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1939, ce sont les premiers mois de ce que lon appellera la drôle de guerre. Période de suspens, dattente particulièrement dans les Ardennes où laspirant Grange a pour mission darrêter les blindés allemands si une attaque se produisait. A la fois île déserte et avant-poste sur le front de la Meuse où montent des signes inquiétants.
Un souvenir de lauteur dans Carnets du grand chemin :
Lorsque nous partîmes en mai 1940 pour la Hollande une des pièces maîtresses dans la stratégie du général Gamelin nous débarquâmes du train le 13 dans le soir avancé à proximité de St-Nicolas dAnvers et nous passâmes le reste de la nuit sur lherbe du bas-côté de la route. Le matin fut radieux. Nous marchions par une petite route de terre vers le bourg de Sinai ; la luxuriance de la campagne flamande méblouissait : après les resserres à fumier de la Lorraine, les tourbières de la Canche et de lAuthie, on allait enfin cantonner dans le pays de Cocagne. Le bourg était si récuré, si net, quil paraissait vernissé; il méchut une chambre fraîchement lessivée, à carreau et édredon rouge: jétais si fatigué que je me coulai séance tenante entre les draps. Mais je ny trouvai pas le sommeil. Par intervalles espacés, maintenant que le remue-ménage de linstallation sétait tu, le bruit du canon, tellement inattendu pour nous si loin de la frontière, éveillait le silence de cette chambre de béguinage. La joue collée voluptueusement à loreiller, aussi frais quun oreiller proustien, je tentai un moment de croire à quelque combat naval en mer du Nord, mais un planton me tira incontinent du lit. On partait, en catastrophe, abandonnant dans le village à la garde dun sergent nos cantines et tout notre convoi de voitures. En quelques minutes, Iatmosphère avait changé: lurgence, lincohérence de cette fête en avant, le décombre de nos bagages sur les bas-côtés, où déjà sattroupaient des Flamands goguenards, tout avait soudain une odeur de désastre. Cétait le moment tout juste où les Allemands passaient la Meuse à Sedan.
St-Nicolas dAnvers, tous feux éteints, grouillait de troupes emmêlées, silencieuses dans le noir; la rue principale nétait quun long embarras de voitures. Nous apprîmes quAnvers était déjà sous les obus, et quon minait en hâte le tunnel routier de lEscaut. Mais, au lieu de suivre le chemin de la grande ville vers laquelle le feu aurait dû nous aspirer, nous prîmes droit au nord, et bientôt nous fîmes route dans le désert dune campagne qui semblait inhabitée, tant elle était sourde et muette. A droite, nous longions des bois de pins très sombres qui devaient être les dernières avancées de la Campine. A gauche, la route, qui bientôt devint digue, dominait un pays bas où lil ne saisissait aucune ligne, aucun objet discernable, mais doù montait une faible haleine mouillée qui parlait de la mer. La solitude brusque, le silence sans fond faisaient penser aux changements à vue du rêve, où une prote quon pousse se change en tapis volant, donne instantanément sur un autre climat, une autre contrée, une autre époque. La troupe déjà harassée (cétait notre première marche depuis des mois) cheminait sans souffler mot ; aux haltes, les hommes tombaient sur le dos, entraînés par le poids du sac. La fatigue, Iinsomnie rendaient irrÉelle la contrée inconnue où nous pénétrions: ni villages, ni maisons au long de notre route, rien que ce goût de mouillure dune étendue liquide invisible, ce silence qui semblait émerger dun en deçà des temps. Un moment, nous marchâmes vers un point de létendue noire où, à intervalles espacés, sallumait une lueur