réflexions sur la naturalité
La place de l'homme
Les frontières entre la nature et le " reste
"
L'importance de l'histoire
L'âge de l'écosystème
Les invasions diverses
La superficie et les alentours
Quelle opinion publique ?
La recherche de l'absolu en écologie
La naturalité, traduction adoptée de " wilderness ", est un
néologisme largement utilisé, mais qui recouvre des concepts
généralement flous.
Ratcliffe (1977) adoptait pour sa part une attitude pragmatique en associant
la naturalité à l'ancienneté de l'écosystème
et à l'absence de signes de perturbation due à l'homme.
Peterken à plusieurs reprises s'est penché sur ce concept,
en particulier en ce qui concerne les forêts. En 1997, il écrit
qu'on peut considérer comme un fait indéniable la naturalité
originale ainsi que la naturalité future mais que les naturalités
présentes, passées et potentielles sont hypothétiques.
Il me semble plus clair quand il dit qu'en Europe, virtuellement toutes les
forêts sont depuis longtemps directement ou indirectement affectées
par l'exploitation ou la gestion. De ce fait, la naturalité est alors
une variable continue et les différentes composantes de la forêt
peuvent avoir différents degrés de naturalité.
Schnitzler (1997), en s'inspirant de Peterken, distingue la naturalité
des premiers temps postglaciaires où la présence humaine en
forêt ne devait avoir qu'un impact insignifiant, comparable à
celui d'une espèce animale. La naturalité virtuelle est celle
que l'on pourrait observer si l'homme était resté ce qu'il
était aux stades paléolithiques et la naturalité future
celle que l'on observerait si l'homme disparaissait subitement.
Pour moi, et d'autres, la naturalité d'un système écologique
s'apprécie le long d'un gradient. La variable " naturalité
" peut être estimée en fonction de l'influence des activités
humaines sur l'évolution du système considéré.
En tenant compte du facteur " temps ", on considérera des
naturalités passées, présentes et futures, mais on ne
pensera jamais que le futur peut rejoindre le passé.
Le fait d'adopter cette définition ne signifie pas que je pense que
l'espèce humaine ne fait pas partie de la nature et je n'adopte pas
cette attitude pré-darwinienne encore répandue.
Cependant l'ampleur de l'impact de ses activités tant planétaires
que locales sur le sens de l'évolution, voire le maintien des
systèmes écologiques, est d'un autre ordre que celle de tout
autre espèce, même si on peut citer quelques émules timides
comme le castor.
Il faut cependant admettre que de nombreuses autres espèces jouent
également un rôle important lié à leurs fonctions.
On parle d'espèces clefs de voûte. Les conséquences de
leur éventuelle disparition, souvent due à l'homme, en apportent
la preuve, qu'il s'agisse des grands herbivores, des carnivores ou des
pollinisateurs.
Mais cette influence s'exerce dans la logique d'un système
écologique évolutif, donc de la naturalité, sauf si
cette disparition est directement due aux activités humaines. C'est
pourquoi on peut légitimer les réintroductions d'espèces
comme moyen d'augmenter la naturalité, dans la mesure où leur
élimination n'a pas été occasionnée par une
modification irréversible du milieu.
[R] Les frontières entre la nature et le " reste "
On peut aussi, si besoin est, pour effectuer une séparation entre
un système fortement dominé par l'homme et un système
naturel faire la remarque suivante. Dans un système naturel, on peut
distinguer schématiquement trois niveaux d'utilisation d'un flux
d'énergie. Le premier niveau est constitué par les
végétaux avec une forte biodiversité spécifique,
le deuxième est constitué par un grand nombre d'herbivores
tant vertébrés qu'invertébrés et le troisième
comporte un assez grand nombre de carnivores plus ou moins
spécialisés. Dans un système complètement
dominé par l'homme, nous aurons une autre organisation. Au premier
niveau, une faible biodiversité représentée par les
plantes cultivées ; au deuxième niveau, les herbivores domestiques
et, enfin, au troisième niveau un omnivore, l'homme, qui se nourrit
aux dépens à la fois de la production végétale
et des herbivores domestiques. De plus, l'homme est le plus souvent très
intolérant vis-à-vis des êtres vivants qui pourraient
venir le concurrencer dans l'exploitation de ces deux niveaux trophiques.
Aux débuts de l'histoire de l'humanité, les deux ressources
étaient exploitées par la cueillette et la chasse. La cueillette
glissait d'ailleurs assez vite vers une forme d'agriculture, les hommes
favorisant les végétaux les plus importants en tant que ressource.
