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L’Art de jouir

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2002 — Éditions du Boucher 
16, rue Rochebrune 75011 Paris 

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téléphone & télécopie : (33) (0)1 47 00 02 15
conception & réalisation : Georges Collet
couverture : 

ibidem

ISBN : 2-84824-017-2

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Et quibus ipsa modis tractetur blanda Voluptas.

Lucrèce

Plaisir, MaĂ®tre souverain des hommes et des dieux, devant qui
tout disparaĂ®t, jusqu’à la raison mĂŞme, tu sais combien mon cĹ“ur
t’adore, et tous les sacrifices qu’il t’a faits. J’ignore si je mĂ©riterai
d’avoir part aux Ă©loges que je te donne ; mais je me croirais
indigne de toi, si je n’étais attentif Ă  m’assurer de ta prĂ©sence, et Ă 
me rendre compte Ă  moi-mĂŞme de tous tes bienfaits. La recon-
naissance serait un trop faible tribut, j’y ajoute encore l’examen
de mes sentiments les plus doux.

Dieu des belles âmes, charmant plaisir, ne permets pas que ton

pinceau se prostitue Ă  d’infâmes voluptĂ©s, ou plutĂ´t Ă  d’indignes
dĂ©bauches qui font gĂ©mir la Nature rĂ©voltĂ©e. Qu’il ne peigne que
les feux du fils de Cypris, mais qu’il les peigne avec transport.
Que ce Dieu vif, impĂ©tueux, ne se serve de la raison des hommes
que pour la leur faire oublier ; qu’ils ne raisonnent que pour exa-
gĂ©rer leurs plaisirs et s’en pĂ©nĂ©trer; que la froide Philosophie se
taise pour m’écouter. Je sens les respectables approches de la
volupté.

Disparaissez, courtisanes impudiques! Il sortit moins de maux

de la boĂ®te de Pandore, que du sein de vos plaisirs. Eh! que dis-
je ! de plaisirs! En fut-il jamais sans les sentiments du cĹ“ur ? Plus

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vous prodiguez vos faveurs, plus vous offensez l’amour qui les
dĂ©savoue. Livrez vos corps aux satyres ; ceux qui s’en contentent,
en sont dignes; mais vous ne l’êtes pas d’un cĹ“ur nĂ© sensible.
Vous vous prostituez en vain, en vain vous cherchez Ă  m’éblouir
par des charmes 

vulgivagues

; ce n’est point la jouissance des

corps, c’est celle des Ă˘mes qu’il me faut. Tu l’as connue, Ninon,
cette jouissance exquise durant le cours de la plus belle vie ; tu
vivras Ă©ternellement dans les fastes de l’amour.

Vous, qui baissez les yeux aux paroles chatouilleuses, prĂ©-

cieuses et prudes, loin d’ici ! La voluptĂ© est dispensĂ©e de vous
respecter, d’autant plus que vous n’êtes pas vous-mĂŞme, Ă  ce
qu’on dit, si austères dans le dĂ©shabillĂ©. Loin d’ici surtout race
dĂ©vote, qui n’avez pas une vertu pour couvrir vos vices !

Belles, qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains

pas que vous prĂŞtiez l’oreille Ă  mes discours, elle n’en sera point
alarmĂ©e. La raison emprunte ici, non le langage, mais le senti-
ment des Dieux. Si mon pinceau ne rĂ©pond pas Ă  la finesse et Ă  la
dĂ©licatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d’un seul
regard; et l’amour qui s’est plu Ă  vous former, qui s’admire sans
cesse dans le plus beau de ses ouvrages, fera couler de ma plume
la tendresse et la voluptĂ©, qu’il semblait avoir rĂ©servĂ©es pour vos
cœurs.

Je ne suivrai point les traces de ces beaux esprits, prĂ©cieuse-

ment nĂ©ologue et puĂ©rilement entortillĂ©s ; ce vif troupeau d’imi-
tateurs d’un froid modèle glacerait mon imagination chaude et
voluptueuse; un art trop recherchĂ© ne me conduirait qu’à des
jeux d’enfant que la raison proscrit, ou Ă  un ordre insipide que le
gĂ©nie mĂ©connaĂ®t et que la voluptĂ© dĂ©daigne. Le bel esprit du
siècle ne m’a point corrompu ; le peu que la Nature m’en rĂ©ser-
vait, je l’ai pris en sentiments. Que tout ressente ici le dĂ©sordre
des passions, pourvu que le feu qui m’emporte soit digne, s’il se
peut, du Dieu qui m’inspire!

