Here under follows the transcription of chapter 1 of Houston Stewart Chamberlain's La Genèse du XIXme siècle, 6th. ed., published by Librairie Payot, 1913.

Nota Bene: This is raw scanning material, it hasn't been proof-read and corrected yet, and therefore it will contain scanning errors.
 
Retour au page d'accueil  / back to main page
The original text in German: Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts
DOWNLOAD Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts

TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACES
INTRODUCTION GÉNÉRALE

PREMIÈRE SECTION : L'HÉRITAGE
INTRODUCTION
CHAPITRE I : L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
CHAPITRE II : LE DROIT ROMAIN
CHAPITRE III : LE CHRIST

DEUXIÈME SECTION : LES HÉRITIERS
INTRODUCTION
CHAPITRE IV : LE CHAOS ETHNIQUE
CHAPITRE V : L'AVÈNEMENT DES JUIFS DANS L'HISTOIRE OCCIDENTALE
CHAPITRE VI : L'AVÈNEMENT DES GERMAINS DANS L'HISTOIRE UNIVERSELLE

TROISIÈME SECTION : LA LUTTE
INTRODUCTION
CHAPITRE VII : RELIGION
CHAPITRE VIII : ETAT
CHAPITRE IX : DE L'AN 1200 A L'AN 1800
A. Les Germains comme créateurs d'une culture nouvelle
B. Aperçu historique
1. Découverte
2. Science
3.Industrie
4. Economie sociale
5. Politique et Eglise
6. Conception du monde et religion
7. Art
ANNEXE
INDEX


63


CHAPITRE PREMIER

L'ART ET LA PHILOSOPHIE
HELLÉNIQUES

—————


Ce n'est que grâce à l'homme que l'homme
parvient au plein jour de la vie.                        
Jean Paul Friedrich Richter.


64

(Page vide)

65 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
LA GENÈSE DE L'HOMME

    On a dépensé beaucoup d'esprit pour caractériser d'une manière frappante la différence entre l'homme et l'animal; distinguer entre homme et homme serait plus important, en raison des objets à la connaissance desquels cette distinction peut conduire. Dès l'instant que l'homme s'éveille à la conscience de sa force librement créatrice, il franchit la limite du cercle rigoureusement déterminé où se contenaient jusqu'alors ses efforts; il rompt le sortilège qui le faisait paraître, en dépit de ses dons et de ses travaux, étroitement apparenté — même sous le rapport intellectuel — aux autres êtres vivants. Par L'ART surgit dans le cosmos un élément nouveau, une nouvelle forme d'existence.
    En m'exprimant de la sorte, je me trouve d'accord avec quelques-uns des plus grands entre les fils de l'Allemagne. Cette conception du rôle de l'art répond, si je ne m'abuse, à une orientation spécifiquement caractéristique de l'esprit allemand. Du moins aurait-on quelque peine à découvrir, chez les autres membres du groupe indogermanique, la même pensée formulée en termes aussi clairs et aussi précis que chez Lessing et Winckelmann, Schiller et Goethe, Hölderlin, Jean Paul et Novalis, Beethoven et Wagner. Pour l'apprécier à sa valeur, il faut savoir d'abord ce que l'on entend ici par le mot « art ».
    Quand Schiller écrit : « La nature n'a fait que des créatures, l'art a fait des HOMMES », on ne supposera pas, j'imagine, que l'art consistât dans sa pensée à jouer de la flûte ou à tourner des vers. Quiconque a lu avec soin les. écrits de Schiller (avant tout, naturellement, ses Lettres sur L'éduca-

66
L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
tion esthétique de l'homme) aura observé que cette notion de l'art est pour le poète-philosophe extraordinairement vivante — telle qu'une flamme qui brûle au dedans de lui; très subtile aussi — à ce point qu'il est malaisé de la définir brièvement sans la violenter. Celui-là seul qui n'a pas su la comprendre se peut flatter de l'avoir dépassée. Comme le but du présent chapitre — et de mon livre tout entier — ne saurait être atteint si je ne présumais chez le lecteur l'intelligence de cette notion fondamentale, je requiers donc ici toute son attention — et je laisse parler Schiller. « La nature; note-t-il, ne procède pas d'abord avec l'homme mieux qu'elle ne procède avec ses autres ouvrages : elle agit pour lui dans les cas où il ne peut agir lui-même en tant qu'intelligence libre. Mais ceci précisément le fait homme qu'au lieu de demeurer passif en présence de ce que faisait de lui la nature toute seule, il possède la faculté de reparcourir en sens inverse, avec sa raison, le chemin où elle l'entraînait, de transformer l'œuvre de la nécessité en une œuvre de libre choix et d'élever la nécessité physique au rang de nécessité morale. » Ainsi ce qui caractérise d'abord, suivant Schiller, l'état artistique, c'est l'ardente aspiration à la liberté; l'homme, ne se pouvant soustraire à la nécessité, la transforme — littéralement : la « transcrée » — et c'est en opérant cette transformation qu'il s'avère artiste. Comme tel, il utilise les éléments que lui offre la nature pour se construire un monde nouveau, un monde de l'apparence. Mais de là découle une seconde conséquence, et de beaucoup la plus digne d'attention. Quand l'homme, « en son état esthétique », se place, pour ainsi dire, « en dehors du monde » et « le considère », c'est alors que pour la première fois il aperçoit clairement ce monde, maintenant extérieur à lui. Sans doute était-ce une chimère que de vouloir s'arracher du sein de la nature; mais c'est justement cette chimère qui le conduit à prendre pleinement, exactement, conscience de la nature : « car l'homme ne peut purifier de la réalité l'apparence sans délivrer en même temps de l'apparence la réalité. »

67 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

Poète d'abord, ensuite penseur. Dès l'instant qu'il construit lui-même, l'homme devient attentif à l'architecture du monde. Réalité et apparence se confondent d'abord dans sa poitrine; se saisir de l'apparence par un effort conscient de libre création, voilà le premier pas pour arriver à une conception de la réalité qui soit aussi pure et aussi libre que possible. La VRAIE SCIENCE, non celle qui se borne à mesurer et à enregistrer, mais celle qui fixe des images et qui ordonne des connaissances, nait donc, suivant Schiller, sous l'influence directe de l'effort esthétique de l'homme : et c'est alors aussi, alors seulement, qu'en son esprit peut germer la philosophie, car elle flotte entre les deux mondes. La philosophie s'appuie à la fois sur l'art et sur la science; elle est, en quelque sortes, la dernière élaboration artistique que subisse cette réalité dégagée et purifiée de l'apparence.
    Mais le contenu de la notion d'art, telle que l'entend Schiller, n'est pas encore épuisé par là. Car la « beauté » (ce monde nouveau, librement, « transcréé » — ) n'est pas seulement, comme on dit en philosophie, un objet; en elle se reflète « un ÉTAT du sujet » (de ce sujet, qui est nous). « La beauté est forme, puisque nous la contemplons; mais encore elle est vie, puisque nous la sentons. En un mot elle est à la foi notre état et notre acte ¹). » Sentir en artiste, penser en artiste — ces expressions désignent d'une façon générale un état spécial de l'homme, une tonalité particulière de son être, ou plutôt une certaine disposition de ses facultés. Peut-être approcherait-on davantage de la définition cherchée en parlant d'une réserve de force latente qui partout, dans la vie d'un individu comme dans celle d'un peuple, et là même où il ne s'agit pas immédiatement d'art, de science, de philosophie, s'emploie
à « délivrer », à «  transcréer », à « purifier ». Ou enfin, considérant ce phénomène d'un autre point de vue,
—————
    ¹) Cf. Aesthetische Erziehung, Lettres 3, 25, 26. On reviendra sur ce sujet au chap. IX, § 7.

68 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

on pourrait dire — et de nouveau avec Schiller ¹) : « D'un heureux instrument l'homme est devenu un artiste malheureux. » C'est là ce « tragique » dont j'ai parlé plus haut.
    On m'accordera, je l'espère, que cette conception allemande de la genèse de l'homme — ou, comme disent ses auteurs, du « devenir homme » — va plus au fond des choses, en embrasse davantage, et jette sur l'avenir où tend l'humanité une lumière plus vive, que toute autre qui aurait le défaut d'être étroitement scientifique ou purement utilitaire. Ne l'admît-on même qu'avec des réserves, une chose est certaine : c'est qu'elle rend d'inappréciables services à qui étudie le monde hellénique et se préoccupe d'en déterminer le principe vital. Si elle nous apparaît distinctement allemande sous sa formule consciente, elle ne nous ramène pas moins, en dernière analyse, à une intuition caractéristique de l'art grec et de la philosophie grecque (laquelle comprenait les sciences naturelles) ; et elle prouve que l'hellénisme a continué de vivre au dix-neuvième siècle plus qu'extérieurement et historiquement, en agissant sur la pensée et en contribuant
à modeler l'avenir ²).

L'HOMME ET L'ANIMAL

    Toute activité artistique n'a pas droit au nom d'art. Des animaux d'espèces très diverses exécutent des constructions remarquablement ingénieuses ; le chant des rossignols vaut bien, j'imagine, celui des sauvages ; l'imitation volontaire apparaît fort développée dans le règne animal et s'exerce dans les domaines les plus variés — imitation des gestes et des actes, du son, de la forme; n'oublions pas, d'ailleurs, que
—————
    ¹) Cf.
Etwas über die erste Menschengesellschaft, § 1.
    ²) Pour prévenir tout malentendu, je crois devoir avertir le lecteur que si j'ai invoqué ici le témoignage de Schiller sans le soumettre à aucune critique, c'est qu'il facilitait la compréhension d'un point essentiel. Dans le chapitre final du présent ouvrage, j'exposerai mon opinion personnelle, d'après laquelle le moment décisif de la « genèse » humaine chez les Germains doit être cherché dans la RELIGION et non, comme chez les Grecs, dans l'art. Il n'en faut pas conclure, au reste, que je rejette la conception de Schiller touchant le rôle de l'art; j'en fais seulement paraître une nuance particulière.


69 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

nous ne savons presque rien encore de la vie des singes supérieurs ¹). Le langage, en tant que communication de sentiments et de jugements par un individu à un autre, est répandu dans tout l'empire de l'animalité et dispose souvent de moyens incroyablement sûrs : aussi ne sont-ce pas seulement les anthropologues, mais encore les linguistes ²) qui croient devoir nous avertir que l'ébranlement des cordes vocales, ou même le son, n'en constitue pas l'unique mode ³). Par l'agrégation instinctive des individus en organisations sociales, celles-ci fussent-elles même ramifiées à l'infini, l'espèce humaine ne réalise pas un progrès essentiel sur les États animaux, si étonnamment compliqués : preuve en soit que de récents sociologues n'hésitent pas à rattacher l'origine de la société humaine aux formes prises par l'instinct social dans le développement du règne animal 4). Quelle monarchie qu'une ruche, quelle république qu'une fourmilière ! Voyez les audacieux raffinements dont s'avise ici la cité pour assurer la préservation de cet instinct social, pour en tirer le plus de
—————
    ¹) Voir pourtant les observations de J. G. Romanes sur un chimpanzé femelle dans Nature vol. XI, p. 160 et suiv., où elles ont paru avec le plus de détails. Ce singe apprit en peu de temps à compter jusqu'à 7 avec une infaillible sûreté. Nombre de sauvages ne comptent, assuret-on, que jusqu'à six (les Bakairi de l'Amérique du Sud, d'après Karl von Steinen : Unter den Naturvölkeren Brasiliens.).
    ²) Par exemple Whitney dans La vie du langage, p. 238 et suiv.
    ³) Cf. notamment le lumineux exposé de Topinard dans son Anthropologie, p. 159-162. Il est intéressant de constater qu'un savant aussi considérable et en même temps aussi prudent qu'Adolf Bastian, cet ennemi résolu des déductions aventurées, croit reconnaître chez les articulés — dans le contact de leurs organes antennaires — les signes d'un langage analogue, en son principe, aux nôtres (
Das Beständige in den Menschenrassen, p. VIII de l'Avant-propos). Dans Darwin, Descendance de l'homme, chap. III, on trouve une bonne collection de faits et une énergique réfutation des paradoxes de Max Müller et autres.
    4) Ainsi le professeur américain Franklin H. Giddings qui, dans ses Principes de sociologie, p. 189, écrit : « Les bases de l'empire de l'homme furent posées sur les associations zoogéniques des plus humbles formes de la vie consciente. »


70 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

profit possible, pour obtenir que tous les rouages de la vie en commun s'engrènent parfaitement les uns dans les autres : je citerai, comme seul exemple, la suppression de l'instinct sexuel nuisible non par mutilation (c'est le misérable pis-aller où nous recourons), mais par une intelligente manipulation des germes fécondés. Comment soutenir, en présence de pareils faits, que notre propre instinct social nous élève bien haut au-dessus de la bête ? Comparés à maintes espèces animales, nous ne sommes, en vérité, que des apprentis politiques ¹).
    Même dans l'activité particulière de la raison, qui constitue cependant un caractère distinctif et spécifique de l'homme, on ne saurait voir un phénomène foncièrement nouveau et sans analogie aucune avec d'autres phénomènes de la nature. L'homme, à l'état de nature, utilise sa faculté supérieure tout comme le cerf sa rapidité, le tigre sa force, l'éléphant sa masse ; elle lui fournit son arme la meilleure dans la lutte pour l'existence; elle lui tient lieu d'agilité, de grandeur corporelle et de tant d'autres avantages qui lui manquent. Les temps sont passés où l'on prétendait refuser aux animaux la raison : non seulement le singe, les chiens et tous les animaux supérieurs se montrent capables de réflexion consciente et font preuve d'un jugement sûr dans le choix des moyens qui les doivent conduire au but, mais
—————
    ¹) Consulter les amusantes Untersuchungen über Thierstaaten (1851) de Carl Vogt. Dans Brehm : Vom Nordpol zum Aequator (1890) se trouvent d'intéressants détails sur la stratégie des babouins. Leurs tactiques changent avec la nature du terrain; ils opèrent par groupes bien déterminés — avant-garde, arrière-garde, etc. ; plusieurs associent leurs efforts pour faire rouler un rocher sur l'ennemi ; et ainsi de suit. — Le plus significatif exemple de vie sociale est peut-être celui que nous offre la fourmi jardinière de l'Amérique du Sud, sur laquelle nous ont renseignés Belt : Naturalist in Nicaragua, puis l'Allemand Alfred Möller. On peut maintenant observer ces animaux au jardin zoologique de Londres et admirer le zèle des « surveillantes » à grosse tête qui, dès qu'elles surprennent une « ouvrière » en flagrant délit de flânerie, se ruent dessus et la secouent énergiquement.

71 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

on en peut dire autant des insectes et c'est un fait expérimentalement démontré. Une colonie d'abeilles, quand on la transplante, recourt à de nouvelles mesures pour s'adapter à des conditions insolites, qui ne s'étaient jamais encore présentées ; elle essaie de ceci, elle essaie de cela, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé ce qui convient ¹). Nul doute que nous ne
—————
    ¹) Cf. Huber : Nouvelles observations sur les abeilles II, p. 198 ; et le beau livre de Maurice Maeterlinck : La vie des abeilles (1901). Le meilleur résumé récent des faits les plus décisifs touchant cet objet est sans doute celui de J. G. Romanes dans ses Essays on Instinct (1897) ; cet éminent élève de Darwin est forcé lui-même de se référer à tout moment aux séries d'observations des deux Huber, qui n'ont pas été surpassées comme ingéniosité et comme sûreté. L'excellent ouvrage de J. Traherne Moggridge : Beobachtungen über die Speicherameisen und die Fallthürspinnen (en anglais, chez Reeve, Londres 1873) mériterait pourtant d'être plus connu ; peut-être inspirerait-il aux psychologues du règne animal la bonne idée d'accorder plus d'attention aux araignées, qui sont sans conteste étonnamment douées : ainsi. ont fait déjà H. C. Mac-Cook dans ses American Spiders (Philadelphie 1889) et Fabre, dont il n'est pas besoin de recommander les délectables Souvenirs entomologiques au public français. Parmi les ouvrages, anciens il faut citer, pour sa valeur impérissable, Kirby : History, Habits and Instincts of Animals. Quant aux écrits plus philosophiques, je ne mentionnerai ici que Wundt : Vorlesungen über die Menschen- und Tierseele et Fritz Schultze : Vergleichende Seelenkunde (Zweiter Teil : Die Psychologie der Tiere und Pflanzen, 1897).
    Que le lecteur fasse ou non usage de ces indications, je tiens à l'assurer que je ne méconnais aucunement, quant à moi, le profond abîme qui sépare de l'esprit de l'animal l'esprit de l'homme pensant. Il était, certes ! grand temps qu'un Wundt, avec toutes les ressources de son intelligence acérée, combattît notre éternel penchant aux interprétations anthropomorphiques ; mais il me semble que Wundt lui-même, et avec lui Schultze, Lubbock et d'autres, tombent dans l'erreur inverse. Nous mettre en garde contre la tentation d'estimer plus qu'à sa valeur la vie mentale des animaux, rien de mieux ; mais ces hommes dont s'honore la science, et qui ont passé leur vie dans un incessant travail de pensée. et de spéculation, ne semblent pas se douter que c'est avec une dose infinitésimale de conscience et de réflexion que l'HUMANITÉ, prise collectivement, vit et se tire d'affaire le mieux du monde. On se rend compte de leurs illusions à cet égard en lisant ce qu'ils ont écrit sur les états élémentaire de la psyché humaine — et peut-être plus clairement encore.

72 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

constations d'autres cas du même genre quand nous étu-
—————
en constatant leur relative incapacité à indiquer la nature de l'acte proprement créateur et génial (art et philosophie). Wundt ayant rabaissé au juste niveau l'intelligence animale, nous aurions maintenant besoin d'un second Wundt pour combattre notre penchant à surestimer l'intelligence humaine.
    II est un autre point sur lequel on n'insistera jamais trop : c'est
à savoir que, dans nos observations sur les animaux, nous demeurons anthropomorphes malgré nos plus sincères efforts d'imagination. Car nous ne pouvons même pas imaginer un SENS (j'entends un appareil physique pour la perception du monde ambiant), si nous ne le possédons nous-mêmes, et nous restons nécessairement aveugles et sourds aux expressions du sentiment ou de l'intelligence qui ne rencontrent pas d'écho dans notre propre vie psychique. Wundt a beau nous mettre en garde contre les « mauvaises analogies », il n'y a de déductions possibles dans ce domaine que les analogiques. Clifford l'a clairement établi (cf. Seeing and Thinking) : nous ne pouvons être ici, de quelque manière que nous procédions, ni purement objectifs ni purement subjectifs ; c'est pourquoi il a nommé cette sorte composite de connaissances « éjective ». Nous estimons le plus intelligents les animaux dont l'intelligence ressemble le plus à la nôtre et que, par suite, NOUS comprenons le mieux : n'est-ce pas une attitude aussi naïve qu'inconsidérée en face d'un problème cosmique comme celui de l'esprit ? n'est-ce pas de l'anthropomorphisme déguisé ? Sans doute. Quand donc Wundt soutient que « l'expérimentation est de beaucoup supérieure dans ce domaine à la simple observation », on ne saurait souscrire sans réserve â sa thèse. Car l'expérimentation est, de par sa nature, un réflexe de nos représentations purement humaines; au contraire, l'observation sympathique d'un être conformé tout autrement que nous et étudié dans des conditions aussi « siennes », aussi normales que possible, avec le désir non de critiquer ses actes mais de les COMPRENDRE (pour autant que le permet l'horizon étroitement borné de l'esprit humain), peut conduire à des résultats admirables. De là vient qu'un vieillard aveugle, Huber, nous en apprend plus long sur les abeilles que Lubbock dans son livre, d'ailleurs excellent, Ants, Bees and Wasps (1883). De là vient que d'incultes dresseurs voient leurs efforts couronnés d'un invraisemblable succès : ils ne demandent à chaque animal que ce dont ils l'ont reconnu capable par l'observation quotidienne de ses dispositions et aptitudes. Ici comme ailleurs — et là surtout où elle nous met en garde contre lui — notre science actuelle est encore profondément enlisée dans l'anthropomorphisme heIlénico-judaïque.
    Ces lignes étaient écrites quand a paru le livre de Bethe :
Dürfen wir Ameisen und Bienen psychische Qualitäten zuschreiben ? qui a aussi-

73 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

dierons de plus près et avec plus de perspicacité la vie psy-
—————
tôt soulevé des discussions passionnées. Il offre, dans toute son argumentation, un exemple typique de ce que j'ai appelé l'anthropomorphisme déguisé. Par des expériences fort ingénieuses (quoique à mon sens insuffisamment concluantes) Bethe acquiert la conviction que les fourmis se reconnaissent comme appartenant au même nid grâce à leur flair, qu'elles retrouvent leur chemin grâce à l'excrétion d'une certaine substance chimique, etc. Or tout cela ne constitue pour lui qu'un « Chemoreflex » et il considère la vie entière de ces animaux comme « purement mécanique ». On demeure stupide devant un tel abîme de grossièreté philosophique ! Est-ce que, par hasard, toute la vie des sens n'est pas, comme telle, nécessairement mécanique ? Comment M. Bethe reconnaît-il son propre père, sinon à l'aide d'un mécanisme ? Comment son chien le reconnaît-il, sinon grâce au flair ? Et faut-il que les automates de Descartes ressuscitent une fois de plus, comme si, depuis trois siècles, la science et la philosophie n'avaient pas existé ? C'est chez des hommes tels que Bethe et son devancier, le jésuite E. Wasmann, que gît le véritable et inextirpable anthropomorphisme. — En ce qui concerne les vertébrés, l'analogie de leur structure avec la nôtre autorise des inférences touchant les phénomènes psychologiques. Dans l'insecte, au contraire, nous avons affaire à un être totalement étranger, construit sur un plan si différent de celui de notre corps que nous ne sommes même pas en position d'indiquer avec sûreté le fonctionnement purement mécanique des organes des sens (voyez Gegenbauer: Vergl. Anatomie) : nous ne saurions à plus forte raison imaginer les impressions d'ordre sensible, les possibilités de communication, etc. dont se compose le monde où plonge cet être et qui nous demeure absolument fermé. Il faut une naïveté de fourmi pour ne pas s'en rendre compte.
    Dans un discours prononcé à l'ouverture du quatrième Congrès international de zoologie (23 août 1898), sir John Lubbock a vivement attaqué la théorie des automates. Il a dit entre autres: « Beaucoup d'animaux possèdent des organes des sens dont la signification demeure indéchiffrable aux hommes. Ils entendent des bruits que nous ne percevons pas, voient des choses inaperçues de nous, reçoivent des impressions qui échappent à notre faculté de représentation. Le monde qui nous entoure et nous est si familier doit revêtir pour eux une physionomie entièrement différente. » Montaigne remarquait déjà : « Les bêtes ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nôtres ; de celles-là, par comparaison, nous pouvons tirer quelques conjectures : mais ce qu'elles ont en particulier, que savons-nous que c'est ? » Après trente ans d'observations assidues, le psychiatre Forel arrive à la conclusion que les fourmis ont de la mémoire, qu'elles possèdent la faculté d'associer dans leur cerveau les impressions de leurs sens et de les réduire à l'unité,


74 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

chique, si complètement inconnue encore, des animaux appartenant aux classes éloignées. L'énorme développement relatif du cerveau humain ¹) ne nous garantit donc qu'une
—————
qu'enfin elles agissent avec réflexion et conscience. (Discours prononcé le 13 août 1901 au Congrès de zoologie à Berlin).
    P. S. Sur les théories les plus récentes tendant, si je peux dire ainsi, à « dépsychiser » autant que possible la psyché animale, le lecteur pressé pourra s'informer dans Bohn. La naissance de l'intelligence (1909) qui le renseignera, avec un enthousiasme ingénu, sur les tropismes, la sensibilité différentielle, les associations de sensations, etc., composant le système du biologiste américain Jacques Loeb (cf. Dynamique des phénomènes de la vie). Nul penseur sérieux ne s'avisera, j'ose croire, d'imaginer que ces étiquettes, posées sur certains phénomènes de l'activité mécanique animale qu'a dissociés l'analyse, constituent un réel compte rendu du processus psychique quel qu'il soit. Avec Bethe déjà nommé, et Nuel, une école allemande a poussé à l'extrême les conclusions du mécanisme; le représentant le plus raisonnable en est sans doute von Uexküll, qui (par ex. dans son Umwelt und Innenwelt der Tiere) résiste courageusement aux tentations du « fétichisme scientifique » tout en excluant du champ de l'enquête biologique la notion même de psychologie. Ainsi font aussi quelques observateurs américains, les-quels vouent leur principal effort à authentifier les faits et gestes fournissant des exemples du behaviour animal (Yerkes, Jennings, voir surtout The animal mind de Marguerite Washburn).
    ¹) Sur ce point comme sur tant d'autres, Aristote, on le sait, se trompa tout à fait. L'homme ne possède ni absolument ni relativement (c'est-à-dire en proportion du poids de son corps) le plus grand cerveau. La supériorité, de cet appareil chez lui tient à d'autres causes — voir Ranke : der Mensch, 2e éd. I, p. 551 ; aussi p. 554 et suiv. — Encore ces « autres causes » nous sont-elles plutôt révélées par la physiologie que par l'anatomie, par l'étude du fonctionnement que par celle de la conformation. Le cerveau du chimpanzé renferme, tout comme le nôtre, le lobe postérieur, le petit hippocampe, la corne d'Ammon, etc. (pour ne mentionner que des organes qu'on lui contestait autrefois) ; et si le système de ses circonvolutions ne reproduit qu'un schéma rudimentaire des sillons analogues chez l'homme, les hémisphères de l'idiot ou du fœtus présentent parfois une surface presque aussi lisse. Ces replis de la substance grise constituant l'écorce cérébrale sont (à volume égal du cerveau) d'autant plus nombreux et sinueux que la surface de l'écorce est plus grande; et la complication de leur structure correspond à l'augmentation de la substance grise : pour se faire une idée de la quantité de cette substance — c'est-à-dire de la partie apparemment dévolue aux


75 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

relative supériorité. Ce n'est pas comme un Dieu que l'homme parcourt la terre, mais comme une créature entre d'autres créatures — peut-être n'exagérerait-on pas en disant : comme un primus inter pares. Car on ne voit pas bien pourquoi un plus haut degré de différenciation serait considéré comme un plus haut degré de « perfection », la perfection relative d'un organisme se devant apparemment mesurer à son adaptation aux circonstances données. L'homme tient à son environnement par chaque fibre de son être; il y est étroitement, organiquement lié; tout ce qui l'entoure est sang, de son sang ; qu'on le suppose isolé de la nature, il n'est plus qu'un débris, qu'un tronc déraciné.
    Qu'est-ce donc qui distingue l'homme des autres êtres et qui fait de lui leur supérieur ? Beaucoup répondront : sa faculté d'invention ; c'est par l'OUTIL qu'il s'avère prince entre tous
—————
fonctions psychiques — il faut donc comparer d'un sujet à l'autre non le poids brut du cerveau, mais celui de la couche corticale. Seulement tous ces replis n'ont pas la même importance ; ceux-là seuls dont la complication paraisse décisive au point de vue mental sont, croit-on, ceux qui servent à faire communiquer entre eux les divers centres cérébraux et à nous rendre conscients de cette communication — autrement dit, les circonvolutions affectées aux associations. (Cf. Flechsig : Gehirn und Seele et Die Lokalisation der geistigen Vorgänge). Voilà donc réduite d'un tiers, ou presque, la partie du cerveau utilisable pour les comparaisons. Mais dans la substance grise elle-même, seules les cellules pyramidales, formant avec leurs divers prolongements les « neurones », sont considérées comme agents de l'activité psychique : celle-ci dépendrait notamment du nombre et de la variété des contacts qui s'établissent entre les neurones corticaux (cf. Ramon y Cajal : Nouvelles idées sur la structure du système nerveux). D'où il suit que, dans nos enquêtes sur le travail cérébral, nous pesons, en outre de la partie du cerveau dont dépend la solution du problème, au moins trois autres parties qui n'ont rien à y voir. Le lecteur français trouvera un bon résumé de la question (en tant surtout qu'elle concerne la différenciation des cerveaux humains) dans l'anthropologue Deniker : Les races et les peuples de la terre, p. 117 et suiv. ; ce qui précède contient l'abrégé de son exposé. Si l'on souhaite se renseigner sur le poids comparatif des cerveaux humains, consulter par exemple Bischoff : Hirngewicht des Menschen ; Manouvrier : De la quantité de l'encéphale (et le même dans le Dict. phys., p. 688).