Le noisetier a été ainsi, semble-t-il, favorisé à
Fontainebleau au néolithique. Aujourd'hui, en Amazonie, les Indiens
propagent au cours de leurs migrations les végétaux qui leur
sont utiles et que l'on retrouve ensuite en densité anormale sur les
emplacements d'anciens villages que rien ne permettrait autrement de
détecter facilement. De même le passage de la chasse à
la domestication peut être interprété comme un recul
de la naturalité.
De plus, l'homme ayant besoin de matériaux et d'énergie pour
ses habitations, qui sont par ailleurs consommatrices d'espaces, a exploité
les milieux forestiers en dirigeant leurs évolutions de manière
significative dans la plupart des cas.
Ceci étant, le gradient de naturalité n'atteint jamais la note
cent et ne descend pas souvent à zéro.
Aucun système n'échappe aux pollutions atmosphériques
planétaires ni aux conséquences des changements climatiques
induits par les activités humaines.
Par ailleurs, il est difficile de trouver des milieux dans lesquels des
organismes vivants ne s'installent. Ainsi, dans des hôpitaux, en principe
aseptisés, on sait que les bactéries, les champignons ou les
acariens tiennent leurs places.
[R] L'importance de l'histoire
Après ces premières réflexions, il me semble évident
que la compréhension de la naturalité sera grandement
facilitée par l'étude de l'histoire. Savoir comment s'est
constitué la faune d'une région et comment elle a
évolué ou comment se succèdent les peuplements
végétaux depuis plusieurs milliers d'années apporte
beaucoup, surtout si cette histoire tente d'y inclure l'histoire de l'impact
de l'homme. Voir, par exemple, Yalden (1982) pour les mammifères de
Grande Bretagne ou Le Mée (1990) pour la forêt de
Fontainebleau.
Bien entendu, il ne faut pas tomber dans un piège qui nous ferait
dire que ce qui est naturel est l'état du système tel qu'on
peut l'imaginer il y a deux mille ans et qu'il faut tenter d'y revenir.
L'écologie n'est pas l'archéologie, encore que cette dernière
conteste aussi, souvent, la passion de la reconstruction.
Cependant, connaître la naturalité d'hier pour apprécier
celle d'aujourd'hui et accompagner l'arrivée de celle de demain me
paraît un bon exercice. Et l'ancienneté connue du système
est un facteur important.
La notion de forêt ancienne utilisée en Grande-Bretagne (au
moins 500 ans de continuité) n'est pas non plus sans intérêt
(Peterken, 1981). Le type d'exploitation pendant la période
considérée joue aussi sûrement un rôle important.
À côté de la prise en compte de cet aspect dynamique
très important, je rejoins volontiers Peterken en estimant que toutes
les composantes de l'écosystème peuvent ne pas avoir le même
niveau de naturalité. Ces composantes sont très diverses.
Par exemple, la présence d'espèces animales ou
végétales exogènes est un facteur important.
Néanmoins ces espèces peuvent jouer dans un écosystème
les fonctions d'espèces autochtones disparues. La notion de
fonctionnalité est, bien entendu, essentielle. L'absence d'une partie
de la faune, en particulier des grands carnivores ou des grands herbivores,
doit être prise en considération. Dans de nombreux cas, ces
derniers ont été remplacés par des herbivores domestiques
pour retrouver, espère-t-on, une naturalité fonctionnelle.
La difficulté est de maintenir une densité optimale dans un
système très artificialisé.
En ce qui concerne les invasions, il faut distinguer celles qui sont
spontanées et qui, sans doute, ont toujours joué un rôle
important dans la constitution des " naturalités ". Pensons à
la reconquête par la faune et la flore de notre continent après
les glaciations.
Mais il n'en est pas de même des introductions voulues ou facilitées
par l'homme.
Par leurs nombres et leurs incongruités, ces arrivées mettent
à mal non seulement la naturalité mais aussi la biodiversité
autochtone.
[R] La superficie et les alentours
De même la surface est capitale. Un milieu forestier de dix hectares
peut difficilement contenir suffisamment d'éléments pour constituer
une naturalité de haut niveau. En revanche, ce n'est pas le cas pour
une tourbière de dix hectares.
Cependant, on ne peut pas découper arbitrairement une partie du milieu
terrestre pour créer des îles de forte naturalité
indépendantes du milieu qui l'entoure. Cette seule idée d'ailleurs
s'oppose à la notion de naturalité car, si la faune et la flore
terrestres d'une île océanique sont entourées par un
milieu qui le plus souvent ne joue pas un rôle essentiel et peut être
considéré comme hostile, il n'en est pas de même de nos
découpages artificiels.
Les relations d'un espace naturel avec ce qui l'entoure conditionnent sa
naturalité.
