
retrouvait donc, après un millénaire et demi, au point
où était parvenue l'antiquité-classique »?).
Fracastor, d'ailleurs, convertit peu de gens à sa thèse;
et si l'on veut mesurer (ce qui n'est point aisé, vu les
progrès accomplis par la science) combien grande et digne de
respect était la force qui faisait de I'œil du poète
hellène un organe pour la perception de la vérité
(car_Xénophane et Empédocle furent en première
ligne des rapsodes, qui allaient déclamant leurs poèmes
philosophiques), que l'on se reporte aux pages où le libre
penseur Voltaire poursuit de ses railleries les paléonto-,
logistes de l'an de grâce 1768 3). Non moins divertissants sont
les efforts convulsifs de son scepticisme pour échapper à
l'évidence. On avait trouvé des huîtres sur le
Mont-Genis : Voltaire s'avise qu'elles sont tombées des chapeaux
des pèlerins qui revenaient de la Terre Sainte; on avait
exhumé, non loin de Paris, des os d'hippopatame : un curieux,
dit Voltaire, a eu autrefois dans son cabinet le squelette d'un
hippopotame — et il pense avoir confondu Buffon. Par où l'on
voit bien que le scepticisme ne fait pas la perspicacité 4). Au
contraire, les
¹) Quenstedt attribue cette hypothèse à Avicenne;
mais
elle date d'Aristote, et Théophraste, son disciple, la soutint
expressément (Cf. Lyell : Pri.nciplcs of Geology, 12e éd.
I, 20).
g) Quenstedt : Handbuch der Petrefaktenkunde, 28 éd. p. 2.
') Voir Des Singularités de la Nature, chap. àxu et xvTrz
L'homme aux quarante écus, chap. Fa, tous deux de l'année
1768. Cf. ses lettres, entre autres la Lettre sur un écrit
anonyme du 19 avril 1772.
4) Le même voltaire ne craignit, pas de traiter de «
galimatias n les grandioses spéculations astronomiques des
Pythagoriciens, ce qui fait dire à l'illustre astronome
Schiaparelli:'aDe tels hommes ne sont pas dignes de comprendre quelle
énorme puissance de pensée spéculative lut
nécessaire pour arriver à l'idée de la
sphéricité de la terre, de son libre flottement dans
l'espace, de sa mobilit•é; sans ces notions, pourtant, nous
116 L'7LÉRITAGE
plus antiques poèmes abondent en traits d'une clairvoyance
singulière : ainsi quand l'Iliade appelle Poseïdon «
l'ébranleur de la terre » et désigne comme cause
des secousses sismiques le dieu qui personnifie l'eau, et plus
particulièrement la mer, cette intuition du poète
s'accorde avec l'une des plus récentes explications que notre,
science ait imaginées de ces phénomènes. On entend
bien, d'ailleurs, qu'en signalant de tels traits je veux seulement les
opposer par contraste aux marques d'étroitesse obstinée
que donnent si souvent les pontifes du prétendu «
progrès des lumières ».
Dans le domaine de la PUiszQuh AsTR-&LE, nous rencontrons des
exemples plus significatifs encore de cette réaction de l'effort
esthétique grâce à laquelle, selon Schiller,
«la réalité se purifie de l'apparence». C'est
surtout l'école de Pythagore qui nous les fournit. On trouve
déjà chez les premiers adeptes la doctrine de la
sphéricité de la terre et, s'ils compliquent cette
représentation d'une quantité d'éléments
fantastiques, ces éléments même sont fort
instructifs, car ils renferment in nuce ce qui plus tard devait
être reconnu
n'eussions possédé ni un Kepler, ni un Galilée,
r•ii un Newton. » (Les prédécesseurs de
Coperzaïc dans l'antiquité.)
L'auteur rappelait un peu plus haut les campagnes de voltaire en faveur
de ce trio de génies: Copernic, Kepler et Newton. On sait
comment, eA revanche, il malmena Maupertuis dans la Diatribe du docteur
3kakïtt, on sait qu'après l'avoir exalté comme son
aimable maître à penser, son
cher aplatisseur du pôle et de Cassini, il le ridiculisa dans le
Discours sur la modération pour ce singulier motif :
Vous avez confirmé dans des lieux pleins d'ennui Ce que Newton
connut sans sortir de chez lui.
Maupertuis s'était avisé de vérifier par
l'observation directe (en mesurant un degré de méridien
sous le cercle polaire) l'hypothèse de l'aplatissement de la
terre, impliquée dans la théorie newtonienne de la
gravitation et contestée par Cassini. Pour démolir une
théorie de Bufion, voltaire arguait de l'absence de preuve
expérimentale; il raille Maupertuis d'avoir jugé cette
preuve utile pour fonder une théorie do Nezvion : ce sont
là jeux de sceptique. (Voir ce sujet, dans Science et
31éthode par E[. Poincaré, le chapitre sur la
géodésie française).
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HET•T,FNYQHES 117
exact ¹) : ainsi s'ajoute avec le temps, à cette notion de
la
sphéricité de la terre et à. celle de
l'obliquité de l'écliptique, la théorie de la
rotation du globe terrestre sur son axe (I3icptas) et aussi celle de
son mouvement autour d'un centre dans l'espace, que soutient
Ph'lolaüs, un contemporaini de Démocrite. La
génération suivante fait un pas de plus : à
l'hypothétique <c feu central » est substitué le
soleil. Puis, vers 250 avant J.-C., axYSTa73,Qup,_ ® non pas, il
est vrai, comme philosophe, mais comme astronome — établit
clairement les principes du système héliocentrique,
entreprend de déterminer la distance qui nous sépare de
la lune et du soleil, reconnaît dans celui-ci = dix-neuf
siècles avant Giordano Bruno! — une des innombrables
étoiles fixes. Quelle puissance d'imagination impliquent de
telles découvertes, quel merveilleux don de « projeter au
dehors (selon le mot de Shakespeare) une représentation des
choses t7, la
— suite l'a bien fait, voir : Bruno a payé de sa vie,
Galilée de sa
liberté, ce redoutable privilège 2j. Et ce n'est qu'en
l'an de
?) Zeller : Die Philosophie der ffleche-n, 5e éd. Tome F, p. 414
et suiv. On trouvera un exposé plus technique, mais
extraordinairement lumineux, dans le travail déjà
cité de Schiaparell.i, où on lit entre astres : «
Nous sommes à même de pouvoir affirmer que le
développement des principes physiques de l'école
pythagoricienne DEVArr conduire, par un enchaînement logique des
idées, à la théorie du mouvement de la terre.
» Pour plus de détails sur a la conception vraiment
révolution- — naire d'après laquelle la terre ne forme
pas le centre de l'univers », consulter Wilhelxn Bauer : Der
dltere Pytlzagoreisrnxzs (1897) p. 51 et suiv.,•B4 et suiv.
L'étude de Ludwig Ideler parue en 1810 sous ce titre: Ueber das
Perhültnis des Sopelrnilzus zum dltertum, dans le iVusextyn
Îi'er Altertunzszcissenschaft de Wolf (p. 391 et suiv.), peut
encore aujourd'hui se lire avec profit, de même, que les
observations de Renouvier (lilanuei de Philosophie ancienne, Tome x, p.
123, 125, etc.) établissant que les Pythagoriciens nEVaMNT
être conduits à placer la terre au rang des
planètes et à édifier p cette immortelle
conception des choeurs des planètes u. Parmi les ouvrages
anciens qui ont tenté de restituer la véritable
astronomie des Pythagoriciens d'après une étude
sérieuse des textes, il faut mentionner aussi Boeckh : De vera
indole astronomiae philolaicae et Tlx. M. Martin: Etudes sur le
Timée de Platon.
$) Aristarque lui-même fat accusé d'impiété
par le stoïcien Cléanthe
lis- L'MÉRITAGE
grâce 1822 que l'Eglise romaine, ravant de l'Index l'ouvrage de
Copernic, autorisa Yimpreseion de livres qui ensëignent à
l'exemple de celui-là le mouvement de la terre — ma,ia sans
d'a•illeurs annuler les bulles qui défendent d'y ajouter foi et
sans en restreindre d'aucune façon la portée.
Il ne faudrait jamais non plus perdre de vue que cette «
purification» de la réalité graduellement
dégagée de l'apparence fut, dans l'origine, l'ceuvre des
Pythagoriciens décriés comme mystagogues et trouva dans
l'idéaliste Platon (surtout vers —la fin de sa vie) un
précieux encourage
* pour avoir privé de son repos la déesse Hestia xi.