masquÉe; le sillage dun fracas théâtral enjambait la voûte de la nuit pendant de longues secondes, séteignait, puis un point rouge à peine perceptible se rallumait sans aucun bruit à lhorizon: cette balistique alanguie et abstraite fonctionnant au cur des ténèbres ne saccordait guère pour mon inexpérience avec lidée dun tir dartillerie lourde. Nous passâmes à laplomb de la voûte de vacarme. Puis nous laissâmes dériver peu à peu la source lumineuse intermittente sur notre arrière comme un bateau-feu, et de nouveau ce fut le silence noir: la nuit ressemblait à une traversée de la mer. Comme se levait à peine le petit matin gris, nous arrivâmes à un bourg, presque une villette même, avec sa grandplace pavée, mais une villette naine aux maisons de poupée, aux portes qui semblaient ne livrer passage que de profil : Kieldrecht. On sattendait presque à en voir sortir les magots naïfs et mécaniques, à sabots vernis et pipes de porcelaine, qui peuplent un des contes dEdgar Poe : cétait le bourg de Vondervotteimitis mais il était trop tôt encore pour les santons indigènes; il ny avait âme qui vive dans les rues. Là-dessus le bataillon se disloqua et les sections voguèrent chacune vers leur emplacement de combat, au travers dune sorte dEden pastoral dont le souvenir enchanté peuple encore les pages de La Sieste en Flandre hollandaise. Nous fîmes encore sept à huit kilomètres, en file indienne sur la crête des digues gazonnées; enfin mon guide (nous navions pas de cartes des Pays-Bas) me désigna le polder dont javais à assurer la défense avec mes vingt-cinq hommes contre des "engins mécaniques amphibies susceptibles de traverser lEscaut": une immense pelouse dun bon kilomètre carré, cernée de ses peupliers comme la cuve dun stade de sa haie doriflammes, et paisiblement habitée de ruminants déjà à louvrage. On nentendait pas dautre bruit, dans ce séduisant bout-du-monde, que le meuglement des vaches laitières et le froissement de la petite brise de mer dans les peupliers: désorienté par ce champ de bataille bucolique, mais un peu dépeuplé, car je navais de voisins quà un bon kilomètre, jadressai quelques mots dencouragement à mes hommes et je les assurai que sur la crête des digues nous navions rien à craindre des chars (sic). Mais ils ne semblaient guère en souci des chars, ou plutôt ils dormaient déjà debout: trois minutes plus tard, toute la section ronflait vautrée dans lherbe juteuse: des chars amphibies fantômes, nul ne vit jamais trace. Ce déraillement onirique, qui nous rejetait dun seul déclic hors du sentier de la guerre au moment même du "baptême du feu", cette marche fourvoyée à travers des champs dasphodèles dont lHistoire nétait plus que le songe insignifiant sont restés dans mon esprit comme un trip virgilien dont je demeurai longtemps drogué: perque domos ditis vacuas et inania regna (à travers les demeures vides et le royaume désert de Pluton).
(Carnets du grand chemin, p.139 et suivantes)
Dans la solitude du Balcon en forêt, un chemin soffre à Grange comme un appel obsédant (...) suspendu sur une absence sans fond. Vide de la perspective, qui bouleverse les perceptions ; où la réalité perd son attache, sabîm(e), sourd(e) et aveugle. Chaque chose se fait signe et stupeur : calme absolu, silence, froid (...), une sorte de promesse comme un il entrouvert, une fenêtre toute seule en face dune route par où quelque chose doit arriver.
(Christian Hubin, Parlant seul, p. 23)
Étrangement, par un tour doucement tragique, cest "la guerre", qui, deus ex machina, aura donné à laspirant le temps et la forêt, cest-à-dire la chance de vivre au plus près de la genèse.