76 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

les animaux. Mais l'homme n'en reste pas moins avec l'outil un animal comme les autres. Non seulement l'anthropoïde, mais beaucoup de singes plus éloignés de nous inventent des outils (chacun peut s'en informer dans Brehm) ; et l'éléphant est un maître dans l'art de les manier, sinon de les inventer (voir Romanes: Mental Evolution in Animals. La plus ingénieuse dynamo, le plus audacieux aéroplane, n'élèvent pas l'homme d'un pouce au-dessus du niveau de la terre ou de l'atmosphère communes à tous et où tous se meuvent. Toutes les découvèrtes de cette nature ne signifient rien qu'une nouvelle accumulation de force dans la lutte pour l'existence : l'homme voit par là, en quelque sorte, s'accroître sa valeur animale ; on dirait, si cet animal était un nombre, qu'il s'est élevé à une plus haute puissance. Il s'éclaire avec des bougies, ou avec de l'huile, ou avec du gaz, ou avec de l'électricité, au lieu d'aller dormir : il y gagne du temps — et cela signifie que sa capacité de production augmente. Mais nombreux sont les animaux qui s'éclairent aussi, soit par phosphorescence, soit (comme certains poissons des grands fonds) électriquement ¹). Nous voyageons à bicyclette, en bateau, par chemin de fer, en dirigeable — les oiseaux migrateurs et les habitants de la mer avaient depuis longtemps mis les voyages à la mode ; et l'homme, tout comme eux, voyage pour se créer des moyens de subsistance. Certes, son incommensurable supériorité se montre dans le fait qu'il est capable d'inventer tout cela RATIONNELLEMENT et d'en multiplier les applications suivant une progression « cumulative ».
—————
    ¹) Emin Pacha et Stanley parlent de chimpanzés qui, dans leurs expéditions de pillage entreprises la nuit, portaient des flambeaux ! On fera bien d'imiter, jusqu'à plus ample informé, le scepticisme de Romanes : Stanley n'a pas été personnellement témoin du fait, et l'on sait qu'Emin était extrêmement myope. Si réellement les singes avaient découvert l'art d'allumer du feu, à nous, hommes, resterait pourtant le mérite d'avoir conçu le type de Prométhée ; et mon exposé a justement pour but d'établir que c'est ceci, non pas cela, qui fait de l'homme un homme.

77 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

L'instinct d'imitation, la faculté d'assimilation, observables chez tous les mammifères, atteignent chez lui un si haut degré de développement qu'il semble se distinguer d'eux par cela même qui les apparente : c'est ainsi que l'adjonction à une substance chimique d'un seul atome identique à ceux qui la composent —- donc un simple accroissement numérique — modifie souvent complètement les qualités de cette substance : O2 + O1 = O3 ; en ajoutant de l'oxygène à de l'oxygène, on obtient de l'ozone, un corps nouveau. Toutes les découvertes humaines n'en procèdent pas moins; en dernière analyse, de l'instinct d'imitation et de la faculté d'assimilation. L'homme IN-VENTE (étymologiquement : « vient dans ») ce qui était déjà là et n'attendait que sa venue, de même qu'il DÉ-COUVRE ce qui lui demeurait jusqu'alors voilé ; la nature joue avec lui à cache-cache ou à colinmaillard. Quod invenitur, fuit, dit Tertullien. Que l'homme se prête au jeu de la nature, qu'il se mette en quête de ce qui est caché, qu'il réussisse à découvrir et à inventer peu à peu tant de choses — voilà qui atteste assurément la possession de dons nonpareils : mais s'il ne les possédait pas, ne serait-il pas, en vérité, le plus misérable des êtres ? sans armes, sans forces, sans ailes, quel dénuement ! Dans la concurrence vitale, la détresse est son aiguillon; le talent d'inventer, son salut.
    Mais voici maintenant ce qui fait de l'homme un HOMME au vrai sens de ce mot, un être différent de tous les autres animaux, même humains : il devient tel dès l'instant qu'il arrive à INVENTER SANS NÉCESSITÉ et à employer ses incomparables aptitudes non plus sous la contrainte de la nature, mais librement; ou encore — pour exprimer la même idée en la serrant de plus près et en allant plus au fond — quand la nécessité qui l'incite à ses découvertes intervient dans sa conscience non plus du dehors, mais du dedans; quand ce besoin de produire, qui n'était que la condition de son salut dans la lutte, revêt le caractère d'un ordre sacré.
    Un moment décisif est celui où l'invention libre apparaît

78 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

consciente, c'est-à-dire celui où l'homme se révèle artiste. Il a pu déjà pousser fort loin ses observations sur la nature qui l'environne (par exemple le ciel étoilé) et fonder un culte fort compliqué de dieux et de démons, sans que rien d'essentiellement nouveau soit ainsi entré dans le monde : tout cela indique l'existence d'une faculté endormie, mais ne représente en fait que l'activité à demi inconsciente d'un instinct. Mais vienne l'heure où, de la masse des hommes, surgit un individu qui, comme Homère, imagine librement les dieux selon sa volonté propre, tels qu'il prétend les avoir; où un observateur de la nature, comme Démocrite, invente par le libre effort de sa puissance créatrice la conception de l'atome; où un voyant de la pensée, comme Platon, avec l'audace du génie supérieur au monde, jette par-dessus bord toute la nature visible et instaure à sa place le royaume des idées construit dans son cerveau ; vienne l'heure où un maître auguste, où le maître des maîtres s'écrie : « Voyez, le royaume de Dieu est au dedans de vous » — dès cette heure est née une créature nouvelle, l'être dont Platon peut dire qu'« il a sa force génératrice dans l'âme bien plus que dans le corps » ; et c'est dès lors aussi que le macrocosme renferme un microcosme.
    Seule a droit au nom de « Culture » la fille de cette liberté' créatrice — disons de l'Art ; mais à l'Art ajoutons la Philosophie (et avec elle la vraie science, également créatrice), car l'une s'apparente si étroitement
à l'autre qu'on les doit considérer comme deux faces d'un même être : tout grand poète fut philosophe et le philosophe génial est un poète. Hors du champ de ce que j'appelle « Culture » — désignant ainsi l'ensemble des manifestations par où se traduit la vie microcosmique — s'étend le domaine de la « Civilisation ». Ce mot évoque assez exactement l'idée d'une existence sociale de fourmilière, mais portée sans cesse à une plus haute puissance, de jour en jour plus laborieuse, plus commode aussi et moins libre, riche sans doute en bénédictions et par là désirable : au demeurant, un de ces « dons des âges » qui

79 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

nous font nous demander s'ils ne coûtent pas à l'espèce humaine plus qu'ils ne rapportent. La « Civilisation » n'est en soi rien du tout, car ce terme ne s'applique à rien que de relatif. Une civilisation supérieure ne constituerait un gain positif, un « progrès », que si elle tendait à configurer la vie de telle sorte que son intensité spirituelle et artistique allât toujours croissant. Comme Goethe n'estimait pas que ce fût le cas chez nous, il résuma son impression dans un aveu mélancolique : « Ces temps-ci, dit-il, sont plus mauvais qu'on ne croit. » L'hellénisme, au contraire, a su se créer — et là réside son impérissable signification — un temps meilleur que nous ne saurions jamais l'imaginer ; incomparablement meilleur que ne le méritait, si je puis ainsi m'exprimer, sa civilisation à tant d'égards retardataire.
    Les ethnographes et les anthropologues insistent aujourd'hui sur la différence entre la morale et la religion et reconnaissent qu'elles sont, à certains égards, indépendantes l'une de l'autre ; il ne serait pas moins utile d'établir une distinction bien nette entre la culture et la civilisation. Il peut arriver qu'une civilisation qui atteint un degré très élevé de développement soit associée à une culture rudimentaire ; c'est le cas à Rome, où la culture demeure médiocre et manque absolument d'originalité, tandis que la civilisation fait notre admiration. Athènes présente l'exemple inverse. Elle atteste (chez ses citoyens libres) une culture si haute qu'auprès d'elle les Européens du dix-neuvième siècle, et même du vingtième, sont encore des barbares par bien des points — mais liée à une civilisation que nous pouvons considérer à bon droit comme vraiment barbare relativement à la nôtre ¹). Comparé à tous les autres phénomènes dont l'his-
—————
    ¹) Un autre exemple, et des plus éloquents, nous est fourni par les Indoaryens dans leur pays d'origine, où la création d'une langue « merveilleusement construite, parfaitement homogène, supérieure à toutes les autres » — sans compter bien d'autres manifestations de leur activité intellectuelle — indiquait une haute culture chez des hommes qui formaient dans le même temps un peuple de pasteurs presque nus, ne con-

80 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

toire nous rend témoins, l'hellénisme nous apparaît comme une floraison surabondamment riche de l'esprit humain — et la cause en est que sa culture tout entière repose sur une base artistique. L'oeuvre de l'imagination humaine, créée dans l'exercice de sa pleine liberté : tel fut, chez les Grecs, le point de départ de leur vie infiniment riche. Langue, religion, politique, philosophie, science (même la mathématique !), histoire, géographie, toutes les formes de la poésie verbale ou sonore, toute la vie publique de la cité, toute la vie intérieure de l'individu — tout rayonne de cette œuvre et tout s'y rejoint : elle est le centre à la fois symbolique et organique où se fond en une unité vivante et consciente la diversité des caractères, des intérêts, des aspirations les plus hétérogènes. Là, au point central, est la place d'Homère.

HOMÈRE

    Qu'on ait pu douter de l'existence du poète Homère, cela ne donnera pas aux générations futures une haute idée de la perspicacité intellectuelle de notre époque. Il y a un peu plus d'un siècle (1795) que Wolf remit en honneur la trop célèbre hypothèse de Vico ; depuis lors, nos néo-alexandrins n'ont cessé de fureter et de piocher vaillamment jusqu'à ce qu'ils découvrissent qu'Homère n'était autre chose qu'une désignation collective pseudomythique, l'Iliade et l'Odyssée rien de plus qu'une adroite juxtaposition et une nouvelle rédaction de poèmes de toutes mains.... Juxtaposés, par qui ? Par qui, si bellement rédigés ? Eh ! bien sûr, par de savants philologues, ancêtres de ceux auxquels est due cette découverte. On s'étonne, puisque nous revoici en possession d'une école de critiques si intelligents, que ces messieurs n'aient pas pris la peine de juxtaposer pour nous, pauvres diables, une nouvelle Iliade. Il ne manque vraiment pas de chansons, d'authentiques, de merveilleuses chansons popu-
—————
naissant ni vines ni métaux (voir notamment Jhering : Vorgeschichte der Indoeuropäer, p. 2. (Pour une distinction précise entre le « Savoir », la « Civilisation » et la « Culture », on renvoie le lecteur au chap. IX du présent ouvrage et au tableau qui y est joint).

81 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

laires ! n'y a-t-il donc plus de substance qui serve à coller ? plus de substance cérébrale, peut-être ?
    Les juges les plus compétents dans une question de ce genre sont évidemment les poètes, les grands poètes. Le philologue s'attache à l'écorce, qui a été exposée aux caprices des siècles ; le regard congénère du poète pénètre jusqu'au cœur et reconnaît la marque individuelle aux procédés de l'élaboration créatrice. Schiller donc, avec l'infaillible sûreté de son instinct, se prononça sans hésiter contre l'opinion d'après laquelle l'Iliade et l'Odyssée ne seraient pas, dans leurs traits essentiels, l'œuvre d'un génie unique et divinement inspiré. Il la déclara « simplement barbare » et alla même, dans son indignation, jusqu'à traiter Wolf de « diable inepte », ce qu'on peut juger excessif. Plus intéressante encore, peut-être, est l'appréciation de Goethe. Son objectivité tant louée se manifestait notamment en ceci qu'il s'abandonnait volontiers à une impression sans essayer de réagir ; les grands mérites philologiques de Wolf, la quantité d'observations justes que contenaient ses Prolegomena, captivèrent le grand homme ; il se sentit convaincu et ne s'en cacha pas. Mais plus tard, lorsqu'il eut de nouveau l'occasion de s'occuper des poèmes homériques, non plus du point de vue historique ou philologique, mais purement poétique, Goethe revint sur son adhésion trop précipitamment donnée à une théorie qu'il qualifia de « bric à brac subjectif ». Car il savait désormais, à n'en plus douter, qu'à travers ces oeuvres transparaît « une superbe unité, l'inspiration d'un unique et grand poète » ¹). Mais les philologues aussi, ou du moins les meilleurs d'entre eux, sont arrivés, par les détours qui leur sont nécessaires, à la même opinion : et Homère est entré plus grand que jamais dans le vingtième siècle — le quatrième millénaire de sa gloire ²).
—————
    ¹) Voir par exemple le petit écrit intitulé Homer noch einmal, qui est de 1826.
    ²) Je tiens beaucoup à éviter tout ce qui me donnerait l'apparence d'une érudition que je ne possède en aucune manière. Le dilettante ne


82 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

Car à côté des insectes « philologuants » qui toujours y pullulèrent, l'Allemagne a produit aussi une indestructible
—————
peut s'instruire que des RÉSULTATS auxquels conduisent les recherches des savants ; mais ces résultats, il a le droit et le devoir, en tant qu'homme libre et disposant d'un jugement sain, de les examiner et de les comparer. Incompétent pour prononcer sur la valeur des arguments scientifiques, il garde toute licence de se former une opinion sur la mentalité des SAVANTS eux-mêmes d'après le style, la langue, l'enchaînement des idées propres à chacun — tel un monarque qui atteste sa sagesse dans le choix de ses conseillers. Aussi, quand il m'advient de citer mes « autorités », est-ce moins pour fournir au lecteur des « preuves » que pour qu'il puisse juger à son tour de ma capacité de juger. Comme je l'indique ci-dessus, je suis, en cette matière, d'accord avec Socrate : s'agissant du jeu de la flûte, les musiciens sont les meilleurs juges ; de la poésie, les poètes. L'opinion de Goethe touchant Homère a plus de prix à mes yeux que celle de tous les philologues réunis. Je me suis néanmoins informé de leurs travaux autant que le peut faire un dilettante sincèrement désireux de s'orienter parmi les difficultés d'un problème fort complexe.
    Au moment où je préparais la première édition du présent ouvrage, c'est, je pense, dans Niese :
Die Entwickelung der homerischen Poesie (1882) et dans Jebb : Homer (1888) qu'on trouvait le plus exact aperçu (mais pas davantage) des données et des phases du débat. Celui-ci a été renouvelé en partie par l'effet de découvertes récentes et d'une portée beaucoup plus générale, dont je parlerai à l'instant. Mais — il n'est que juste de le dire — dès la publication par Bergk de sa Griechische Litteraturgeschichte (1872-84), le dilettante possédait un guide sûr pour explorer le dédale des discussions homériques. Au vaste savoir que lui reconnaissent les spécialistes, Bergk joint une perspicacité et une prudence bien faites pour lui concilier le commun des lecteurs; son jugement pondéré complète admirablement celui de Schiller qui, on l'a vu, tranche la question par une intuition rapide et sommaire comme la foudre. Il faut lire, outre le chapitre intitulé « Homère, une personnalité historique », celui qui traite d'« Homère devant les modernes ». Sur la théorie des juxtapositions rapsodiques, Bergk écrit : « Les postulats d'ordre général qu'elle implique se démontrent, à l'examen, absolument insoutenables, surtout si l'on considère les poèmes homériques dans leur rapport avec le développement de la poésie épique en son ensemble. La Liedertheorie n'a pu être échafaudée que par des gens qui n'hésitèrent pas à isoler ces poèmes de leur entourage naturel pour les soumettre à une analyse destructrice, et qui les critiquèrent sans tenir aucun compte de l'histoire de la littérature grecque » (I, 525).
    Bergk soutient aussi que l'ÉCRITURE était d'un usage courant au


83 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

race d'investigateurs originaux, vraiment aptes à scruter les problèmes du langage et de la littérature. Wolf appartenait
—————
temps d'Homère : il signale des raisons internes autant qu'externes d'admettre qu'en fait le poète a dû laisser une version écrite de son œuvre (I, 527 et suiv.). Cette thèse s'est fortifiée de tout ce que nous avons appris, depuis une douzaine d'années, sur la protohistoire méditerranéenne; elle a trouvé un brillant champion en Andrew Lang, qui, après avoir réfuté dans Homer and the Epic les objections d'ordre littéraire contre l'unité de composition des poèmes homériques, consacra un nouveau volume — Homer and his age (1906) — à démontrer la conformité de ces poèmes aux mœurs et coutumes d'une certaine époque assez brève, presque inconnue hier, comme aussi l'harmonie des traits psychologiques ou décoratifs fixés par leur auteur et envisagés à la lumière des nouvelles découvertes. Celles-ci apportent d'abord un puissant argument en faveur de la transmission par écrit.
    On le sait : après que les trouvailles de Schliemann et de ses collaborateurs à Troie, à Mycènes, à Tirynthe, à Orchomène, avaient posé le problème de la civilisation alors appelée « mycénien », les fouilles entreprises en Crète, à Chypre, dans les Cyclades par Evans (Cnosse), Mosso (Phæstos) et d'autres encore, révélèrent l'existence d'une civilisation antérieure dite aujourd'hui « égéenne » ou (à son apogée) « minoenne » qui nous conduit de la période néolithique, à travers les âges du cuivre et du bronze, jusqu'au moment où l'hégémonie passe de la Crète sur le continent; c'est alors (vers 1450) que s'ouvre l'ère mycénienne proprement dite (dont le déclin semble coïncider avec la chute de la Troie homérique vers 1180) et que débute dans le bassin égéen l'âge de fer (dont l'invasion dorienne assurera la rapide diffusion). Les lecteurs français ne sauraient mieux faire que de consulter à ce sujet l'intéressante étude de protohistoire publiée sous ce titre : Les Civilisations préhelléniques par René Dussaud (1919). Elle leur fournira d'abondantes preuves de l'emploi de l'écriture chez les représentants non seulement du mycénisme, mais de l'égéisme. Dans le palais de Minos, à Cnosse, dont la partie la plus récemment remaniée ne parait pas postérieure à 1450 (suivant la chronologie établie au moyen de synchronismes entre les divers stades du « minoen » et les dynasties égyptiennes), on a exhumé de si nombreux documents écrits qu'on peut parler sans exagération de bibliothèques et d'archives minoennes. « C'est par milliers, écrit Dussaud, que l'on trouve aujourd'hui les tablettes d'argile portant gravés des caractères.... L'écriture aurait donc été en usage en Crète vingt-cinq siècles avant notre ère. » (Cf. Evans : Scripta minoa, 1er vol. paru en 1909; Cretan Pictographs and Prephaenician Script; Further Discoveries of Aegean Script, etc....) Sur cette confirmation de la vieille tradition recueillie par Diodore de Sicile, et d'après laquelle les


84 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

lui-même à cette race. Jamais il n'atteignit au degré d'insanité de ses chimériques successeurs, qui jugèrent naturel
—————
Phéniciens ne « découvrirent » pas les lettres, mais en « modifièrent » seulement la forme, on reviendra ailleurs. Essentielle serait naturellement la détermination des rapports entre le linéaire crétois et les alphabets grecs archaïques. Mais il suffit de marquer ici avec Lang (voir ses conjectures dans Homer and his age, surtout p. 315 et suiv.) combien gagne en vraisemblance l'hypothèse de la transmission écrite des poèmes homériques : étant acquis, d'une part, que l'ancien monde hellénique possédait divers systèmes d'écriture longtemps avant l'arrivée des Achéens dans le Péloponèse; étant donné, d'autre part, l'absence de tout indice prouvant qu'il existât dans ce même monde des écoles de mémorisation et de récitation comme celles qui, aux Indes, assurèrent la conservation des hymnes sanscrites (mais dans un but exclusivement religieux).
    Ainsi tombe un des arguments invoqués jadis pour retarder jusque vers l'an 540 (sous Pisistrate) la rédaction de l'Iliade et de l'Odyssée : « absurde légende » (Blass : Die Interpolationen in der Odyssee, p. 1 et 2), « fable déjà discréditée aux yeux des Alexandrins » (Meyer : Geschichte des Altertums, II, p. 390 et 391), et qui s'appuyait sur un fragment mutilé de Diogèn Laërce, sur un témoignage supposé de Dieuchidas, sur un silence complaisamment interprété d'Aristarque — fortes preuves, on le voit ! Comment nier, au surplus, que la possession d'un texte épique complet par les Athéniens avant l'exil volontaire de Solon soit « impliquée » (Monro : Odyssey II, p. 403) dans le fait qu'un décret du sage en ordonna la lecture aux fêtes quinquennales des Panathénées ? Lang, qui discute la question sous toutes ses faces, opine pour l'existence d'une version déjà transcrite en caractères gréco-phéniciens dès le huitième ou neuvième siècle, ce qui concorderait avec nos notions présentes touchant l'histoire des alphabets helléniques (voir sur ce point spécial Bury : History of Greece I, p. 78 ; cf. Dussaud, op. cit. p. 297 sur l'antiquité de ces alphabets, de l'un desquels aurait été tiré au neuvième siècle le sabéen), et qui n'exclurait pas las présomptions relatives à l'auteur que forment les philologues les plus circonspects, tel Croiset qui écrit (Leçons de littérature grecque, p. 12 et 13) : « Vers le neuvième siècle, un aède de génie composa l'Iliade.... non pas sans doute tous les vers de l'Iliade actuelle.... mais enfin la plus grande partie de ce poème quant au fond et quant à la forme. »
    Notons encore que si Wolf reprit dans ses Prolegomena ad Homerum l'hypothèse caduque de la rédaction sous Pisistrate, il contribua à la redémolir en soulignant « l'harmonie de couleur » (UNUS COLOR) qui caractérise dans l'ensemble tout l'art homérique. Sur cette inconséquence et sur les contradictions où se débattent d'autres savants, pris entre des aveux de même sorte et des théories « génétiques » aux noms


85 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

qu'une grande œuvre d'art naquît de la collaboration de beaucoup de petits hommes ou qu'elle surgît par génération
—————
burlesques (l'« expansion du germe primitif », l'« accrescence autour du noyau », le « processus de cristallisation », etc.) ; sur la flagrante incompatibilité du génie homérique avec l'esprit des poètes cycliques, auteurs de Kypria, du Sac d'Ilion, etc., et prétendus « arrangeurs » des poèmes souverains qui contrastent si fort avec leurs propres ouvrages et que ceux-ci présupposent en même temps ; sur les démentis qu'inflige à la critique ignorante, en réfutant ses imputations de « faux archaïsme », la vraie archéologie, même préhellénique, et sur les témoignages qu'en revanche celle-ci rend chaque jour à la scrupuleuse véracité, à la rigoureuse logique du poète créateur ; sur les utiles éléments d'appréciation que fournit l'étude comparative des anciennes épopées et sur l'avantage qu'on trouve pour juger d'Homère à le replacer, comme voulait Bergk, dans le cadre du développement épique général — sur tout cela, voir les piquantes et probantes observations d'Andrew Lang. Son chap. XVI offre un intérêt particulier aux lecteurs français, en ce qu'il s'inspire de cette remarque de Perrot et Chippiez (La Grèce de l'Epopée, p. 130) : « La Chanson de Roland et toutes les gestes du même cycle expliquent l'Iliade et l'Odyssée. »
    Et voici, résumée en peu de mots, la conclusion longuement motivée de l'analyste anglais : unité des caractères autant que de la couleur, des mœurs non moins que du droit ; unité historique, archéologique et littéraire ; le tableau complet et harmonieux d'une époque de courte durée, représentée sous ses aspects politique, social, légal, religieux, dans ses mœurs, ses coutumes, ses institutions, et jusque dans son équipement militaire ; enfin, l'œuvre d'un seul âge, produite par un seul individu, qui la dédie à ses contemporains. Cet âge homérique, suivant les indices tirés de la comparaison des rites funéraires, doit être intermédiaire entre la période mycénienne (car la crémation a remplacé l'inhumation) et la période du Dipylon athénien (où les cadavres, il est vrai, sont tantôt brûlés, tantôt ensevelis, mais où les urnes contenant leurs cendres ne sont pas déposées sous des tumuli) : soit donc entre les onzième et neuvième siècles (marge maximum) ; mais encore, si l'on s'en rapporte à d'autres caractéristiques confirmatrices, il est postérieur au règne du culte des ancêtres (qu'attestent les autels des tombes mycéniennes) et antérieur à l'emploi du fer dans la confection des épées et des lances (le fer servant proprement à d'autres usages dans l'Iliade et l'Odyssée, où pourtant il supplée déjà fréquemment le bronze). Que ces changements — et bien d'autres — aient résulté, ou non, du grand mouvement de peuples qui agita le bassin oriental de la Méditerranée pendant le treizième siècle, c'est une question qu'on ne saurait aborder ici, non plus que celle du silence de l'épopée homérique touchant l'invasion


86 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

spontanée de la conscience obscure de la masse ; et il eût été le premier à se féliciter des conclusions affirmatives auxquelles arrive la science après de longues et souvent fastidieuses recherches.
    Même en supposant — hypothèse gratuite et qui touche à l'absurde — qu'un génie de la même taille qu'Homère se fût livré sur les poèmes de celui-ci à des travaux de répara-
—————
dorienne. Mais s'il m'est impossible d'indiquer, même brièvement, ce que gagne Homère aux révélations de l'archéologie, je signalerai du moins — d'après Dussaud, op. cit. p. 274 et suiv., — un curieux exemple de concordance entre le témoignage du poète et celui de notre science.
    On a cherché le prototype de la marine qu'évoquent les poèmes homériques tantôt dans la marine phénico-assyrienne (Helbig : l'Épopée homérique, p. 98 et 200), tantôt dans la marine égyptienne (Victor Bérard : Les Phéniciens et l'Odyssée I, p. 165). Or les figures de navire empreintes sur des gemmes mycéniennes, comme celles incisées sur des céramiques égéennes, pourraient servir à illustrer la description du navire homérique établie par Bérard lui-même après une étude minutieuse des textes, et il suffit d'examiner les reproductions publiées par Tsountas (Ephemeris archaiologikè 1899, p. 90) pour écarter toute idée de rapprochement avec les lourds bateaux marchands des Phéniciens, connus par les peintures égyptiennes de la XVIIIme dynastie : aussi Toutmès III préfère-t-il à ceux-ci la flotte des Keftiou (ou Crétois), quand il a besoin de transports rapides. D'autre part, s'il y a analogie de style (mais sans nulle imitation servile) entre le « croiseur » homérique et l'égyptien, la simple « barque » en usage à la même époque dans le bassin égéen ne rappelle aucunement la barque égyptienne, beaucoup trop frêle pour s'y hasarder. Ce sont ces types, l'un original par nature, l'autre par développement, qui, avec leurs nombreux dérivés, ont fondé cette « thalassocratie » de Minos dont parle Thucydide et cette connaissance du monde marin propre aux artistes mycéniens. Et l'on voit qu'Homère, si souvent célébré comme poète de la mer (les aventures de l'Odyssée se passent presque toutes sur les flots, la scène de l'Iliade est constamment sur une plage) s'en montre aussi l'exact et précis observateur.
    P.-S. — Le plus récent résumé de la question homérique paraît à Berlin durant que s'impriment ces lignes (novembre 1912), sous le titre suivant : Der augenblickliche Stand der homerischen Frage
par Carl Roth. On ne peut ici que signaler cette belle étude en notant que son auteur conclut dans le sens du présent ouvrage et qu'il le cite à l'appui de sa propre opinion.