Plutarque, qui nous donne ce renseignement en passant, résume
ainsi les découvertes d'Aristarque : a Fl compte le soleil au
nombre des étoiles fixes, fait se mouvoir la terre par l'orbite
solaire (apparente : c'est-à-dire l'écliptique) et dit
qu'elle est baignée d'ombre selon le degré de son
inclinaison. a Sur ce témoignage et sur d'autres encore voir,
par exemple, Renouvier, op. Cit. Tome r, p. 204 et 205, et surtout le
travail déjà mentionné de Schiaparelli. Cet
astronome est convaincu, d'ailleurs, que son devancier du
troisième siècle ne faisait qu'enseigner ce que plusieurs
savaient dès le temps d'_4ristote et ce qu'ils avaient
été conduits à découvrir sur la voie
frayée par les Pythagoriciens. Sans Aristote et sans le
néoplatonisme, le système héliocentrique aurait
constitué une vérité généralement
admise à l'époque de la naissance du Christ : le
Siagirïta_, on le voit, a bien mérité sa position de
philosophe officiel de l'Eglise orthodoxe 1- Par contre, c'est une pure
fable qui représente les Egyptiens comme ayant contribué
en quelque manière à résoudre les problèmes
de la physique astrale (schiaparellï, op. cit.); elle
apparaît aussi dénuée de fondement que tant
d'autres contes brochés sur le thème dee notre
prétendu héritage égyptien. — Copernic
lui-même, dans la préface adressée au pape Paul lu
de ses Révolutions des ordres cêlestes, déclare:
« J'ai trouvé d'abord dans Gicérou que
Ilicétas avait cru que la terre se mouvait. Ensuite j'ai lu dans
Plut-arque que quelques autres avaient professé la même
opinion. Partant de ces indications, j'ai commencé à
réfléchir, moi aussi, sur la mobilité de la
terre.... » S'il n'est pas certain que Copernic connût
exactement l'opinion d'Aristarque, du moins. Plutarque et Gicëron
lui révélèrent-ils, quand il les consulta pour
mettre fin à ses perplexités astronomiques, ces deux
garants de « la mobilité de la terre u: Hicétas
(dont Cicéron empruntait le nom à Théophraste)
pour le mouvement de rotation et Philolaüs pour le mouveulent de
translation.
L'ART ET L PRMOSOPME HELLÉNIQUES
119
ment I), tandis que le pontife de l'Induction, cet Aristote qui ne
voyait de salut que dans !'empirisme, se fit de son empirisme une arme
pour anéantir la chimère du mouvement de la terre.
« Les Pythagoriciens, écrit-il (en argumentant contre la
rotation du globe sur son axe), n'infèrent pas des
phénomènes leur explication et leurs causes, mais ils
s'efforcent d'accorder les phénomènes avec des points de
vue personnels et des opinions préconçues : voilà
comment ils s'attaquent au problème de la structure du
monde» (Dé cccZo lz, 13). Cette opposition devrait donner
à penser à plus d'un enfant du siècle, car ce ne
sont pas les naturalistes « aristotélisants » qui
nous
manquent, et nos doctrines scientifiques les plus récentes ne
recèlent pas moins d'opiniâtre dogmatisme que celles de
l'Eglise aristotélico-sémitïco-chrétienne Q).
Un exemple d'une tout autre nature, mais témoignant non moins
éloquemment de l'influence vivifiante qu'exerce le génie
« configurateur ;j des Grecs, pourrait être
—emprunté à l'histoire des mathématiques et, en
particulier, de la GÉ,omÉTRtE. Pythagore est le fondateur
de la science mathématique en Europe. Certes il doit aux Hindous
— la démonstration en-est faite 3) — une part essentielle de ses
connaissances : à commencer par le théorème dit
« de Pythagore » (ou du carré de
l'hypothénuse), et pareillement la notion des grandeurs
irrationnelles, et probablement aussi son arithmé
3) Suivant Théophraste (dans Plutarque — Questions platoniques
et dans Cicéron : Académiques zz, 39) il regretta d'avoir
placé dans son Timée la terre ait centre du monde.
8) Ce que dit Tvndall d'Aristote dans son célèbre
discours deBelfast (xS74): a Il mit des mots , la place des choses et
prêcha l'induction sans
. la pratiquer » — nos arrière-neveux l'appliqueront,
j'imagine, à, maint
Ernest Haeckel du dix-neuvième siècle. — Peut-être
vaut-il la peine de mentionner en passant que Schiaparelli
établit aussi l'origine hellénique du système de
Tycho-Brahé : telle était la richesse de leur imagi
nation que les Grecs n'ont pas laissé d'inventer toutes les
combinaisons possibles.
$).L. v. Schroeder : Pythagoras und die Inder, p. 39 et suiv. .
® L'HÉRITAGE
tique; quant au calcul abstrait, dont les signes généraux
nous viennent de la même source, ainsi que les chiffres
prétendus « arabes », Cantor écrit i)
:« L'algèbre s'est élevée chez les Hindous
à une hauteur qu'elle n'a jamais atteinte chez les Grecs.»
Mais que l'on considère à quel degré de
merveilleuse lucidité les Grecs ont porté la
mathématique «figurée », la
géométrie ! C'est à l'école de Platon que
se forma cet Euclide dont les « Eléments »
constituent une oauvre d'alt 'si parfaite qu'il faudrait
déplorer l'introduction des méthodes d'eneeignement
accélérées, au cas où elles soustrairaient
ce pur joyau à l'attention de la plupart des hommes.
Marquerais-je trop ingénument ma prédilection pour les
mathématiques, si j'avouais que les « Eléments
» d'Euclide me semblent presque égaler en beauté
l'Iliade d'Homère ? En tous cas, je ne saurais voir un simple
hasard dans ce fait que l'incomparable géomètre fut aussi
un musicien enthousiaste, de qui les « Eléments de musique
», si nous les possédions sous leur forme originale,
nous> sembleraient peut-être le digne pendant des «
Eléments de géométrie n. Et je reconnais l'intime
parenté de race d'un génie scientifique de cette nature
avec l'esprit poétique, avec le don de cc projeter tu dehors
» des représentations et de les cc configurer »
artistiquement. Voilà encore un de ces rayons du soleil
hellénique qui ne s'éteindront pas de si tôt ! 2)
Ici s'impose une dernière remarque, d'essentielle impor-. tance
pour notre objet. Ce furent la théorie des nombres et la
géométrie pure —on dirait volontiers : purement
poéti
ij Cantor : ïorlesungen über GeseTzdehte der liathematik r,
511.
2) Encore que nous appelions aujourd'hui a géométrie
euclidienne » un ensemble de conceptions mathématiques
plus vaste que celui dont les « Eléments b explorent le
champ, il reste qu'Euclide a posé les bases sur lesquelles cet
ensemble s'édifie et formulé les principes de sa
construction. Aussi s'instruira-t-on avec profit dans Fi.
Poincaré : La Science et Z'$ypot)ac?se, p. 67, des raisons qui
font que la géométrie euclidienne c est et restera la
plus commode n,. Le même auteur établit en outre
excellemment que ce caractùre de a commodité » est
le seul qui importe en la matière, du point de vue
mathématique.
L'ART ET LA PIEITOSOPM-B HELLÉNIQUES
21
ques — qui conduisirent les Grecs à, découvrir des
applications aux vérités de Pordre abstrait;- c'est sur
cette voie qu'ils devinrent les fondateurs de la mécanique
scientifique ! Dans ce cas encore, comme dans tous les cas où se
manifeste l'hellénisme sous ses traits caractéristiques,
on observe que les réflexions de plusieurs,
fécondées par le génie souverain d'un seul
individu qui en fait l'œuvre de sa vie, acquièrent dans cette
œuvre une forme organique et une indestructible, force.
Les créations des Grecs, leur individualité même,
ne Vie m'occupant ici que dans la mesure où elles constituent
des Publique facteurs importants de notre culture et des
éléments de la vie au dix-neuvième siècle,
je dois laisser de côté bien des points qu'il eût
été intéressant —d'examiner dans leur rapport avec
ce qui précède. Rohde nous rappelait, il y a quelques
pages, comment l'art créateur devint pour l'Hellade
entière un lien — le principe même et l'agent de
l'unité grecque. Puis nous avons vu l'art —
s'élargissant, par une expansion graduelle, en forme de
philosophie et de science —-- poser les fondements d'une harmonie, de
la pensée, de la sensibilité et de la connaissance. Or
son action s'étendit aussi au domaine de la vie publique. C'est
en application de normes artistiques que l'on prit ces soins infinis
pour façonner des corps qui fussent beaux et robustes: le
poète avait fixé les divers idéals à la
réalisation desquels on s'efforçait désormais;
Chacun sait quel rôle important fut attribué, dans
l'éducation, à la musique, que même la rude Sparte
sut honorer et cultiver. On chercherait en vain uif homme d'Etat
étranger au mouvement de l'art ou de la philosophie.