Auguste DivinitĂ©, qui protĂ©geas les chants immortels de

Lucrèce, soutiens ma faible voix. Esprits mobiles et dĂ©liĂ©s, qui
circulez librement dans mes veines, portez dans mes Ă©crits cette
ravissante voluptĂ© que vous faites sans cesse voler dans mon
cœur.

Ă” vous, tendres, naĂŻfs ou sublimes interprètes de la voluptĂ©,

vous qui avez forcĂ© les Grâces et les Amours Ă  une Ă©ternelle

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reconnaissance, ah! faites que je la partage. S’il ne m’est pas
donnĂ© de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme
qui me guide, comme ces comètes qui laissent après elles un
sillon de lumière qui montre leur route.

Oui, vous seuls pouvez m’inspirer, enfants 

gâtés

 de la Nature

et de l’Amour, vous que ce Dieu a pris soin de former lui-mĂŞme,
pour servir Ă  des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur
du genre humain; Ă©chauffez-moi de votre gĂ©nie, ouvrez-moi le
sanctuaire de la Nature Ă©clairĂ© par l’amour ; nouveau, mais plus
heureux PromĂ©thĂ©e, que j’y puise ce feu sacrĂ© de la voluptĂ©, qui
dans mon cĹ“ur, comme dans son temple, ne s’éteigne jamais ; et
qu’Épicure enfin paraisse ici, tel qu’il est dans tous les cĹ“urs. Ă”
Nature, Ă´ Amour, puissĂ©-je faire passer dans l’éloge de vos
charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits !

Venez, Phylis, descendons dans ce vallon tranquille ; tout dort

dans la Nature, nous seuls sommes Ă©veillĂ©s; venez sous ces
arbres, oĂą l’on n’entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c’est
le ZĂ©phire amoureux qui les agite; voyez comme elles semblent
planer l’une sur l’autre et vous font signe de les imiter.

Parlez, Phylis, ne sentez-vous pas quelque mouvement dĂ©licat,

quelque douce langueur qui vous est inconnue? Oui, je vois
l’heureuse impression que vous fait ce mystĂ©rieux asile ; le
brillant de vos yeux s’adoucit, votre sang coule avec plus de
vitesse, il Ă©lève votre beau sein, il anime votre cĹ“ur innocent.

En quel Ă©tat suis-je ! Quels nouveaux sentiments, dites-

vous!… venez, Phylis, je vous les expliquerai.

Votre vertu s’éveille, elle craint la surprise mĂŞme qu’elle a ; la

pudeur semble augmenter vos inquiĂ©tudes avec vos attraits ;
votre gloire rejette l’amour, mais votre cĹ“ur ne le rejette pas.

Vous vous rĂ©voltez en vain, chacun doit suivre son sort ; pour

ĂŞtre heureux il n’a manquĂ© au vĂ´tre que l’amour; vous ne vous
priverez pas d’un bonheur qui redouble en se partageant; vous
n’éviterez pas les pièges que vous tendez Ă  l’Univers : qui balance
a pris son parti.

Ă” si vous pouviez seulement sentir l’ombre des plaisirs que

goĂ»tent deux cĹ“urs qui se sont donnĂ©s l’un Ă  l’autre, vous

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redemanderiez Ă  Jupiter tous ces ennuyeux moments, tous ces
vides de la vie que vous avez passĂ©s sans aimer!

Quand une belle s’est rendue, qu’elle ne vit plus que pour

celui qui vit pour elle; que ses refus ne sont plus qu’un jeu nĂ©ces-
saire ; que la tendresse qui les accompagne autorise d’amoureux
larcins, et n’exige plus qu’une douce violence ; que deux beaux
yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en
secret ce que la bouche refuse ; que l’amour Ă©prouvĂ© de l’amant
est couronnĂ© de myrtes par la vertu mĂŞme ; que la raison n’a plus
d’autre langage que celui du cĹ“ur ; que… les expressions me
manquent, Phylis, tout ce que je dis n’est pas mĂŞme un faible
songe de ces plaisirs. Aimable faiblesse! douce extase ! C’est en
vain que l’esprit veut vous exprimer, le cĹ“ur mĂŞme ne peut vous
comprendre.

Vous soupirez, vous sentez les douces approches du plaisir !

Amour, que tu es adorable ! si ta seule peinture peut donner des
dĂ©sirs, que ferais-tu toi-mĂŞme ?