La notion d'écotone ou simplement d'interface doit être retenue
pour apprécier la naturalité. On doit d'ailleurs aller bien
au-delà et éviter de penser que des milieux en apparence bien
individualisés échappent à cette règle. Un
étang dépend évidement du bassin versant qui l'alimente
et ses habitants trouvent une partie de leur niche à l'extérieur,
qu'il s'agisse des batraciens qui viennent pondre mais effectuent leur croissance
ailleurs ou de l'oiseau migrateur pour qui il n'est qu'une étape.
Le maintien d'une certaine qualité dans les milieux environnants et
de la connexion entre des espaces protégés fait aussi partie
de cette naturalité qui, j'espère que nous en sommes convaincus,
ne se résume pas en la liste des espèces rares ou menacées
du milieu considéré en dépit d'habitudes administratives
qui ne sont pas sans danger.
Cette réflexion doit être, on s'en doute, largement utilisée
pour juger de la valeur d'une politique de protection de la nature.
Je pense aussi qu'une discussion approfondie sur la naturalité pourrait
inclure un examen de la notion de climax telle qu'elle subsiste après
des années de critiques et de nouvelles formulations
(1). Ceci paraît important pour les milieux forestiers
même si on pense qu'il existe aussi des climax non forestiers.
Enfin, on ne peut échapper à un début d'analyse de
l'attitude de nos contemporains vis-à-vis de la naturalité.
Pour certains, il y a une certaine assimilation avec le concept de
virginité, on parle de forêts vierges, les humoristes disent
que ce sont celles où la main de l'homme n'a jamais mis le pied !
Cette assimilation est dangereuse car si la virginité existe ou n'existe
pas, nonobstant le titre d'un roman de Prévost
(2), bien oublié, la naturalité se situe
objectivement le long d'un gradient et bien des incompréhensions actuelles
sont dues au fait que l'on se garde d'annoncer sur quel barreau de
l'échelle on se trouve.
En tout état de cause, le rejet de l'existence de la naturalité
intégrale ne peut être accepté comme un argument pour
en interdire la protection de ce qui en est proche, voire la restauration.
La restauration écologique est d'ailleurs un sujet à la mode
qui semble poser des questions aux " philosophes de la nature " mais beaucoup
moins aux écologues.
D'un autre côté, le retour à un cheminement vers une
naturalité généralisée est sans doute une utopie
et cette éventualité ne devrait pas bloquer toute réflexion
sur un développement durable en matière de production agricole
ou forestière.
[R] La recherche de l'absolu en écologie
Pour terminer, il faut signaler que l'intérêt légitime
porté à la naturalité aurait eu, dit-on, des
conséquences fâcheuses sur les orientations de la recherche
écologique.
Drury (1998) montre à quel point les chercheurs ont été
obsédés par la recherche d'une nature dont l'Homme serait
totalement exclu.
Pour cette raison, il écrit : " traditionnellement, les recherches
écologiques ont été conduites indépendamment
des études sur les effets de l'occupation humaine. Dans la plupart
des cas, les écologistes sont partis au loin pour éviter d'avoir
des territoires d'étude présentant des traces d'influences
d'activités humaines, parce que de tels territoires ne seraient pas
naturels ".
Cette attitude n'a pas facilité la compréhension, à
partir de bases scientifiques, des phénomènes qui préoccupent
les gestionnaires des espaces en France et ailleurs.
La quête de la naturalité, tout importante qu'elle soit, ne
doit pas nous détourner de cette nature plus proche et toujours
menacée.
Notes
(1) On est surtout maintenant convaincu
que les écosystèmes ont pu évoluer vers différents
états d'équilibre, sous l'influence des très importants
changements climatiques que la terre a connus. [VU]
(2) NDLR: Marcel Prévost a publié Les Demi-vierges
en 1894 et les Vierges Fortes en 1900 [VU]
[R]
[R] Références bibliographiques
Drury W.H., 1998. Chance and change. Ecology for
conservationists. U. of Calif. Press.
Le Mée G., 1990. Évolution dans la forêt de Fontainebleau
au cours des cinq derniers millénaires. Bull. Ecol., 21(4),
119-127.
Peterken G.F., 1981. Woodland conservation and management.. Capman
and Hall, Londres. 328 p.
Peterken G.F., 1997. Concepts of naturalness. In Naturalité et
forêts d'Europe. Conseil de l'Europe, Strasbourg.
Ratcliffe D.A., 1977. A nature conservation review. Cambridge U. Press.
2 vol., 388 et 320 p.
Schnitzler A. 1997. Prise en compte des cycles sylvigénétiques
naturels pour une saine définition de la gestion conservatoire.
Dossier de l'environnement de l'INRA n° 15, 57-76.
Yalden D.W., 1982. When did the mammal fauna of the British isles arrive
? Mammals Review, I2(1), 1-37.