Thalès, le politicien, l'homme d'action, est
réputé le plus ancien des philosophes, le père de
la mathématique et de l'astronomie; Empédocle, ce hardi
révolutionnaire qui brisa l'hégémonie du parti
aristocratique dans sa ville natale et qui inventa, au dire d'Aristote,
l'art du discours publie, est un poète, un mystique, un
philosophe, un naturaliste, un théoricien de l'évolution;
Solon, poète et musicien dans l'âme, décrète
la
122 L'B:ÉRITAGE
lecture des poèmes homériques aux fêtes
quinquennales des Panathénées; Lycurgue, si nous en
croyons Plutarque, fait un recueil de ces poèmes « dans
l'intérêt de l'Etat et des mœurs », et Pisistrate en
fait un autre (ce qui donnera lieu, on l'a vu, à
l'hypothèse insoutenable de leur rédaction sous son
règne ); l'inventeur de- la. doctrine des Idées est un
homme d'Etat et un réformateur social; Cimon crée
à Polygnote, Périclès à Phidias, le cercle
d'action qu'il faut au peintre et au sculpteur.... Dans ce vers
d'Hésiode: :« Le droit est la fille virginale de Zeus
» ¹) s'exprime une conception du monde bien
déterminée, à laquelle s'ajustent toutes les
relations de la vie en société, une conception qui n'est
pas seulement religieuse, mais aussi et surtout artistique. Oii en
trouverait le témoignage jusque dans les écrits les plus
abstrus d-AristiOt-e et aussi, sans équivoque possible, dans des
propos comme celui qui nous a été conservé de
Xénophane (lequel y attache, d'ailleurs, un sens critique) :
« Les Grecs avaient, accoutumé de tirer d'Homère
toute leur' cul
ture » 2).
En Egypte, en Judée, plus tard à R,ome, le
législateur établit les normes de la religion et du
culte; chez les Germains, —le roi décrète ce que doit
croire son peuple 3). En Grèce, on voit l'inverse: le
poète qui a « créé la race des dieux
», le philosophe d'inspiration poétique (un Anaxagore, un
Plat-on, ete.), voilà celui qui est compétent pour guider
ses frères vers une conception profonde et riche du Wn et du
juste; ett c'est à l'école des poètes et des
philosophes quese forment les hommes qui donnent au pays ses lois (du
moins tant qu'il ne dégénère pas). Si les neuf
livres que comprend d'Hérodote portent chacun
le nom d'une
¹) II emploie le mot — Dilf (voir Les travaux et lu Jours, 251.
5 Fragment 4, d'après Flach: Geschichie der griechischen
Lyrik419.
3) La formule « eulus est regio, illiu& est ireligio »
insérée dans la paix d'Augsbourg (1555) ne fait que
consacrer au temps de la Réforme un ° état de droit
fort ancien.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES — 193
muse; s'il a plu à Platon que le Socrate qu'il nous
évoque tînt ses plus beaux discours en un lieu
habité par desnymphes et terminât ses exposés
dialectiques par quelque invocation à Pan — « Oh 1
accordez-moi d'être intérieurement beau et faites
qu'à: cette beauté intérieure réponde
amicalement ce que je vois au dehors [>r; si l'oracle de Thespie
promet « un champ regorgeant de fruits a à qui suivra les
préceptes agricoles du poète Hésiode ¹)....
de
tels traits, que l'on pourrait multiplier à l'infini,
dénotent suffisamment l'existence d'une atmosphère
artistique dont s'imprègne 1w vie entière. Et le souvenir
s'en est transmis jusqu'à nous: il a nuancé maint
idéal contemporain.
Je n'ai guère parlé jusqu'ici que d'un héritage
positif et mensonges
profitable. M'en tenir là serait faire bon marché de la
vérité., his- — Notre vie
entière est pénétrée de notions et de
suggestions toriques helléniques, et je crains qu'en nous les
appropriant nous n'ayons absorbé le poison autant et plus que
l'aliment sain. Si nous sommes parvenus «au plein jour de la
vie» grâce à des actes du génie grec,
d'autres actes du même génie ont en revanche,
contribué fortement à obscurcir l'éclat de ce
plein jour et à obnubiler notre soleil: preuve nouvelle, mais
inverse, de cette puissance de configuration artistique que nous
admirons chez l'étonnant peuple. Je reviendrai ailleurs sur
certains legs de l'hellénisme, auxquels nous eussions
été bien' inspirés de renoncer : leur examen
s'imposera au moment où nous considérerons le
présent. Mais c'est ici la place d'en signaler d'autres, non
moins encombrants, qui ont en partie faussé ou retardé
notre développement. Je commence par ce qui apparaît
à la surface de la vie grecque.
Comment se peut-il qu'à cette heure même — alors que tant
de grands et importants objets suffiraient pour absorber notre
attention et la requièrent impérieusement, alors que
¹) Texte exhumé au cours des fouilles françaises de
l'an
1890 (voir PaPMM": BSQ*s 1896, p. 152). Of. Aristophane : Les
Grenouilles, 1037 et suiv.; et bien d'autres passages analogues.
Bà@Ê~
L'HIRITACII;
nous sollicitent à l'envi tant d'inestimables trésors
accumulés par nos soins ; pensées, fictions,
connaissances positives, dont les Grecs les plus intelligents ne
soupçonnaient rien, dont chacun de nos enfants devrait recevoir
sa part en vertu d'un droit inné — comment se peut-il que l'on
nous oblige encore et toujours à dépenser un temps
précieux dans l'étude de la misérable histoire des
Grecs, à en ressasser les plus oiseux détails, à
nous bourrer la cervelle de noms en adès, atos,
énés, eïdon, désignant un tas de messieurs
vantards dont les propos avantageux et les très discutables
actes encombrent inutilement notre pauvre mémoire, à nous
passionner enfin pour les destinées politiques de ces
démocraties cruelles, bornées, aveuglées par
l'égoïsme, et qui sur le régime de l'esclavage en
bas fondent le régime de l'oisiveté en haut ! N'est-ce
pas là un triste sort, et d'autant plus triste que nous y sommes
condamnés non par la faute des Grecs, mais par notre propre
stupidité?')
lj Je n'exagère pas en parlant de cruautk : c'est un des traits
les plus caractéristiques des Grecs, qui l'ont en commun avec
les Sémites. L'humanité, la douceur, le pardon sont
choses qu'ils ignorent au même degré que l'amour de la
vérité. Quand ils rencontrant chez les Perses des
exemples de ces vertus inconnues, ils s'étonnent, et leurs
historiens ne savent qu'en penser. Epargner des prisonniers, accueillir
royalement un prince vaincu, traiter en hôtes et combler de
présents les envoyés de i'ennemi au lieu de les mettre
à mort (comme faisaient les Lacédémoniens et les
Athéniens, si nous en croyons Hérodote : Poly»xnie,
133), se montrer indulgent pour les criminels, magnanime même
envers les espions; concevoir que le premier devoir de l'homme est de
(lire la vérité, tenir l'ingratitude pour un crime qu'il
appartient à l'Etat de punir — tout cela, aux yeux d'un
Hérodote, d'un Xénophon, etc., parait presque aussi
ridicule que l'usage persique de ne pas cracher en présence
d'autrui ou que telle autre règle de convenance qui les
égaye (voir par exemple Hérodote : Clio, 133 et 138).
Comment donc est-il possible, en présence d'une si grande
quantité de faits indubitables, que nos historiens continuent
à falsifier systématiquement i'histo7re P J'ouvre
l'Histaire universelle de Leopold de Ranke à l'endroit où
il rappelle le traitement ignominieux prétendument
infligé au cadavre, de Léonidas, et le refus
opposé par Pausa.nias au conseil qui lui était
donné de se venger sur le cadavre du Perse 3iar-
L'Ar E LA Pn7LO,9oPRIn aEr,rArnQuES 125
Les Grecs, certes, ont donné souvent (et souvent aussi n'ont pas
donné) l'exemple du courage héroïque. Mais le
courage est la plus répandue de toutes les vertus humaines; et
une constitution comme celle de l'Etat lacédémonien
ferait présumer que l'Hellène dut être CONTRAINT au
courage plutôt qu'il ne posséda par sa nature ce fier
mépris de la mort qui distingue tout gladiateur gaulois, tout
toréador espagnol, tout bachi-bozouk turc ¹). «
L'histoire
grecque, dit Goethe, n'offre rien de bien réjouissant.:.. au
lieu que celle
donius en le mutilant de même : «Un monde de pensées
se rattache à ce refus, déclare Rant~e. L'opposition
entre l'Orient et l'Occident S'y exprime d'une manière que tout
l'avenir devait confirmer. » Or ce n'est pas seulement la
mutilation des cadavres, mais celle des vivants, c'est la torture,
c'est la cruauté sous mille formes, c'est le mensonge, c'est la
trahison qui offusquent nos regards à chaque page de l'histoire
grecque. Mais pour placer une phrase sonore et creuse, pour conserver
ce cliché usé de l'opposition entre l'Orient et
l'Occident (combien ridicule, puisqu'il s'agit d'un monde
sphérique!), pour perpétuer des préjugés
ataviques et les ancrer plus solidement encore dans nos esprits, un des
premiers historiens du dix-neuvième siècle
n'hésite pas à jeter par-dessus bord tous les faits
positifs acquis à l'histoire — faits dont n'importe qui peut
s'instruire dans Duneker : Gesckichte des _4Ztertums, dans Gobineau
:Hïstotire des Perses, dans Maspero : Les premières
mêlées des peuples, etc. Sans autre garantie qu'une
anecdote douteuse, Ranke formule de gaîté de ceeur une
imputation diffamatoire contre le-caractère moral de plusieurs
races humaïnes : on ne saurait s'expliquer, chez un savant de son
mérite, une perfidie aussi criante, à moins d'admettre
qu'il ait été victime d'une de ces suggestions qui
paralysent le jugement. De l'Inde et de la Perse nous vient une
variété de cet idéal que nous signifions par les
mots :$uruanité, douceur, amour de la vérité; de
la Judée et de l'Arabie nous en vient une autre (produite par
réaction).; ® mais aucune n'est originaire ni de la
Grèce ni de Rome, aucune dont,- de l'a Occident m. Combien
éclate la belle supériorité d'Hérodote, par
contraste avec cette façon tendancieuse d'écrire
l'histoire ou plutôt de la travestir 1 car, après avoir
raconté la mutilation du cadavre de Léonidas, il impute
â, la folle colère de Xerxès la
responsabilité d'un outrage qui n'est PAS DANS r.Es uŒurcs des
Peines, et il ajoute: « parce que ceux-ci, de tous les peuples
que je connais, honorent x,E mœux les guerriers valeureux n (Polymnie,
238).