87 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

tion et d'ornementation, il n'en resterait pas moins — l'histoire de l'art nous l'apprend — qu'une personnalité vraiment originale défie toute imitation. Mais d'ailleurs, à mesure qu'a progressé l'enquête critique du dix-neuvième siècle, on s'est mieux rendu compte (je parle des savants qui avaient des yeux pour voir) que les plus éminents imitateurs, continuateurs et restaurateurs d'Homère différaient de lui par ce trait commun à tous : l'infimité de leur talent auprès de l'immensité de son génie. Défigurés par d'innombrables erreurs d'interprètes ou de copistes — pis encore : par les prétendues améliorations imputables à la race immortelle des « gens renseignés » ou par les interpolations d'épigones bien intentionnés — ces poèmes n'ont cessé d'avérer l'incomparable et divine force créatrice du sculpteur qui en modela la forme première et authentique ; ils l'attestent avec une éloquence d'autant plus convaincante qu'apparaît plus crûment, grâce au travail de polissage entrepris par la science, le placage bariolé qui les recouvre par places. Quelle inconcevable puissance de beauté n'a pas dû animer ces œuvres qui résistèrent pendant tant de siècles aux secousses des convulsions sociales, pendant plus de siècles encore aux attentats profanateurs de la pédanterie, de la médiocrité ou du faux génie, et qui subirent si triomphalement la rude épreuve, qu'à cette heure même, de leurs ruines que couronne le charme éternellement jeune de la perfection artistique, nous croyons voir surgir la bonne fée de notre propre culture, qui s'avance à notre rencontre !
    En même temps une autre série d'investigations — dans le domaine de l'histoire, celles-ci, et de la mythologie — conduisaient à reconnaître en Homère une personnalité historique. Elles établissaient que la légende et le mythe avaient été traités dans ses poèmes avec une grande liberté et d'après des principes bien arrêtés de mise en œuvre artistique : autant d'indices probants d'une création consciente et réfléchie. Pour se borner à l'essentiel, on peut dire qu'Homère nous est apparu comme un SIMPLIFICATEUR sans pareil :

88 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

il débrouilla l'écheveau des mythes populaires; au tissu incohérent des légendes, qui variaient de région à région, il emprunta de quoi composer un petit nombre de figures précises dans lesquelles tous les Hellènes se reconnurent, eux et leurs dieux, encore que cette façon de les représenter fût entièrement nouvelle.
    Ce que nous avons maintenant découvert au prix de tant d'efforts, les anciens le savaient fort bien, témoin ce passage significatif d'Hérodote (Euterpe 53) : « Les Hellènes ont reçu leurs dieux des Pélasges ; mais d'où chacun des dieux tire son origine, et si tous furent toujours là, et quelle est leur figure, nous ne le savons, nous Hellènes, que d'hier pour ainsi dire. Car ce sont Hésiode et Homère qui, les premiers, ont créé aux Grecs la race de leurs dieux, qui ont donné à ces dieux des noms, assigné à chacun des fonctions et des honneurs distincts et décrit leurs figures. Quant aux poètes que l'on prétend avoir vécu avant ces deux hommes, ils ne sont venus qu'après, du moins à mon avis. » Hésiode est postérieur d'un siècle environ à Homère, dont il subit d'ailleurs l'influence directe : à part cette légère erreur, la phrase naïve d'Hérodote résume, en sa simplicité, tout ce qu'a mis au jour le gigantesque travail critique du siècle dernier. Il est prouvé que les poètes qui, suivant la tradition sacerdotale, avaient précédé Homère (tels Orphée, Musée, Eumolpe du groupe thrace et d'autres du groupe délique) sont en réalité « venus après » ¹). Il est prouvé également que les conceptions religieuses des Grecs furent puisées à des sources très diverses ; leur patrimoine indo-européen fournit le substratum, auquel se surajoutèrent quantité d'influences orientales fort hétérogènes (comme Hérodote l'avait exposé dans le passage qui précède celui qu'on vient de lire) : c'est dans ce chaos qu'intervient l'homme incomparable avec la souveraine autorité du génie poétique librement créateur et
—————
    ¹) Voir notamment Flach : Geschichte der griechischen Lyrik nach den Quellen dargestellt I, p. 45 et suiv., p. 90 et suiv.

89 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

c'est avec ses éléments qu'il configure, par le moyen de l'art, un monde nouveau. Hérodote dit bien : IL CRÉE AUX GRECS LA RACE DE LEURS DIEUX.
    Qu'il me soit permis de citer ici les paroles d'un helléniste qui compte parmi les plus grands : « On peut appeler l'épopée homérique un poème populaire, écrit Erwin Rohde, pour marquer que le peuple, le peuple entier de langue grecque, l'adopta avec empressement et sut en faire son bien commun, mais non pas qu'il prit part en tant que « peuple », et de quelque façon mystique, à sa production. Si les deux poèmes attestent l'action de beaucoup d'ouvriers, ceux-ci n'en ont pas moins travaillé tous dans la direction et selon l'esprit que leur prescrivait non le « peuple » ou la « légende », comme on l'entend trop souvent affirmer, mais la puissance du plus grand génie poétique qu'aient connu les Grecs et sans doute l'humanité.... Réfléchie au miroir d'Homère, la Grèce apparaît une et homogène dans sa foi aux dieux comme dans son dialecte, dans ses institutions comme dans ses mœurs et dans sa moralité. En réalité — affirmons-le hardiment — il est impossible que cette unité existât; ce qui sans doute existait déjà, c'étaient les traits essentiels de l'être panhellénique, mais SEUL LE GÉNIE DU POÈTE les a rassemblés et fondus en un tout, qui est proprement une fiction ¹) ». Et voici le jugement de Bergk; mûri au cours d'une vie tout entière consacrée à l'étude de la poésie grecque: « Homêre tire de lui-même, de son propre fond, tout l'essentiel ; et il se montre pleinement conscient dans l'exercice de son art ²). » Même note chez Duncker, l'historien : ce qui manqua aux successeurs d'Homère et qui, ainsi, le distingua seul, ce fut « LE REGARD DU GÉNIE, capable de tout embrasser » ³). Pour clore dignement ces citations j'invoquerai Aristote, précieux garant de la vérité dès lors qu'il s'agit de matières où l'acuité
—————
    ¹) Seelenkult und Unsterblichkeitsglaube der Griechen, p. 35, 36.
    ³)
Griechische Litteraturgeschichte, p. 527.
    ³)
Geschichte des Altertums, V, p. 566.

90 L'HÉRITAGE — L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES

critique suffit pour la discerner. Il signale, lui aussi, comme caractère distinctif d'Homere, la SÛreté du REGARD. AU huitième chapitre de sa Poétique (traitant des qualités d'une action poétique) il remarque : aMa•is Homère, de même qu'il se distingue en d'autres choses, paraît ici encore, soit art, soit nature, avo1R vu ausmE. » Mot profond autant que bienfaisant, par lequel Aristote nous prépare à ce cri d'enthousiasme qui lui échappe au ohapitre xxim : plus que tous les autres poètes Homère est pnnrz ! ¹).
Culture    J'ai mis, au risque de lasser le lecteur quelque insistance,
artistique dans ces revendications pro Homero. Ce n'est pas que l'objet de mon livre exige que l'on sache précisément si un homme du nom d'Homère a écrit l'Iliade, ou jusqu'à quel point le poème actuellement connu sous ce titre reproduit le poème primitif. Il est, par contre, essentiel pour l'intelligence de tout i'ouvrage que l'on saisisse l'importance sans égale de la personnalité, comme telle; il n'est pas moins nécessaire de se rendre compte qu'une aeuvre d'art, quelle qu'elle soit, présuppose toujours et sans exception une personnalité fortement individualisée et-, quand cette oeuvre est grande, une personnalité de tout premier rang, un génie ; il faut enfin avoir compris que le secret de 1à, puissance magique de l'hellénisme est renfermé dans cette notion de personnalité. Car en fait, si l'on veut découvrir la signification que revêtent pour le dix-neuvième siècle l'art et la philosophie grecques, et déchiffrer l'énigme d'une force vitale si prodigieusement résistante, on n'y réussira pas sans concevoir clairement par quelle cause se perpétue l'influence du monde disparu sur le
¹) e Te m'estonne souvent que luy, qui a produict et mis en credit nu monde plusieurs deïtez par son auctorité, n'a gaigné reng de dieu luy mesme e, redira Montaigne; et l'on connaît sa transcription charmante du e beau témoignage » qu'a laissé d'Homère l'antiquité : x A cette cause le peult on nommer le premier et le dernier des poëtes.... que n'ayant eu nul qu'il peust imiter avant lup, il n'a eu nul aprez luy qui le peust imiter e (Essais, L. ii, eh.     = Des plus excellents hommes s ).
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES . . 91
monde actuel, et que, s'il conserve inaltérable son charme triomphal de jeunesse et de fraîcheur, c'est par la vertu des grandes personnalités.
« Pour les enfants de cette terre il n'est bonheur plus haut que celui-là : la PERSONNALITÉ »
a dit Goethe. Ce bonheur, le plus haut qui soit, jamais peuple ne le goûta comme les Grecs. De là le prestige unique de leur apparition : ce je ne sais quoi d'ensoleillé, de rayonnant, qui en émane. Leurs grands poèmes, leurs grandes pensées, ne sont pas l'œuvre de « Sociétés par actions » anonymes comme l'Art et la Sagesse (ou ce que l'on est convenu d'appeler ainsi) des Egyptiens, des Ass~=riens, des Chinois e tutti quanti. L'héroïsme, voilà le principe vital de ce peuple. L'individu se dresse de toute la hauteur de son individualité; hardiment il rompt le sortilège qui enchaîne la foule dans le cercle des intérêts. communs à tous, il s'arrache à la tyrannie de cette civilisation instinctive, inconsciente, qui accroît inutilement sa substance; et sans nul effroi, à travers la forêt vierge (les superstitions accumulées qui devient, toujours plus sombre, il se fraye un chemin de lumière — il ose avoir du génie! Ce qui résulte de cet exploit, ce n'est rien de moins qu'une nouvelle conception du sens que recélait le mot « humain ». Et dès cet instant l'on peut dire que l'homme est parvenu « au plein jour de la vie,».
Pourtant, s'il agissait isolément, l'individu échouerait dans son effort. Des personnalités ne s'affirmèrent comme telles que dans un entourage de personnalités; Notion ne passe à l'état conscient que par l'effet de la réaction; le génie ne peut respirer que dans une atmosphère de (ç génialité ». S'il nous, faut — et sans aucun"doute — admettre que le prinbuin mobile déterminant et absolument indispensable de la culture grecque tout entière réside dans ce phénomène d'une personnalité de sorte unique, souverainement grande, incomparablement créatrice, sachons reconnaître le second signe caractéristique de la même culture dans cet autre phé-
92    L'I[ÉRITACE
nomène : une ambiance digne d'une si extraordinaire personnalité. Ce qui, de l'hellénisme, demeure; ce qui le maintient en vie jusqu'à cette heure; ce qui l'a qualifié pour être encore au dix-neuvième siècle l'idéal lumineux de tant de nobles âmes, leur consolation et leur espoir — on peut le
résumer d'un mot : ce fut sa G>;b~rALrrÉ.
Quel eût été le rôle d'un Homère — et quelle sa destinée — en Egypte ou en Phénicie Y Les uns l'eussent ignoré; les autres, crucifié. Oui, même à. Rome.... mais ici l'expérience est faite et nous tenons la preuce : ces pastiches alambiqués, cette rhétorique vide d'âme, cette parodie menteuse de la véritable poésie — voilà les étincelles qu'alluma, dans le cceur d'un peuple terre à terre, l'immense foyer de la poésie grecque ¹). Par cet exemple (car à un ou deux poètes près, qu'importe ! et ce»x-Ià mêmes sont-ils d'authentiques génies ¹) on voit combien étroitement la culture entière est liée à l'art.
') L'auteur le sait kaien : l'opinion qu'il exprime sous cette forme sommaire, plusieurs la jugeront sacrilège ou — pis encore — imbécile. Se peut-il que l'on compte pour rien le maître du verbe somptueux et délicat, du ryrthme nombreux, de l'épithète rare, ce 1Tirglle en qui Voltaire admire « le plus bel ouvrage d'Homère n et Properce « nescio quid majus A... ? Quand Montaigne écrit :« C'est principalement d'Homère que Virgile tient sa suffisance n, prétend-il déprécier e cette grande et âivine Enéide n î Les Géorgiques et les Bucoliques ne sont-elles pas d'assez vives étincelles allumées au foyer d'Tiésiode et de Théocrite ? — La sorte d'inspiration artistique que l'auteur conteste ici aux Romains est l'inspiration proprement créatrioe ; par « créatrice n il entend que, renfermant un principe de construction nouveau et personnel (on pourrait l'appeler « plasmateur n comme le dieu de Rabelais), et quelles que soient d'ailleurs les sources où elle puise sa substance, elle s'atteste capable de renouveler en quelque mesure notre conception du monde. Soutiendra-t-on que ce rôle redoutable ait été tenu, ou simplement pressenti, par laa muse apprivoisée du poète de cour ? Qui ne voit qu'il exige d'autres qualités que la sensibilité littéraire, une autre vertu que celle dont témoigne la rhétorique âpre ou subtile d'un Juvénal ou d'un IIorace ? En attendant de s'expliquer plus à fond sur ce sujet, l'auteur ne peut que répéter ici ce qu'il ajoute dans le texte : âà un ou deux poètes près, qu'importe ! — car il considère le phénomène en son ensemble.
Peut-être lui objecterait-on avec plus de raison Lucrèce, qui est assurément digne d'admiration et comme penseur et comme poète.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES    93
Que dire d'une histoire qui embrasse plus de douze cents ans et qui n'a pas un philosophe, pas un diminutif de philosophe %naus montrer! Que dire d'un peuple qui doit recourir, pour
Mais, de l'aveu unanime, la pensée ici est grecque, comme l'appareil poétique. Et • puis Lucrèce porte en lui un germe de mort. Sur tout son grand poème plane l'ombre de ce scepticisme débilitant qui, tôt ou tard, conduit à la stérilité, et qu'il faut distinguer avec soin de cette intuition profonde à laquelle parviennent des natures vraiment religieuses lorsqu'elles se rendent compte du caractère figuré de leurs représentations mentales, sans pour cela mettre en doute la vérité de ce qu'elles pressentent intérieurement et renoncent à scruter. Ainsi le sage des Vêdas s'écrie soudain :
D'où elle est issue, cette création,
Si elle est créée ou non créée —
Celui qui du plus haut des cieux veille sur elle, Celui-là le sait bien I ou ne le sait-il pas davantage ?
(Pigvede, X, 129)
Ainsi encore Hérodote dans le passage cité plus haut, où il dit que le poète à créé les dieux. Epir,ura lui-même, le « négateur de dieux e, l'homme que Lucrèce proclame le plus grand des mortels et auquel il emprunte toute sa doctrine, n'est-ce pas de lui qu'on nous affirme que « le sentiment religieux lui était inné a(voir l'esquisse biographique publiée par g. L. Knebel et recommandée par Goetke) ? c Jamais, s'écriait Dioclès, je n'ai vu Zeus plus grand qu'en apercevant Dpicure à ses pieds ! » Le Latin croyait avoir formulé le dernier mot de la sagesse dans son Primus in orbe deos fecit 6inzor; le Grec, avec une ferveur.d'autant plus sincère qu'il était plus éclairé, s'agenoia41)ait devant la splendide image divine qui témoignait non de sa peur, mais de son courage héroïque, et il attestait par là son génie.
Constater que l'empreinte de l'inspiration proprement créatrice — au sens indiqué — fait défaut à un art, en sorte qu'il manque de l'élément essentiel qui constitue Part, cela n'implique en aucune façon que l'on demeure insensible à la part de beauté qu'il contient. L'auteur n'ignore pas combien le rythme plastique de la sculpture égyptienne, par son tranquille et sobre parallélisme. peut être salutaire pour l'esprit fatigue de la poursuite de formes plus civantes ; ou combien le schématisme de la peinture chinoise, sa concision presque scripturale, peut stimuler Lardeur ù étreindre une réalité plus complexe et plus voisine de nous. Ce n'est pas l'absence d'un principe ordonnateur qui frappe ici, mais celle d'une personnalité suffisamment individualisée pour l'imposer à la nature avec la souveraineté du génial a plasmateur ,±, de qui l'muvre conserve à jamais sa force vive.

9 4    n'>EÉ, RIT E
satisfaire ses aspirations (bien modestes, il est vrai) dans ce domaine, à l'importation des ultimes représentants de l'hellénisme, de ces Grecs émasculés et anémiés, aussi pauvres de philosophie que de sang, et mués en plats moralistes ! A quel degré d'« ingénialité » faut-il que l'on ait atteint pour qu'un brave homme d'empereur, qui rédigea des maximes à ses moments perdus, soit reeommandé comme « penseur» à la vénération de la postérité ! Où est-il, chez les Romains, le naturaliste capable r.'l'interroger la nature et d'en créer une image 2(on ne m'objectera pas, j'ose croire, ce consciencieux rédacteur d'encyclopédie qui a nom Pline !) Où, le mathématicien original 2 où, le géographe 2 où, l'astronome ? Tout ce qui, dans ces sciences ou dans d'autres, a été accompli sous l'hégémonie de Rome, tout, sans exception, vient des Grecs. Mais la source intime de l'inspiration poétique avait tari et c'est pourquoi tarit aussi peu à peu, chez les Grecs sujets romains, la pensée créatrice, l'observation créatrice. Le souffle vivifiant du génie avait cessé de les animer. Ni Rome ni Alexandrie ne leur pouvait offrir de cette ambroisie de l'esprit, alors que, d'un effort obstiné, ils essayaient encore de s'élever. Ici, l'éléphantiasis scientifique — là, la superstition utïlitaire : cela finit par étouffer et paralyser toute velléité de vie. L'érudition, certes, augmentait sans cesse, ou, si l'on préfère, le nombre des faits connus et enregistrés; mais la force motrice allait diminuant d'intensité dans la même mesure; et c'est ainsi que le monde européen, théâtre d'un accroissement énorme de la civilisation et d'une décadence proportionnelle de la culture, tomba à un état voisin de la bestialité ¹). Rien ne saurait être plus dangereux pour l'espèce humaine que la science sans la poésie, la civilisation sans la culture.
Chez les Hellènes, l'évolution suivit un cours tout différent. Tant que l'art y fut florissant, le flambeau de l'esprit
¹) On trouvera des exemples au chap. ix dans mes remarques sur la Chine, etc.
L'ART ET LA PHILO90PIUE ~_R7T,FNjC',lITEs    95
projeta sa. lumière dans tous les domaines de la connaissance et sa flamme s'élança vers le ciel. La force qui, en Homère, avait atteint un formidable degré d'individualité, prit, grâce à lui, conscience de sa destination — et d'abord de la> plus restreinte, savoir : la configuration purement artistique d'un monde de la belle apparence. Autour du centre rayonnant surgit une infinité de poètes et se développa la riche gamme des genres poétiques. Dès Fiomére, l'originalité fut la marque distinctive de toute création grecque. Chaque astre de première grandeur eut naturellement des satellites, qui gravitèrent dans son orbite : mais les génies souverains furent si nombreux, ils inventèrent tant de genres, et de si divers, que le plus modeste talent trouva à s'employer de la manière qui convenait le mieux à sa nature et put produire tout ce dont il était capable. Je ne parle pas seulement de la poésie qui s'exprima par des mots mariés aux sons musicaux, mais aussi de la poésie pour les yeux, qui grandit appuyée sur l'autre comme une seeur cadette et bien-aimée, et s'épanouit si magnifiquement. L'architecture, la plastique, la peinture, c'étaient, avec la poésie épique, lyrique et dramatique, avec les hymnes, le dithyrambe, l'ode, le roman et l'épigramme, autant de rayons de la, même lumière émanée du soleil de l'art, mais diversement réfractée par des yeux diversement conformés.
Nous avons tous connu de ces professeurs maniaques qui, dans leur zèle hühellénique, incapables de distinguer entre l'ceuvre typique et le rebut, s'acharnaient à dresser des listes sans fin de poètes et de sculpteurs insignifiants. Sans doute ils prêtaient à rire (ou à bâiller); mille fois bienvenue soit la réaction qui s'est marquée, vers la fin du dix-neuvième siècle, contre cette toquade ! Pourtant, avant de rendre à l'ombre tant de noms inutiles qui n'en auraient jamais dû sortir, sachons admirer le phénomène en son ensemble. Il atteste chez les Hellènes une telle souveraineté du goût, une telle finesse du jugement, qu'on n'a jamais dès lors revu l'équivalent; il dénote un besoin de créer aussi impérieux que
96    LIrÉRrrAGF,
général. L'art grec était vraiment un être vivant, c'est pourquoi il vit encore * ce qui vit est immortel. La Grèce possédait un centre solide, organique;, elle obéissait à l'impulsion non d'un caprice arbitraire, mais d'un infaillible instinct : l'instinct de donner une forme, de construire une image des choses — l'instinct configurateur. C'est par lui que se reliaient entre elles les manifestations les plus diverses d'une imagination luxuriante, les folles excroissances comme les humbles pousses; c'est lui qui.d'une si prodigieuse diversité composait un tout. Si j'osais risquer cette apparente tautologie, je dirais que l'art grec était un art ARTISTIQUE — quelque chose qu'un individu, fût-ce un Homère, ne saurait produire, mais qui naît de la collaboration d'une collectivité. Rien dé pareil n'a existé depuis. Aussi ne suffit-il pas dee dire que l'art grec continue de vivre au milieu de nous comme une force et comme un exemple: nos plus grands artistes, nos poètes du verbe, de la sonorité, de la forme, de l'action, au dix-neuvième siècle comme aux siècles antérieurs de notre ère, se sont sentis attirés vers la Grèce comme vers une patrie.
L'homme du peuple, il est vrai, n'a le plus souvent chez nous qu'une connaissance indirecte de l'art grec. Pour luii les dieux n'ont pas, comme pour Et pieure, gravi un Olympe plus élevé; mais jetés bas par un souffle d'Asie — le scepticisme brutal, allié à la brutale superstition — ils ont éclaté en morceaux. L'homme du peuple aperçoit leurs figures sur nos fontaines ou sur les rideaux de nos théâtres, dans les pares où il va s'aérer le dimanche; parfois aussi dans nos musées (on remarque que la foule s'y intéresse davantage aux statues qu'aux tableaux). L'homme « instruit» porte encore dans sa tête quelques parcelles de cet art comme un élément de culture mal assimilé —- plus de noms que de vives représentations — mais il en rencontre à chaque pas la trace, de sorte qu'il n'en saurait oublier complètement l'existence : peut-être même l'art grec contribue-t-il plus qu'î1 ne s'en doute à la formation de son appareil mental.
L'ART ET-LA PEILOSOPHIE HELLÉNIQUES    97
Quant à l'artiste (par où j'entends ici tout homme doué de sensibilité artistique), comment se pourrait-il qu'il ne tournât vers PRellade un regard chargé de nostalgie ? Ce n'est pas seulement en raison de son admiration pour les œuvres mêmes qui y ont vu le jour. Depuis Fan 1200 sont nées, .chez nous aussi, —des ceuvres magnifiques: Dante reste unique; Shakespeare est plus grand et plus riche que Sophocle; de Pet de Bach le Grec 1 plus génial ne put avoir même un pressentiment. Non. Ce que l'artiste trouve en Grèce et qui lui manque chez nous, c'est, plus encore qu'une certaine sorte d'oeuvres, une certaine qualité propre au sol d'où elles ont surgi, à l'atmosphère où elles ont éclos: c'est, au sens
collectif du terme, la eu-LTunE ARTISTIQUE.
Depuis les Romains la vie européenne a reposé sur une base politique et qui, de politique, tend à. devenir économique. Chez les Grecs il ne convenait pas qu'un homme libre commerçât; chez nous, tout artiste est de naissance un esclave. libnq pour nous, est un luxe et, comme tel, livré à l'arbitraire; il ne constitue pas pour l'Etat un besoin, il ne remplit pas dans notre vie publique l'office d'un législateur qui en conforme toutes les manifestations à un idéal de beauté. A Rome déjà, c'est le geste capricieux d'un particulier qui délie les langues des poètes: Mécène ordonne. Depuis lors la réalisation des plus beaux rêves, conçus par les plus nobles esprits, dépendit de la manie de bâtir d'un pape, de la fatiAté d'un prince ébloui par les souvenirs de sa culture classique, du goût d'ostentation d'une guilde jalouse d'éclipser des rivales par l'étalage de son faste. Ou bien, de temps en temps, passait un souffle vivifiant, une inspiration d'en haut: comme cette tentative de renaissance religieuse, due au grand et saint François d'Assise et quà donna la première impulsion à notre art nouveau de la peinture; comme cet éveil graduel de la sensibilité allemande, qui nous valut tant de formes nouvelles et merveilleuses de la musique, nées au treizième siècle d'un premier épanouissement de> l'âme germanique dans les trouvères-contrepoin
7
98    L'rrÉRZTar,E
tistes de Flandre et de France. Mais qu'est-il advenu des images `t on badigeonna: les fresques à la chaux, parce qu'on les trouvait laides; les tableaux, arrachés des sanctuaires, allèrent orner nos musées, où on les suspendit côte à côte, dans un bel alignement. Et puis — pour qu'il ne fût pas dit que « l'évolution » n'était pas scientifiquement démontrable . jusque dans la destinée de ces chefs-d'aeuvre très estimés — on gratta la chaux tant bien que mal, on envoya promener les moines, on fit des cloîtres et des campi santi une seconde classe de musées EQuant à la musique, elle n'eut pas un sort beaucoup plus enviable. J'ai assisté moi-même — et cela, dans une capitale réputée entre toutes pour le raffinement de son « goût musical n- à une exécution de la Passion de Bach selon Saint-Matthieu, où l'on applaudit à tout rompre après chaque « numéro » et où le choral O Haupt voll Blui zcfacI id'unr.len eut même les honneurs du bis! Nous possédons bien des choses que ne possédaient pas les Grecs, mais un tel fait suffit pour que nous sentions clairement et douloureusement ce qui nous manque et ce que les Grecs possédaient. A l'artiste d'aujourd'hui on serait tenté de crier, avec H,5lderlin :
Meurs ! sur l'orbe de cette terre tu chercherais

