Le Courrier de l'environnement n°37, août 1999

réflexions sur la naturalité

La place de l'homme
Les frontières entre la nature et le " reste "
L'importance de l'histoire
L'âge de l'écosystème
Les invasions diverses
La superficie et les alentours
Quelle opinion publique ?
La recherche de l'absolu en écologie

Références bibliographiques


La naturalité, traduction adoptée de " wilderness ", est un néologisme largement utilisé, mais qui recouvre des concepts généralement flous.
Ratcliffe (1977) adoptait pour sa part une attitude pragmatique en associant la naturalité à l'ancienneté de l'écosystème et à l'absence de signes de perturbation due à l'homme.
Peterken à plusieurs reprises s'est penché sur ce concept, en particulier en ce qui concerne les forêts. En 1997, il écrit qu'on peut considérer comme un fait indéniable la naturalité originale ainsi que la naturalité future mais que les naturalités présentes, passées et potentielles sont hypothétiques. Il me semble plus clair quand il dit qu'en Europe, virtuellement toutes les forêts sont depuis longtemps directement ou indirectement affectées par l'exploitation ou la gestion. De ce fait, la naturalité est alors une variable continue et les différentes composantes de la forêt peuvent avoir différents degrés de naturalité.
Schnitzler (1997), en s'inspirant de Peterken, distingue la naturalité des premiers temps postglaciaires où la présence humaine en forêt ne devait avoir qu'un impact insignifiant, comparable à celui d'une espèce animale. La naturalité virtuelle est celle que l'on pourrait observer si l'homme était resté ce qu'il était aux stades paléolithiques et la naturalité future celle que l'on observerait si l'homme disparaissait subitement.
Pour moi, et d'autres, la naturalité d'un système écologique s'apprécie le long d'un gradient. La variable " naturalité " peut être estimée en fonction de l'influence des activités humaines sur l'évolution du système considéré.
En tenant compte du facteur " temps ", on considérera des naturalités passées, présentes et futures, mais on ne pensera jamais que le futur peut rejoindre le passé.

[R] La place de l'homme

Le fait d'adopter cette définition ne signifie pas que je pense que l'espèce humaine ne fait pas partie de la nature et je n'adopte pas cette attitude pré-darwinienne encore répandue.
Cependant l'ampleur de l'impact de ses activités tant planétaires que locales sur le sens de l'évolution, voire le maintien des systèmes écologiques, est d'un autre ordre que celle de tout autre espèce, même si on peut citer quelques émules timides comme le castor.
Il faut cependant admettre que de nombreuses autres espèces jouent également un rôle important lié à leurs fonctions. On parle d'espèces clefs de voûte. Les conséquences de leur éventuelle disparition, souvent due à l'homme, en apportent la preuve, qu'il s'agisse des grands herbivores, des carnivores ou des pollinisateurs.
Mais cette influence s'exerce dans la logique d'un système écologique évolutif, donc de la naturalité, sauf si cette disparition est directement due aux activités humaines. C'est pourquoi on peut légitimer les réintroductions d'espèces comme moyen d'augmenter la naturalité, dans la mesure où leur élimination n'a pas été occasionnée par une modification irréversible du milieu.

[R] Les frontières entre la nature et le " reste "

On peut aussi, si besoin est, pour effectuer une séparation entre un système fortement dominé par l'homme et un système naturel faire la remarque suivante. Dans un système naturel, on peut distinguer schématiquement trois niveaux d'utilisation d'un flux d'énergie. Le premier niveau est constitué par les végétaux avec une forte biodiversité spécifique, le deuxième est constitué par un grand nombre d'herbivores tant vertébrés qu'invertébrés et le troisième comporte un assez grand nombre de carnivores plus ou moins spécialisés. Dans un système complètement dominé par l'homme, nous aurons une autre organisation. Au premier niveau, une faible biodiversité représentée par les plantes cultivées ; au deuxième niveau, les herbivores domestiques et, enfin, au troisième niveau un omnivore, l'homme, qui se nourrit aux dépens à la fois de la production végétale et des herbivores domestiques. De plus, l'homme est le plus souvent très intolérant vis-à-vis des êtres vivants qui pourraient venir le concurrencer dans l'exploitation de ces deux niveaux trophiques. Aux débuts de l'histoire de l'humanité, les deux ressources étaient exploitées par la cueillette et la chasse. La cueillette glissait d'ailleurs assez vite vers une forme d'agriculture, les hommes favorisant les végétaux les plus importants en tant que ressource. Le noisetier a été ainsi, semble-t-il, favorisé à Fontainebleau au néolithique. Aujourd'hui, en Amazonie, les Indiens propagent au cours de leurs migrations les végétaux qui leur sont utiles et que l'on retrouve ensuite en densité anormale sur les emplacements d'anciens villages que rien ne permettrait autrement de détecter facilement. De même le passage de la chasse à la domestication peut être interprété comme un recul de la naturalité.
De plus, l'homme ayant besoin de matériaux et d'énergie pour ses habitations, qui sont par ailleurs consommatrices d'espaces, a exploité les milieux forestiers en dirigeant leurs évolutions de manière significative dans la plupart des cas.
Ceci étant, le gradient de naturalité n'atteint jamais la note cent et ne descend pas souvent à zéro.
Aucun système n'échappe aux pollutions atmosphériques planétaires ni aux conséquences des changements climatiques induits par les activités humaines.
Par ailleurs, il est difficile de trouver des milieux dans lesquels des organismes vivants ne s'installent. Ainsi, dans des hôpitaux, en principe aseptisés, on sait que les bactéries, les champignons ou les acariens tiennent leurs places.