`
lj Helvetius remarque finement (De l'Esprit, éd. 1772, r€, 52) :
W La législation de Lycure e métamorphosait les hommes en
héros.»
126
L'EÉ&ITAGE
de notre époque est tout à; fait grande et significative.
Les batailles de Leipzig et de Waterloo saillent d'un relief si
puissant que celles de Marathon et d'autres semblables en paraissent
assombries. Et, de même, nos propres héros n'ont rien
à envier à leurs prédécesseurs —. les
maréchaux fratiels, Plûcher, Wellington, sont absolument
dignes de prendre rang à côté de ceux de
l'antiquité » ¹).
Mais Goethe est loin d'en avoir dit assez. L'histoire grecque
traditionnelle constitue, en plusieurs de ses parties, une colossale
mystification : on s'en aperçoit mieux chaque jour; et,_ par
surcroît,, nos professeurs modernes — sous l'influence d'une
suggestion qui a paralysé le ressort de leur probité —
l'ont encore plus indûment falsifiée que n'avaient fait
les Grecs. Hérodote avoue franchement, par exemple, qu'à
la bataille de Marathon çeux-ci prirent la fuite chaque fois
qu'il leur fallut affronter non des compatriotes, mais des Perses
(Erato, 113) : qu'avons-nous conclu de cet aveu 2 Avec quelle touchante
crédulité (sacharit pourtant fort bien ce que valent les
«chiffres » de source grecque) presque tous nos historiens
transcrivent la fable des 6400 cadavres de Perses qui mordirent la
poussière et des 192 hoplites tombés au champ d'honneur
!- En revanche, ils n'ajoutent aucune foi (si l'on en juge sur leur
silence) au fait qu'un Athénien serait devenu aveugle de peur,
comme le raconte Hérodote dans le même livre vI (Erato,
117) avec son inimitable naïveté ? A proprement parler,
cette «glorieuse victoire» de Marathon fut une escarmouche
de peu de conséquence et dans laquelle les Grecs eurent
plutôt le dessous que le dessus $). Les Perses, qui
n'étaient pas venus de leur propre initiative, mais à
l'appel de certains Hellènes, s'en retournèrent sur les
vaisseaux ioniens qui les avaient amenés, parce que ces
• Rechtggeschiclite, p. 5S9; 595 et saik.
132 HÉRITAGE
Déclin de la, religion
sons-le donc : ce qui devrait susciter notre admiration, notre
émulation même, ce n'est pas en vérité
l'histoire grecque, mais ce sont les HISTORIENS grecs; non tel ou tel
acte d'héroïsme grec (on, trouverait partout
l'équivalent), mais la Gr,oztIFirAITrorr ARTISTIQUE de ces
actes. Il n'est nul besoin de disserter de l'Orient et de l'Occident
comme si l'c< homme » ne pouvait éclore que sous une
certaine longitude : les Grecs avaient un pied en Asie, l'autre en
Europe; la plupart de leurs grands hommes sont des Ioniens ou des
Siciliens. II est ridicule d'appeler la science à la rescousse
pour authentifier leurs fictions et d'emplover à cet usage les
armes d'une argumentation sériéuse : mais comment
n'admirerions-nous pas en Hérodote l'éternel
modèle de la grâce et du naturel, sa haute
véracité, cette triomphale sûreté de coup
d'œil par.où se dénote le véritable artiste 2
Les Grecs périrent, victimes de défauts lamentables :
l'être moral était chez eux trop vieux, trop
raffiné et trop perverti pour marcher de pair avec leur radieux
esprit dans son ascension vers la lumière; mais cet esprit
remporta tune victoire à nulle autre pareille : c'est
grâce à lui, et à lui seul, que « l'homme est
parvenu au plein jour de la vie ». La liberté que le Grec
a conquise ainsi pour le genre humain n'est pas la Ziberté
politique — il fut et demeura un tyran et un marchand d'esclaves —
c'est la liberté de « conûgurer » non plus
seulement à la suggestion obscure de l'instinct, mais par
vocation créatrice; c'est la liberté du poète,
celle-là même dont parlait Schilter : don d'un prix
inestimable pour lequel nous devons aux Grecs une éternelle
gratitude. Il est digne d'une civilisation beaucoup plus haute que ne
fut la leur, beaucoup plus pure que n'est la nôtre.
Tout ceci à• titre seulement d'indication indispensable, afin
d'en venir plus vite à la dernière considération
que je désire soumettre au lecteur touchant notre
héritage hellénique.
Avons-nous bien clairement conçu que le maître
d'école possède le pouvoir de galvaniser des cadavres et
d'imposer pour modèles à un siècle actif et
travailleur des momies ? Un
n'$ÈT ET LA FRMOSOPEIE HELLÉNIQUES 1.33
examen plus attentif va nous apprendre, que d'autres le peuvent
également, et même bien davantage.
il faut compter, en effet, au nombre des éléments les
plus vivaces de notre héritage hellénique, une part
considérable des croyances professées dans nos
égIises : non pas le contenu lumineux de la foi, mais l'ombre
grimaçante des grossières et funestes superstitions, et
aussi ce buisson d'épines, qui ne porte pas une feuille, pas une
fleur de poésie — la ratiocination scolastique. Les anges et les
diables, la terrifiante image de l'enfer, les revenants (revenus en
effet, dans notre époque éclairée, pour faire
tourner les tables et surtout les têtes), la folie extatique, les
hypostases du démiurge et du logos, la définition du
divin, la conception de la trinité- bref, l'entière
substructure de notre édifice dogmatique,- nous la devons
principalement aux Grecs. Et nous leur devons, en plus de ces choses,
la manière dont nous nous en servons — une subtilité
sophistique. Aristote, avec sa doctrine des Ames et de Dieu, est le
premier et le plus grand des scolastiques; son prophète, Thomas
d'Aquin, fut — vers la fin du dix-neuvième siècle (1879)
— promu par le pape infaillible au rang de philosophe officiel de
l'Eglise catholique; en même temps s'organisait contre le
même Aristote une croisade de la libre pensée
«logicienne», représentée par les ennemis de
toute métaphysique et par les pontifes d'une « religion de
la raison », les John Stuart Mil et les David Strauss. Il s'agit
donc ici d'un héritage bien vivant: et sa persistance nous est
un motif de ne parler qu'avec modestie des progrès de notre
époque.
La question qui va nous occuper est des plus compliquées. Si
j'ai dû, dans tout ce chapitre, me contenter de simples
indications, il faudra que je m'en tienne ici à des indications
d'indications. Et pourtant, c'est ici précisément qu'il y
aurait lieu de marquer le rapport entre des faits qu'on n'a
guère encore — à ma connaissance, du moins —
présentés dans leur juste enchainement. Je m'y essaierai
en toute modestie, mais avec une complète assurance.
134 L'HÉRITAGE
Quand on cherche à résumer dans une formule
générale le développement religieux des Grecs, on
dit assez communément qu'il consista en la transfiguration
graduelle de chimériques croyances populaires ayant pour objet
des dieux divers, et dont la conscience de quelques hommes
d'élite tira les éléments d'une foi toujours plus
épuxée et plus spiritualisée â un dieu
ulûque : ainsi l'âme humaine aurait passé des
ténèbres à un état d'illumination
croissante. Notre raison aime les simplifications : cette lente
ascension du génie grec mûrissant pour l'accueil d'une
révélation supérieure, voilà qui fait bien
l'affaire de notre paresse d'esprit congénitale. Rien, en
réalité, de plus faux et de plus fallacieux que cette
façon de représenter les choses. La foi aux dieux, telle
que nous la rencontrons chez Homère, est la manifestation la
plus auguste et la plus pure de la religion grecque.