en vain, noble esprit, ton élément.
Il s'en faut que, chez nos artistes, ce soit le manque de force intérieure ou d'originalité qui explique l'attraction exercée sur leur ceeu.r par la Grèce : mais sans doute conçoivent-ils, ou éprouvent-ils, L'nlrOssrBrvrri; qu'il y a pour 1'individu isolé à devenir, en cet état d'isolement, réellement original. L'origitaalitë est tout autre chose que la fantaisie. Elle consiste, pour une personnalité donnée, à suivre librement la voie que lui prescrit non pas du tout sa fantaisie, mais la conformation particulière de sa nature. Or ce qui constitue ici la part de la liberté : cette liberté dont l'individu doit disposer, non pas, on le répète, pour choisir sa vole (car elle lui est prescrite), mais pour la suivre à sa guise,
L'ART ET LA PHILOSOPHIE IM-LLÉ-NIQ.LTES    9 9
c'est cela précisément dont l'artiste est privé partout ailleurs que dans son « élément » naturel; et cet élément se peut délir: une culture (au sens collectif du mot) entièrement imprégnée d'art. L'artiste ne trouve aujourd'hui rien de pareil- On ne saurait, certes! prétendre sans injustice que :notre monde européen actuel soit incapable d'émotions artistiques. Une puissante fermentation des esprits s'atteste dans l'intérêt qu'ils marquent pour la musique; et si l'intérêt pour la. peinture demeure confiné (au moins en pays allemand) dans des cercles plus étroits, il est, en somme, assez général et se passionne parfois au point d'en devenir troublant. Mais ce genre de préoccupations n'influent guère sur la vie (les peuples : elles sont l'accessoire — un accessoire bon pour les heures de flânerie et pour les gens de loisir. La mode, le caprice, le mensonge sous toutes ses formes règnent en maîtres dans ce domaine; et l'atmosphère où respire l'artiste manque de toute élasticité. Le plus robuste génie lui-même est enchaîné, et comprimé, et repoussé de toutes parts.
Ainsi l'art hellénique survit parmi nous comme le souvenir d'un paradis perdu, qu'il faudrait retrouver.
C'est sous de plus heureux auspices que la philosophie Le génie et les sciences naturelles des Grecs ont reçu de nous l'hospi- « conflgutalité; et cette hospitalité leur a été confirmée avec joie et rat-etir» gratitude par les enfants du dix-neuvième siècle. Ici non plus nous ne faisons pas qu'honorer des dieux lares, et nous ne célébrons pas le culte des ancêtres. La philosophie grecque est demeurée des plus vivantes dans notre esprit; et la science grécque, d'une gaucherie presque enfantine par certains côtés, d'une inconcevablee force d'intuition par tant d'autres, réclame notre intérêt non seulement au titre historique, mais actuel. La pure joie que nous éprouvons quand nous considérons la pensée hellénique, il se pourrait, d'ailleurs, qu'elle provint en partie de la- conscience d'avoir dépassé en ce domaine nos grands prédécesseurs. Notre philosophie est devenue plus —philosophique; notre science, plus scientifique :
100    L B-ERITâG1i
progression qui, malheureusement, ne s'est pas accomplie dans le domaine de l'art. Pour la philosophie et pour la science, notre culture nouvelle s'est montrée digne de son origine hellénique. Ici, pas de remords.
On n'attend pas que j'insiste sur des rapports connus de tout homme czzltivé : rapports étroitement génétiques en ce qui concerne la philosophie, car notre pensée ne s'est éveillée qu'au contact de la pensée grecque et c'est en elle qu'elle a puisé même la force, mûrie n dernier lieu, de la contradiction et de l'indépendance; rapports étroitement génétiques aussi, à considérer le fondement de toute science exacte, la mathématique ; rapports plus lointains quant aux sciences d'observation, où d'ailleurs l'influence grecque fut aux débuts plus paralysante que stimulante'). Il suffit, pour mon objet, de faire comprendre au lecteur quelle secrète vertu, inhérente à ces vieilles pensées, leur assura une vie si tenace. J'y vais tâcher en peu de mots.
Combien d'idées n'avons-nous pas vues, depuis lors, perdre leur crédit ou leur séduction et choir finalement dans un définitif oubli, tandis que Platon et Aristote, Démocrite, Euclide et Areh;mède, continuent d'agir sur notre vie, de stimuler ou d'instruire notre esprit, et que la figure à demi fabuleuse de Pgpthagore va grandissant de siècle en siècle 12) Et je me dis : ce qui a conféré l'éternelle jeunesse à.la pensée d'un Démocrite, d'un Platon, d'tin Euclide, d'un Aristarque $), c'est exactement le même esprit, la même sorte de force spirituelle qui maintient éternellement, jeunes Homère
¹) Mais il n'est que juste d'ajouter que plusieurs des plus brillants exploits de Yesprit hellénique dans ce domaine nous étaient inconnus jusqu'à ces derniers temps.
q) Par où elle ne fait que reprendre les proportions qu'on lui attsiijua jadis. Plutarque rapporte que les Romains, invités par un oracle à dresser l'image du plus sage dès Grecs, érigèrent la statue de Pythagore (Ntsma, ch. si).
3) Pas le critique, mais Aristarque de Samos, qui inventa le systéme du monde auquel Copernic devait laisser son nom.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES 101
et Phidias : c'est cette puissance que l'on peut proprement appeler ORATRICE ou encore, en prenant le mot dans sa plus vaste acception, ARTISTIQUE. Quand l'homme, par une représentation qu'il se forme du monde intérieur de son moi ou du monde extérieur, tente de se les assujettir, de se les assimiler, cette image n'a de prix qu'à condition d'être figurée du trait le plus ferme et construite avec la plus parfaite clarté. Une histoire longue déjà de quelque trois mille ans nous le démontre : si la. connaissance de faits nouveaux CarPt l'esprit humain, seules l'enrichissent les idées nouvelles, c'est-à-dire les nouvelles représentations. Là s'atteste cette « force créatrice » dont Goethe dit qu'elle « glorifie la nature» et sans laquelle « l'extérieur resterait (pense-t-il) froid et inanimé » ¹). Mais ce qu'elle crée n'est durable qu'autant que les images qui nous l'évoquent sont belles, transparentes — donc artistiques.
As imagination bodies forth
The foi-ms of things unknoitw, the poet's pen Turns them to shape.
Ainsi parle Shakespeare. Traduisons : àà mesure que l'imagination projette au dehors ses représentations des choses impénétrables, la plume du poète les « configure». Or, seules les représentations qu'a transformées en les modelant le génie configurateur, possèdent une valeur durable pour la conscience humaine. Le stock de faits positifs dont nous disposons est très variable, aussi le centree de gravité du réel (si je peux m'exprimer ainsi) nous semble-t-il soumis à un continuel déplacement. En outre, une bonne moitié de notre savoir (ou même davantage) n'est que provisoire; ce qui passait hier pour vrai, est faux aujourd'hui, et l'avenir fera sans doute la même expérience : car à mesure que s'élève
¹) Ces mots sont tirés des Waizdeîlahrei&. On le voit: selon Goethe, la vie elle-même ne s'« anime » que par l'effet d'un acte créateur de l'esprit humain.
102    L°HÉR1TA»GE
l'édifice de notre savoir, s'accumulent les matériaux qui doivent entrer dans sa construction et qui nous obligent d'en modifier le plan ¹). Au contraire, ces oeuvres demeurent que
¹) C'est aïnai qu'un traité général de botanique ou de zoologie datant de 1875 est aujourd'hui sans usage : non pas tant en raison des faits nouveaux acquis depuis à la science, que parce qu'elle a conçu autrement quantité de rapports entre des faits déjà connus et parce que d'exactes observations ont été démenties par d'autres, plus exactes encore. Le dogme de l'Imbibition, par exemple, en supposait, et en suscita d'innombrables; né en 1838, il atteignit l'apogée de sa fortune vers 1868; alors commença la contremIne et, en 1898, dûment consignée au cimetière des théories botaniques, l'Imbibition n'était plus qu'un mot. En zoologie, le dis-neuvième siècle à ses débuts s'était flatté de n simplifier » et l'on sait si Darwin l'y encouragea : ramener, si possible, toutes les formes animales à un type commun, c'était fort séduisant, c'eût été fort commode. Mais à mesure qu'ont augmenté les connaissances, on a découvert une complication plus grande du schéma sous lequel ®n flgurait le type primitif. Cuvier avait cru se tirer d'affaire avec quatre «plans, généraux de construction u; bientôt après, on supposa sept types différents, irréductibles les uns aux autres, puis Claus en supposa neuf, au minimum. Ce minimum ne suffit plus. Dès que l'on ne se propose pas uniquement de faciliter leur besogne aux commençants (ainsi que fait Richard liertxvig dans son manuel d'ailleurs excellent), dès que l'on pèse l'importance relative des différences de structure indépendamment même de la richesse des formes, etc., on ne peut, en l'état actuel de nos renseignements anatomiques, admettre moins de seize types, tous également typique-, (voir notamment le magistral Lehx•buch dèr Zoologie de Fleischmann). Même nos idées sur des' faits capitaux de l'ordre zoologique ont été complètement modiflées par un plus exact savoir. Ce fut une presque certitude que la relation génétique directe entre les vers et les vertébrés ; Carl Vogt — qui pour être darwiniste n'en conservait pas moins son indépendance de jugement — considérait cette relation comme démontrée et racontait à ses étudiante (dont je fus) des choses charmantes sur la brillante carrière du ver arriviste, qui avait fini par se hausser jusqu'à l'état d'homme. Or des enquêtes plus précises et plus complètes sur le développement des germes dans 1'ceuf ont conduit b,-établir entre les animaux dits ab, fi-;c-u n(ceux qui ne sont pas constitués de cellules simples et séparables) une division nettement tranchée : ils se scindent en deux groupes dont le développement s'effectue suivant un plan essentiellement différent dès l'instant de la fécondation de I'rnuf, en sorte qu'une parenté véritable entre les représentants de l'une et de l'autre catégorie est exclue (quel-
LeART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES
103
l'homme empreint de l'effigie de l'artiste, ces formes ne passent pas en lesquelles il insuffie sa vie. Ce qui vit, je le répète, ne meurt point. On sait qu'au3ourti'13ui la plupart des zoo
que vraisemblance que semblent lui prêter des analogies dans l'apparence extérieure), et aussi bien la parenté génétique préjugée par les évolutionnistes que la parenté architectonique. Eh bien, les vers appartiennent à l'un de ces groupes (qui culmine dans les insectes), et les vertébrés appartiennent à l'autre, de manière qu'on serait mi eus fondé à chercher lesancêtres de ces derniers dans la seiche et dans l'oursin i(Cf. entre autres Karl Camille Sehneïder : Grtendzüge dcr tierischen Organisation dans les Prexesaische Jahrbücher 1900, ne da juillet, p. 73 et suiv.)
Je cite ces exemples entre mille, autres, parce qu'ils- sont concrets ou aisément intelligibles. On en trouverait dans n'importe quel domaine, soit que nous suivions nos modernes psychologues dans l'exploration du.moi subliminal ou nos historiens, nos archéologues, nos linguistes dans celle des civilisations récemment exhumées, soit que nous interrogions un Pasteur sur les mystères dg la microbiologie, ou les Curie sur ceux de la radioactivité. Que serait-ce si j'abordais (même avec toutes les réserves philosophiques qui s'imposent) les hypothèses révolutionnaires sur la +< dématérialisation de la matière » et u l'énergie intraatomique u par lesquelles le docteur Gustave Le Bon ébranle le dogme de l'indestructible atome, fondement de la chimie, le dogme de l'indestructible énergie, fondement de la physique 1(Voir le résumé de ses recherches dans L'Evalution de la matière, nouv. éd. 1908, et dans l'Evolution des forces, même année). Mais ici c'est le vingtième siècle qui commence à rêver ses rêves. II ne conjecture rien, quand il proclame avec le professeur Mach (Histoire de la >nëcanique) l'infinie complication de principes qu'avait jugés simples le siècle précédent et qui, reposant sur des expériences que l'on avoue a non réalisées et même non réalisables s, ne sauraient plus être tenus pour n démontrés n en aucune façon. C'est, d'autre part, l'écroulement de théories ambitieuses échafaudées il y a moins de quarante ans, qui détermine son effort pour élever sur la thermodFnaiuidue seule l'édifice tout entier de la physique mathématique.
Même les vérités mathématiques pures, axiomatiques, implicites, celles qui, dans l'opinion généralP, semblent « enchaîner le Créateur et lui permettre seulement de choisir entre quelques solutions peu nombreuses »(H. Boincaré : La Science et l'Hypothèse, 1909, p. 1.) sont sujettes à une continuelle rewision. Et sans doute la science ne substitue-t-elle pas ici un fait à un autre faït ; mais par la vertu d'audacieuses antithèses, opposant une abstraction à une autre abstraction, elle suscite l'image concrète d'un ordre de possibilités. im
prévues. Depuis que
104    L'HÉRITAGE
logues enseignent l'immortalité — l'immortalité physique — du plasma germinatif; sur l'abîme creusé entre la nature organique et l'inorganique, c'est-à-dire entre la vie et la non-vie, le dix-neuvième siècle avait tenté de jeter un pont et il s'imaginait y avoir réussi : mais l'abîme apparaît plus infranchissable qu'avant ¹). Ce n'est pas ici le lieu d'en' dis
Lobatchevsky et Bolyai ont établi presque en même temps, et irréfutablement, l'impossibilité de démontrer le POSTIULATUM D'EUCLIDE, des géométries NON EUCLIDIENNES, déduites de sa négation avec une logique implacable, ont ouvert de nouvelles perspectives dans le champ dé la pensée mathématique (sur la théorie des surfaces éà courbure constante, sur la géométrie sphérique, etc., et aussi par leur réinterpré#ation dans le mode euclidien) ; elles ont même paru susceptibles de recevoir des applications, et le profane y cerrait à tort un simple jeu de l'esprit en constatant, par exemple, que le nombre des parallèles qu'on peut mener à une droite donnée par un point_ donné est égal, dans la géométrie de Lobatchevsky, non à uN comme d-ars celle d'Euclide, mais à L'INFINI, et âà zÊFto dans celle de Riemann, lequel jette aussi par-dessus bord cet axiome :« par deus points on ne peut faire passer qu'une droite n. Même remarque pour la qlusaRtÈaE ctzosiÊTR*F qui soutient entre autres cette thèse singulière : fi une droite réelle peut être perpendiculaire à elle-méme n et pour les GÉOazÉTrtMs 'SON .~seslMÉDZEwr:Es de Véronèse et de Hilbert qui, en contestant une proposition tenue pour évidente, sont conduits à faire paraître de nouveaux aspects du a continu n mathématique. Cf. pour plus de détails les suggestifs ouvrages de H. Poincaré (La Science et l'Hypothèse, déjà cité, Science et Méthode, La Valeur de la Science, tous trois de 1909 sous leur forme la plus récente).
Il suffit pour que le lecteur mesure l'erreur où tombent les hommes, quand ils attribuent à la science de leur temps un caractère définitif. Elle n'est jamais qu'un provisoire et marque la transition entre la théorie d'hier et celle de demain.
¹) Consulter, par exemple, The tell in Dete.lopment and Inher-ifance du zoologiste américain E. B. Wilson. Dans cet ouvrage qui fait autorité, nous lisons : a L'étude de l'activité cellulaire a en somme élargi plutôt que rétréci le formidable abîme séparant des phénomènes du monde inorganique les formes même les plus basses de la vie n(p. 434 de l'éd.de 1900). On peut recommander Ia lecture du chapitre: Theories o f Tnheritance and ,Deaeiopmenl à quiconque, moins épris de phrases que de faits, souhaite s'instruire de l'état actuel de nos connaissances sui le problème de la forme animale. Ils trouveront un chaos : re qu'on l'envisage sous le rapport ontogénétique ou phylogénétique, écrit R'ilson
z'AnT rT LA rRILosoPEI1; JIzzaxiQuES    105
cuter. Je ne mentionne le fait que pour me justifier, par analogie, de distinguer également entre les représentations « organisées » et celles qui ne le sont pas, et pour exprimer ma conviction que jamais encore n'a péri ce que Je poète cc plasmateur » (je reprends le mot de Rabelais) a configuré en forme vivante. Sans doute il arrive que des cataclysmes engloutissent l'ouvrage de ses —mains, mais il arrive aussi qu'après des siècles les figures ensevelies s'exhument de leur prétendue tombe et reparaissent rayonnantes du sourire de l'éternelle jeunesse. Sans doute, comme leurs sœurs de marbre, les filles de la pensée sont souvent mutilées, mises en pièces, anéanties : mais, ce n'est ià• qu'une sorte mécanique d'ann;hilement, non la mort. Et ainsi la doctrine des Idées, que Platon forgea voici plus de deux mille ans, constitue encore un élément vivant dans le trésor intellectuel du ,dixneuvième sièc:Ie : de combien de pensées actuelles n'est-elle pas la source première 2 et quelle spéculation philosophique digne de ce nom ne se rattache à elle en quelque manière i En même temps l'esprit de Démocrite a régi les sciences naturelles: si profondément qu'ait dû être transformée sa géniale fiction de l'Atome, c'est lui l'inventeur, lui l'artiste qui (pour parler avec Shakespeare) a projeté au dehors, par
(p. 434), le problème du développement est immense, et l'on ne saurait en exagérer la grandeur. » Loin que chaque nouveau phénomène découvert contribue à la simplification et à l'éclaircissement, il crée de nouvelles difficultés et soulève de nouvelles questions. Comme s'écrie un embryologiste connu : n II semble que chaque ceuf porte en lui sa propre loi ! B Dans ses investigations sur la structure et le développement du cristallin (1900) Rabl aboutit à un résultat pareil; il constate que chaque espèce animale possède ses organes des sens spécifiques, dont les caractères distinctifs sont déjà déterminés dans la cellule ceuf. Ainsi par les progrès de la vraie science — en opposition avec ces généralités _ creuses et souvent insanes sur la force et la matière qui ont servi âà éblouir des générations de naïfs — notre conception de la vie est devenue plus s civante u, et le jour n'est pas éloigné où l'on reconnaîtra qu'il serait plus judicieux d'interpréter l'inanimé du point de vue de la vie que de faire l'inverse. (Cf. mon Immanuel Kant, p. 482 et suiv.) .
100    jumÉmus.on
la force de son imagination, cette représentation d'une réalité impénétrable, puis l'a a eonfigurée»,
Plat-on Il est aisé de citer des exemples de la manière dont le génie configurateur des Grecs assure aux pensées la vie et l'efficacité.. Prenons la philosophie de Platon. Sa substance n'est pas nouvelle. Il ne prétend pas, comme fera Spinoza, tirer des profondeurs de sa conscience la formule d'un système du monde logiquementt déduit; il ne s'attaque pas non plus à 1a-nature avec la magnifique ingénuité d'un Descartes, dans l'espoir chimérique d'arracher à ses entrailles le secret du mécanisme qui expliquerait l'univers. Il emprunte de droite et de gauche ce qui lui semble le meilleur et, s'assimilant des intuitions qui appartenaient aux Eléates, à Héraclite, aux Pythagoriciens, à Socrate, il en compose un tout qui n'est pas proprement logique, mais qui est certainement artistique. A l'égard des philosophes grecs qui le précédèrent, Platon tient à peu près la même position qu'occupa Homère par rapport aux aèdes qui furent ses devanciers ou ses contemporains. Homère non ,plus n'a probablement rien « inventé n (ou pas davantage que n'inventera Shakespeare); mais il a puisé à des sources diverses ce qui convenait à son dessein et, de ces élémente hétérogènes fondus ensemble, lui aussi a composé un tout nouveau: quelque chose d'entièrement individuel et qui, comme tel, présente les qualités inhérentes à l'individu vivant, mais atteste aussi ses étroites limites, ses lacunes, ses idiotismes — car chaque individu répète après le dieu des mystères égyptiens :<.c Je suis celui qui suis, » et fait apparaître un type nouveau qui nous demeure impénétrable, insondable ¹). II en est ainsi de la conception du monde que nous a laissée Platon.
¹) « Une authentique œuvre d'art demeure toujours, comme un ouvrage de la nature, quelque chose d'infini pour notre entendement. Nous la contemplons, nous la ressentons; elle agit sur nous, mais nous ne saurions proprement la connaître, et nous saurions bien moins encore exprimer par des mots son être, son mérite, »    GOETHE.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉIVYQTSEB
107
Zeller, le célèbre historien de la philosophie grecque, écrit: (c Platon est trop poète pour être tout à fait philosophe.» Il serait malaisé de découvrir un sens précis à cette critique. Dieu sait ce que peut être un «philosophe» in abstracto. Platon fut Platon, et nul autre; à le considérer tel qu'il fut, nous apprenons comment un esprit devait être conformé pour porter la pensée grecque au point de son suprême épanouissement. Platon est l'Homère de la pensée. Si quelqu'un d'assez compétent pour~entreprendre ce travail démembrait la doctrine platonicienne de telle sorte que l'on aperçût distinctement quelles parties constituent l'apport primordial du grand penseur — j'entends par là; un bien qui lui appartienne en propre, à titre d'invention tout à fait nouvelle, et non point par le processus d'une seconde gestation, fût-elle géniale — c'est alors que sauterait aux yeux le caractère Po£,TiQ.up, de son mode de création: aussi bien Montesquieu, dans ses Pensées, nomme-t-il Platon un des quatre grands poètes de l'humanité. Et l'on s'aviserait que ces contradictions si souvent dénoncées, ces accords forcés d'éléments incompatibles, trouvent leur explication dans une • NÉcEssiT,É AxTis~IQur_. La vie-est par elle-même une contradiction., « La vie, dit Bichat, est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » De là ce je ne sais quoi de fragmentaire et aussi, en un sens, d'arbitraire, signe commun de tout ce qui vit. Sans ce qu'y ajoute l'homme par sa libre collaboration de poète, jamais ne se pourraient joindre et nouer les deux bouts de la ceinture magique. Les ceuvres d'art ne forment pas J cet égard i use exception : l'Iliade d'Homère est un magnifique exemple de ce que j'avance; Platon, par sa conception du monde, nous en offre un second; Démocrite un troisième, non moins précieux, par son intuition cosmique. Et tandis que s'abîment dans la nuit des temps les philosophies et les théories dont la splendide « logique» est due au patient travail du ciseau qui les a limées, ces vieilles idées demeurent debout, elles se sérient entre nos idées les plus neuves, et il apparaît manifeste qu'elles n'ont rien perdu de l'éclat de
108    L'nÉRITAGE
leur jeunesse. On le voit: ce qui est décisif, ce n'est pas la «vérité objective », c'est le mode de formation — « l'ensemble des fonctions », dirait Bichat.
Encore une remarque à propos de Platon : simple indication, faute de pouvoir ici développer le sujet dans son ampleur, mais suffisante, je l'espère, pour que rien ne demeure obscur. On sait aujourd'hui que la pensée hindoue exerça une influence à certains égards déterminante sur la pensée grecque. Il est vrai : nos hellénistes et nos philosophes, avec le furieux acharnement du préjugé scientifique, ont fait une belle résistance avant d'en convenir; rien que d'autochtone ne devait s'être développé sur le sol sacré de l'Hellade; tout au plus admettait-on qu'Egyptiens et Sémites eussent contribué à sa culture — et il n'était que trop certain que leur action n'avait pas dû profiter gTandement à la philosophie. Mais les indianistes modernes ont démontré ce que leurs prédécesseims (notammentt le, génial sir William Jones) avaient déjà soupçonné. Pour Pythagore, notamment, la preuve est acquise d'une intime familiarité avec les doctrines hindoues') et c'est déjà beaucoup, puisque Pythagore nous apparaît de plus en plus clairement comme le véritable p% de la pensée grecque. On a réuni en outre un faisceau de fortes présomptions en faveur d'une influence sur les Eléates, Héraclite, Anaxagore, Démocrite, etc. 2). Ii n'est pas étonnant, dès lors, qu'un génie comme Platon ait percé à. travers l'amas des notions surajoutées par l'incompréhension et que sa philosophie concorde, en quelquestins des points fondamentaux de toute vraie métaphysiqüe,, avec les plus profondes intuitions des penseurs hindous 3).


¹) Voir à ce edet surtout Schroeder: Pylliagoras und die Inder (1881.
2) Le meilleur résumé que je connaisse de cette question est celui de Garbe dans sa qâmkhya-Pltilosophie (1894), p. 85 etsuiv. On y trouvera aussi la bibliographie du sujet.
3) Pour une comparaison entre Platon et les Hindous touchant leur conception de la réalité empirique et de l'idéalité transcendantale de
L'ART ET LA PHTLC)S©PHSE HELLÉNIQUES    IC)9
14Tais que l'on compare Platon et les Hindous, ses ceuvres et leurs reuvres 1 alors on ne sera pas longtemps en doute sur les raisons pour lesquelles Platon continue de vivre et d'agir, tandis que les sages de l'Inde, s'ils vivent encore, demeurent sans action directe sur le vaste monde et sur l'humanité qui devient....
Pour la profondeur comme pour l'étendue, 1a pensée hindoue, si merveilleusement diverse et compréhensive, n'a pas d'égale. Mais si Platon, au dire du professeur Aller, fut « trop poète pour être tout à fait philosophe », nous apprenons, par l'exemple de l'Inde, ce qu'il advient d'une conception du monde quand le penseur est trop « tout à fait philosophe » pour être aussi un petit peu poète. La pensée pure de ce penseur-là demeure incommunicable —phénomène qui trouve une expression à la fois naïve et profonde dans ces passages Ces livres hindous; où nous lisons que la plus haute, l'tUtime
sagesse ne peut être enseignée que PAR LE SILENCE ¹). Com
bien il en est autrement du Grec 111 lui faut, coûte que coûte, é< projeter au dehors ses représentations des choses impéné
l'expérience, voir notamment Max lEIülIer : Three lectures on the Pedânta Phxlosophy (1894) p. 128 et suiv. On s'instruira en même temps des rapports entre Platon et les Eléates, qui ne s'éclairent vraiment que de ce point de vue. On trouvera naturellement plus de détails dans les ouvrages de Paul Deussen, l'illustre historien de la philosophie védique et commentateur des Oupa,aiehads, â qui nous devons aussi un exposé magistral du système du Védanta et d'admirables traductions de ses Soutras. Consulter particulièrement le discours qu'il a prononcé en anglais (Bombay, 1893) sous ce titre: « De la philosophie du Védanta dans sa relation avec les doctrines métaphysiques de l'Occident. »
¹) « Lorsque Bahva fut interrogé par Vashkali, il lui expliqua le « brahman » par ceci qu'il se tut. Et Vashkali dit : Enseigne-moi, ô vénérable, le brahman 1 Mais Bahva continua de se taire. Et quand l'autre l'eut interrogé pour la deuxième ou troisième fois, alors il dit : Justement je te l'enseigne, mais tu ne le comprends pas; ce brahman est — silence. n(Cankara dans les Soutras du Védanta III, 2,17)'. Dans la Ta•ifür,iya 0upanichad nous lisons (II, 4) : «Tel est le délice de la connaissance que toute langue s'arrête en deçà, et toute pensée, incapable d'y attein-> dre. »
1 110    MIXUAGE
AËîstote
trables et les configurer Y). Qu'on lise à ce propos, dans le Tkéétète de Platon, la laborieuse argumentation au terme de laquelle Socrate finit par accorder qu'un homme peut posséder la vérité sans être capable —de l'expliquer: seulement ce n'est pas là encore une connaissance; qu'est-ce donc qu'une connaissance ? Platon laisse la question sans réponse, attestant ainsi la profondeur de son intuition. Mais, au point culminant du,dialogue, on définit la connaissance «une juste représentation », et l'on ajoute qu'une juste représentation est celle sur laquelle il est possible « de tenir des discours et de donner des explications ». Au même ordre d'idées se rapporte le passage fameux du Tiin.ée, où le cosmos est comparé à un «animal vivant ».
Tout ce qui offre prise à l'esprit, toute matière pensable, DOIT être représenté et configuré: voilà le secret du génie grec, d'Homère à Archimède. Entre la doctrine des Idées de Platon et la métaphysique, il y a exactement le même rapport qu'entre la doctrine des Atomes de Démocrite et le monde physique. Ce sont les produits d'une force créatrice qui construit l'image des objets auxquels elle s'applique.; en ces œuvres, comme en toute oeuvre d'art véritable, s'épanche une inépuisable source de vérité symbolique. Ce que le soleil fait pour les fleurs, de telles créations le font pour les faits matériels. Les Grecs ne nous ont pas légué, certes, que de bonnes choses : il en est au contraire qui pèsent encore comme un cauchemar sur l'éveil de notre culture; mais la part précieuse de notre héritage hellénique, c'est un rayon de ce soleil qui fait pousser les fleurs.
Sous l'influence directe de Platon, et comme à son soleil, s'est élevé l'un des troncs les plus puissants qu'on ait vus surgir'au champ de la pensée : ARlSTOTE. Si Aristote, à beaucoup d'égards, s'est développé en opposition à Platon, cela tient à la nature de son intellect : mais sans Platon, Aristote ne serait devenu ni un philosophe ni surtout un métaphysicien. Une appréciation critique de ce grand homme — même envisagé uniquement par rapport à l'objet du présent cha-
L'ART.ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES    Ili
pitre — m'entraînerait trop loin. Pourtant je ne pouvais le passer sous silence, et le lecteur consentira que je lui suppose quelques lumières sur cette force constructive qui s'atteste si vigoureuse dans le traité logique de l'©rganon, dans l'Histoire des animaux, dans la Poétique, etc., et qui a marqué tant de siècles de son empreinte. Le domaine, dans lequel Aristote a créé avec un succès incomparable, et s'est acquis d'imprescriptibles titres à notre reconnaissance, se laisserait
définir par ce mot de Scot Erigène : naturaliu•rra rerum dis
eretio. Sa grandeur ne réside pas dans le, fait d'avoir eu raison — nul homme de premier ordre n'a commis d'erreurs plus —fréquentes et plus flagrantes ; elle consiste en ce qu'il ne connut pas de repos avant d'avoir rempli sa mission « configuratrice » dans tous les domaines de la vie humaine, avant d'avoir établi l'ordre dans le chaos l) — et c'est par là qu'il apparaît un véritable Hellène. Sans doute cet ordre a coî.té cher. Aristote était moins poète que ne le fut, probablement, aucun des philosophes considérables de la Grèce (Herder dénonce en lui « l'esprit le plus sec peut-être n qui ait jamais habité le cerveau d'un écrivain 2) et j'ose croire que le professeur Zeller lui-même ne songea jamais à lui reprocher de n'être pas c< tout à fait philosophe n; en tous cas il le fut assez pour doter le monde — grâce à sa force constructive bien authentiquement hellénique — de plus d'erreurs que n'en répandit jamais un homme_ seul, avant ou après lui. Voici bien peu de temps que les sciences naturelles se sont débarrassées des entraves qu'il leur avait imposées de toutes parts; la philosophie, et particulièrement la métaphysique, n'a pas encore secoué sa tutelle; quant à notre théologie, elle est — comment dirais-je 2- son enfant illégitime. En vérité, ce grand et riche héritage qui nous vient du monde ancien est une épée `a deux tranchants.
aj Eucken, dans son essai sur Thomas d'Aquin et Kant (Santsiud%zn 1901, VI, p. 30), dit que le travail intellectuel d'Aristote consista dans « une eon8gnrstion artistique ou, plus exactement, plastique. p
¹) Idcan sur Gesahichte der hiensahheit, L. sua, eh. 5._
112    L'IÉxuTAGE
Nous retrouverons ailleurs Aristote et la philosophie grecque. Ici, j'ajouterai seulement que les Grecs avaient, sans conteste, grand besoin d'un Aristote qui leur préconisât le recours aux méthodes empiriques et leur recommandât cette «voie d'or» dxx juste milieu, déjà définie par ce précepte du sage Chilon :« rien de trop ». Dans leur exubérance géniale, dans leur passion de créer, ils étaient enclins à viser trop haut ou trop loin, à perdre contact, héroïques étourdis, avec le sol tangible de la réalité; ce penchant ne pouvait manquer d'engendrer à la longue des conséquences funestes. C'est, au reste, un fait caractéristique qu'Aristote, si complètement grec à tant d'égards, n'ait exercé d'abord qu'une influence assez faible sur le développement de la vie mentale de ses compatriotes. Le sain instinct du peuple, qui goûtait ingénûment la joie de créer, se révoltait contre une réaction si soudaine et, par sa violence, si meurtrière; peut-être éprouvait-il obscurément que ce soi-disant empirique apportait avec lui comme remède le poison du dogmatisme. Aristote, on le sait', était médecin de profession —,i1 donna le grand exemple du médecin qui tue son patient pour le guérir. Le premier malade toutefois regimba; il préféra chercher son salut dans les bras du charlatan néoplatonicien. Nous, ses tardifs héritiers, nous avons hérité à la fois, pauvres diables, du médecin et du csharlatan : ils se disputent nos corps bien portants et les empoisonnent de leurs drogues à qui mieux mieux. Que Dieu 'nous vienne en aide !
Sciences    Un mot encore sur la science grecque. Il est naturel qu'elle
naturelles ne présente°plus à nos yeux qu'un intérêt exclusivement historique, ou peu s'en faut. Si brillantes qu'aient été les conquêtes scientifiques des Grecs, nous les avons depuis longtemps dépassés sur ce terrain. Mais ce qui ne salirait nous laisser indifférents, c'est d'observer le merveilleux essor qu'a pris chez eux l'étude de la nature, l'instinct de sa juste, interprétation, dès que se sont développées les capacités artistiques qui venaient de se révéler à eux, et sous l'influence même de ce développement. On ne peut s'empêcher de trouver ici
L'ART ET LA PHIY.OSOPBIE tiELLÉNSG1iTE5    1.1s
un exemple de la thèse de Schiller : l'homme, ne saurait délivrer de la réalité l'apparence sans purifier en même temps de l'apparence la réalité.
A nous remémorer les «erreurs» d'Ulysse, les pérégrinations d'Io, bien d'autres voyages fabuleux recensés dans les fictions poétiques des Grecs, nous n'attendrions pas de leur part une contribution sérieuse 1 la GÉOOx-AP$xE. L'image du monde qu'ils nous évoquent est peu conforme à celle que nous nous en faisons et paraît plus embrouillée encore-, grâce aux efforts que tentent pour l'éclaircir des commentateurs qui se contredisent entre eux. D'ailleurs, et en fait, les Grecs ne se sont pas aventurés bien loin jusqu'à l'époque d'Alexandre. Mais consultons quelqu'un des ouvrages qui retracent l'histoire de nos connaissances géograplûque-s ¹) et nous irons de surprise en surprise. r11'école on ne nous entretient guère que de Ptolémée, et la carte qui porte son nom nous semble aussi bizarre que ses sphères célestes qui s'emboîtent les unes dans les autres : mais ce sont là des produits d'un âge de décadence; ils attestent l'effort d'une science qui a infiniment perfectionné ses moyens, mais qui a perdu le ressort de l'intuition — d'une science telle que la peut engendrer le chaos ethnique, l'humanité sans race. Si, au contraire, on se renseigne sur les notions géographiques que possédèrent les Grecs véritables, d'Anaximandre jusqu'à Eratosthène, on comprendra cette affirmation de Berger : « Les résultats obtenus, dans le domaine de la géographie scientifique, par ce peuple merveilleusement doué des Grecs, valent vraiment la peine qu'ils ont coûtée. Aujourd'hui encore nous en rencontrons la trace à chaque pas et nous ne saurions nous passer des FONDEMENTS ainsi posés 2). » Ce qui est surtout frappant, c'est, outre le nombre relativement considérable des faits enregistrés, la saine faculté de représentation qui caracté
¹) Par exemple Hugo Berger: Gesehichte der uissenscicajüiehen Erdkztnde der Grieclcera.
2) Op. Cit. I, p. vz.
],].¢    L'HÉRITAGE —
use les anciens Ioniens. Plus tard on recula au lieu de progresser, et ce-la principalement sous l'influence « des gens prudents qui, dédaigneux de la physique, de la météorologie, de la mathématique, prétendirent n'attacher foi qu'au témoi-• — gnage de leurs .propres yeux ou aux récits de témoins oeulaires I). » Plus tard encore, la régression s'accentua par l'effet de préjugés scientifiques si puissants que tous les savants de l'antiquité déclarèrent MENSONGERS les voyages du premier « explorateur polaire», Pythéas (contemporain d'Aristote), qui rapportait la description exacte des côtes de Gaule et de Bretagne., un aperçu de l'Océan glacial, de décisives observations touchant la longueur du jour et de la nuit sous les latitudes arctiques 2). Philipp Paulitschke, lui aussi, établit 3) qu'Hérodote s'était formé une représentation beaucoup plus juste des contours du continent africain que celle qui fut propre à Ptolémée. Mais Ptolémée passait pour une cc autorité». Ah! le culte, ah ! la. fabrication des autorités....
• C'est un sujet de sincères regrets que nous ayons hérité du peuple grec non seulement les résultats dus à ses « dons merveilleux n(comme parle Berger), mais aussi sa foi dans les autorités et sa prétention d'en produire par un savant « élevage ». Rien de plus instructif à cet égard que l'histoire de la PAtAoNmozrooM. Grâce à leur puissance de vision, alors que rien n'en altérait l'acuité et, si l'on peut dire ainsi, la naïveté, les anciens Hellènes — longtemps avant Platon et Aristote —avaient reconnu ce qu'étaient en réalité les coquillages trouvés sur le sommet des montagnes, et même les empreintes de poissons. Un Xénophane, un Empédocle avaient bâti là-dessus des doctrines évolutionnistes et géocycliques. Mais les autorités proclamèrent insanes ces justes identifications et les doctrines qui en rendaient compte; quand les faits