Jouissez, Phylis, jouissez de vos charmes : n’être belle que

pour soi, c’est l’être pour le tourment des hommes.

Ne craignez ni l’amour, ni l’amant ; une fois maĂ®tresse de mon

cĹ“ur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisĂ©ment les
conquĂŞtes de la beautĂ©.

J’aime, comme on aimait avant qu’on eĂ»t appris Ă  soupirer,

avant qu’on eĂ»t fait un art de jurer la fidĂ©litĂ©. Amour est pauvre :
je n’ai qu’un cĹ“ur Ă  vous offrir, mais il est tendre comme le vĂ´tre.
Unissons-les,  et  nous  connaĂ®trons  Ă   la  fois  le  plaisir,  et  cette
tendresse plus sĂ©duisante qui conduit Ă  la plus pure voluptĂ© des
cœurs.

Quels sont ces deux enfants de diffĂ©rent sexe qu’on laisse

vivre seuls paisiblement ensemble ? Qu’ils seront heureux un
jour ! Non, jamais l’amour n’aura eu de si tendres, ni de si fidèles
serviteurs. Sans Ă©ducation et par consĂ©quent sans prĂ©jugĂ©s, livrĂ©s
sans remords Ă  une mutuelle sympathie, abandonnĂ©s Ă  un ins-
tinct plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre pen-
chant de la Nature, qui ne peut ĂŞtre criminel, puisqu’on ne peut y
résister.

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Voyez ce jeune garçon ; dĂ©jĂ  il n’est plus homme sans s’en

apercevoir. Quel nouveau feu vient de s’allumer dans ses veines !
quel chaos se dĂ©brouille ; il n’a plus les mĂŞmes goĂ»ts, ses inclinai-
sons changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l’amusait l’ennuie-
t-il? Tout occupĂ©, tout Ă©tonnĂ© de son nouvel ĂŞtre, il sent, il dĂ©sire,
sans trop savoir ce qu’il sent, ni ce qu’il dĂ©sire : il entrevoit seule-
ment, par l’envie qu’il a d’être heureux, la puissance de le
devenir. Ses dĂ©sirs confus forment une espèce de voile, qui
dĂ©robe Ă  sa vue le bonheur qui l’attend. Consolez-vous, jeune
berger, le flambeau de l’amour dissipera bientĂ´t les nuages qui
retardent vos beaux jours; les plaisirs après lesquels vous sou-
pirez ne vous seront pas toujours inconnus ; la Nature vous en
offrira partout l’image ; deux animaux s’accoupleront en votre
prĂ©sence ; vous verrez des oiseaux se caresser sur une branche
d’arbre, qui semble obĂ©ir Ă  leurs amours.

Tout vous est de l’Amour une leçon vivante.

Que de rĂ©flexions vont naĂ®tre de ce nouveau spectacle !

jusqu’oĂą la curiositĂ© ne portera-t-elle pas ses regards ! L’amour
l’aiguillonne; il veut instruire l’un par l’autre ; il a fait la gorge de
la bergère diffĂ©rente de celle du berger ; elle ne peut respirer sans
qu’elle s’élève, c’est son langage ; il semble qu’elle veuille forcer
les barrières de la pudeur, comme indignĂ©e d’une contrainte qui
la fâche. PensĂ©es naĂŻves, dĂ©sirs innocents, tendres inquiĂ©tudes,
tout se dit sans fard; le cĹ“ur s’ouvre, on ne se dissimule aucuns
sentiments ; ils sont trop nouveaux, trop vifs, pour ĂŞtre contenus.

Mais n’y aurait-il point encore d’autre diffĂ©rence? Oh oui! et

mĂŞme beaucoup plus considĂ©rable; voyez cette rose que le trop
heureux hymen reçoit quelquefois des mains de l’Amour : rose
vermeille, dont le bouton est Ă  peine Ă©clos qu’elle veut ĂŞtre
cueillie ; rose charmante, dont chaque feuille semble couverte et
entourĂ©e d’un fin duvet, pour mieux cacher les Amours qui y
sont nichĂ©es et les soutenir plus mollement dans leurs Ă©bats.

Surpris de la beautĂ© de cette fleur, avec quelle aviditĂ© le berger

la considère ! Avec quel plaisir il la touche, la parcourt, l’examine !
Le trouble de son cĹ“ur est marquĂ© dans ses yeux.

La bergère est aussi curieuse d’elle-mĂŞme pour la première

fois ; elle avait dĂ©jĂ  vu son joli minois dans un clair ruisseau ; le

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mĂŞme miroir va lui servir pour contempler des charmes secrets
qu’elle ignorait.