Conditionnée et bornée de mille manières (comme
toute chose humaine), adaptée à la nature des
connaissances, des pensées, des sentiments qui sont le propre
d'un certain stade déterminé de civilisation, cette
conception du monde apparaît néanmoins aussi belle, aus:3i
noble, aussi libre qu'aucune de celles sur lesquelles nous
possédons des renseignements. Le trait distinctif de la foi
homérique, c'est sa LT$ERTÉ spirituelle et morale — le
caractère, dit Rohde, de « presque libre pensée
». Cette foi acquise par voie d'intuition et d'analogie (donc par
voie artistique et géniale) statue l'existence d'un cosmos,_
d'un ordre de i'z}nivers, qui est partout perceptible, mais jamais
concevable, qui échappe à, l'étreinte de notre
esprit parce que nous sommes nous-mêmes partie intégrante
du cosmos, mais qui se reflète en toutes choses et que
dès lors traduit l'œuvre d'art en des images sensibles,
expression directe et convaincante de l'ordre cosmique. Les
représentations que se forme le peuple — et auxquelles
collabore, selon ses aptitudes particulières à
poétiser et à symboliser, chaque âme simple encore
ignorante des exigences de la dialectique — ce sont les fictions
créées par les génies qui nous les rendent le plus
immédiatement et le plus claire-
L'ART ET LA PHLLO$oPHLE tLr.LLÉ:VZQUES 135
ment visibles, c'est là qu'elles atteignent, en s'harmonisant,
le degré le plus intense de précision plastique. Et ces
vastes esprits sont encore assez croyants pour attester dans leur
ceuvre toute la ferveur du sentiment intime qui l'inspire; assez libres
déjà pour en modeler les figures dans la souveraine
indépendance de leur jugement artistique.
La crainte des fantômes, la croyance aux revenants, tout
démonisme, comme tout formalisme clérical,
répugnent à cette religion. Chaque fois que nous relevons
dans l'Iliade ou l'Odyssée quelque trace d'animisme populaire,
il nous y apparaît épuré, dépouillé
de ses terreurs, ennobli au point de revêtir le caractère
d'éternelle vérité d'un symbole').
¹) On a déjà indiqué, dans la note
consacrée aux poèmes homériques, que cette absence
de démonisme et d'animisme fournissait précisément
un indice pour la détermination de leur date approximative.
Andrew Lang établit dans Homer and hie age qu'ils s'attestent
postérieurs à l'époque mycénienne et
antérieurs à celle du Dipvlon athénien, non
seulement à raison des rites funéraires qu'ils
décrivent, (la crémation au lieu de l'inhumation, le
dépôt des cendres sous des tumuli), mais aussi parce que n
l'autel des tombes mycéniennes à stèles prouve
l'existence d'un culte des ancêtres dont il n'y a pas trace dans
l'Iliade a (p. 88). Celle-ci peint une époque a qui ne
pratiquait pas officiellement le culte des ancêtres, quelques
vestiges qui en pussent subsister dans la coutume populaire....
L'âge homérique est un âge qui a
dépassé le culte des ancêtres et le culte des
héros et qui n'y est pas encore retombé, comme il
adviendra à l'époque des poètes cycliques
»(p. 101). Ceux-ci . évoquent « les fantômes
des héros morts et enterrés; mais la crémation
devait exclure, dans l'opinion d'Homère, jusqu'à la
possibilité de ces évocation-9 »(p. 22). — Sur
l'unité des représentations religieuses, plus, sereines
dans la pacifique Odyssée, plus dramatiques dans la belliqueuse
Iliade, mais toujours harmonieuses et cohérentes, voir p.
232-238 du même ouvrage une démonstration d'autant plus
concluante que l'auteur anglais est moins enclin à
exagérer la beauté de ces conceptions.
Particulièrement digne de remarque est l'attitude
d'IIomère à l'égard des oracles locaux de la
Grèce (dont il ne mentionne que deu$ : celui de Dodona et celui
de Pytho, ou Delphes, et seulement à trois ou quatre reprises) :
a Ni quand ils résident dans un rayon d'une lieue autour de
Troie, ni quand ils s'aventurent au loin parmi des pays fabuleux, les
Achéens ni Ulysse n'ont beaucoup affaire aux oracles locaux de
la Grèce; sans doute ceux-ci n'avaient-ils pas au temps
d'Homère l'importance qu'ils prirent plus tard >> (p.
235). — Il n'est peut-être pas inutile de
136 L'HÉRITAGE
Cette religion est également ennemie de toute «
sophistiquerie u, de toutes questions oiseuses sur la cause et le but —
bref, de toute cette mentalité rationaliste issue plus —tard de
la superstition par une simple métamorphose, car l'une n'est que
l'envers de l'autre.
Tant que ces représentations, qui avaient trouvé en
Homère et en quelques autres poètes leur expression la
plus parfaite, constituèrent une force vive dans la vie du
peuple, la religion grecque posséda un élément
idéal. Ce qui s'appela ensuite religion grecque fut (notamment
à Rome et à Alexandrie) un amalgame de scepticisme
universel, ironique, pyrrhonien, de grossières superstitions
magiques et de subtilités scolastiques. Le bel édifice,
attaqué de deux côtés à, la fois, s'effondra
sous les coups que lui portèrent des hommes qui semblaient avoir
peu d'intérêts en commun, mais qui se tendirent
fraternellement la main lorsque enfin le Parthénon
homérique — le « Temple de la vierge n- ne fut plus qu'une
ruine, et qu'on eut installé sur ses décombres un atelier
de polissage philologique. Ces deux partis étaient ceux qui
n'avaient pas trouvé grâce devant Homère : le parti
de la superstition cléricale et le parti du rationalisme
sophistique, l'un toujours'en travail de thaumaturgie, l'autre toujours
en quête de causalité ¹).
noter ici un caractère de noblesse particulier à la plus
ancienne eivili- . eation du bassin égéen: « Les
rites totémique-4 dit Dussaud, n'y ont jamais fleuri....
Dès l'époque néolithique, l'habitant de la mer
Egée concevait ses dieux sous forme humaine D (Les civilisations
préhelléniques, p. 25fS) ; et il les honorait par des
danses sacrées (cf. p. 268 et 269 celles qui accompagnent la
cérémonie de l'e arrachage de l'arbuste » sur des
bagues de Mvcènes et de Vaphio) dont l'Iliade nous a
conservé le souvenir (3•cnr, 590 et suiv.), aujourd'hui
précisé par les foni3tes des dix dernières
années.
¹) Qu'au temps d'Homère il n'y ait pas encore de
philosophes,
cela ne change rien à l'O~ffaire. Il suffit., pour nous
renseigner sur la tendance de son esprit, que rien chez lui ne soit
« expliqué », que l'on n'y aperçoive rien qui
ressemble à un essai de cosmogonie. Hésiode marque
déjà une évidente régression; mais il est
encore trop magnifiquement symbolique pour trouver grâce aux yeux
d'un rationaliste.
ART ET LA PRLOSOP>aE gEt,r.~rrrQuES 137
Les résultats auxquels ont conduit l'anthropologie et
l'ethnographie nous permettent, je crois, de distinguer nettement entre
la superstition et la religion. Nous rencontrons partout sur la terre
la superstition; elle revêt des formes déterminées,
très semblables en tous lieux et chez les groupes d'hommes les
plus divers ¹), soumises à une loi d'évolution
démontrable ; elle ne se peut proprement extirper, ses racines
demeurent. La religion, par contre, en tant qu'elle offre un
résumé des images sous lesquelles la fantaisie humaine se
figure l'ordre du monde, varie infiniment avec les temps et les
peuples. Certaines races (les Chinois, par exemple) connaissent
à peine ou ne connaissent pas du tout le besoin
spécifiquement religieux; d'autres l'éprouvent à
un haut degré. La religion-peut être métaphysique,
matéria>iste, symbolique : toujours — et alors même que
tous ses éléments sont empruntés — elle
apparaît sous des traits nouveaux, qui portent le cachet de
l'individualité, et chacune de ses manifestations s'atteste —
l'histoire nous l'apprend — éminemment passagère. La
religion est, de. sa nature, passive à certains égards :
elle reflète (tant qu'elle vit réellement) un état
de culture; elle contient en même temps des facteurs virtuels de
développement qui, sitôt mis en jeu, lui assurent une
singulière élasticité : de quelle liberté
les poètes helléniques n'ont-ils pas usé en
façonnant une matière qui était l'objet même
de leur foi 1 combien les décisions du concile de Trente,
touchant ce que la chrétienté devait croire et ne pas
croire, n'ont-elles pas dépendu des coups d'échecs
diplomatiques et du sort des armes ! Il n'en est point ainsi de la
superstition : contre sa force opinâtre se brise la puissance du
pape et des poètes; elle se glisse par mille voies occultes,
elle sommeille inconsciente dans chaque
¹) Le lecteur français trouvera d'abondaIItes preuves de
cette
similitude, par exemple entre les manifestations du « satanisme
» chez les populations les plus d1fféreiTimeut
constituées du territoire, dans les
volumes déjà parus de La Magie et la Sorcellerie en
France par Th. de Cauzons.
