De Straparola, à qui nous devons une manne d’histoires promises à traverser les siècles, nous ne savons presque rien. Son nom même pourrait bien n’être qu’un pseudonyme auto-dépréciatif. Straparola évoque en effet le verbe straparlare qui signifie parler trop ou mal, dégoiser. Straparola signifierait, stricto sensu, le jacteur, le dégoiseur.
     C’est en 1550 que paraît à Venise un recueil de 25 nouvelles ou plutôt fables intitulé Le Piacevoli Notti. L’ouvrage reçoit un accueil enthousiaste ; trois ans plus tard, il est complété par une seconde partie, comprenant 48 autres fables et l’ensemble ne cessera d’être réédité durant un demi-siècle : on comptera 23 éditions de 1558 à 1613. Puis, les Piacevoli Notti, condamnées par la censure ecclésiastique en décembre 1605, mises à l’index pour obscénité, cesseront peu à peu d’être publiées et donc de circuler.
     Suivant un procédé narratif illustré par Boccace dans le Décaméron – et véhiculé avant lui par les orientales Mille et une nuits –, ces récits sont enchâssés dans un cadre qui constitue lui-même un récit englobant tous les autres : dans un palais situé sur l’île de Murano près de Venise, la fille d’Ottaviano, Maria Sforza, a réuni autour d’elle une cour de dix jeunes filles, et reçoit régulièrement une brillante compagnie de gentilshommes et d’érudits. À l’époque du carnaval, elle prolonge ses soirées dansantes par un divertissement original : cinq jeunes filles désignées par le sort devront raconter une histoire et la faire suivre d’une énigme. Cinq fables seront donc contées chaque nuit, sauf lors de la treizième et dernière, où, en une sorte de récapitulation circulaire, on en contera treize.
     Entre nouvelles réalistes et contes de fées, Straparola décline toute une série de variantes littéraires où l’humour et la rêverie se le disputent : de l’histoire d’amour issue du mythe antique d’Héro et Léandre à l’étonnant mélange de scatologique et de merveilleux dans l’histoire d’Adamantine et de sa poupée, en passant par la parodie du conte à transformation comme celui de Denis le magicien, son œuvre est elle-même un être littéraire protéiforme et labile comme la plupart de ses personnages.

     Ce volume contient :
     – La préface de Straparola
     – Les 13 nuits soit 73 fables (plutôt que de donner la liste complète des 73 histoires du vaste recueil de Straparola voici la
liste typologique du volume qui permettra au curieux de reconnaître certains contes familier et au folkloriste, soucieux de comparatisme, de retrouver certains contes-types repérés dans la classification internationale de Aarne et Thompson – AT – ; le chiffre romain indique la nuit, le chiffre arabe la fable) :

AT 300, La bête à sept têtes : X, 3
AT 325, Le magicien et son élève : VIII, 5
AT 316, L’enfant promis à la sirène : III, 4
AT 433, Le prince en serpent : II, 1
AT 502, L’homme sauvage : V, 1
AT 506A, Jean de Calais : XI, 2
AT 510B, Peau d’âne : I, 4 (avec AT 712)
AT 531, La belle aux cheveux d’or : III, 2
AT 545, Le chat botté : XI, 1
AT 571C, La poupée qui mord : V, 2
AT 653, Quatre frères ingénieux : VII, 5 (avec AT 671)
AT 670, Le langage des animaux : XII, 3
AT 671, Les trois langages : VII, 5 (avec AT 653)
AT 675, Le garçon paresseux : III, 1
AT 706, La fille aux mains coupées : III, 3 (en partie, avec AT 709)
AT 707, L’oiseau de vérité : IV, 3
AT 709, Blanche Neige : III, 3 (en partie, avec AT 706)
AT 712, Crescentia : I, 4 (avec AT 510B)
AT 884A, Une fille déguisée en garçon : IV, 1
AT 1359A, L’amant caché : IV, 4
AT 1359C, Le mari s’apprête à castrer le crucifix, IX, 4

     – Postface de Joël Gayraud
     – Liste typologique du recueil (voir ci-dessus)
     – Résumé de chaque conte


     “J’ai souvent ouï dire, Mesdames, qu’il n’est aucun art, science ou industrie qui puisse valoir contre l’astuce des femmes ; et cela advient parce qu’elles n’ont point été produites d’une terre sèche et aride, mais de la côte de notre premier père Adam ; ainsi elles sont de chair, et non de terre, jusqu’à ce que finalement leur corps se réduise en cendres. Aussi, voulant donner commencement aux joyeux discours de cette nuit, je me suis avisée de vous raconter ce qui advint à un jaloux, qui, bien qu’il fût un homme sage et bien avisé, fut néanmoins trompé par sa femme, et par ce moyen guéri de sa jalouse maladie.
     À Ravenne, ancienne ville de la Romagne, peuplée d’hommes illustres et fameux, surtout en médecine, demeurait jadis un excellent médecin, nommé Florio, homme de fort noble, riche et ancienne maison. Jeune et estimé de tous, autant pour son affabilité que pour son art, il épousa une charmante et fort belle femme, nommée Dorothée. En raison de ses beautés, il fut assailli d’une telle peur qu’un autre homme ne vînt à souiller son lit matrimonial qu’il ne voyait trou ou fissure en toute sa maison, qu’il ne fît, tant il était ombrageux, soigneusement boucher et obturer. Il fit clore toutes ses fenêtres de gros treillis de fer et ses portes de forts cadenas dont lui seul portait les clefs. En outre, il ne voulait permettre à personne, même parent, ami ou allié, d’entrer dans sa maison. S’il eût pu, il en eût chassé les mouches, dont il ne se défiait pas seulement, mais de sa propre ombre, voire des tableaux pendus dans sa chambre, qu’il faisait retourner sens dessus dessous. (...)” (Nuit 12, fable 1)



          Histoires, histoires d’histoires, Le Décaméron, les Mille et une Nuits, les Contes de Canterbury...Straparola. (...).
     Une aristocratie milanaise exilée à Murano, pas Venise, presque Venise, réunit pendant le Carnaval une brillante compagnie que des jeunes filles vont distraire par récits et énigmes...Un lieu clos, un non-lieu pour ainsi dire, et une distraction éloignée des oreilles indiscrètes vont permettre d’entendre, dans ce moment singulier de la nuit, les pires horreurs en matière de licence, d’anticléricalisme, de fourberies diverses, de mépris des institutions (le nombre de princes et de rois en exil est étonnant). Quant à “l’orientalisme”, culture, raffinement, humanisme, il est surprenant à une époque où le Turc est l’ennemi public numéro un. C’est donc à l’abolition des censures que se livrent ces jeunes filles dans un climat d’espièglerie qui paie sa dette à la tradition orale par définition guère censurable…que la censure rattrapera par la suite (des récits furent supprimés, modifées).
     Piotr Gourmandisch, Rouge, 20 mai 1999.

     Il est heureux que, grâce aux éditions José Corti, soit rendu disponible ce livre par lequel La Belle et la Bête ou Le Chat Botté entrèrent en littérature, ce livre où puisèrent Basile et Perrault, de même que Shakespeare – qui trouva dans la septième nuit le sujet de Tout est bien qui finit bien – et La fontaine – qui en reprendra deux dans Les animaux malades de la peste et l’Ours et l’amateur de jardins.
     Jean-Loïc Le Quellec, La Mandragore, 4/1999.







Édition établie
et traduction revue
par Joël Gayraud
1999
504 pages
ISBN 2-7143-0693-4
150 F


Collection Merveilleux