¹) Op. cit. a, 133.
2) Op. cit. in, 7; pour la comparaison de ce jugement de la science antique avec celui de la science actuelle, voir aussi nz, 36.
a) Dans l'ouvrage intitulé : Die geogrttphiaèhc Erforach.uaip des afri1eanisehen gon.ünents (3a éd. p. 9).
L'ART ET LA PATT.oSOPHIE HET.T.F171h,1UkS    Ilâ
s'accumulèrent, elles inventèrent pour s'en débarrasser la magnifique théorie de la vis pltastï•ccc ¹) et ce n'est qu'en l'an 1517 qu'un homme osa rééditer la vieille opinion quivant laquelle le niveau de la mer se serait élevé jadis jusqu'au sommet des montagnes :« L'année de la Réforme, on se retrouvait donc, après un millénaire et demi, au point où était parvenue l'antiquité-classique »?). Fracastor, d'ailleurs, convertit peu de gens à sa thèse; et si l'on veut mesurer (ce qui n'est point aisé, vu les progrès accomplis par la science) combien grande et digne de respect était la force qui faisait de I'œil du poète hellène un organe pour la perception de la vérité (car_Xénophane et Empédocle furent en première ligne des rapsodes, qui allaient déclamant leurs poèmes philosophiques), que l'on se reporte aux pages où le libre penseur Voltaire poursuit de ses railleries les paléonto-, logistes de l'an de grâce 1768 3). Non moins divertissants sont les efforts convulsifs de son scepticisme pour échapper à l'évidence. On avait trouvé des huîtres sur le Mont-Genis : Voltaire s'avise qu'elles sont tombées des chapeaux des pèlerins qui revenaient de la Terre Sainte; on avait exhumé, non loin de Paris, des os d'hippopatame : un curieux, dit Voltaire, a eu autrefois dans son cabinet le squelette d'un hippopotame — et il pense avoir confondu Buffon. Par où l'on voit bien que le scepticisme ne fait pas la perspicacité 4). Au contraire, les
¹) Quenstedt attribue cette hypothèse à Avicenne; mais elle date d'Aristote, et Théophraste, son disciple, la soutint expressément (Cf. Lyell : Pri.nciplcs of Geology, 12e éd. I, 20).
g) Quenstedt : Handbuch der Petrefaktenkunde, 28 éd. p. 2.
') Voir Des Singularités de la Nature, chap. àxu et xvTrz L'homme aux quarante écus, chap. Fa, tous deux de l'année 1768. Cf. ses lettres, entre autres la Lettre sur un écrit anonyme du 19 avril 1772.
4) Le même voltaire ne craignit, pas de traiter de « galimatias n les grandioses spéculations astronomiques des Pythagoriciens, ce qui fait dire à l'illustre astronome Schiaparelli:'aDe tels hommes ne sont pas dignes de comprendre quelle énorme puissance de pensée spéculative lut nécessaire pour arriver à l'idée de la sphéricité de la terre, de son libre flottement dans l'espace, de sa mobilit•é; sans ces notions, pourtant, nous
116    L'7LÉRITAGE
plus antiques poèmes abondent en traits d'une clairvoyance singulière : ainsi quand l'Iliade appelle Poseïdon « l'ébranleur de la terre » et désigne comme cause des secousses sismiques le dieu qui personnifie l'eau, et plus particulièrement la mer, cette intuition du poète s'accorde avec l'une des plus récentes explications que notre, science ait imaginées de ces phénomènes. On entend bien, d'ailleurs, qu'en signalant de tels traits je veux seulement les opposer par contraste aux marques d'étroitesse obstinée que donnent si souvent les pontifes du prétendu « progrès des lumières ».
Dans le domaine de la PUiszQuh AsTR-&LE, nous rencontrons des exemples plus significatifs encore de cette réaction de l'effort esthétique grâce à laquelle, selon Schiller, «la réalité se purifie de l'apparence». C'est surtout l'école de Pythagore qui nous les fournit. On trouve déjà chez les premiers adeptes la doctrine de la sphéricité de la terre et, s'ils compliquent cette représentation d'une quantité d'éléments fantastiques, ces éléments même sont fort instructifs, car ils renferment in nuce ce qui plus tard devait être reconnu
n'eussions possédé ni un Kepler, ni un Galilée, r•ii un Newton. » (Les prédécesseurs de Coperzaïc dans l'antiquité.)
L'auteur rappelait un peu plus haut les campagnes de voltaire en faveur de ce trio de génies: Copernic, Kepler et Newton. On sait comment, eA revanche, il malmena Maupertuis dans la Diatribe du docteur 3kakïtt, on sait qu'après l'avoir exalté comme son aimable maître à penser, son
cher aplatisseur du pôle et de Cassini, il le ridiculisa dans le Discours sur la modération pour ce singulier motif :
Vous avez confirmé dans des lieux pleins d'ennui Ce que Newton connut sans sortir de chez lui.
Maupertuis s'était avisé de vérifier par l'observation directe (en mesurant un degré de méridien sous le cercle polaire) l'hypothèse de l'aplatissement de la terre, impliquée dans la théorie newtonienne de la gravitation et contestée par Cassini. Pour démolir une théorie de Bufion, voltaire arguait de l'absence de preuve expérimentale; il raille Maupertuis d'avoir jugé cette preuve utile pour fonder une théorie do Nezvion : ce sont là jeux de sceptique. (Voir ce sujet, dans Science et 31éthode par E[. Poincaré, le chapitre sur la géodésie française).
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HET•T,FNYQHES    117
exact ¹) : ainsi s'ajoute avec le temps, à cette notion de la sphéricité de la terre et à. celle de l'obliquité de l'écliptique, la théorie de la rotation du globe terrestre sur son axe (I3icptas) et aussi celle de son mouvement autour d'un centre dans l'espace, que soutient Ph'lolaüs, un contemporaini de Démocrite. La génération suivante fait un pas de plus : à l'hypothétique <c feu central » est substitué le soleil. Puis, vers 250 avant J.-C., axYSTa73,Qup,_ ® non pas, il est vrai, comme philosophe, mais comme astronome — établit clairement les principes du système héliocentrique, entreprend de déterminer la distance qui nous sépare de la lune et du soleil, reconnaît dans celui-ci = dix-neuf siècles avant Giordano Bruno! — une des innombrables étoiles fixes. Quelle puissance d'imagination impliquent de telles découvertes, quel merveilleux don de « projeter au dehors (selon le mot de Shakespeare) une représentation des choses t7, la
 — suite l'a bien fait, voir : Bruno a payé de sa vie, Galilée de sa
liberté, ce redoutable privilège 2j. Et ce n'est qu'en l'an de
?) Zeller : Die Philosophie der ffleche-n, 5e éd. Tome F, p. 414 et suiv. On trouvera un exposé plus technique, mais extraordinairement lumineux, dans le travail déjà cité de Schiaparell.i, où on lit entre astres : « Nous sommes à même de pouvoir affirmer que le développement des principes physiques de l'école pythagoricienne DEVArr conduire, par un enchaînement logique des idées, à la théorie du mouvement de la terre. » Pour plus de détails sur a la conception vraiment révolution- — naire d'après laquelle la terre ne forme pas le centre de l'univers », consulter Wilhelxn Bauer : Der dltere Pytlzagoreisrnxzs (1897) p. 51 et suiv.,•B4 et suiv. L'étude de Ludwig Ideler parue en 1810 sous ce titre: Ueber das Perhültnis des Sopelrnilzus zum dltertum, dans le iVusextyn Îi'er Altertunzszcissenschaft de Wolf (p. 391 et suiv.), peut encore aujourd'hui se lire avec profit, de même, que les observations de Renouvier (lilanuei de Philosophie ancienne, Tome x, p. 123, 125, etc.) établissant que les Pythagoriciens nEVaMNT être conduits à placer la terre au rang des planètes et à édifier p cette immortelle conception des choeurs des planètes u. Parmi les ouvrages anciens qui ont tenté de restituer la véritable astronomie des Pythagoriciens d'après une étude sérieuse des textes, il faut mentionner aussi Boeckh : De vera indole astronomiae philolaicae et Tlx. M. Martin: Etudes sur le Timée de Platon.
$) Aristarque lui-même fat accusé d'impiété par le stoïcien Cléanthe
lis-    L'MÉRITAGE
grâce 1822 que l'Eglise romaine, ravant de l'Index l'ouvrage de Copernic, autorisa Yimpreseion de livres qui ensëignent à l'exemple de celui-là le mouvement de la terre — ma,ia sans d'a•illeurs annuler les bulles qui défendent d'y ajouter foi et sans en restreindre d'aucune façon la portée.
Il ne faudrait jamais non plus perdre de vue que cette « purification» de la réalité graduellement dégagée de l'apparence fut, dans l'origine, l'ceuvre des Pythagoriciens décriés comme mystagogues et trouva dans l'idéaliste Platon (surtout vers —la fin de sa vie) un précieux encourage
* pour avoir privé de son repos la déesse Hestia xi. Plutarque, qui nous donne ce renseignement en passant, résume ainsi les découvertes d'Aristarque : a Fl compte le soleil au nombre des étoiles fixes, fait se mouvoir la terre par l'orbite solaire (apparente : c'est-à-dire l'écliptique) et dit qu'elle est baignée d'ombre selon le degré de son inclinaison. a Sur ce témoignage et sur d'autres encore voir, par exemple, Renouvier, op. Cit. Tome r, p. 204 et 205, et surtout le travail déjà mentionné de Schiaparelli. Cet astronome est convaincu, d'ailleurs, que son devancier du troisième siècle ne faisait qu'enseigner ce que plusieurs savaient dès le temps d'_4ristote et ce qu'ils avaient été conduits à découvrir sur la voie frayée par les Pythagoriciens. Sans Aristote et sans le néoplatonisme, le système héliocentrique aurait constitué une vérité généralement admise à l'époque de la naissance du Christ : le Siagirïta_, on le voit, a bien mérité sa position de philosophe officiel de l'Eglise orthodoxe 1- Par contre, c'est une pure fable qui représente les Egyptiens comme ayant contribué en quelque manière à résoudre les problèmes de la physique astrale (schiaparellï, op. cit.); elle apparaît aussi dénuée de fondement que tant d'autres contes brochés sur le thème dee notre prétendu héritage égyptien. — Copernic lui-même, dans la préface adressée au pape Paul lu de ses Révolutions des ordres cêlestes, déclare: « J'ai trouvé d'abord dans Gicérou que Ilicétas avait cru que la terre se mouvait. Ensuite j'ai lu dans Plut-arque que quelques autres avaient professé la même opinion. Partant de ces indications, j'ai commencé à réfléchir, moi aussi, sur la mobilité de la terre.... » S'il n'est pas certain que Copernic connût exactement l'opinion d'Aristarque, du moins. Plutarque et Gicëron lui révélèrent-ils, quand il les consulta pour mettre fin à ses perplexités astronomiques, ces deux garants de « la mobilité de la terre u: Hicétas (dont Cicéron empruntait le nom à Théophraste) pour le mouvement de rotation et Philolaüs pour le mouveulent de translation.
L'ART ET L PRMOSOPME HELLÉNIQUES
119
ment I), tandis que le pontife de l'Induction, cet Aristote qui ne voyait de salut que dans !'empirisme, se fit de son empirisme une arme pour anéantir la chimère du mouvement de la terre. « Les Pythagoriciens, écrit-il (en argumentant contre la rotation du globe sur son axe), n'infèrent pas des phénomènes leur explication et leurs causes, mais ils s'efforcent d'accorder les phénomènes avec des points de vue personnels et des opinions préconçues : voilà comment ils s'attaquent au problème de la structure du monde» (Dé cccZo lz, 13). Cette opposition devrait donner à penser à plus d'un enfant du siècle, car ce ne sont pas les naturalistes « aristotélisants » qui nous manquent, et nos doctrines scientifiques les plus récentes ne recèlent pas moins d'opiniâtre dogmatisme que celles de l'Eglise aristotélico-sémitïco-chrétienne Q).
Un exemple d'une tout autre nature, mais témoignant non moins éloquemment de l'influence vivifiante qu'exerce le génie « configurateur ;j des Grecs, pourrait être —emprunté à l'histoire des mathématiques et, en particulier, de la GÉ,omÉTRtE. Pythagore est le fondateur de la science mathématique en Europe. Certes il doit aux Hindous — la démonstration en-est faite 3) — une part essentielle de ses connaissances : à commencer par le théorème dit « de Pythagore » (ou du carré de l'hypothénuse), et pareillement la notion des grandeurs irrationnelles, et probablement aussi son arithmé
3) Suivant Théophraste (dans Plutarque — Questions platoniques et dans Cicéron : Académiques zz, 39) il regretta d'avoir placé dans son Timée la terre ait centre du monde.
8) Ce que dit Tvndall d'Aristote dans son célèbre discours deBelfast (xS74): a Il mit des mots , la place des choses et prêcha l'induction sans
. la pratiquer » — nos arrière-neveux l'appliqueront, j'imagine, à, maint
Ernest Haeckel du dix-neuvième siècle. — Peut-être vaut-il la peine de mentionner en passant que Schiaparelli établit aussi l'origine hellénique du système de Tycho-Brahé : telle était la richesse de leur imagi
nation que les Grecs n'ont pas laissé d'inventer toutes les combinaisons possibles.
$).L. v. Schroeder : Pythagoras und die Inder, p. 39 et suiv. .
®    L'HÉRITAGE
tique; quant au calcul abstrait, dont les signes généraux nous viennent de la même source, ainsi que les chiffres prétendus « arabes », Cantor écrit i) :« L'algèbre s'est élevée chez les Hindous à une hauteur qu'elle n'a jamais atteinte chez les Grecs.» Mais que l'on considère à quel degré de merveilleuse lucidité les Grecs ont porté la mathématique «figurée », la géométrie ! C'est à l'école de Platon que se forma cet Euclide dont les « Eléments » constituent une oauvre d'alt 'si parfaite qu'il faudrait déplorer l'introduction des méthodes d'eneeignement accélérées, au cas où elles soustrairaient ce pur joyau à l'attention de la plupart des hommes. Marquerais-je trop ingénument ma prédilection pour les mathématiques, si j'avouais que les « Eléments » d'Euclide me semblent presque égaler en beauté l'Iliade d'Homère ? En tous cas, je ne saurais voir un simple hasard dans ce fait que l'incomparable géomètre fut aussi un musicien enthousiaste, de qui les « Eléments de musique », si nous les possédions sous leur forme originale, nous> sembleraient peut-être le digne pendant des « Eléments de géométrie n. Et je reconnais l'intime parenté de race d'un génie scientifique de cette nature avec l'esprit poétique, avec le don de cc projeter tu dehors » des représentations et de les cc configurer » artistiquement. Voilà encore un de ces rayons du soleil hellénique qui ne s'éteindront pas de si tôt ! 2)
Ici s'impose une dernière remarque, d'essentielle impor-. tance pour notre objet. Ce furent la théorie des nombres et la géométrie pure —on dirait volontiers : purement poéti
ij Cantor : ïorlesungen über GeseTzdehte der liathematik r, 511.
2) Encore que nous appelions aujourd'hui a géométrie euclidienne » un ensemble de conceptions mathématiques plus vaste que celui dont les « Eléments b explorent le champ, il reste qu'Euclide a posé les bases sur lesquelles cet ensemble s'édifie et formulé les principes de sa construction. Aussi s'instruira-t-on avec profit dans Fi. Poincaré : La Science et Z'$ypot)ac?se, p. 67, des raisons qui font que la géométrie euclidienne c est et restera la plus commode n,. Le même auteur établit en outre excellemment que ce caractùre de a commodité » est le seul qui importe en la matière, du point de vue mathématique.
L'ART ET LA PIEITOSOPM-B HELLÉNIQUES
21
ques — qui conduisirent les Grecs à, découvrir des applications aux vérités de Pordre abstrait;- c'est sur cette voie qu'ils devinrent les fondateurs de la mécanique scientifique ! Dans ce cas encore, comme dans tous les cas où se manifeste l'hellénisme sous ses traits caractéristiques, on observe que les réflexions de plusieurs, fécondées par le génie souverain d'un seul individu qui en fait l'œuvre de sa vie, acquièrent dans cette œuvre une forme organique et une indestructible, force.
Les créations des Grecs, leur individualité même, ne Vie m'occupant ici que dans la mesure où elles constituent des Publique facteurs importants de notre culture et des éléments de la vie au dix-neuvième siècle, je dois laisser de côté bien des points qu'il eût été intéressant —d'examiner dans leur rapport avec ce qui précède. Rohde nous rappelait, il y a quelques pages, comment l'art créateur devint pour l'Hellade entière un lien — le principe même et l'agent de l'unité grecque. Puis nous avons vu l'art — s'élargissant, par une expansion graduelle, en forme de philosophie et de science —-- poser les fondements d'une harmonie, de la pensée, de la sensibilité et de la connaissance. Or son action s'étendit aussi au domaine de la vie publique. C'est en application de normes artistiques que l'on prit ces soins infinis pour façonner des corps qui fussent beaux et robustes: le poète avait fixé les divers idéals à la réalisation desquels on s'efforçait désormais; Chacun sait quel rôle important fut attribué, dans l'éducation, à la musique, que même la rude Sparte sut honorer et cultiver. On chercherait en vain uif homme d'Etat étranger au mouvement de l'art ou de la philosophie. Thalès, le politicien, l'homme d'action, est réputé le plus ancien des philosophes, le père de la mathématique et de l'astronomie; Empédocle, ce hardi révolutionnaire qui brisa l'hégémonie du parti aristocratique dans sa ville natale et qui inventa, au dire d'Aristote, l'art du discours publie, est un poète, un mystique, un philosophe, un naturaliste, un théoricien de l'évolution; Solon, poète et musicien dans l'âme, décrète la
122    L'B:ÉRITAGE
lecture des poèmes homériques aux fêtes quinquennales des Panathénées; Lycurgue, si nous en croyons Plutarque, fait un recueil de ces poèmes « dans l'intérêt de l'Etat et des mœurs », et Pisistrate en fait un autre (ce qui donnera lieu, on l'a vu, à l'hypothèse insoutenable de leur rédaction sous son règne ); l'inventeur de- la. doctrine des Idées est un homme d'Etat et un réformateur social; Cimon crée à Polygnote, Périclès à Phidias, le cercle d'action qu'il faut au peintre et au sculpteur.... Dans ce vers d'Hésiode: :« Le droit est la fille virginale de Zeus » ¹) s'exprime une conception du monde bien déterminée, à laquelle s'ajustent toutes les relations de la vie en société, une conception qui n'est pas seulement religieuse, mais aussi et surtout artistique. Oii en trouverait le témoignage jusque dans les écrits les plus abstrus d-AristiOt-e et aussi, sans équivoque possible, dans des propos comme celui qui nous a été conservé de Xénophane (lequel y attache, d'ailleurs, un sens critique) : « Les Grecs avaient, accoutumé de tirer d'Homère toute leur' cul
ture » 2).
En Egypte, en Judée, plus tard à R,ome, le législateur établit les normes de la religion et du culte; chez les Germains, —le roi décrète ce que doit croire son peuple 3). En Grèce, on voit l'inverse: le poète qui a « créé la race des dieux », le philosophe d'inspiration poétique (un Anaxagore, un Plat-on, ete.), voilà celui qui est compétent pour guider ses frères vers une conception profonde et riche du Wn et du juste; ett c'est à l'école des poètes et des philosophes quese forment les hommes qui donnent au pays ses lois (du moins tant qu'il ne dégénère pas). Si les neuf livres que comprend    d'Hérodote portent chacun le nom d'une