138 — L'HAR.rTgca;;
poitrine, à chaque instant elle est prête à:
s'enflammer; elle possède, comme dit Lippert, « une
—vitalité plus tenace qu'aucune religion i) »; c'est par
elle que se cimente chaque religion nouvelle, par elle aussi que se
désagrège chaque relïgion ancienne, dont elle est
l'ennemie subtile, sans cesse aux aguets. Tout homme, ou presque, doute
de sa religion; aucun de sa superstition. Voyez-la chez les «
gens cultivés »: chassée du champ le mieux
éclairé de la conscience, elle se niche en des replis
obscurs du cerveau et y prend ses ébats avec un sans-gêne
d'autant plus parfait qu'elle parade désormais sous le masque
d'une authentique érudition ou arbore les couleurs de la plus
fanfaronne libre pensée.
L'occasion d'observer de pareils phénomènes nous a
été surabondamment offerte dans le siècle de Notre
Dame de Lourdes, des Shakers, de la phrénologie, de l'Od 2), des
photographies spirites et des médiums, du Borderlanci et des
messages d'outre tombes), du matérialisme scientifique, du
« cléricalisme médical » 4) etc.... Pour bien
comprendre l'héri
tage hellénique, nous devons apprendre à distinguer de
même entre ses éléments. Nous constaterons ainsi
qu'en Grèce, même au temps où florïssaït
une religion magnifique
¹) Christenttrnt, FolT.•sytttube und FolR•sbra,ur,Fe, p. 379. On
trouvera dans la seconde partie de ce livre un instructif aperçu
des coutumes et superstitions préchiétiennes encore
vivaces en Europe.
=) On peut s'instruire de la nature de cette force, un peu
oubliée aujourd'hui dans Fechner, qui en a
célébré le trépas (Erinnerungen an die
letzten Tage der Odle7are und ihres Urhebers), dans les ceucres de son
« découvreur », Karl von Fieichenbaeh, et dans
Büchuer : Das Od. — Quant aux Shakers, nul doute que les
psychologues, si leur attention se füt alors tournée de ce
côté, n'eussent accordé autant d'importance 11a
secte de la « seconde Eve » Anna Lee (cf. 1Vordhoff : The
communiatic sooieties of the United States, 1875) qu'ils en accordent
actuellement aux c7erisfia>t scienfisfs de la défunte
(à moins que ressuscitée) Mes Eddy.
') Consulter, dans cet ordre d'idées, l'intéressant
recueil de documents publié par Th. Flournoy sous ce titre :
Esprits et mediums (1911) et comparer l'interprétation du
psychologue avec celle des «sujets e.
4) F: A. Lange emploie quelque part cette expression (medtzinisc7ar•s
PfajJenfunz) dans son Histoire du matérialisme.
L'ART ET LA PIIELosOPHIE IIEi-Y.FNIQUES 139
pénétrée de la sève de l'art, il existait
un sous-courant de superstitions et de cultes d'une nature toute
différente, qui jamais ne suspendit sa marche et qui s'enfla
jusqu'à déborder dès que fléchit le
génie grec et que la foi aux dieux ne fut plus qu'une formule.
Alors il s'unit au courant de la scolastique rationaliste, qu'avaient
alimentée les sources les plus diverses, et de cette union
naquit le néoplatonisme pseudosémitique, caricature
grimaçante des hautes et libres créations du génie
grec.
Ce courant de croyances populaires, le culte de Dionysos — porté
par la tragédie à son plus haut degré de
perfection artistique — I'endigua : mais il fleurit souterrainement
bien au delà de Delphes et d'Eleusis. Sa source primitive, et la
plus riche, c'était l'antique culte des âmes, la
commémoration craintive et respectueuse des morts; à cela
se joignit peu à peu, par une progression inéluctable et
sous des formes variées, la croyance à
l'immortalité de l'âme. Sans aucun doute, les Grecs
avaient apporté de leur précédente patrie le
rudiment de leurs superstitions; mais de nouveaux
éléments s'y vinrent sans cesse ajouter, en partie comme
importation sémitique des côtes et des îles de
l'Asie mineure ¹), mais surtout, plus féconds et plus
persistants, de ce Nord qu'ils s'imaginaient mépriser. ®r
les pontifes de ces saints mystères libérateurs, ce ne
furent pas des poètes, mais des sibylles, des bakides, des
pythies diseuses d'oracles; le délire
¹) Il ne semble pas que les peuples sémitiques aient cru,
dès les temps les plus anciens de leur histoire; à
l'immortalité de l'âme individuelle; mais leurs cultes
offrirent à 1'HellènP, dès l'instant qu'il eut
saisi cette pensée, plus d'une suggestion propre à le
stimuler. A Lemnos, à Rhodes, dans d'autres îles encore,
il connut le système phénicien das Cabires (les sept
divinité_ dites Très Hautes), et DuncLer écrit
à ce sujet
(Geschichte des —Allerlesms a;, 279) :« Le mythe de Nlelkart
retrouvant au
pays des ténèbres laa déesse lunaire
Astarté (laquelle avait été admise dans le cercle
de ces divinités) et retournant avec elle à une vie
nouvelle, à la lnmière, induisit les Grecs à
rattacher au culte secret des Cabires es représentations d'une
vie après la mort, qui étaient chez eux en voie
eformation depuis le commencement du vtme siècle. »
140 L'HÉRITAGE
extatique souvent se propagea de district en district, des populations
entières furent frappées de démence, les fils des
héros qui avaient combattu devant Troie tournèrent en
rond comme les derviches d'aujourd'hui, des mères
égorgèrent de leurs propres mains leurs enfants....
Voilà, les gens qui amplifièrent et compliquèrent
la croyance à l'âme, voilà ceux aussi par,
l'intermédiaire desquels la foi à l'immortalité de
l'âme passa de Thrace en Grèce). Quand le peuple des Grecs
fut entraîné dans le tourbillon de la bacchanale, c'est
alors que, pour la première fois, l'âme lui parut se
détacher du corps — cette âme sur laquelle Aristote sut
ensuite nous conter tant de choses édifiantes découvertes
dans le silence de son cabinet de travail. Par la magie de l'ivresse
dionysiaque, l'homme se sentit urr avec les dieux immortels, il en
inféra qu'immortelle aussi devait être son âme indivi
¹) S'il est vrai, comme le rapporte Hérodote
(Melpoméne
93), que cette foi fut vivace dans le peuple indo-européen des
Gètes et qu'elle passa de là en Grèce, il n'y a
pas lieu de nous en étonner : c'était un ancien
patrimoine de la race. Ce qui, par contre, est fort surprenant, c'est
que l'Hellène, en sa période d'épanouissement,
eût perdu cette foi ou plutôt qu'il marqué,t
èà son endroit une complète inc7i4térence.
a Du point de vue homérique, la survie indéfinie de
l'âme n'est ni affirmée ni niée; cette
pensée n'entre aucunement en ligne de compte b(Rohde : Psyche,
p. 195). Ou eneore : a Qu'on interroge les héros
d'Homère, qu'on cherche à surprendre la pensée qui
les dirige, on ne reconnaît chez ces hommes puissants, amis et
protégés des dieux..., aucune pensée de chute et
d'expiation, d'immortalité de l'âme et de vie
antérieure ni de vie future » (Renouvier: Manuel de
philosophie ancienne x, 62). Ne trouve-t-on pas 1:1 une confirmation
frappante de cette thèse de Schiller que « l'homme
esthétique — celui chez qui n'existe pas d'opposition hostile
entre l'ordre sensible et l'ordre moral — n'a pas besoin de
l'immortalité pour s'appuyer et se tenir s?(Lettre à
Goethe, du 9 Juillet 170(3). — Nous pouvons nous passer ici de savoir
si les Gètes étaient des Goths et, partant, des Germains,
comme le soutint Jakob Grimm; cette question, d'ailleurs très
intéressante, est discutée à fond par
lhietersheîm-Dahn (ûesc3a2chte der 1; dikencanderung 1, 597
et suiv.) qui concluent contre l'opinion de Grimm. — Quant à
l'histoire du roi gète Zalmoxis initié par Pythagore
à la doctrine immortaliae. Rohde la qualifie de e fable absurde,
inventée pour les besoins de la cause u(PsycTee, p. 320).
L'ART ET LA PM:GGOSflPHZE HET.T-F~,~QBPS — 141
duelle, son âme humaine — ce qu'ensuite le même Aristote et
beaucoup d'autres s'efforcèrent d'établir par raisons
démonstratives ¹). Il me- semble que le tourbillon nous
tourbillonne encore dans la tête ? Essayons de nous ressaisir et
d'arriver à une saine appréciation de cette partie de
notre héritage qui est devenue partie de notre être.