[R] L'importance de l'histoire

Après ces premières réflexions, il me semble évident que la compréhension de la naturalité sera grandement facilitée par l'étude de l'histoire. Savoir comment s'est constitué la faune d'une région et comment elle a évolué ou comment se succèdent les peuplements végétaux depuis plusieurs milliers d'années apporte beaucoup, surtout si cette histoire tente d'y inclure l'histoire de l'impact de l'homme. Voir, par exemple, Yalden (1982) pour les mammifères de Grande Bretagne ou Le Mée (1990) pour la forêt de Fontainebleau.
Bien entendu, il ne faut pas tomber dans un piège qui nous ferait dire que ce qui est naturel est l'état du système tel qu'on peut l'imaginer il y a deux mille ans et qu'il faut tenter d'y revenir.
L'écologie n'est pas l'archéologie, encore que cette dernière conteste aussi, souvent, la passion de la reconstruction.
Cependant, connaître la naturalité d'hier pour apprécier celle d'aujourd'hui et accompagner l'arrivée de celle de demain me paraît un bon exercice. Et l'ancienneté connue du système est un facteur important.

[R] L'âge de l'écosystème

La notion de forêt ancienne utilisée en Grande-Bretagne (au moins 500 ans de continuité) n'est pas non plus sans intérêt (Peterken, 1981). Le type d'exploitation pendant la période considérée joue aussi sûrement un rôle important.
À côté de la prise en compte de cet aspect dynamique très important, je rejoins volontiers Peterken en estimant que toutes les composantes de l'écosystème peuvent ne pas avoir le même niveau de naturalité. Ces composantes sont très diverses.
Par exemple, la présence d'espèces animales ou végétales exogènes est un facteur important.
Néanmoins ces espèces peuvent jouer dans un écosystème les fonctions d'espèces autochtones disparues. La notion de fonctionnalité est, bien entendu, essentielle. L'absence d'une partie de la faune, en particulier des grands carnivores ou des grands herbivores, doit être prise en considération. Dans de nombreux cas, ces derniers ont été remplacés par des herbivores domestiques pour retrouver, espère-t-on, une naturalité fonctionnelle. La difficulté est de maintenir une densité optimale dans un système très artificialisé.

[R] Les invasions diverses

En ce qui concerne les invasions, il faut distinguer celles qui sont spontanées et qui, sans doute, ont toujours joué un rôle important dans la constitution des " naturalités ". Pensons à la reconquête par la faune et la flore de notre continent après les glaciations.
Mais il n'en est pas de même des introductions voulues ou facilitées par l'homme.
Par leurs nombres et leurs incongruités, ces arrivées mettent à mal non seulement la naturalité mais aussi la biodiversité autochtone.