¹) II emploie le mot — Dilf (voir Les travaux et lu Jours, 251.
5 Fragment 4, d'après Flach: Geschichie der griechischen Lyrik419.
3) La formule « eulus est regio, illiu& est ireligio » insérée dans la paix d'Augsbourg (1555) ne fait que consacrer au temps de la Réforme un ° état de droit fort ancien.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES — 193
muse; s'il a plu à Platon que le Socrate qu'il nous évoque tînt ses plus beaux discours en un lieu habité par desnymphes et terminât ses exposés dialectiques par quelque invocation à Pan — « Oh 1 accordez-moi d'être intérieurement beau et faites qu'à: cette beauté intérieure réponde amicalement ce que je vois au dehors [>r; si l'oracle de Thespie promet « un champ regorgeant de fruits a à qui suivra les préceptes agricoles du poète Hésiode ¹).... de tels traits, que l'on pourrait multiplier à l'infini, dénotent suffisamment l'existence d'une atmosphère artistique dont s'imprègne 1w vie entière. Et le souvenir s'en est transmis jusqu'à nous: il a nuancé maint idéal contemporain.
Je n'ai guère parlé jusqu'ici que d'un héritage positif et mensonges
profitable. M'en tenir là serait faire bon marché de la vérité.,    his- — Notre vie entière est pénétrée de notions et de suggestions toriques helléniques, et je crains qu'en nous les appropriant nous n'ayons absorbé le poison autant et plus que l'aliment sain. Si nous sommes parvenus «au plein jour de la vie» grâce à des actes du génie grec, d'autres actes du même génie ont en revanche, contribué fortement à obscurcir l'éclat de ce plein jour et à obnubiler notre soleil: preuve nouvelle, mais inverse, de cette puissance de configuration artistique que nous admirons chez l'étonnant peuple. Je reviendrai ailleurs sur certains legs de l'hellénisme, auxquels nous eussions été bien' inspirés de renoncer : leur examen s'imposera au moment où nous considérerons le présent. Mais c'est ici la place d'en signaler d'autres, non moins encombrants, qui ont en partie faussé ou retardé notre développement. Je commence par ce qui apparaît à la surface de la vie grecque.
Comment se peut-il qu'à cette heure même — alors que tant de grands et importants objets suffiraient pour absorber notre attention et la requièrent impérieusement, alors que
¹) Texte exhumé au cours des fouilles françaises de l'an 1890 (voir PaPMM": BSQ*s 1896, p. 152). Of. Aristophane : Les Grenouilles, 1037 et suiv.; et bien d'autres passages analogues.
Bà@Ê~
L'HIRITACII;
nous sollicitent à l'envi tant d'inestimables trésors accumulés par nos soins ; pensées, fictions, connaissances positives, dont les Grecs les plus intelligents ne soupçonnaient rien, dont chacun de nos enfants devrait recevoir sa part en vertu d'un droit inné — comment se peut-il que l'on nous oblige encore et toujours à dépenser un temps précieux dans l'étude de la misérable histoire des Grecs, à en ressasser les plus oiseux détails, à nous bourrer la cervelle de noms en adès, atos, énés, eïdon, désignant un tas de messieurs vantards dont les propos avantageux et les très discutables actes encombrent inutilement notre pauvre mémoire, à nous passionner enfin pour les destinées politiques de ces démocraties cruelles, bornées, aveuglées par l'égoïsme, et qui sur le régime de l'esclavage en bas fondent le régime de l'oisiveté en haut ! N'est-ce pas là un triste sort, et d'autant plus triste que nous y sommes condamnés non par la faute des Grecs, mais par notre propre stupidité?')
lj Je n'exagère pas en parlant de cruautk : c'est un des traits les plus caractéristiques des Grecs, qui l'ont en commun avec les Sémites. L'humanité, la douceur, le pardon sont choses qu'ils ignorent au même degré que l'amour de la vérité. Quand ils rencontrant chez les Perses des exemples de ces vertus inconnues, ils s'étonnent, et leurs historiens ne savent qu'en penser. Epargner des prisonniers, accueillir royalement un prince vaincu, traiter en hôtes et combler de présents les envoyés de i'ennemi au lieu de les mettre à mort (comme faisaient les Lacédémoniens et les Athéniens, si nous en croyons Hérodote : Poly»xnie, 133), se montrer indulgent pour les criminels, magnanime même envers les espions; concevoir que le premier devoir de l'homme est de (lire la vérité, tenir l'ingratitude pour un crime qu'il appartient à l'Etat de punir — tout cela, aux yeux d'un Hérodote, d'un Xénophon, etc., parait presque aussi ridicule que l'usage persique de ne pas cracher en présence d'autrui ou que telle autre règle de convenance qui les égaye (voir par exemple Hérodote : Clio, 133 et 138).
Comment donc est-il possible, en présence d'une si grande quantité de faits indubitables, que nos historiens continuent à falsifier systématiquement i'histo7re P J'ouvre l'Histaire universelle de Leopold de Ranke à l'endroit où il rappelle le traitement ignominieux prétendument infligé au cadavre, de Léonidas, et le refus opposé par Pausa.nias au conseil qui lui était donné de se venger sur le cadavre du Perse 3iar-
L'Ar E LA Pn7LO,9oPRIn aEr,rArnQuES    125
Les Grecs, certes, ont donné souvent (et souvent aussi n'ont pas donné) l'exemple du courage héroïque. Mais le courage est la plus répandue de toutes les vertus humaines; et une constitution comme celle de l'Etat lacédémonien ferait présumer que l'Hellène dut être CONTRAINT au courage plutôt qu'il ne posséda par sa nature ce fier mépris de la mort qui distingue tout gladiateur gaulois, tout toréador espagnol, tout bachi-bozouk turc ¹). « L'histoire grecque, dit Goethe, n'offre rien de bien réjouissant.:.. au lieu que celle


donius en le mutilant de même : «Un monde de pensées se rattache à ce refus, déclare Rant~e. L'opposition entre l'Orient et l'Occident S'y exprime d'une manière que tout l'avenir devait confirmer. » Or ce n'est pas seulement la mutilation des cadavres, mais celle des vivants, c'est la torture, c'est la cruauté sous mille formes, c'est le mensonge, c'est la trahison qui offusquent nos regards à chaque page de l'histoire grecque. Mais pour placer une phrase sonore et creuse, pour conserver ce cliché usé de l'opposition entre l'Orient et l'Occident (combien ridicule, puisqu'il s'agit d'un monde sphérique!), pour perpétuer des préjugés ataviques et les ancrer plus solidement encore dans nos esprits, un des premiers historiens du dix-neuvième siècle n'hésite pas à jeter par-dessus bord tous les faits positifs acquis à l'histoire — faits dont n'importe qui peut s'instruire dans Duneker : Gesckichte des _4Ztertums, dans Gobineau :Hïstotire des Perses, dans Maspero : Les premières mêlées des peuples, etc. Sans autre garantie qu'une anecdote douteuse, Ranke formule de gaîté de ceeur une imputation diffamatoire contre le-caractère moral de plusieurs races humaïnes : on ne saurait s'expliquer, chez un savant de son mérite, une perfidie aussi criante, à moins d'admettre qu'il ait été victime d'une de ces suggestions qui paralysent le jugement. De l'Inde et de la Perse nous vient une variété de cet idéal que nous signifions par les mots :$uruanité, douceur, amour de la vérité; de la Judée et de l'Arabie nous en vient une autre (produite par réaction).; ® mais aucune n'est originaire ni de la Grèce ni de Rome, aucune dont,- de l'a Occident m. Combien éclate la belle supériorité d'Hérodote, par contraste avec cette façon tendancieuse d'écrire l'histoire ou plutôt de la travestir 1 car, après avoir raconté la mutilation du cadavre de Léonidas, il impute â, la folle colère de Xerxès la responsabilité d'un outrage qui n'est PAS DANS r.Es uŒurcs des Peines, et il ajoute: « parce que ceux-ci, de tous les peuples que je connais, honorent x,E mœux les guerriers valeureux n (Polymnie, 238).
`
lj Helvetius remarque finement (De l'Esprit, éd. 1772, r€, 52) : W La législation de Lycure e métamorphosait les hommes en héros.»
126
L'EÉ&ITAGE
de notre époque est tout à; fait grande et significative. Les batailles de Leipzig et de Waterloo saillent d'un relief si puissant que celles de Marathon et d'autres semblables en paraissent assombries. Et, de même, nos propres héros n'ont rien à envier à leurs prédécesseurs —. les maréchaux fratiels, Plûcher, Wellington, sont absolument dignes de prendre rang à côté de ceux de l'antiquité » ¹).
Mais Goethe est loin d'en avoir dit assez. L'histoire grecque traditionnelle constitue, en plusieurs de ses parties, une colossale mystification : on s'en aperçoit mieux chaque jour; et,_ par surcroît,, nos professeurs modernes — sous l'influence d'une suggestion qui a paralysé le ressort de leur probité — l'ont encore plus indûment falsifiée que n'avaient fait les Grecs. Hérodote avoue franchement, par exemple, qu'à la bataille de Marathon çeux-ci prirent la fuite chaque fois qu'il leur fallut affronter non des compatriotes, mais des Perses (Erato, 113) : qu'avons-nous conclu de cet aveu 2 Avec quelle touchante crédulité (sacharit pourtant fort bien ce que valent les «chiffres » de source grecque) presque tous nos historiens transcrivent la fable des 6400 cadavres de Perses qui mordirent la poussière et des 192 hoplites tombés au champ d'honneur !- En revanche, ils n'ajoutent aucune foi (si l'on en juge sur leur silence) au fait qu'un Athénien serait devenu aveugle de peur, comme le raconte Hérodote dans le même livre vI (Erato, 117) avec son inimitable naïveté ? A proprement parler, cette «glorieuse victoire» de Marathon fut une escarmouche de peu de conséquence et dans laquelle les Grecs eurent plutôt le dessous que le dessus $). Les Perses, qui n'étaient pas venus de leur propre initiative, mais à l'appel de certains Hellènes, s'en retournèrent sur les vaisseaux ioniens qui les avaient amenés, parce que ces

¹) Conversations avec Eckermauu, 24 nov. 1824.
$) Ces lignes étaient écrites quand j'ai reçu l'ouvrage du célèbre helléniste anglais Aiahaffy :-4 Survey of Gresk Civilisation (1807). Il caractérise la bataille do Marathon dans des termes exactement pareils u a ver3/ Umi:rrxportant akirmiah ».
L'ART ET L1 PE£LL©SOPHIE HEF1'T~I~IQBES    127
alliés toujours. hésitants ne jugeaient pas le moment favorable, et ils regagnèrent en tout repos d'esprit, avec plusieurs milliers (le prisonniers et un riche butin (Hérodote ;ri rnto vi, lI$), la côte d'Ionie ¹). Toute la lutte subséquente entre la Grèce et l'empire perse a été présentée de même sous un jour trompeur 2) : on ne saurait, d'ailleurs, en faire un bien grand grief aux Hellènes, car la même tendance s'est toujours manifestée, et se manifeste encore aujourd'hui, chez toutes les nations.
Pourtant, si l'histoire grecque doit réellement former l'esprit et le jugement, il semblerait que ce fût à condition d'en donner unn exposé véridique, équitable, qui des faits remonte à leur source première et qui les présente dans leur enchaînement organique, au lieu de ressasser éternellement les mêmes anecdotes fictiveg'ou suspectes et de perpétuer des calomnies, des partis pris, qu'excuse tout au plus chez l'Hellène l'âpreté de la lutte pour l'existence, jointe à sa crasse ignorance et à son aveuglement sur tant de points. Admirons la magnifique puissance poétique grâce à laquelle des hommes d'élite inculquèrent l'amour de la patrie, l'héroïsme même, à un peuple versatile, perfide, vénal, et sujet aux terreurs paniques; admirons qu'ils y aient réussi là où
¹) Voir Gobineau : Histoire des Perses ii, I38-142.
2) Entre autres la bataille de Salaainine, qu'apprécie avec une sincérité rafra4chissante le comte Gobineau (op. cit. rr, 205-211) : a C'est quand les derniers bataillons de l'arrière-garde de Xerxès eurent disparu dans
la direction de la Béotie et que toute sa flotte fat partie, que les Grecs prirent d'eux-mêmes, et de ce qu'ils venaient de faire, et de ce qu'ils pouvaient en dire, l'opinion que la poésie a si heureusement mise en o3uvre. Encore fallait-il que les alliés apprissent que la flotte ennemie ne s'était pas arrêtée à Phalère pour qu'ils osassentse mettre en mouvement. Ne sachant où elle allait.... ils restaient comme éperdus. Ils se hasardèrent enfin à sortir de la baie de Salamine et se risquèrent jusqu'à la hauteur d'Andros. C'est ce qu'ils appelèrent plus tard avoir poursuivi les Perses 1 Ils se gardèrent cependant d'essayer de les joindre et, rebroussant chemin, ils retournèrent chacun dans leurs patries respectives » (p. 208). Ailleurs (ii, 360) Gobineau définit l'histoire grecquo : R la plus élaborée des fictions du plus artiste des peuples ».
128    L'MÉMUGE
comme à Sparte — la discipline fut assez sévère. Ici encore nous constatons le rôle de l'ART comme élément vivifiant, comme force motrice. Quant à inoculer à nos enfants, sous le nom de vérités, les mensonges patriotiques des Grecs, quant à les imposer comme des dogmes (Gante va jusque là!) au jugement d'hommes sains d'esprit; quant à en faire un facteur déterminant de notre politique (ainsi qu'on l'a pu voir au dix-neuvième siècle) — c'est là proprement mésuser de notre héritage hellénique; et c'est nous montrer bien peu clairvoyants, dix-huit cents ans après que Juvénal jeta cet avertissement moqueur: creditur quidquid GRACIA MENDAX
auclci in historia.
Je serais tenté de m'insurger plus vivement encore contre Vadmiration qu'on exige de nous pour des conditions politiques qui me paraissent propres à susciter davantage l'horreur ou le dégoût. A Dieu ne plaise que je prenne parti pour la Grande Grèce ou pour la Petite, pour Sparte ou pour
à thènes, pour la noblesse (avec lUitford et Curtius) ou (avec
A
Gante) pour le Démos 1 Mais comment veut-on que s'institue . une politique vraiment grande, alors que le politicien — classe ou individu — apparaît si lamentablement dépourvu de cARAcTLcnE ? Soutenir que —nous avons hérité des Grecs la notion de LrBERTÉ, ce n'est pas un paradoxe, c'est un contresens : car la liberté présuppose l'amour de la patrie, la dignité, le sentiment du devoir, la capacité du sacrifice — or quel spectacle nous offrent les Etats grecs ? Depuis le commencement de leur histoire jusqu'à leur conquête par Rome, ils ne cessent de s'entredéchirer avec le concours, sollicité par eui, des ennemis dee leur commune patrie. Bien plus, dans chaque Etat particulier, dès que le chef du gouvernement a été renversé, ne le voit-on pas courir chez d'autres Hellènes, ou chez les Perses, ou chez les Egyptiens, et s'efforcer avec leur aide d'anéantir sa propre cité ? On reproche souventt à l'Ancien Testament d'être immoral;. j'estime que l'histoire de la Grèce l'est tout autant, sinon davantage: car l'Israélite nous offre, même dans le
L'ART ET LA PUMOWP= HELIANIQUES-- 129
crime, l'exemple du caractère, de la constance, de la fidélité —1 son peuple; ici, rien de seniblable. Un Solon, reniant l'œuvre de sa vie, finit par se rallier à, l'usurpateur Pisistrate; un Thé —mistocle — le « héros de Salamine »?- ouvre peu avant la bataille des négociations sur le prix de sa trahison, s'il livrait Athènes, et, de fait, on le retrouve plus tard à la cour d'Artaxerxès où il se pose en «ennemi déclaré des Grecs n, tandis que les Perses marquent l'estime où ils le tiennent en l'appelant le rusé « serpent grec »; chez Alcibiade la trahison est devenue chronique, il en fait une carrière! aussi Plutarque remarque-t-il en souriant qu'il changeait de couleur (c plus vite qu'un caméléon ». Tout cela paraît si naturel aux Hellènes que leurs historiens ne s'en indignent aucune-ment — Hérodote raconte avec la plus imperturbable sérénité qu'à Marathon Miltiade détermina l'attaque en faisant observer au commandant en chef que les troupes athéniennes méditaient de passer à l'ennemi, et qu'il importait de tomber sur les Perses avant que cette « mauvaise pensée » eût eu le temps de se traduire en acte; une demi-heure de retard et les « héros de Marathon» marchaient sur Athènes avec les archers du Grand Ré ! Je ne crois pas qu'on trouve rien de pareil dans toute l'histoire juive
Il est évident que sur un sol ainsi constitué ne pouvait germer et se développer un organisme politique digne de notre admiration. « Les Grecs, dit Goethe, étaient amis de la liberté, oui ! seulement chacun ne l'était que de la sienne : aussi tout Grec recèle-t-il un tyran. »Au lecteur désireux d'atteindre 2-1a lumière par delà cette forêt de préjugés, de fictions, de mensonges que les siècles ont presque inextricablement enchevêtrés, je recommande vivement l'ouvrage monumental qu'a publié sur la démocratie d'Athènes u n homme d'Etat aussi expert dans la pratique que dans la théorie de la politique, Julius Sclivarez. Voici la conclusion de cet exposé complet, impartial et rigoureusement scientifique: « La. science politique inductive s'en rend compte aujourd'hui : à la démocratie d'Athènes n'appartient pas là,
9
130    L'NÉRITAG}E
place que lui avait assignée dans l'histoire de l'humanité un préjugé chimérique des siècles » ¹).
Pour caractériser d'un trait tout le régime politique des Grecs, il suffirait de rappeler que Socrate se vit obligé de démontrer en long et en large cette vérité élémentaire : qu'il convient qu'un homme d'Etat connaisse quelque chose aux affaires de l'Etat. C'est parce qu'il la prêcha (attaquant par exemple l'usage de tirer les magistratures au sort, dénonçant le 'principe du gouvernement par leskineompétents et les incapables) qu'il fut condamné à mort. « C'est au ltÉr°oRMATEVn politique, uniquement et exclusivement, que fut destinée la coupe de ciguë 2 n); non pas, donc, au négateur des dieux. Ces éternels bavards d'Athéniens unissaient à la susceptibilité haineuse et passionnée d'une populace ignare autant qu'effrontée l'intolérable présomption d'une gentillatrerie entichée de ses aïeux; à cela s'ajoutait l'inconstance capricieuse d'un despote oriental. Quand fut représentée, peu de temps après la mort de Socrate, la tragédie de Palapxède, les spectateurs assemblés éclatèrent, dit-on, en sanglots, dans l'instant que s'apprêtait le supplice du noble et sage héros : le peuple tyrannique pleurait son acte de basse vengeance 3). Il ne s'en montra, d'ailleurs, ni plus docile ni plus respectueux envers Aristote ou ses autres sages — il les bannit.
Et ces sages mêmes, que dire d'eux! Aristote fait preuve assurément d'une étonnante perspicacité dans sa philosophie politique : elle mérite l'admiration qu'on ne peut
ijJulitvs Schvarez: Die De»zokratie ton Athen; première partie, parue en 1877, d'une oeuvre plus vaste: Die Democratie, dont la seconde partie, publiée en deux volumes (1891 et 1898) porte ce titre : Die RBmisr.he Biassenherrschcc}t.
g) Schv arcz :Me Demok7atiee a:on itthen, p. 394 et suiv.
°) Dans ses Penseurs de la Grèce, G4mperz traite de a fable vide » (I4E7e FabP,let) cette anecdote; nais les inventions de ce genre (par ex. l'eppur si nauose, et tant d'autres) recèlent en général quelque vérm profonde; elles sont tout le contraire de # rides A,
L'ART ET LA PHILOSOPHIE REM.,fNIOUES    131
jamais refuser aux grands Hellènes quand ils s'élèvent à une de ces conceptions dans lesquelles l'instinct artistique féconde la pensée spéculative; comme HOMME D'ÉTAT, en revanche, il ne marque guère au début; et nous le voyons assister sans enthousiasme, mais sans déplaisir, aux entreprises du Macédonien qui précipitent sa patriee à. la ruine, mais qui enrichissent sa collection de squelettes et de peaux d'animaux rares. Platon, quand il s'occupe d'affaires publiques, obtient le succès qu'on pouvait attendre de ses aventureuses constructions. Même les hommes d'État proprement dits — un Dracon, un Solon, un Lycurgue, voire un Périclés — semblent n'obéir (je l'ai déjà indiqué) qu'à l'inspiration d'un intelligent dilettantisme.: ce n'est point ainsi qu'en use le politique capable de fonder un régime viable sur de fermes bases. Schiller parle quelque part de Wcon comme d'un « commençant », et de la constitution de Lycurgue comme d'un « travail d'écolier ». Plus rigoureux encore est le jugement que prononce ce maître de l'histoire comparée du droit, B. W. Leist : « Le Grec, faute de discerner les facteurs historiques qui régissent la vie des peuples, se croyait le maître absolu du présent. Dans l'Etat il ne voyait —en ses plus nobles aspirations — qu'un objet sur lequel le sage pouvait tenter librement la réalisation de sa théorie politique, quitte à ne tenir aucun compte des données historiques qui ne cadreraient pas avec cette théorie » ¹).
Ce qui surtout manque aux Grecs dans ce domaine, c'est l'esprit de suite, c'est la volonté ou la capacité de se dominer. Nul homme n'est moins « mesuré » que cet Hellène qui va prêchant la mesure (Sophrosyne) et qui professe que « le juste milieu est d'or ». Nous voyons osciller ses divers Etats entre des « systèmes perfectionnés » dont l'ultra perfection se résout en pure chimère, et un aveugle asservissement aux intérêts du moment présent. Anacharsis le déplorait déjà: «Dans les conseils des Grecs, ce sont les fous qui décident. » Reconnais

•    Rechtggeschiclite, p. 5S9; 595 et saik.
132    HÉRITAGE
Déclin de la, religion
sons-le donc : ce qui devrait susciter notre admiration, notre émulation même, ce n'est pas en vérité l'histoire grecque, mais ce sont les HISTORIENS grecs; non tel ou tel acte d'héroïsme grec (on, trouverait partout l'équivalent), mais la Gr,oztIFirAITrorr ARTISTIQUE de ces actes. Il n'est nul besoin de disserter de l'Orient et de l'Occident comme si l'c< homme » ne pouvait éclore que sous une certaine longitude : les Grecs avaient un pied en Asie, l'autre en Europe; la plupart de leurs grands hommes sont des Ioniens ou des Siciliens. II est ridicule d'appeler la science à la rescousse pour authentifier leurs fictions et d'emplover à cet usage les armes d'une argumentation sériéuse : mais comment n'admirerions-nous pas en Hérodote l'éternel modèle de la grâce et du naturel, sa haute véracité, cette triomphale sûreté de coup d'œil par.où se dénote le véritable artiste 2
Les Grecs périrent, victimes de défauts lamentables : l'être moral était chez eux trop vieux, trop raffiné et trop perverti pour marcher de pair avec leur radieux esprit dans son ascension vers la lumière; mais cet esprit remporta tune victoire à nulle autre pareille : c'est grâce à lui, et à lui seul, que « l'homme est parvenu au plein jour de la vie ». La liberté que le Grec a conquise ainsi pour le genre humain n'est pas la Ziberté politique — il fut et demeura un tyran et un marchand d'esclaves — c'est la liberté de « conûgurer » non plus seulement à la suggestion obscure de l'instinct, mais par vocation créatrice; c'est la liberté du poète, celle-là même dont parlait Schilter : don d'un prix inestimable pour lequel nous devons aux Grecs une éternelle gratitude. Il est digne d'une civilisation beaucoup plus haute que ne fut la leur, beaucoup plus pure que n'est la nôtre.
Tout ceci à• titre seulement d'indication indispensable, afin d'en venir plus vite à la dernière considération que je désire soumettre au lecteur touchant notre héritage hellénique.
Avons-nous bien clairement conçu que le maître d'école possède le pouvoir de galvaniser des cadavres et d'imposer pour modèles à un siècle actif et travailleur des momies ? Un
n'$ÈT ET LA FRMOSOPEIE HELLÉNIQUES    1.33
examen plus attentif va nous apprendre, que d'autres le peuvent également, et même bien davantage.
il faut compter, en effet, au nombre des éléments les plus vivaces de notre héritage hellénique, une part considérable des croyances professées dans nos égIises : non pas le contenu lumineux de la foi, mais l'ombre grimaçante des grossières et funestes superstitions, et aussi ce buisson d'épines, qui ne porte pas une feuille, pas une fleur de poésie — la ratiocination scolastique. Les anges et les diables, la terrifiante image de l'enfer, les revenants (revenus en effet, dans notre époque éclairée, pour faire tourner les tables et surtout les têtes), la folie extatique, les hypostases du démiurge et du logos, la définition du divin, la conception de la trinité- bref, l'entière substructure de notre édifice dogmatique,- nous la devons principalement aux Grecs. Et nous leur devons, en plus de ces choses, la manière dont nous nous en servons — une subtilité sophistique. Aristote, avec sa doctrine des Ames et de Dieu, est le premier et le plus grand des scolastiques; son prophète, Thomas d'Aquin, fut — vers la fin du dix-neuvième siècle (1879) — promu par le pape infaillible au rang de philosophe officiel de l'Eglise catholique; en même temps s'organisait contre le même Aristote une croisade de la libre pensée «logicienne», représentée par les ennemis de toute métaphysique et par les pontifes d'une « religion de la raison », les John Stuart Mil et les David Strauss. Il s'agit donc ici d'un héritage bien vivant: et sa persistance nous est un motif de ne parler qu'avec modestie des progrès de notre époque.
La question qui va nous occuper est des plus compliquées. Si j'ai dû, dans tout ce chapitre, me contenter de simples indications, il faudra que je m'en tienne ici à des indications d'indications. Et pourtant, c'est ici précisément qu'il y aurait lieu de marquer le rapport entre des faits qu'on n'a guère encore — à ma connaissance, du moins — présentés dans leur juste enchainement. Je m'y essaierai en toute modestie, mais avec une complète assurance.
134    L'HÉRITAGE
Quand on cherche à résumer dans une formule générale le développement religieux des Grecs, on dit assez communément qu'il consista en la transfiguration graduelle de chimériques croyances populaires ayant pour objet des dieux divers, et dont la conscience de quelques hommes d'élite tira les éléments d'une foi toujours plus épuxée et plus spiritualisée â un dieu ulûque : ainsi l'âme humaine aurait passé des ténèbres à un état d'illumination croissante. Notre raison aime les simplifications : cette lente ascension du génie grec mûrissant pour l'accueil d'une révélation supérieure, voilà qui fait bien l'affaire de notre paresse d'esprit congénitale. Rien, en réalité, de plus faux et de plus fallacieux que cette façon de représenter les choses. La foi aux dieux, telle que nous la rencontrons chez Homère, est la manifestation la plus auguste et la plus pure de la religion grecque. Conditionnée et bornée de mille manières (comme toute chose humaine), adaptée à la nature des connaissances, des pensées, des sentiments qui sont le propre d'un certain stade déterminé de civilisation, cette conception du monde apparaît néanmoins aussi belle, aus:3i noble, aussi libre qu'aucune de celles sur lesquelles nous possédons des renseignements. Le trait distinctif de la foi homérique, c'est sa LT$ERTÉ spirituelle et morale — le caractère, dit Rohde, de « presque libre pensée ». Cette foi acquise par voie d'intuition et d'analogie (donc par voie artistique et géniale) statue l'existence d'un cosmos,_ d'un ordre de i'z}nivers, qui est partout perceptible, mais jamais concevable, qui échappe à, l'étreinte de notre esprit parce que nous sommes nous-mêmes partie intégrante du cosmos, mais qui se reflète en toutes choses et que dès lors traduit l'œuvre d'art en des images sensibles, expression directe et convaincante de l'ordre cosmique. Les représentations que se forme le peuple — et auxquelles collabore, selon ses aptitudes particulières à poétiser et à symboliser, chaque âme simple encore ignorante des exigences de la dialectique — ce sont les fictions créées par les génies qui nous les rendent le plus immédiatement et le plus claire-
L'ART ET LA PHLLO$oPHLE tLr.LLÉ:VZQUES    135
ment visibles, c'est là qu'elles atteignent, en s'harmonisant, le degré le plus intense de précision plastique. Et ces vastes esprits sont encore assez croyants pour attester dans leur ceuvre toute la ferveur du sentiment intime qui l'inspire; assez libres déjà pour en modeler les figures dans la souveraine indépendance de leur jugement artistique.
La crainte des fantômes, la croyance aux revenants, tout démonisme, comme tout formalisme clérical, répugnent à cette religion. Chaque fois que nous relevons dans l'Iliade ou l'Odyssée quelque trace d'animisme populaire, il nous y apparaît épuré, dépouillé de ses terreurs, ennobli au point de revêtir le caractère d'éternelle vérité d'un symbole').
¹) On a déjà indiqué, dans la note consacrée aux poèmes homériques, que cette absence de démonisme et d'animisme fournissait précisément un indice pour la détermination de leur date approximative. Andrew Lang établit dans Homer and hie age qu'ils s'attestent postérieurs à l'époque mycénienne et antérieurs à celle du Dipvlon athénien, non seulement à raison des rites funéraires qu'ils décrivent, (la crémation au lieu de l'inhumation, le dépôt des cendres sous des tumuli), mais aussi parce que n l'autel des tombes mycéniennes à stèles prouve l'existence d'un culte des ancêtres dont il n'y a pas trace dans l'Iliade a (p. 88). Celle-ci peint une époque a qui ne pratiquait pas officiellement le culte des ancêtres, quelques vestiges qui en pussent subsister dans la coutume populaire.... L'âge homérique est un âge qui a dépassé le culte des ancêtres et le culte des héros et qui n'y est pas encore retombé, comme il adviendra à l'époque des poètes cycliques »(p. 101). Ceux-ci . évoquent « les fantômes des héros morts et enterrés; mais la crémation devait exclure, dans l'opinion d'Homère, jusqu'à la possibilité de ces évocation-9 »(p. 22). — Sur l'unité des représentations religieuses, plus, sereines dans la pacifique Odyssée, plus dramatiques dans la belliqueuse Iliade, mais toujours harmonieuses et cohérentes, voir p. 232-238 du même ouvrage une démonstration d'autant plus concluante que l'auteur anglais est moins enclin à exagérer la beauté de ces conceptions. Particulièrement digne de remarque est l'attitude d'IIomère à l'égard des oracles locaux de la Grèce (dont il ne mentionne que deu$ : celui de Dodona et celui de Pytho, ou Delphes, et seulement à trois ou quatre reprises) : a Ni quand ils résident dans un rayon d'une lieue autour de Troie, ni quand ils s'aventurent au loin parmi des pays fabuleux, les Achéens ni Ulysse n'ont beaucoup affaire aux oracles locaux de la Grèce; sans doute ceux-ci n'avaient-ils pas au temps d'Homère l'importance qu'ils prirent plus tard >> (p. 235). — Il n'est peut-être pas inutile de
136    L'HÉRITAGE
Cette religion est également ennemie de toute « sophistiquerie u, de toutes questions oiseuses sur la cause et le but — bref, de toute cette mentalité rationaliste issue plus —tard de la superstition par une simple métamorphose, car l'une n'est que l'envers de l'autre.
Tant que ces représentations, qui avaient trouvé en Homère et en quelques autres poètes leur expression la plus parfaite, constituèrent une force vive dans la vie du peuple, la religion grecque posséda un élément idéal. Ce qui s'appela ensuite religion grecque fut (notamment à Rome et à Alexandrie) un amalgame de scepticisme universel, ironique, pyrrhonien, de grossières superstitions magiques et de subtilités scolastiques. Le bel édifice, attaqué de deux côtés à, la fois, s'effondra sous les coups que lui portèrent des hommes qui semblaient avoir peu d'intérêts en commun, mais qui se tendirent fraternellement la main lorsque enfin le Parthénon homérique — le « Temple de la vierge n- ne fut plus qu'une ruine, et qu'on eut installé sur ses décombres un atelier de polissage philologique. Ces deux partis étaient ceux qui n'avaient pas trouvé grâce devant Homère : le parti de la superstition cléricale et le parti du rationalisme sophistique, l'un toujours'en travail de thaumaturgie, l'autre toujours en quête de causalité ¹).
noter ici un caractère de noblesse particulier à la plus ancienne eivili- . eation du bassin égéen: « Les rites totémique-4 dit Dussaud, n'y ont jamais fleuri.... Dès l'époque néolithique, l'habitant de la mer Egée concevait ses dieux sous forme humaine D (Les civilisations préhelléniques, p. 25fS) ; et il les honorait par des danses sacrées (cf. p. 268 et 269 celles qui accompagnent la cérémonie de l'e arrachage de l'arbuste » sur des bagues de Mvcènes et de Vaphio) dont l'Iliade nous a conservé le souvenir (3•cnr, 590 et suiv.), aujourd'hui précisé par les foni3tes des dix dernières années.
¹) Qu'au temps d'Homère il n'y ait pas encore de philosophes, cela ne change rien à l'O~ffaire. Il suffit., pour nous renseigner sur la tendance de son esprit, que rien chez lui ne soit « expliqué », que l'on n'y aperçoive rien qui ressemble à un essai de cosmogonie. Hésiode marque déjà une évidente régression; mais il est encore trop magnifiquement symbolique pour trouver grâce aux yeux d'un rationaliste.
ART ET LA PRLOSOP>aE gEt,r.~rrrQuES    137
Les résultats auxquels ont conduit l'anthropologie et l'ethnographie nous permettent, je crois, de distinguer nettement entre la superstition et la religion. Nous rencontrons partout sur la terre la superstition; elle revêt des formes déterminées, très semblables en tous lieux et chez les groupes d'hommes les plus divers ¹), soumises à une loi d'évolution démontrable ; elle ne se peut proprement extirper, ses racines demeurent. La religion, par contre, en tant qu'elle offre un résumé des images sous lesquelles la fantaisie humaine se figure l'ordre du monde, varie infiniment avec les temps et les peuples. Certaines races (les Chinois, par exemple) connaissent à peine ou ne connaissent pas du tout le besoin spécifiquement religieux; d'autres l'éprouvent à un haut degré. La religion-peut être métaphysique, matéria>iste, symbolique : toujours — et alors même que tous ses éléments sont empruntés — elle apparaît sous des traits nouveaux, qui portent le cachet de l'individualité, et chacune de ses manifestations s'atteste — l'histoire nous l'apprend — éminemment passagère. La religion est, de. sa nature, passive à certains égards : elle reflète (tant qu'elle vit réellement) un état de culture; elle contient en même temps des facteurs virtuels de développement qui, sitôt mis en jeu, lui assurent une singulière élasticité : de quelle liberté les poètes helléniques n'ont-ils pas usé en façonnant une matière qui était l'objet même de leur foi 1 combien les décisions du concile de Trente, touchant ce que la chrétienté devait croire et ne pas croire, n'ont-elles pas dépendu des coups d'échecs diplomatiques et du sort des armes ! Il n'en est point ainsi de la superstition : contre sa force opinâtre se brise la puissance du pape et des poètes; elle se glisse par mille voies occultes, elle sommeille inconsciente dans chaque