Je —viens de le Jire : la POÉSIE b ecque, comme telle, n'a
contribué aucunement à créer la croyance à
l'âme. Elle s'accommoda des usages consacrés et les
respecta — évoquant, par exemple, les funérailles de
Patrocle qui ne pouvait entrer dans le repos suprême avant
qu'elles eussent été dûment
célébrées 2), ou les rites funéraires qu'il
était nécessaire qu'Antigone accomplît sur le
cadavre de son frère, mais elle n'a pas fait davantage. Sans
doute favorisat-elle inconsciemment la croyance à
l'immortalité par le fait qu'elle crut devoir représenter
les dieux, sinon comme incréés, du moins (pour les mieux
honorer) comme immortels — ce qui ne fut pas le cas chez les Aryens de
l'Inde-'-), par exemple. La notion de .3Ei%3PiTERmTÉ.,
c'est-à-dire de l'immortalité d'un individu né
dans le temps, était par suite familière aux Grecs en son
application à leurs dieux, dont elle exprimait une
qualité; selon toute probabilité, la poésie
¹) Sur ce point d'extrême importance : la genèse de
la
croyance à l'immortalité chez les Grecs, voir notamment
Rohde: .Psyche, p. 296.
2) Andrew Lang, op. cifL p. 91, insiste avec raison sur le
caractère hallucinatoire de l'apparition (dreanz-apparition) de
Patrocle réclamant à Achille l'accomplissement des rites
qui sont « dius » à son cadavre, et sur le sens de
ces rites pour les vivants auxquels ils attestent que le mort est bien
mort (n je ne reviendrai plus des sombres demeures lorsque vous m'aurez
livré au bûcher n, Iliade ~u, 69 et suiv.)
9j Les dieux sont dits, dans un hymne védique, «
nés T.r nEçA de la création n; en leur
qualité d'individus, ils ne pouvaient pas davantage, chez les
Hindous, posséder la r« sempiternità n. Cf.
Çankara, dans les Soutras du Védanta, sur les dieux
considérés isolEment : a Des mots tels que Indra,
etc ne signifient., comme par exemple le mat
«général n que l'occupation d'un certain
poste.-Celui qui se trouve justement investi de cette fonction, c'est
lui qui porte, le titre d'Indra n(r, 3, 28 d'après la traduction
de Deussen).
142 1.'a~nlTaoE
la trouva déjà formée, mais elle lui
conféra, par le prestige de sa puissance évocatrice, le
caractère d'une réalité précise. Là
se borna le rôle de Fart. Nous le voyons, par contre, s'efforcer
d'écarter, d'atténuer, de réduire à peu de
chose ce démonisme « qu'il faut pourtant
présupposer comme élément primitif »
¹), la
représentation des « Enfers n, la fiction des «
][les des Bienheureux » — bref, tous ces éléments
qui, surgis de l'arrière-fond des superstitions, S'IMPOSENT
à l'imagination humaine : il tâche ainsi de se
ménager le champ libre pour les >tAlms rosrrlFs du monde et
de la vie, et pour les créations poétieo-religieuses dont
ceux-ci devaient former la substance.
Tout autre fut le développement de la foi populaire : nous
venons de voir qu'elle ne trouva pas son compte à une religion
artistique si élevée et préféra se laisser
endoctriner par les grossiers Thraces. La philosophie, de son
côté, prétendit s'émanciper de la
poésie, dès le jour qu'elle se crut en état
d'opposer à la fable l'h;5toire et au symbole la connaissance
détaillée. Ce n'est pas en eLe-même, toutefois,
qu'elle trouva le stimulant nécessaire, ni dans les
résultats de la
¹) 1)eussen :Allpemeine Geschich,te der Philosophie i, 39. Voir
aussi
Tylor : Primitive Culture 4° éd. 190-1. — On se gardera
d'ailleurs de trop généraliser la thèse
anthropologiste et l'on notera combien la plus proche
antécédente de la civilisation homérique — celle
que nous appelons, selon ses périodes, égéenne,
m;noenne ou mycénienne — atteste à cet égard de
supériorité sur ses voisines. Si l'on pressent, comme dit
Dussaud (op. cil. p. 250 et suiv.), a un folk-Iore très riche et
une mythologie déjà très complexe n. les figures
divines dont on voit s'élaborer le type à travers cette
complexité (et qui ont été reconnues
incontestable- ' ment autochtones') apparaissent toutes nobles ou
gracieuses; telle est l'analogie de ces types divins avec les types de
prêtres et de prêtresses qu'on les distingue
malaisément; les gestes rituels des uns et des autres se
ramènent àà trois, que l'on peut défin;r :
geste d'adoration, —geste de bénédiction et geste de
fécondité. Enfin on a déjà marqué
l'absence de totémisme si caractéristique de la
civilisation crétoise, et d'autant plus curieuse qu'ici comme
ailleurs mainte croyance populaire semble recéler un
élément de zoolâtrie et que les mascarades jouent
un rôle dans le culte. (Dussaud, p. 235-236; 245, 255 et suiv.)
L'ART ET LA FIIILOSOPME HELLÉNIQUES
science empirique qui n'avait jamais eu affaire à des
âmes, à des entéléchies, à,
l'immortalité, etc. ; elle reçut du peuple les impulsions
auxquelles elle obéit, et ces impulsions lui vinrent en partie
de l'Asie (par P3,thagore); en partie de l'Europe septentrionale (par
les cultes orphique et dionysiaque). La doctrine d'une âme
séparable du corps et plus ou moins indépendante de lui;
la doctrine, qui s'en déduit aisément, des âmes
décorporisées et continuant à. vivre (celles, par
exemple, des trépassés survivant à l'état
de pures âmes), sa transposition au principe divin, conçu
comme une entité de nature «animiquey, (tel absolument que
le « Nous » d'Anaxagore, ou la force distincte de la
matière); enfin la doctrine de l'immortalité de
l'âme — ce ne sont donc pas là, au premier chef, les
produits d'une pensée philosophique intensifiée; et ces
notions ne marquent pas davantage les étapes d'un
développement évolutif, elles ne constituent en aucune
façon une «transfiguration » de la religion
nationale hellénique qui trouva dans la poésie sa plus
haute expression. Tout au contraire, nous voyons s'opposer ici le
peuple et les penseurs aux poètes et à la religion. Et si
le peuple et les penseurs obéissent à des mobiles
différents, ils n'en travaillent pas moins d'accord à
ruiner l'œuvre du génie poétique et religieux.
Quand fut passée la crise qu'avait provoquée cet
antagonisme, à se trouva que les philosophes
s'éf:àient substitués aux poètes comme
pôrte-paroles de la religion, et que ce ïôle leur
appartenait désormais : on entend bien qu'en dernière
analyse c'est le peuplé qui fournit les matériaux dont
usèrent les uns et les autres. Mais qui, des poètes ou
des philosophes, se montra meilleur administrateur de ce qu'il recevait
du peuple? — qui, je le demande, guida mieux le génie grec i qui
indiqua le chemin de la liberté et de la beauté, qui — au
contra-ire — celui de l'esclavage et de la laideur 2 qui fraya la voie
à une science saine et empirique, et qui paralysa la science,
qui compromit ses progrès pendant près de deux mille ans ?
lu@
144
L'HÉRITAGE
Si dans l'intervalle, d'un tout autre point de l'horizon, du milieu
d'un peuple ne possédant ni art ni philosophie, n'avait surgi
une puissance religieuse assez forte pour supporter sans se briser la
démence du tourbillon orgiaque érigé en
système de raisonnement — assez lumineuse pour ne cesser jamais
tout à fait de resplendir au sein des ténèbres
où se complut la logique, quand la logique eut usurpé la
place de Fintuition — si cette puissance, vouée par son origine
à renouveler la civilisation plutôt que la culture, ne
s'était manifestée au monde dans sa force et ne l'avait
pénétré de ses rayons, nul doute que la
prétendue ascension de l'esprit hellénique vers quelque
suprême idéal n'eût abouti au plus misérable
résultat, ou plutôt que sa trop réelle
misère n'eût éclaté àâ tous les
yeux. Je souhaite que le lecteur, pour s'en convaincre, interroge ces
monuments de la littérature qui datent des premiers
siècles de notre ère et dans lesquels des philosophes
antichrétiens à la solde de l'Etat, les Plotin, les
Proclus, etc. consignent leur doctrine scientifique fallacieusement
intitulée « Théologie»; qu'il voie comment
ces messieurs, quand ils en ont assez de disséquer
Homère, de commenter Aristote, de débattre si Dieu
possède la vie en plus de l'être et de scruter maint
autree problème aussi subtil, emploient leurs loisirs à
parcourir le monde non pour l'étudier, mais pour s'initier de
lieu en lieu à des mystères ou pour se faire recevoir
hiérophantes dans quelque confrérie orphique : sans doute
goûtera-t-il le spectacle qu'offrent ces «premiers penseurs
» adonnés aux plus basses superstitions. Ou bien, si une
telle lecture le rebute, qu'il feuillette le facétieux Henri
Reine- du deuxième siècle, l'« atticiste »
LUexq et qu'il y joigne quelques pages plus sérieuses, mais non
moins divertissantes, de son contemporain AruLÈE ¹) : il
décidera par lui-même quelles œuvres recèlent plus
de reli
¹) Voir notamment, au onzième livre de l'.J ne d'or,
l'initiation aug mystères d'Isis, d'Osiris, de Sérapis,
et l'admission au collège des Pastophores. Qu'on li,e aussi
l'écrit de Plutarque Sur Isis et Osiris.