[R] La superficie et les alentours

De même la surface est capitale. Un milieu forestier de dix hectares peut difficilement contenir suffisamment d'éléments pour constituer une naturalité de haut niveau. En revanche, ce n'est pas le cas pour une tourbière de dix hectares.
Cependant, on ne peut pas découper arbitrairement une partie du milieu terrestre pour créer des îles de forte naturalité indépendantes du milieu qui l'entoure. Cette seule idée d'ailleurs s'oppose à la notion de naturalité car, si la faune et la flore terrestres d'une île océanique sont entourées par un milieu qui le plus souvent ne joue pas un rôle essentiel et peut être considéré comme hostile, il n'en est pas de même de nos découpages artificiels.
Les relations d'un espace naturel avec ce qui l'entoure conditionnent sa naturalité.
La notion d'écotone ou simplement d'interface doit être retenue pour apprécier la naturalité. On doit d'ailleurs aller bien au-delà et éviter de penser que des milieux en apparence bien individualisés échappent à cette règle. Un étang dépend évidement du bassin versant qui l'alimente et ses habitants trouvent une partie de leur niche à l'extérieur, qu'il s'agisse des batraciens qui viennent pondre mais effectuent leur croissance ailleurs ou de l'oiseau migrateur pour qui il n'est qu'une étape.
Le maintien d'une certaine qualité dans les milieux environnants et de la connexion entre des espaces protégés fait aussi partie de cette naturalité qui, j'espère que nous en sommes convaincus, ne se résume pas en la liste des espèces rares ou menacées du milieu considéré en dépit d'habitudes administratives qui ne sont pas sans danger.
Cette réflexion doit être, on s'en doute, largement utilisée pour juger de la valeur d'une politique de protection de la nature.
Je pense aussi qu'une discussion approfondie sur la naturalité pourrait inclure un examen de la notion de climax telle qu'elle subsiste après des années de critiques et de nouvelles formulations (1). Ceci paraît important pour les milieux forestiers même si on pense qu'il existe aussi des climax non forestiers.

[R] Quelle opinion publique ?

Enfin, on ne peut échapper à un début d'analyse de l'attitude de nos contemporains vis-à-vis de la naturalité. Pour certains, il y a une certaine assimilation avec le concept de virginité, on parle de forêts vierges, les humoristes disent que ce sont celles où la main de l'homme n'a jamais mis le pied !
Cette assimilation est dangereuse car si la virginité existe ou n'existe pas, nonobstant le titre d'un roman de Prévost (2), bien oublié, la naturalité se situe objectivement le long d'un gradient et bien des incompréhensions actuelles sont dues au fait que l'on se garde d'annoncer sur quel barreau de l'échelle on se trouve.
En tout état de cause, le rejet de l'existence de la naturalité intégrale ne peut être accepté comme un argument pour en interdire la protection de ce qui en est proche, voire la restauration. La restauration écologique est d'ailleurs un sujet à la mode qui semble poser des questions aux " philosophes de la nature " mais beaucoup moins aux écologues.
D'un autre côté, le retour à un cheminement vers une naturalité généralisée est sans doute une utopie et cette éventualité ne devrait pas bloquer toute réflexion sur un développement durable en matière de production agricole ou forestière.

[R] La recherche de l'absolu en écologie

Pour terminer, il faut signaler que l'intérêt légitime porté à la naturalité aurait eu, dit-on, des conséquences fâcheuses sur les orientations de la recherche écologique.
Drury (1998) montre à quel point les chercheurs ont été obsédés par la recherche d'une nature dont l'Homme serait totalement exclu.
Pour cette raison, il écrit : " traditionnellement, les recherches écologiques ont été conduites indépendamment des études sur les effets de l'occupation humaine. Dans la plupart des cas, les écologistes sont partis au loin pour éviter d'avoir des territoires d'étude présentant des traces d'influences d'activités humaines, parce que de tels territoires ne seraient pas naturels ".
Cette attitude n'a pas facilité la compréhension, à partir de bases scientifiques, des phénomènes qui préoccupent les gestionnaires des espaces en France et ailleurs.
La quête de la naturalité, tout importante qu'elle soit, ne doit pas nous détourner de cette nature plus proche et toujours menacée.


Notes

(1) On est surtout maintenant convaincu que les écosystèmes ont pu évoluer vers différents états d'équilibre, sous l'influence des très importants changements climatiques que la terre a connus. [VU]
(2) NDLR: Marcel Prévost a publié Les Demi-vierges en 1894 et les Vierges Fortes en 1900 [VU]

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[R] Références bibliographiques

Drury W.H., 1998. Chance and change. Ecology for conservationists. U. of Calif. Press.
Le Mée G., 1990. Évolution dans la forêt de Fontainebleau au cours des cinq derniers millénaires. Bull. Ecol., 21(4), 119-127.
Peterken G.F., 1981. Woodland conservation and management.. Capman and Hall, Londres. 328 p.
Peterken G.F., 1997. Concepts of naturalness. In Naturalité et forêts d'Europe. Conseil de l'Europe, Strasbourg.
Ratcliffe D.A., 1977. A nature conservation review. Cambridge U. Press. 2 vol., 388 et 320 p.
Schnitzler A. 1997. Prise en compte des cycles sylvigénétiques naturels pour une saine définition de la gestion conservatoire. Dossier de l'environnement de l'INRA n° 15, 57-76.
Yalden D.W., 1982. When did the mammal fauna of the British isles arrive ? Mammals Review, I2(1), 1-37.