¹) Le lecteur français trouvera d'abondaIItes preuves de cette similitude, par exemple entre les manifestations du « satanisme » chez les populations les plus d1fféreiTimeut constituées du territoire, dans les
volumes déjà parus de La Magie et la Sorcellerie en France par Th. de Cauzons.

138 —    L'HAR.rTgca;;
poitrine, à chaque instant elle est prête à: s'enflammer; elle possède, comme dit Lippert, « une —vitalité plus tenace qu'aucune religion i) »; c'est par elle que se cimente chaque religion nouvelle, par elle aussi que se désagrège chaque relïgion ancienne, dont elle est l'ennemie subtile, sans cesse aux aguets. Tout homme, ou presque, doute de sa religion; aucun de sa superstition. Voyez-la chez les « gens cultivés »: chassée du champ le mieux éclairé de la conscience, elle se niche en des replis obscurs du cerveau et y prend ses ébats avec un sans-gêne d'autant plus parfait qu'elle parade désormais sous le masque d'une authentique érudition ou arbore les couleurs de la plus fanfaronne libre pensée.
L'occasion d'observer de pareils phénomènes nous a été surabondamment offerte dans le siècle de Notre Dame de Lourdes, des Shakers, de la phrénologie, de l'Od 2), des photographies spirites et des médiums, du Borderlanci et des messages d'outre tombes), du matérialisme scientifique, du
« cléricalisme médical » 4) etc.... Pour bien comprendre l'héri
tage hellénique, nous devons apprendre à distinguer de même entre ses éléments. Nous constaterons ainsi qu'en Grèce, même au temps où florïssaït une religion magnifique
¹) Christenttrnt, FolT.•sytttube und FolR•sbra,ur,Fe, p. 379. On trouvera dans la seconde partie de ce livre un instructif aperçu des coutumes et superstitions préchiétiennes encore vivaces en Europe.
=) On peut s'instruire de la nature de cette force, un peu oubliée aujourd'hui dans Fechner, qui en a célébré le trépas (Erinnerungen an die letzten Tage der Odle7are und ihres Urhebers), dans les ceucres de son « découvreur », Karl von Fieichenbaeh, et dans Büchuer : Das Od. — Quant aux Shakers, nul doute que les psychologues, si leur attention se füt alors tournée de ce côté, n'eussent accordé autant d'importance 11a secte de la « seconde Eve » Anna Lee (cf. 1Vordhoff : The communiatic sooieties of the United States, 1875) qu'ils en accordent actuellement aux c7erisfia>t scienfisfs de la défunte (à moins que ressuscitée) Mes Eddy.
') Consulter, dans cet ordre d'idées, l'intéressant recueil de documents publié par Th. Flournoy sous ce titre : Esprits et mediums (1911) et comparer l'interprétation du psychologue avec celle des «sujets e.
4) F: A. Lange emploie quelque part cette expression (medtzinisc7ar•s PfajJenfunz) dans son Histoire du matérialisme.
L'ART ET LA PIIELosOPHIE IIEi-Y.FNIQUES    139
pénétrée de la sève de l'art, il existait un sous-courant de superstitions et de cultes d'une nature toute différente, qui jamais ne suspendit sa marche et qui s'enfla jusqu'à déborder dès que fléchit le génie grec et que la foi aux dieux ne fut plus qu'une formule. Alors il s'unit au courant de la scolastique rationaliste, qu'avaient alimentée les sources les plus diverses, et de cette union naquit le néoplatonisme pseudosémitique, caricature grimaçante des hautes et libres créations du génie grec.
Ce courant de croyances populaires, le culte de Dionysos — porté par la tragédie à son plus haut degré de perfection artistique — I'endigua : mais il fleurit souterrainement bien au delà de Delphes et d'Eleusis. Sa source primitive, et la plus riche, c'était l'antique culte des âmes, la commémoration craintive et respectueuse des morts; à cela se joignit peu à peu, par une progression inéluctable et sous des formes variées, la croyance à l'immortalité de l'âme. Sans aucun doute, les Grecs avaient apporté de leur précédente patrie le rudiment de leurs superstitions; mais de nouveaux éléments s'y vinrent sans cesse ajouter, en partie comme importation sémitique des côtes et des îles de l'Asie mineure ¹), mais surtout, plus féconds et plus persistants, de ce Nord qu'ils s'imaginaient mépriser. ®r les pontifes de ces saints mystères libérateurs, ce ne furent pas des poètes, mais des sibylles, des bakides, des pythies diseuses d'oracles; le délire
¹) Il ne semble pas que les peuples sémitiques aient cru, dès les temps les plus anciens de leur histoire; à l'immortalité de l'âme individuelle; mais leurs cultes offrirent à 1'HellènP, dès l'instant qu'il eut saisi cette pensée, plus d'une suggestion propre à le stimuler. A Lemnos, à Rhodes, dans d'autres îles encore, il connut le système phénicien das Cabires (les sept divinité_ dites Très Hautes), et DuncLer écrit à ce sujet
(Geschichte des —Allerlesms a;, 279) :« Le mythe de Nlelkart retrouvant au
pays des ténèbres laa déesse lunaire Astarté (laquelle avait été admise dans le cercle de ces divinités) et retournant avec elle à une vie nouvelle, à la lnmière, induisit les Grecs à rattacher au culte secret des Cabires es représentations d'une vie après la mort, qui étaient chez eux en voie eformation depuis le commencement du vtme siècle. »
140    L'HÉRITAGE
extatique souvent se propagea de district en district, des populations entières furent frappées de démence, les fils des héros qui avaient combattu devant Troie tournèrent en rond comme les derviches d'aujourd'hui, des mères égorgèrent de leurs propres mains leurs enfants.... Voilà, les gens qui amplifièrent et compliquèrent la croyance à l'âme, voilà ceux aussi par, l'intermédiaire desquels la foi à l'immortalité de l'âme passa de Thrace en Grèce). Quand le peuple des Grecs fut entraîné dans le tourbillon de la bacchanale, c'est alors que, pour la première fois, l'âme lui parut se détacher du corps — cette âme sur laquelle Aristote sut ensuite nous conter tant de choses édifiantes découvertes dans le silence de son cabinet de travail. Par la magie de l'ivresse dionysiaque, l'homme se sentit urr avec les dieux immortels, il en inféra qu'immortelle aussi devait être son âme indivi
¹) S'il est vrai, comme le rapporte Hérodote (Melpoméne 93), que cette foi fut vivace dans le peuple indo-européen des Gètes et qu'elle passa de là en Grèce, il n'y a pas lieu de nous en étonner : c'était un ancien patrimoine de la race. Ce qui, par contre, est fort surprenant, c'est que l'Hellène, en sa période d'épanouissement, eût perdu cette foi ou plutôt qu'il marqué,t èà son endroit une complète inc7i4térence. a Du point de vue homérique, la survie indéfinie de l'âme n'est ni affirmée ni niée; cette pensée n'entre aucunement en ligne de compte b(Rohde : Psyche, p. 195). Ou eneore : a Qu'on interroge les héros d'Homère, qu'on cherche à surprendre la pensée qui les dirige, on ne reconnaît chez ces hommes puissants, amis et protégés des dieux..., aucune pensée de chute et d'expiation, d'immortalité de l'âme et de vie antérieure ni de vie future » (Renouvier: Manuel de philosophie ancienne x, 62). Ne trouve-t-on pas 1:1 une confirmation frappante de cette thèse de Schiller que « l'homme esthétique — celui chez qui n'existe pas d'opposition hostile entre l'ordre sensible et l'ordre moral — n'a pas besoin de l'immortalité pour s'appuyer et se tenir s?(Lettre à Goethe, du 9 Juillet 170(3). — Nous pouvons nous passer ici de savoir si les Gètes étaient des Goths et, partant, des Germains, comme le soutint Jakob Grimm; cette question, d'ailleurs très intéressante, est discutée à fond par lhietersheîm-Dahn (ûesc3a2chte der 1; dikencanderung 1, 597 et suiv.) qui concluent contre l'opinion de Grimm. — Quant à l'histoire du roi gète Zalmoxis initié par Pythagore à la doctrine immortaliae. Rohde la qualifie de e fable absurde, inventée pour les besoins de la cause u(PsycTee, p. 320).
L'ART ET LA PM:GGOSflPHZE HET.T-F~,~QBPS —    141
duelle, son âme humaine — ce qu'ensuite le même Aristote et beaucoup d'autres s'efforcèrent d'établir par raisons démonstratives ¹). Il me- semble que le tourbillon nous tourbillonne encore dans la tête ? Essayons de nous ressaisir et d'arriver à une saine appréciation de cette partie de notre héritage qui est devenue partie de notre être.
Je —viens de le Jire : la POÉSIE b ecque, comme telle, n'a contribué aucunement à créer la croyance à l'âme. Elle s'accommoda des usages consacrés et les respecta — évoquant, par exemple, les funérailles de Patrocle qui ne pouvait entrer dans le repos suprême avant qu'elles eussent été dûment célébrées 2), ou les rites funéraires qu'il était nécessaire qu'Antigone accomplît sur le cadavre de son frère, mais elle n'a pas fait davantage. Sans doute favorisat-elle inconsciemment la croyance à l'immortalité par le fait qu'elle crut devoir représenter les dieux, sinon comme incréés, du moins (pour les mieux honorer) comme immortels — ce qui ne fut pas le cas chez les Aryens de l'Inde-'-), par exemple. La notion de .3Ei%3PiTERmTÉ., c'est-à-dire de l'immortalité d'un individu né dans le temps, était par suite familière aux Grecs en son application à leurs dieux, dont elle exprimait une qualité; selon toute probabilité, la poésie

¹) Sur ce point d'extrême importance : la genèse de la croyance à l'immortalité chez les Grecs, voir notamment Rohde: .Psyche, p. 296.
2) Andrew Lang, op. cifL p. 91, insiste avec raison sur le caractère hallucinatoire de l'apparition (dreanz-apparition) de Patrocle réclamant à Achille l'accomplissement des rites qui sont « dius » à son cadavre, et sur le sens de ces rites pour les vivants auxquels ils attestent que le mort est bien mort (n je ne reviendrai plus des sombres demeures lorsque vous m'aurez livré au bûcher n, Iliade ~u, 69 et suiv.)
9j Les dieux sont dits, dans un hymne védique, « nés T.r nEçA de la création n; en leur qualité d'individus, ils ne pouvaient pas davantage, chez les Hindous, posséder la r« sempiternità n. Cf. Çankara, dans les Soutras du Védanta, sur les dieux considérés isolEment : a Des mots tels que Indra, etc    ne signifient., comme par exemple le mat «général n que l'occupation d'un certain poste.-Celui qui se trouve justement investi de cette fonction, c'est lui qui porte, le titre d'Indra n(r, 3, 28 d'après la traduction de Deussen).
142    1.'a~nlTaoE
la trouva déjà formée, mais elle lui conféra, par le prestige de sa puissance évocatrice, le caractère d'une réalité précise. Là se borna le rôle de Fart. Nous le voyons, par contre, s'efforcer d'écarter, d'atténuer, de réduire à peu de chose ce démonisme « qu'il faut pourtant présupposer comme élément primitif » ¹), la représentation des « Enfers n, la fiction des « ][les des Bienheureux » — bref, tous ces éléments qui, surgis de l'arrière-fond des superstitions, S'IMPOSENT à l'imagination humaine : il tâche ainsi de se ménager le champ libre pour les >tAlms rosrrlFs du monde et de la vie, et pour les créations poétieo-religieuses dont ceux-ci devaient former la substance.
Tout autre fut le développement de la foi populaire : nous venons de voir qu'elle ne trouva pas son compte à une religion artistique si élevée et préféra se laisser endoctriner par les grossiers Thraces. La philosophie, de son côté, prétendit s'émanciper de la poésie, dès le jour qu'elle se crut en état d'opposer à la fable l'h;5toire et au symbole la connaissance détaillée. Ce n'est pas en eLe-même, toutefois, qu'elle trouva le stimulant nécessaire, ni dans les résultats de la
¹) 1)eussen :Allpemeine Geschich,te der Philosophie i, 39. Voir aussi Tylor : Primitive Culture 4° éd. 190-1. — On se gardera d'ailleurs de trop généraliser la thèse anthropologiste et l'on notera combien la plus proche antécédente de la civilisation homérique — celle que nous appelons, selon ses périodes, égéenne, m;noenne ou mycénienne — atteste à cet égard de supériorité sur ses voisines. Si l'on pressent, comme dit Dussaud (op. cil. p. 250 et suiv.), a un folk-Iore très riche et une mythologie déjà très complexe n. les figures divines dont on voit s'élaborer le type à travers cette complexité (et qui ont été reconnues incontestable- ' ment autochtones') apparaissent toutes nobles ou gracieuses; telle est l'analogie de ces types divins avec les types de prêtres et de prêtresses qu'on les distingue malaisément; les gestes rituels des uns et des autres se ramènent àà trois, que l'on peut défin;r : geste d'adoration, —geste de bénédiction et geste de fécondité. Enfin on a déjà marqué l'absence de totémisme si caractéristique de la civilisation crétoise, et d'autant plus curieuse qu'ici comme ailleurs mainte croyance populaire semble recéler un élément de zoolâtrie et que les mascarades jouent un rôle dans le culte. (Dussaud, p. 235-236; 245, 255 et suiv.)
L'ART ET LA FIIILOSOPME HELLÉNIQUES
science empirique qui n'avait jamais eu affaire à des âmes, à des entéléchies, à, l'immortalité, etc. ; elle reçut du peuple les impulsions auxquelles elle obéit, et ces impulsions lui vinrent en partie de l'Asie (par P3,thagore); en partie de l'Europe septentrionale (par les cultes orphique et dionysiaque). La doctrine d'une âme séparable du corps et plus ou moins indépendante de lui; la doctrine, qui s'en déduit aisément, des âmes décorporisées et continuant à. vivre (celles, par exemple, des trépassés survivant à l'état de pures âmes), sa transposition au principe divin, conçu comme une entité de nature «animiquey, (tel absolument que le « Nous » d'Anaxagore, ou la force distincte de la matière); enfin la doctrine de l'immortalité de l'âme — ce ne sont donc pas là, au premier chef, les produits d'une pensée philosophique intensifiée; et ces notions ne marquent pas davantage les étapes d'un développement évolutif, elles ne constituent en aucune façon une «transfiguration » de la religion nationale hellénique qui trouva dans la poésie sa plus haute expression. Tout au contraire, nous voyons s'opposer ici le peuple et les penseurs aux poètes et à la religion. Et si le peuple et les penseurs obéissent à des mobiles différents, ils n'en travaillent pas moins d'accord à ruiner l'œuvre du génie poétique et religieux.
Quand fut passée la crise qu'avait provoquée cet antagonisme, à se trouva que les philosophes s'éf:àient substitués aux poètes comme pôrte-paroles de la religion, et que ce ïôle leur appartenait désormais : on entend bien qu'en dernière analyse c'est le peuplé qui fournit les matériaux dont usèrent les uns et les autres. Mais qui, des poètes ou des philosophes, se montra meilleur administrateur de ce qu'il recevait du peuple? — qui, je le demande, guida mieux le génie grec i qui indiqua le chemin de la liberté et de la beauté, qui — au contra-ire — celui de l'esclavage et de la laideur 2 qui fraya la voie à une science saine et empirique, et qui paralysa la science, qui compromit ses progrès pendant près de deux mille ans ?
lu@
144
L'HÉRITAGE
Si dans l'intervalle, d'un tout autre point de l'horizon, du milieu d'un peuple ne possédant ni art ni philosophie, n'avait surgi une puissance religieuse assez forte pour supporter sans se briser la démence du tourbillon orgiaque érigé en système de raisonnement — assez lumineuse pour ne cesser jamais tout à fait de resplendir au sein des ténèbres où se complut la logique, quand la logique eut usurpé la place de Fintuition — si cette puissance, vouée par son origine à renouveler la civilisation plutôt que la culture, ne s'était manifestée au monde dans sa force et ne l'avait pénétré de ses rayons, nul doute que la prétendue ascension de l'esprit hellénique vers quelque suprême idéal n'eût abouti au plus misérable résultat, ou plutôt que sa trop réelle misère n'eût éclaté àâ tous les yeux. Je souhaite que le lecteur, pour s'en convaincre, interroge ces monuments de la littérature qui datent des premiers siècles de notre ère et dans lesquels des philosophes antichrétiens à la solde de l'Etat, les Plotin, les Proclus, etc. consignent leur doctrine scientifique fallacieusement intitulée « Théologie»; qu'il voie comment ces messieurs, quand ils en ont assez de disséquer Homère, de commenter Aristote, de débattre si Dieu possède la vie en plus de l'être et de scruter maint autree problème aussi subtil, emploient leurs loisirs à parcourir le monde non pour l'étudier, mais pour s'initier de lieu en lieu à des mystères ou pour se faire recevoir hiérophantes dans quelque confrérie orphique : sans doute goûtera-t-il le spectacle qu'offrent ces «premiers penseurs » adonnés aux plus basses superstitions. Ou bien, si une telle lecture le rebute, qu'il feuillette le facétieux Henri Reine- du deuxième siècle, l'« atticiste » LUexq et qu'il y joigne quelques pages plus sérieuses, mais non moins divertissantes, de son contemporain AruLÈE ¹) : il décidera par lui-même quelles œuvres recèlent plus de reli
¹) Voir notamment, au onzième livre de l'.J ne d'or, l'initiation aug mystères d'Isis, d'Osiris, de Sérapis, et l'admission au collège des Pastophores. Qu'on li,e aussi l'écrit de Plutarque Sur Isis et Osiris.
L'ALRT ET LA PHILOSOPHIE HET,T.eiTtQIIES 145
gion, et quelles, plus de superstition; quelles procèdent d'une force humaine libre, saine et créatrice, et quelles, d'un moulin à paroles qui n'arrête pas de moudre le néant, à moins que ce ne soit pour moudre I'ordure. Pourtant nous jugeons puérile la piété ou la superstition des hommes qui formèrent le cercle homérique, tandis que nous proclamons ces autres des penseurs éclairés ! ¹)
Encore un exemple. C'est un vieil usage, quand nous célébrons Aristote, de réserver nos plus chaleureux éloges pour sa conception théologique de l'univers, tandis que nous reprochons à Homère son anthropomorphisme. J'ose croire que l'absurdité de pareils jugements nous sauterait aux yeux, si nous ne prenions soin de les fermer. La téléologie, c'est-à-dire la doctrine enseignant une finalité qui se mesure à l'échelle de la raison humaine, est de l'anthropomorphisme à la plus haute puissance. Si l'homme peut saisir le plan du cosmos, s'il peut dire d'où vient et où va le monde, si l'arlaptation de chaque objet à la fin de cet objet lui est révélée,c'est donc que l'homme lui-même est Dieu et que le mondé entier est proprement « humain»: thèse qu'en effet soutiennent expressément les orphiques et avec eux — Aristote ! Mais que fait le poète? ®n connaît le reproche adressé par Xênophane à Homère et que tout le monde a cité, depuis Iiêraclite jusqu'à Ranhe : IIomère a prêté-aux dieux des figures —d'Hellènes, mais les nègres imagineraient un Zeus noir et les chevaux se le représenteraient en forme de cheval. Ce reproche est sans doute le plus inintelligent et le plus superficiel qui se puisse concevoir 2). Il n'est même
') Bussell : The School of Plato (1896), p. 1845, dit de cette période phiIosophique : u Les démons monopolisent une dévotion qui ne peut être accordée à, une simple idée et la philosophie exhale son âme sur les degrés des autels fumants, dans les formules de conjuration et-les fantasmagories de Ia mancie et de la magie. à
zj Giordano Bruno s'en indigne au point d'écrire qu'il n'y a que les insensate bestie e aea•i brxcti qui soient capables de ratifier le jugement si bourgeoisement étroit de Xénophane. — Cf. iT. W. Visser : Die nicht
aazerascheazgestaitigeaz GBfter des Griechen (Leiden 1903).
10
146    L'al~,R1TaGP,
pas juste en fait, car les dieux revêtent dans Homère toutes les figures possibles. Comme dit Lehra dans un livre trop oublié ¹) : cc Les dieux grecs ne sont pas les copies des hommes, mais leurs pendants. Ils ne sont pas des puissances cosmiques (c'est entre les mains des philosophes qu'ils deviennent tels) et encore moins un superlatif d'hommes. Ils apparaissent souvent en formes d'animaux et ne revêtent habituellement la figure humaine que parce qu'elle est la plus belle, la plus noble, la mieux appropriée, mais n'importe quelle autre forme leur est, en elle-même, aussi naturelle. » Ce n'est là toutefois qu'un détail auprès du point essentiel : à savoir qu'on ne découvre chez Homère, non plus que chez aucun des grands poètes, la moindre trace de téléôlogie : or l'anthropomorphisme flagrant ne commence qu'avec eue. Pourquoi ne représenterais-je pas les dieux en formes d'hommes i préférerait-on par hasard trouver dans mon poème des moutons ou des scarabées 4 Est-ce que Raphaël et Michel-Ange ont procédé autrement qu'$omère 4 Comment donc s'incarne le Dieu des chrétiens 2 Dans le Iahveh des Israélites, ne reconnaît-on pas le prototype du Juif noble, mais aussi querelleur et vindicatif ?
On conviendra, je pense, qu'il ne serait pas expédient de proposer pour thème à l'imagination plastique d'un artiste l'« essence sans dimension qui pense l'intelligible» de la théologie aristotélicienne. Tout au contraire, la religion poétique des Grecs se garde de nous renseigner sur l'(tincréé »; elle. ne s'enhardit point jusqu'à « expliquer rationnellement » l'avenir. Elle nous offre une image du monde reflété comme en un miroir concave, et par là• croit réconforter l'esprit humain, le rafraîchir, l'épurer : c'est assez pour elle. Lehrs expose comment l'idée téléologique fut propagée par les philosophes, de Socrate à Cïcéron, mais ne trouva jamais accès dans la poésie grecque :« La conception du bel ordre, de l'harmonie, du cosmos, qui pénètre profondément la reli
i) Eihi,k und Religion der Gn,ec7aen, p. 136, 137.
L'ART ET    PHIL®UoPHIE tthIMNIQUEs
gion hellénique, est bien supérieure à celle de la téléologie, qui a quelque chose de mesquin sous tous les rapports»
¹). —
Et pour poser la question de façon qu'elle nous touche de plus près, je demande : qui est l'anthropomorphiste, Homère ou Byron ?Homére, de l'existence personnelle duquel on a pu douter, ou Byron, qui, sur les cordes de sa lyre toute vibrante de lui-même, transposa la poésie de son siècle dans un mode où les Alpes et l'Océan, le passé et l'a-venir du genre humain, ne servent qu'à réfléchir et à encadrer le moi du poète? Peutêtre, est-il proprement impossible qu'un moderne, quel qu'il soit, placé en face des actions humaines et pénétré du pressentiment d'un ordre cosmique, conserve une attitude aussi peu anthropomorphique, aussi parfaitement « objective » qu'Homére.
Il faut, bien entendu, 'distinguer entre philosophie et Métaphilosophie. Je crois avoir suffisamment marqué plus haut physique mon adrriiration pour la philosophie grecque de la grande époque, pour celle notamment qui, procédant d'une activité créatrice de l'esprit humain, s'apparente à la poésie : envisagées à cet égard, la doctrine des Idées de Platon et l'hypothèse atomique de Démocrite rayonnent par-dessus tout le reste. Aristote, en revanche, incomparablement grand dans l'analyse et la méthode, me semble avoir été par sa philosophie (au sens de ce mot que je viens —d'indiquer) le réel fauteur de la décadence du génie hellénique. Gardonsnous toutefois, ici comme ailleurs,' d'une simplification egeessive : on ne saurait imputer à un seul individu ce qui, étant particulier à son peuple, trouve en cet individu l'expression la plus précise. Or la philosophie grecque — il n'est que trop vrai — recèle, dès ses plus lointains débuts, le germe néfaste qui pervertira son développement ultérieur; cette part de notre héritage qui nous oppresse et nous paralyse encore date presque de l'époque d'Homère. Comment méconnaître une parenté entre les anciens hylozoïstes et les

i) Op. cit., p. 117.
148    L'H.ÉRITACiF:
néoplatoniciens i Celui qui croit, avec Thalès, « expliquer » d'un mot le monde en l'imaginant né de l'eau, celui-là saura aussi, quelque jour, « expliquer » Dieu; et en effet Anaximandre, le plus prochain successeur de Thalès, instaure ce principe : l'Apeïron, ou Infini, par où il désigne ce qui demeure « inchangeable dans tous les changements ». Nous voici déjà en pleine scolastique, et nous n'avons plus qu'à attendre que la roue du temps dépose à, la surface de la terre lât,ayxnond Lulle ou Thomas cl'Aqixin.
Que ces plus anciens d'entre les penseurs grecs aient cru et l'existence d'innombrables démons, mais qu'en revanche ils aient attaqué dès le début ¹) les dieux de la religion populaire et les poètes — Héraolite aurait volontiers «fouetté de verges » liomère 2) — ce trait sert simplement à-compléter le tableau. Qu'on y prenne garde, pourtant : un A.nasimandre, si inférieur comme penseur, fut un naturaliste de premier ordre, et comme observateur, et comme théoricien; il fonda la géographie; il enrichit l'astronomie. Parce qu'on étiqueta tous ces gens « philosophes », Nous les tenons pour tels; tandis qu'en réalité philosopher n'était pour eux que l'accessoire. Qui songerait à ranger au nombre des conquêtes PHaLOSO.rH>:QgES du siècle dernier l'agnosticisme de Charles Darwin ou la profession de foi de Claude Bernard ? C'est là une des nombreuses confusions qu'à consacrées la tradition. Le nom d'un Çankara — du plus grand métaphysicien, peut-être, qui ait jamais vécu — brille par son absence dans beaucoup d'Histoires de la philosophie; au lieu que ce brave cultivateur d'oliviers qui s'appelle Thalès passe encore et toujours pour le père de la philosophie.
Presque tous les cc philosophes» de la. Grèce, en sa