Mais elle dĂ©couvre Ă  son tour combien Daphnis lui ressemble.

Qu’elle lui rend bien sa surprise ! FrappĂ©e d’une si prodigieuse
diffĂ©rence, tout Ă©mue, elle y porte la main en tremblant; elle le
caresse, elle en ignore l’usage, elle ne comprend pas pourquoi
son cĹ“ur bat si vite, elle ne se connaĂ®t presque plus; mais enfin,
lorsque revenue Ă  elle-mĂŞme, un trait de lumière a passĂ© dans
son cĹ“ur, elle le regarde comme un monstre, la chose lui paraĂ®t
absolument impossible, elle ne conçoit pas encore, la pauvre
Agnès, tout ce que peut l’amour.

L’idĂ©e du crime n’a point Ă©tĂ© attachĂ©e Ă  toutes ces recherches

amoureuses ; elles sont faites par de jeunes cĹ“urs qui ont besoin
d’aimer, avec une puretĂ© d’âme que jamais n’empoisonna le
repentir. Heureux enfants ! qui ne voudrait l’être comme vous ?
BientĂ´t vos jeux ne seront plus les mĂŞmes, mais ils n’en seront
pas moins innocents ; le plaisir n’habita jamais des cĹ“urs impurs
et corrompus. Quel sort plus digne d’envie! vous ignorez ce que
vous ĂŞtes l’un Ă  l’autre ; cette douce habitude de se voir sans
cesse, la voix du sang ne dĂ©concerte point l’Amour ; il n’en vole
que plus vite auprès de vous, vous serrer vos liens et vous rendre
plus fortunĂ©s. 

Ah! puissiez-vous vivre toujours ensemble et toujours ignorĂ©s

dans cette paisible solitude, sans connaĂ®tre ceux qui vous ont
donnĂ© le jour ! Le commerce des hommes serait fatal Ă  votre
bonheur; un art imposteur corromprait la simple Nature, sous les
lois de laquelle vous vivez heureux : en perdant votre innocence,
vous perdriez tous vos plaisirs.

Que vois-je! C’est IsmĂ©nias, qui est sur le point d’enlever

l’objet de ses dĂ©sirs. Son bonheur est peint dans ses yeux, il Ă©clate
sur sa figure; et du fond de son cĹ“ur, par une sorte de circulation
nouvelle, il paraĂ®t rĂ©pandu sur tout son ĂŞtre. Il parle d’Ismène,
Ă©coutons. Qu’il a l’air content et ravi !

Enfin, dit-il, je vais donc possĂ©der celle que mon cĹ“ur adore !

Je vais jouir du fruit de la plus belle victoire. Dieux! que cette
conquĂŞte m’a coĂ»tĂ© ! Mais qui soumet un cĹ“ur tel que celui
d’Ismène a conquis l’Univers.

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Il fait l’éloge de ses charmes. Toutes les femmes n’ont que des

visages, Ismène seule a de la physionomie. On sent, on pense
toujours avec ces traits-lĂ  ; mais par quel heureux mĂ©lange de
couleurs est-on embarrassĂ© de dire s’il y a plus de sentiment que
d’esprit dans ses yeux! 

Ismène  ignore  le  parti  qu’a  pris  son  amant :  elle  lui  avait

dĂ©fendu de tenter une entreprise aussi dĂ©licate. Mais il faut Ă©par-
gner Ă  ce qu’on aime jusqu’à la moindre inquiĂ©tude : il n’y a
point Ă  balancer ; on obĂ©it Ă  l’amour, en dĂ©sobĂ©issant Ă  l’amante.
Le devoir est tout en amour comme en guerre, et le pĂ©ril n’est
rien. Plus la dĂ©marche est tĂ©mĂ©raire, plus Ismène sera sensible…
Ah! que l’amour donne de courage! Ah! que cette preuve de
tendresse lui sera chère, et qu’elle en saura un jour bon grĂ© Ă  son
amant!

IsmĂ©nias, près d’arriver chez Ismène, la croit dĂ©jĂ  partie sur un

faux rapport; il ne comprend pas comment il a pu la manquer sur
la route; il s’agite, il dĂ©libère, quel parti prendre ? HĂ©las ! Est-il en
Ă©tat d’en prendre un? Il retourne sur ses pas, on le prendrait pour
un insensĂ© ; Ă©garĂ©, se connaissant Ă  peine, il court nuit et jour, il
ne rencontre point Ismène, il tremble qu’elle n’arrive la première
au rendez-vous. Ă” Dieux! Ă” Amour ! Quelles eussent Ă©tĂ© ses
inquiĂ©tudes de n’y point trouver son amant !