Hélène Cixous, Le sens de la forêt, Qui vive ?, autour de Julien Gracq, p.49
Ce fut vers la fin de décembre que la première neige tomba sur lArdenne. Quand Grange se réveilla, un jour blanc et sans âge qui suintait de la terre cotonnait sur le plafond lombre des croisées ; mais sa première impression fut moins celle de léclairage insolite que dun suspens anormal du temps : il crut dabord que son réveil sétait arrêté ; la chambre, la maison entière semblaient planer sur une longue glissade de silence un silence douillet et sapide de cloître, qui ne sarrêtait plus Il se leva, vit par la fenêtre la forêt blanche à perte de vue, et se recoucha dans la chambre quiète avec un contentement qui lui faisait cligner les yeux. Le silence respirait autour de lui plus subtil sous cette lumière luxueuse. Le temps faisait halte : pour les habitants du Toit, cette neige un peu fée qui allait fermer les routes ouvrait le temps des grandes vacances. (p.104)
Ils fumèrent un moment en silence. Il faisait bon. La nuée se dissipait; un ou deux coups de tonnerre roulèrent faiblement derrière lhorizon de la Belgique, avec le grondement pacifié dune queue dorage. La lune sétait dégagée : au fond de la trouée des arbres, la pente de la clairière se givrait dune lumière froide, minérale, toute ocellée par lombre dencre des jeunes sapins assis sur lherbe. Jamais Grange navait eu comme ce soir le sentiment dhabiter une forêt perdue: toute limmensité de lArdenne respirait dans cette clairière de fantômes, comme le cur dune forêt magique palpite autour de sa fontaine. Ce vide de la futaie, cette garde sommeillante le troublaient. Il songeait au mot bizarre qui était venu à Hervouët : " On nest pas soutenus ". Ce quon avait laissé derrière soi, ce quon était censé défendre, nimportait plus très réellement; le lien était coupé; dans cette obscurité pleine de pressentiments les raisons dêtre avaient perdu leurs dents. Pour la première fois peut-être, se disait Grange, me voici mobilisé dans une armée rêveuse. Je rêve ici nous rêvons tous mais de quoi ? Tout, autour de lui, était trouble et vacillement, prise incertaine; on eût dit que le monde tissé par les hommes se défaisait maille à maille: il ne restait quune attente pure, aveugle, où la nuit détoiles, les bois perdus, lénorme vague nocturne qui se gonflait et montait derrière lhorizon vous dépouillaient brutalement, comme le déferlement des vagues derrière la dune donne soudain lenvie dêtre nu.
On nous a changé notre Gracq du Rivage des Syrtes.
LExpress
La critique est un gros chat : pas méchant, mais un peu bougon, le chat déteste être troublé dans ses habitudes. Sil dort dans le fauteuil à gauche de la cheminée, ne le dérangez pas, asseyez-vous à droite. De même, la critique préfère quun auteur ne sécarte pas trop du chemin quil sest tracé. Le Château dArgol, Le Rivage des Syrtes étaient des romans poétiques quelque peu surréalistes dans lexpression. Le Roi pêcheur était une pièce symbolique ; quest-ce donc maintenant que ce Balcon en forêt où lon nous raconte la vie de laspirant Grange dans les Ardennes durant le long hiver de la drôle de guerre et où la brève tragédie de loffensive allemande forme le dénouement ?
Jean Mistler, LAurore, 7 octobre 1958
Grâce à Julien Gracq, grâce à cette optique extra-ordinaire dun surréaliste sur la marche ardennaise, lon nest pas près doublier "le vaste horizon de mer des forêts de Belgique" qui déroulent leurs vagues vers Bouillon, Florenville, Marche et Spa. Vrai, si "Un balcon en forêt" sachève sur du nihilisme, sur une sorte de désespoir tranquille, nous garderons plutôt, pour notre part, dans nos yeux et dans nos âmes toute limmensité de lArdenne qui respire "dans cette clairière de fantômes comme le cur dune forêt magique palpite autour de sa fontaine", toute cette forêt, oui, "plus ouverte que les rêves de la nuit"...
Le Courrier
Si jai des objections à y présenter (
) elles portent sur le sujet, et une certaine ambiguïté dintentions. Julien Gracq nous renvoie à dix-huit ans en arrière, ce qui est un recul trop lointain ou trop proche. Les mois hideux de la "drôle de guerre", où salanguit linstinct guerrier de nos armées, dans lattente et dans linaction. Ce roman tient presque du pamphlet.
Robert Kemp, Les Nouvelles Littéraires, 25 septembre 1958
Car ce qui emporte dun pas sûr et lent, ce beau livre verdoyant, cest le rythme même des saisons sylvestres, cest laccumulation subtile de petits détails exacts, de notations précises sur la vie naturelle, les arbres, les journées en forêt. Les Robinsons de la ligne Maginot perdus dans la belle nature et leur mauvais rêve, attendent, avec une sorte de délicieuse et trouble angoisse ce qui va les arracher à lune et à lautre.
Claude Roy, Libération, 26 novembre.
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