L'ALRT ET LA PHILOSOPHIE HET,T.eiTtQIIES 145
gion, et quelles, plus de superstition; quelles procèdent d'une
force humaine libre, saine et créatrice, et quelles, d'un moulin
à paroles qui n'arrête pas de moudre le néant,
à moins que ce ne soit pour moudre I'ordure. Pourtant nous
jugeons puérile la piété ou la superstition des
hommes qui formèrent le cercle homérique, tandis que nous
proclamons ces autres des penseurs éclairés ! ¹)
Encore un exemple. C'est un vieil usage, quand nous
célébrons Aristote, de réserver nos plus
chaleureux éloges pour sa conception théologique de
l'univers, tandis que nous reprochons à Homère son
anthropomorphisme. J'ose croire que l'absurdité de pareils
jugements nous sauterait aux yeux, si nous ne prenions soin de les
fermer. La téléologie, c'est-à-dire la doctrine
enseignant une finalité qui se mesure à l'échelle
de la raison humaine, est de l'anthropomorphisme à la plus haute
puissance. Si l'homme peut saisir le plan du cosmos, s'il peut dire
d'où vient et où va le monde, si l'arlaptation de chaque
objet à la fin de cet objet lui est
révélée,c'est donc que l'homme lui-même est
Dieu et que le mondé entier est proprement «
humain»: thèse qu'en effet soutiennent expressément
les orphiques et avec eux — Aristote ! Mais que fait le poète?
®n connaît le reproche adressé par Xênophane
à Homère et que tout le monde a cité, depuis
Iiêraclite jusqu'à Ranhe : IIomère a
prêté-aux dieux des figures —d'Hellènes, mais les
nègres imagineraient un Zeus noir et les chevaux se le
représenteraient en forme de cheval. Ce reproche est sans doute
le plus inintelligent et le plus superficiel qui se puisse concevoir
2). Il n'est même
') Bussell : The School of Plato (1896), p. 1845, dit de cette
période phiIosophique : u Les démons monopolisent une
dévotion qui ne peut être accordée à, une
simple idée et la philosophie exhale son âme sur les
degrés des autels fumants, dans les formules de conjuration
et-les fantasmagories de Ia mancie et de la magie. à
zj Giordano Bruno s'en indigne au point d'écrire qu'il n'y a que
les insensate bestie e aea•i brxcti qui soient capables de ratifier le
jugement si bourgeoisement étroit de Xénophane. — Cf. iT.
W. Visser : Die nicht
aazerascheazgestaitigeaz GBfter des Griechen (Leiden 1903).
10
146 L'al~,R1TaGP,
pas juste en fait, car les dieux revêtent dans Homère
toutes les figures possibles. Comme dit Lehra dans un livre trop
oublié ¹) : cc Les dieux grecs ne sont pas les copies des
hommes, mais leurs pendants. Ils ne sont pas des puissances cosmiques
(c'est entre les mains des philosophes qu'ils deviennent tels) et
encore moins un superlatif d'hommes. Ils apparaissent souvent en formes
d'animaux et ne revêtent habituellement la figure humaine que
parce qu'elle est la plus belle, la plus noble, la mieux
appropriée, mais n'importe quelle autre forme leur est, en
elle-même, aussi naturelle. » Ce n'est là toutefois
qu'un détail auprès du point essentiel : à savoir
qu'on ne découvre chez Homère, non plus que chez aucun
des grands poètes, la moindre trace de
téléôlogie : or l'anthropomorphisme flagrant ne
commence qu'avec eue. Pourquoi ne représenterais-je pas les
dieux en formes d'hommes i préférerait-on par hasard
trouver dans mon poème des moutons ou des scarabées 4
Est-ce que Raphaël et Michel-Ange ont procédé
autrement qu'$omère 4 Comment donc s'incarne le Dieu des
chrétiens 2 Dans le Iahveh des Israélites, ne
reconnaît-on pas le prototype du Juif noble, mais aussi
querelleur et vindicatif ?
On conviendra, je pense, qu'il ne serait pas expédient de
proposer pour thème à l'imagination plastique d'un
artiste l'« essence sans dimension qui pense
l'intelligible» de la théologie aristotélicienne.
Tout au contraire, la religion poétique des Grecs se garde de
nous renseigner sur l'(tincréé »; elle. ne
s'enhardit point jusqu'à « expliquer rationnellement
» l'avenir. Elle nous offre une image du monde
reflété comme en un miroir concave, et par là•
croit réconforter l'esprit humain, le rafraîchir,
l'épurer : c'est assez pour elle. Lehrs expose comment
l'idée téléologique fut propagée par les
philosophes, de Socrate à Cïcéron, mais ne trouva
jamais accès dans la poésie grecque :« La
conception du bel ordre, de l'harmonie, du cosmos, qui
pénètre profondément la reli
i) Eihi,k und Religion der Gn,ec7aen, p. 136, 137.
L'ART ET PHIL®UoPHIE tthIMNIQUEs
gion hellénique, est bien supérieure à celle de la
téléologie, qui a quelque chose de mesquin sous tous les
rapports»
¹). —
Et pour poser la question de façon qu'elle nous touche de plus
près, je demande : qui est l'anthropomorphiste, Homère ou
Byron ?Homére, de l'existence personnelle duquel on a pu douter,
ou Byron, qui, sur les cordes de sa lyre toute vibrante de
lui-même, transposa la poésie de son siècle dans un
mode où les Alpes et l'Océan, le passé et
l'a-venir du genre humain, ne servent qu'à
réfléchir et à encadrer le moi du poète?
Peutêtre, est-il proprement impossible qu'un moderne, quel qu'il
soit, placé en face des actions humaines et
pénétré du pressentiment d'un ordre cosmique,
conserve une attitude aussi peu anthropomorphique, aussi parfaitement
« objective » qu'Homére.
Il faut, bien entendu, 'distinguer entre philosophie et
Métaphilosophie. Je crois avoir suffisamment marqué plus
haut physique mon adrriiration pour la philosophie grecque de la grande
époque, pour celle notamment qui, procédant d'une
activité créatrice de l'esprit humain, s'apparente
à la poésie : envisagées à cet
égard, la doctrine des Idées de Platon et
l'hypothèse atomique de Démocrite rayonnent par-dessus
tout le reste. Aristote, en revanche, incomparablement grand dans
l'analyse et la méthode, me semble avoir été par
sa philosophie (au sens de ce mot que je viens —d'indiquer) le
réel fauteur de la décadence du génie
hellénique. Gardonsnous toutefois, ici comme ailleurs,' d'une
simplification egeessive : on ne saurait imputer à un seul
individu ce qui, étant particulier à son peuple, trouve
en cet individu l'expression la plus précise. Or la philosophie
grecque — il n'est que trop vrai — recèle, dès ses plus
lointains débuts, le germe néfaste qui pervertira son
développement ultérieur; cette part de notre
héritage qui nous oppresse et nous paralyse encore date presque
de l'époque d'Homère. Comment méconnaître
une parenté entre les anciens hylozoïstes et les
i) Op. cit., p. 117.
148 L'H.ÉRITACiF:
néoplatoniciens i Celui qui croit, avec Thalès, «
expliquer » d'un mot le monde en l'imaginant né de l'eau,
celui-là saura aussi, quelque jour, « expliquer »
Dieu; et en effet Anaximandre, le plus prochain successeur de
Thalès, instaure ce principe : l'Apeïron, ou Infini, par
où il désigne ce qui demeure « inchangeable dans
tous les changements ». Nous voici déjà en pleine
scolastique, et nous n'avons plus qu'à attendre que la roue du
temps dépose à, la surface de la terre lât,ayxnond
Lulle ou Thomas cl'Aqixin.
Que ces plus anciens d'entre les penseurs grecs aient cru et
l'existence d'innombrables démons, mais qu'en revanche ils aient
attaqué dès le début ¹) les dieux de la
religion
populaire et les poètes — Héraolite aurait volontiers
«fouetté de verges » liomère 2) — ce trait
sert simplement à-compléter le tableau. Qu'on y prenne
garde, pourtant : un A.nasimandre, si inférieur comme penseur,
fut un naturaliste de premier ordre, et comme observateur, et comme
théoricien; il fonda la géographie; il enrichit
l'astronomie. Parce qu'on étiqueta tous ces gens «
philosophes », Nous les tenons pour tels; tandis qu'en
réalité philosopher n'était pour eux que
l'accessoire. Qui songerait à ranger au nombre des
conquêtes PHaLOSO.rH>:QgES du siècle dernier
l'agnosticisme de Charles Darwin ou la profession de foi de Claude
Bernard ? C'est là une des nombreuses confusions qu'à
consacrées la tradition. Le nom d'un Çankara — du plus
grand métaphysicien, peut-être, qui ait jamais vécu
— brille par son absence dans beaucoup d'Histoires de la philosophie;
au lieu que ce brave cultivateur d'oliviers qui s'appelle Thalès
passe encore et toujours pour le père de la philosophie.
Presque tous les cc philosophes» de la. Grèce, en sa