'j Des textes l'établissent pour Xénophane et pour Héraelite.
2) Je cite d'après Qomperz: Les Penseurs de la Grèce. Zeller estime l'expression trop violente ~ pour être vraisemblable (c'est Xénophane, si je ne m'abuse, qui la met dans la bouche d'Héraclite). Suivant la version de Diogène Laérce, Héraclite voulait chasser des gymnases à coups de bâton non seulement Homére, mais le poète Archiloque.
L'ART ET LA PHILQSOPHàE UMLIINIQUES    149
période d'épanouissement, sont dans une situation analogue : Pythagore, pour autant qu'on en peut juger sur des renseignenients contradictoires, ne fonde pas une école philosophique, mais une association politique, sociale, diététique et religieuse; Platon lui-même, loin de se spécialiser dans la métaphysique, est un homme d'Etat, un moraliste, un réformateur politique; Aristote est un.ruéthodologiste et un encyclopédiste, et l'unité de sa conception du monde tient à son caractère bien plutôt qu'à sa métaphysique en partie enapruntéé, pleine de contradictions et de déductions forcées. Sans donc méconnaître en aucune façon les grands services des penseurs grecs, ne craignons pas de déclarer que ces hommes, qui préparèrent le terrain à notre science (y compris la logique et l'éthique) comme à notre théologie, de qui le génie créateur, proprement poétique, éclaira d'une vive lumière les voies où devaient s'engager nos spéculations et nos observations, eurent une portée beaucoup moindre (Platon excepté) en tant que métaphysiciens, si l'on prend ce mot dans son sens strict.
Comme il importe de dissiper toute obscurité touchant une distinction si essentielle et si grosse de conséquences pour notre vie actuelle, je rappellerai brièvement au lecteur que nous possédons en la personne de Léonard de Vinci un exemple bien adapté àà nos façons de penser et de sentir, et bien propre à nous faire apercevoir le profond abîme qui sépare la connaissance poétique de la connaissance abstraite, la religion de la philosophie théologante. Léonard stigmatise les « Sciences mentales r> de l'épithète do «men
teuses » (le bzcgircrcle seientie mentczü) : « Il me paraît, dit-il,
que vaines et pleines d'erreurs sont les sciences qui ne naissent pas de l'expérience, mère de toute certitude. » Léonard a particulièrement, horreur des débats touchant « l'essence de Dieu, l'âme, et autres questions similaires sur lesquelles toujours on dispute et on conteste », attendu qu'elles sont « rebelles â nos sens n. Ne nous laissons donc pas éblouir par des phrases creuses :«Où manque la raison, la
150    L'HÉRITAGE
dissertation y supplée; ce qui n'arrive pas pour les choses certaines. » Et voici sa conclusion : dore si grida, non è vera scientia, « là, où l'on ergote, il n'y a pas de vraie science »¹). Telle est la théologie de Léonard 1 mais seul entre tous, sans en excepter les plus grands, ce même homme peint un Christ qui équivaut à une révélation, un Christ « tout à fait homme et en même temps tout à fait Dieu'» (comme dans le symbole athanasien). Ainsi s'atteste une profonde affinité d'être avec J`Iomêre : la conscience que tout savoir procède de l'expérience des sens et le besoin, non de démontrer le divin par «.les raisons de la raison », mais de le configurer, avec une parfaite liberté créatrice, en prenant pour base la foi populaire — d'où une image éternellement vraie. Or c'est précisément cette disposition spirituelle qui, grâce à des circonstances et à des aptitudes particulières, grâce surtout à l'éclosion des grands génies, seuls dispensateurs de vie, atteignit en Grèce un tel degré d'intensité que les sciences expérimentales en reçurent (comme chez nous grâce à Léonard) lune impulsion qui jusque là leur avait fait défaut ; tandis qu'au contraire la réaction philosophante ne réussit pas à se développer librement et naturellement, mais tomba dans la scolastique ou dans la fantasmagorie.. L'artiste hellène s'éveillait à la vie dans un milieu où il respirait l'assurance joyeuse d'être compris de tous. Bien différent était le sort du philosophe hellène (dès l'instant du moins qu'il entrait dans la voie de l'abstraction logique) : les mrnurs, les croyance s, les institutions politiques refrénaient l'essor de sa pensée; au dedans de lui, sa propre culture, avant .tout artistique, lui était une entrave, ainsi que tout ce qui avait longtemps enveloppé sa vie, ainsi que toutes les impressions que, lui transmettaient ses yeux et ses oreilles ; il n'avait
¹) Dans le texte allemand, l'auteur cite-d'après la traduction allemande du Libro di pâttura par ldeïnrich Ludwig (ira Partie § 33). Le texte français reproduit celui de Péladau : Traité de la peinture, traduit sur le Codex z;aticunus (1270), z, 7. Les deux textes sont conformes en ce passage.
L'ART ET LA PIaQ.oS©PHiE HELLÉNIQUES 151
pas la liberté. Par l'effet de ses admirables dons naturels, il fit sans doute de grandes choses, mais rien qui répondît — comme son art — aux e_~dgenees les plus hautes de l'harmonie et de Ia vérité, ou qui acquit une portée si générale. Dans l'ait grec, les facteurs NATIONAUX de l'inspiration agissent comme des ailes qui d'un vol puissant emportent l'esprit vers ces hauteurs où « tous les hommes deviennent frères >>, où la découverte d'abîmes infranchissables entre les époques, entre les peuples, loin d'émousser l'intérêt, l'exalte. La philosophie grecque, au contraire, se voit enchaînée à une vie nationale d'une forme déterminée, qui la borne étroitement de tous côtés.
Peut-être est-il impossible de faire prévaloir cette opinion sur le préjugé des siècles. Rohde lui-iiiême n'appelle-t-il pas les Grecs « le peuple le plus riche en idées » et ne les loue-t-il pas d'avoir «pensé d'avance pour toute I'hnmanité n`I ¹) Quant à Lopold de Ranke, qui ne trouve que le terme d'« idolâtrie » (!) pour caractériser la religion homérique, il écrit gravement : « Ce qu'enseigne Aristote de la différence de la raison active et de la raison passive, dont la première seule est vraie, autonome et divinement apparentée, c'est à mon sens ce qui a été dit de meilleur sur l'esprit humain, en dehors de la Révélation. Et l'on en peut dire autant, si je ne m'abuse, de la doctrine 'des âmes dans Platon. » 2) Ranke nous apprend ensuite que la tâche de la philosophie grecque consista « à purifier des éléments idolâtres la vieille foi, à concilier la vérité rationnelle et la vérité
a) Psyche, p. 104.
2) TVettgeschich,te z, 230. Ce judicieux apophtegme fait trop songer à l'anecdote eonnde : « Qui aimes-tu le mieux, papa ou maman ?Tous les deux I n Car si Aristote a son origine dans Platon, il n'est pas moins certain qu'on ne saurait imaginer rien de plusdissemblable que leurs doctrines des ê,mes (et, d'ailleurs, que toute `leur métaphysique) : alors comment admettre qu'ils aient dit tous les deux ce qu'on pouvait dire de a meilleur » ? Schopenhauer a formulé ce jugement juste et concis : « L'extrême orrosÉ d'Aristote, c'est Platon. z
152    L'ElxITnG1;
religieuse »; seulement la démocratie aurait déjoué ce noble effort, car (c elle demeura fermement attachée au culte des idoles»'). On pourrait citer quantité d'autres e$emples : ceux-ci suffisent. Dans ma conviction, il n'y a là qu'une illusion, et des plus pernicieuses; pis encore : l'exact contraire de la vérité, sur tous les points essentiels. II n'est pas vrai que les Grecs aient « pensé d'avance pour l'humanité » : avant eux et'à côté d'eux, non moins qu'après, on a penséavec plus de profondeur, plus d'acuité, plus de justesse. Il n'est pas vrai q u'Axistote, dans sa théologie de membre de l'Institut à l'usage des soutiens de la société, ait dit ce qui se pouvait dire de (t meilleur y): cette sophistique jésuite et scolastique est devenue la peste noire de la philosophie. Il n'est pas vrai que les penseurs grecs aient « purifié n la vieille religion : ce qu'ils ont attaqué en elle, c'est précisément ce qui méritait une éternelle admiration, sa libre et purement artistique beauté; et sous couleur de substituer à une vérité symbolique une vérité rationnelle, ils n'ont en réalité fait autre chose qu'ouvizr la~ porte à la superstition, pour l'installer, voilée des oripeaux de leur logique, sur le trône d'où ils avaient, d'accord avec le peuple, précipité la poésie — l'authentique révélatrice d'une sorte de vrai qui demeure vrai à jamais.
Quant au rôle de «devanciers » qu'on attribue aux Grecs en matière de pensée, il suffit d'appeler l'attention sur deux circonstances pour démontrer la fausseté de cette thèse. D'abord les ffindous ont commencé plus tôt- à penser, ils ont pensé avec plus de profondeur et de conséquence, et ils ont épuisé dans leurs systèmes plus de possibilités que les Grecs dans les leurs. Ensuite, notre propre pensée, la pensée occidentale, date du jour où un grand homme déclara « Il faut convenir que la philosophie que nous avons reçue des
¹) Loc. cil. O vingt-quatrième siècle, que diras-tu de cela ? Pour moi je me tais — sur les personnalités tout au moins — et suivant l'exemple du sage Socrate j'offre nu coq aus idoles de mon temps.
L'ART ET LA PHILOSOPEeE Ilia.i.FxIQiTES    153
Grecs est puérile ou, du moins, se montre plus prompte à bavarder qu'apte à créer. » i) Soutenir que Locke; Gassendi, Hume, Descartes, Kant et tant d'autres n'ont fait que ruminer la philosophie grecque, c'est un vrai crime de la folie des grandeurs hellénisante contre notre culture. Pythagore, le premier grand Sage dont s'honorent les Hellènes, nous offre un exemple frappant de la manière dont ils ont usé de la pensée. De ses voyages en Orient, il rapporta quantité de choses reçues de toutes mains, des grandes et des petites, depuis la notion de la délivrance psychique jusqu'à la représentation de l'éther et au tabou des fèves : autant d'éléments du patrimoine hindou. Entre toutes ces doctrines empruntées, il y en eut uhiffl qui devint le centre du pythagorisme,' son levier religieux, si je puis diae : ce fut la doctrine, tenue secrète, de la transmigration des âmes. P1aton la déponilla plus tard de son nimbe mystique et l'introduisit dans la philosophie publiquement enseignée. Or, chez les Hindous (bien longtemps déjà avant Pythagore), la croyance à la transmigration des âmes formait la base de- toute l'éthique : si divisé que fût le peuple en matière politique, religieuse, philosophique, et si ardentes que fussent les luttes entre les différents partis qui le composaient, tous pourtant, s'accordaient à croire à la série indéfinie des réincarnations. « On ne demande jamais (en Inde) si une migration de l'âme a lieu : on y croit universellement et inébranlablement» z). Il existait pourtant une classe — fort restreinte — de gens qui ne croyaient à la transmigration qu'en tant que représentation symbolique d'une vérité communicable sous cette forme aux esprits encore captifs de l'illusion du monde, mais susceptible d'être conçue sous
¹) Bacon de vernlaru: Instauratio Magna, préface: « Et de utibifate quandam aperte dicendunz estt sapientia•na isfam, quama Graecis pofissimum hausinzus, pueritiana qzcandam scientiae videri, atque habere quod proprium est* pueroruzn; ut ad garriendum pronrpta, ad generandum invalida et immatura est. Controversiarunz ezzim ferttx, operum eûceta est.
2) Sekroeder : Indiens Litteratur und Sultur, p. 252.
154    L'IiÉItITA9}E
une forme plus haute et plus juste dans le recueillement d'une profonde méditation métaphysique : ces gens, en petit nombre, c'étaient (et ce sont encore aujourd'hui) les philosophes. « Sa carrière de voyageuse est assignée à l'âme par 1® non-savoir, alors que l'âme au sens de la plus haute réalité n'est pas voyageuse » ¹), enseigne le penseur hindou. Les Hindous n'ont jamais connu de doctrine qui pût étre dite ésotérique comme beaucoup de celles où les Grecs se complurent en imitation des modèles égyptiens. Des hommes de toute caste, et aussi des femmes, pouvaient s'élever à la connaissance supérieure. Seulement ces sages à l'esprit profond savaient bien que la pensée métaphysique exige des aptitudes spéciales et une éducation spéciale de ces aptitudes : c'est pourquoi ils laissaient subsister la représentation figurée. Et cette représentation figurée de la transmigration des âmes, si grandiose, irremplaçable peut-être pour la morale, mais qui en définitive ne constituait qu'une image à la mesure de la conscience populaire et à l'usage de toutes les classes du peuple morxs LES PENSEURS — ce fut elle qui devint oIŒz LES GRECS la très auguste « doctrine secrète» de leur premier grand philosophe; désormais elle planera toujours aux plus haute9 régions où atteigne l'essor de leurs' rêves phïlosoph.iques, et Platon Iûi prêtera le charme séduisant de la configuration poétique. Voilà les gens qui sont réputés nous avoir devancés tous par la pensée, voilà lé
lj Çankara :,5'outrns du Védanta a, 2, 11.On objecterait sans raison le fait que Çankara a vécu bien des siècles après Pythagore (au huitième de notre ère, probablement), car sa doctrine est strictement orthodoxe et il n'avance aucune affirmation qui ne s'appuie sur l'autoritb canonique des anciennes Oupanichads. Celles-ci laissent clairement apercevoir qu'aux yeux de quiconque « sait n, la A migration » n'est qu'une figure destinée xL l'usage populaire. Cf. encore dans Çankara l'introduction aux Soutras et r, 1, 4, mais surtout le passage magnifique n, 1, 22, où le Samsâra, et avec lui toute la création, est déclaré un feux-semblant, « n'existant pas davantage, au sens de la plus haute réalité, que l'illusion des scissions et des séparations par la naissance et la mort.. »
L'ART ET LA P.ttt OSOPHYE-ïiEFS.f,NZQULB
peuple « le plus riche en idées »! Non vraiment, les Grecs ne furent pas de grands métaphysiciens.
Mais ils ne furent pas davantage de grands moralistes ou de Théologie grands théologiens. Ici encore, un seul exemple. La croyance aux démons se rencontre partout; la représentation d'un règne intermédiaire des démons (entre les dieux dans le ciel et les hommes sur la terre) s'est également, selon toute probabilité ¹), transmise de l'Inde à la Grèce (par la Perse), mais il n'importe. Ces images conçues par la superstition, c'est Platon qui, le premier, leur ouvrit l'accès de la philosophie ou, si l'on veut, de la « religion rationnelle ». Rohde écrit 2) : a Platon parle le premier (et beaucoup parleront après lui) d'un règne intermédiaire de démons auxquels est assigné tout ce qui dénote l'action de puissances invisibles et qui paraît indigne des dieux. La divinité se trouve ainsi déchargée de tout ce qui est mal ou avilissant. » Ainsi donc, c'est
tout à fait consciemment, c'est pour cette raison éminem=ment «rationnelle » et d'un flagrant anthropomorphisme :
« décharger » Dieu de ce qui nous semble mal à nous autres hommes, qu'une superstition dans laquelle les Grecs communient avec les Bochünans et les sauvages d'Australie est parée d'une auréole philosophique et théologique, recommandée par le plus noble esprit à d'autres esprits 'non moins nobles, et léguée en héritage à tous les siècles futurs !
Les heureux Hindous avaient dès longtemps secoué leur démonisme, l'abandonnant au bas peuple, tout à fait inculte. Chez eux, le philosophe n'était plus même astreint à aucun acte religieux, car, sans nier les dieux comme fit le plat Xénophane, il avait appris à les reconnaître pour dés symboles d'une vérité plus haute, insaisissable aux sens : à plus forte raison de tels penseurs n'avaient-ils que faire des démons ! Mais Homère, remarquons-le bien, était entré dans la même
¹) Coleùrooke : 3liscellanous Essays, p. 442.
 —1 Dans un petit trava,ii de résumé paru sous ce titre : Die Religion der CWechen,
156    L'HÉRITAGE
voie. Sans doute, Athénè _ immobilise le bras trop tôt levé d'Achille, et Héra insuffle du courage à l'hésitant Diomède. telle est la divine liberté de ces évocations par où le poète incite, aux pensées poétiques tous les âges; mais la superstition proprement dite ne joue chez lui qu'un, rôle très secondaire et toujours elle s'élève, par la vertu d'une interprétation « divinisante », au-dessus de la sphère du démonisme. Cette voie que suivit Homère fut plus ensoleillée, plus belle que celle de l'Indo- Aryen ; au lieu de scruter comme celui-ci les vertigineux abîmes de la métaphysique, il sanctifia le monde empirique et ainsi orienta l'homme vers sa glorieuse destination ¹). Mais plus tard vint le vieillard superstitieux, conseillé par des oracles pythiques, instruit par des prêtresses, possédé par des démons.... et après Socrate vinrent Platon et tous les autres. OHellènes i si seulement vous étiez restés fidèles à la religion d'Homere_et à la culture artistique fondée sur cette religion! si vous alliez envoyé promener vos I3éraclite et vos Xénophane, vos Socrate et vos Platon — j'en passe, et des plus illustres, et des plus néfastes —pour n'accorder votre confiance qu'à vos divins poètes ! 14Talheur à: nous qui, durant tant de siècles, avons souffert d'ineffables douleurs du fait de ce démonisme érigé en orthodoxie sacrée; à nous qu'il entrava de toutes
;) Voir, par exemple, au chant xmv de l'Iliade (300 et suiv.) l'évocation de l'aigle, augure de bonheur, « lorsqu'il apparaît, prenant son essor à droite, au-dessus de la ville ». Extrêmement caractéristiques sont dans le même chant (220 et suiv.) les paroles de Priam, après qu'Iris a transmis au vieillard a dont une —violente émotion fait trembler les membres » un message de Zeus:
S'il m'avait été ainsi ordonné par quelqu'un des habitants de la terre,
Tel un devin ou un sacrificateur ou un prêtre,
J'appellerais cet ordre un mensonge et je me détournerais avec mépris.
Encore qu'Hésiode soit beaucoup plus imbu qu'Homère de superstitions populaires, sa conception des a esprits n est également admira.bIe :
Et ils préservent le droit et ils s'opposent aux œuvres sacrilèges:
Partout planant au-dessus de la terre, voilés, dans les nuages,
Ils dispensent des bénédictions: c'est la fonction royale dont ils sont investis.
(Lr^ Travaux et les Jours, 1' .4 et suiv.)
L'ART ET LA PHILOSOPHIE MELLÉN1Q.UE8.    157
façons dans notre développement spirituel; à nous qui par sa faute —par la vôtre — avons sujet de nous croiree jusqu'au jour d'aujourd'hui environnés de paysans thraces! ¹)
Il n'en va pas mieux de cet autre courant delà pensée hellénique qui, sans obéir aux suggestions de la poésie ni s'engager dans les voies de la mystique, prétend se rattacher au mouvement des sciences naturelles et entreprend, avec l'aide de la physiologie et de la psychologie rationnelle, de résoudre le grand problème de l'être. Je l'aii déjà indiqué: l'esprit grec, sur ce chemin, tourne aussitôt à la scolastique. « Des mots, des mots, rien que des mots 1 » II serait impossible d'entrer ici dans les détails sans dépasser le cadre de ce livre. Mais que le lecteur qui redoute la haute philosophie prenne simplement la peine d'ouvrir un catéchisme : il y trouvera tout plein d'Aristote. Si l'on entretient un tel lecteur de la divinité et si on l'informe qu'elle est « non devenue, non créée, de tout temps existante, impérissable», il croira qu'on lui débite un credo œcuménique — mais non, ce ne sera qu'une citation d'Aristote. Et si l'on ajoute que Dieu est « une essence éternelle, immobile, complète, indivisible, inconditionnée, douée de l'existence, mais néanmoins sans dimension, qui se pense elle-même en éternelle actualité, car (ceci comme explication) la pensée s'objective par la pensée du pensé, en sorte que la pensée et le pensé deviennent identiques», le pauvre homme s'imaginera qu'on lui inflige du Thomas d'Aquin —ou au moins du George Guillaume Frédéric Hegel — eh bien, ce sera encore une citation
d'Aristote 2).
La doctrine rationaliste de Dieu, la doctrine rationaliste de l'âme, et encore et surtout la doctrine d'un ordre du monde conforme à une finalité statuée par la raison humaine, cette théologie qui — soit dit en passant — induisit Aristote
i) DM&4« appelle la. e croyance systématique aux démons » un des « présents des Danaëns de la chimère grecque »(117 ad. VorIffige I, 128).
¹) 3Iétaphysiqète xii, 7 et 9.
Scolastique
A
158    L'HÉRMAGE
à. tant de grotesques erreurs dans son histoire naturelle. : voilà, en ce domaine, l'héritage ! Combien de siècles se sont écoulés jusqu'à ce que vînt un homme courageux,.qui jeta par-dessus bord toute cette pacotille et qui établit qu'on ne pouvait prouver Wwistenee de Dieu, comme nous l'avait fait accroire cet imposteur dAristote 1 Combien de siècles, jusqu'à ce qu'un homme ' osât écrire ces mots :<c Ni l'expérience ni les déductions de la raison ne nous renseignent suffisamment pour que nous puissions savoir si l'homme renferme une âme (comme substance habitant en lui, distincte du corps et capable de penser indépendamment de celui-ci, c'est-à-dire spirituelle) ou si la vie ne serait pas plutôt une qualité de la matière » ¹). Et cet homme même, ce grand génie, combien encore il nous apparaît captif du formalisme et profondément engagé dans le marais scolastique 1
Mais en voilà assez pour mon objet. J'espère avoir établi avec une suffisante clarté que la « philosophie » des Grecs n'est véritablement grande que si l'on prend ce mot dans son acception la plus étendue, conforme à l'usage qu'en fait volontiers la langue anglaise dans laquelle un Newton, un Cuvier, un Jean-Jacques Rousseau et un Goethe sont dits (c philosophes —». Dès que le Grec abandonna le domaine de l'évidence sensible — c'est-à-dire dès Thaïs —- il devint néfaste; il le devint d'autant plus qu'il employa désormais son incomparable puissance de «configuration n (qualité dont l'Hindou est si manifestement dénué) à fixer en des formes d'une fallacieuse clarté toutes sortes d'obscurs fantômes, à revoir et corriger les plus profondes intuitions, les plus sublimes pressentiments, comme tels irréductibles à tout effort d'analyse, pour les ramener au degré voulu de platitude. Loin de moi de lui reprocherr d'avoir eu des dispositions mystiques ou un besoin métaphysique accusé! Mais son toit fut, à mon sens, d'avoir cherché àà figurer les objets de son inspiration mysti
¹) Kant: Melaphysische —4ula;%94gründe der Tuyendlehre, lre p., Ethlache BlementarIchre § 4.
L'ART ET LA PHILOSOPHIE HELLÉNIQUES — 159
que, autrement qu'en ces images dont se compose le mythe et qu'évoque Part; d'a-voir passé en aveugle auprès du foyer de toute métaphysique (Platon toujours excepté!); d'avoir tenté la solution de questions transcendantes sur la voie d'un —plat empirisme. Si le Grec n'eût confondu dans son développement les tendances divergentes de son génie, au lieu d'en faire deux parts: celle du poète pur et celle du pur empirique, nul doute qu'il ne fût devenu pour l'humanité une bénédiction sans pareille, cligne d'une reconnaissance sans réserve. Mais parce qu'il se développa comme je l'ai dit, ce même Grec, qui avait donné en poésie et en science l'exemple du génie configurateur ordonnant et créant librement, et qui avait par làü incité l'homme à devenir véritablenient un homme, fut plus tard, à beaucoup d'égards, un élément paralysant et pétrifiant dans le déverloppenierrt du genre humain.
Peut-être ces dernières considérations empiètent-elles un conclupeu imprudemment sur un domaine que nous aurons à sion explorer à fond dans la suite de notre enquête. Je n'ai pas cru pouvoir les ajourner; car si notree héritage hellénique aa joué un grand rôle au dix-neuvième siècle comme dans les siècles précédents, rien n'atteste que la fâcheuse confusion d'idées qui régnait à son sujet se soit dissipée, et nous sommes restés généralement dans une singulière inconscience de sa vraie nature : il importait presque autant, avant d'aller plus loin, de souligner cet état d'esprit des mkuiTiERs que de marquer le caractère divers et complexe de    luimême.
Je n'aurai garde de me résumer ici. Il a fallu déjà que je me bornasse à de simples indications, condensées outre mesure, pour évoquer au lecteur ce patrimoine hellénique si riche, dont notre vie spirituelle est si profondément influencée: à exagérer encore ce procédé je craindrais de voir se volatiliser toute substance concrète, et qu'une fois les courbes onduleuses de la vie ramenées violemment à des lignes droites il ne demeurât plus qu'une figure géométrique, une
160    EMMUOE
construction de l'esprit, au lieu d'une image fidèle — de la vérité multiforme, qui réunit en soi tous les contraires:
La philosophie de l'histoire, même aux mains des hommes les plus éminents, incite à, la contradiction plutôt qu'elle n'accroît et ne rectifie les connaissances. D'ailleurs, le présentt ouvrage vise un but plus rapproché : je n'avais point à juger ni à expliquer historiquement l'hellénisme; il me suffisait de faire entendre à mes lecteurs, de rendre sensible à leur conscience, queune part incommensurable d'eux-mêmes vient de lui ett qu'il agit encore à cette heure comme facteur de « configuration » sur nos façons d'être poètes, penseurs, croyants, investigateurs. Mon ouvrage ne pouvant aspirer à être complet, j'ai tâché, qu'il fût, en revanche, vif et vrai. A qui souhaiterait en retirer quelque profit je ne saurais malheureusement épargner la peine de le lire d'un bout à l'autre.



Cette page est en construction

Retour au page d'accueil  / back to main page
Chapitre suivant  / next chapter
Chapitre précédent  / previous chapter

Dernière mise à jour : 31 Juillet 2005

1