Mieux instruit ensuite au moment qu’il s’en flatte le moins,

quelle heureuse rĂ©volution! quelle brillante sĂ©rĂ©nitĂ© relève un
front abattu ! Comme il remercie l’amour d’avoir pris pitiĂ© de son
tourment!

Il baise cent fois le billet d’Ismène, il l’arrose de ses larmes, il

revole sur ses premiers pas. Rien ne fatigue, rien ne coĂ»te quand
on aime : la distance des lieux est bientĂ´t franchie par les ailes de
l’Amour.

Par la joie de l’amant, jugez de celle de l’amante, lorsqu’elle

entendra cette histoire de la bouche mĂŞme d’IsmĂ©nias ; et
devinez, si vous pouvez, lequel des deux va goĂ»ter le plus pur
contentement! Si les plaisirs augmentent par les peines, que
j’envie votre sort, IsmĂ©nias ! 

Ils se revoient enfin, ils veulent en vain parler ; mais Ă  la viva-

citĂ© de leur silence et de leurs caresses, qu’on voit bien que la
parole est un faible organe du sentiment! Ont-ils enfin repris
l’usage de la voix? grands Dieux! quels entretiens ! Se racontent-

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ils tout ce qui se passe dans l’Univers? Non, ils ont bien plus de
choses Ă  se dire, ils s’aiment, ils se retrouvent après une longue et
trop cruelle absence. Qui pourrait redire ici leurs discours, et
plutĂ´t encore leur joie que leurs plaisirs ? Il faudrait sentir comme
eux, il faudrait s’être trouvĂ© dans la mĂŞme situation dĂ©licieuse.

Ismène, je l’ai prĂ©vu, n’oubliera jamais ce qu’a fait IsmĂ©nias ;

elle ne quitte point une fortune brillante, ce serait un petit
sacrifice Ă  ses yeux; c’est elle-mĂŞme qu’elle sacrifie. Pour qui ?
Pour un amant dont l’amour fait toute la richesse.

Le plaisir appelle Ismène, il lui tend les bras, il lui montre une

chaĂ®ne de fleurs. Refusera-t-elle un Dieu jeune, aimable, qui ne
veut que sa fĂ©licitĂ© ? C’en est fait; « le conseil en est pris, quand
l’Amour l’a donnĂ© Â». Mais de combien de sentiments divers elle
est agitĂ©e, et quelles singulières conditions elle impose Ă  son
amant!

« Vous voyez, dit-elle, IsmĂ©nias, tout ce que je fais pour vous.

Je ne pourrai reparaĂ®tre dans l’Univers, les prĂ©jugĂ©s y tiennent un
rang trop considĂ©rable ; et si je vous perds (tombe sur moi plutĂ´t
la foudre !) je n’ai d’autre ressource que la mort. Je ne vous parle
point de l’ingratitude, de l’infidĂ©litĂ©, de l’inconstance, du
mĂ©pris… car qu’en sais-je ! Et combien me repentirai-je peut-
ĂŞtre de cette dĂ©marche, quand il n’en sera plus temps ! Mais que
dis-je ! non, IsmĂ©nias, vous ne ressemblez point aux autres
hommes; non, vous ne sĂ©duirez pas la vertu pour l’abandonner
aux plus vifs regrets. Je vous fais injure, je suis sĂ»re de vous, je
vous ai choisi; et si cela n’était pas, Ă  quoi me servirait de prĂ©voir
un malheur que je n’aurais pas la force de prĂ©venir. Mais cepen-
dant, quelque empire que l’amour ait sur mon cĹ“ur, j’aurai celle
d’en rester aux termes oĂą nous en sommes : jamais, comptez-y,
vous ne serez mon amant tout Ă  fait. Â» Ismène l’eĂ»t jurĂ© par Styx.

IsmĂ©nias gĂ©mit, il est dĂ©solĂ©, il ne conçoit pas la trop rigou-

reuse loi d’un cĹ“ur sensible. Â« Tendre et cruelle Ismène, quoi !
vous m’aimez et vous ne ferez pas tout pour moi ! Â» Â« Il m’en
coĂ»tera peut-ĂŞtre plus qu’à vous, interrompit-elle, mais la ten-
dresse est la voluptĂ© des cĹ“urs. Ce que je vous refuse en plaisirs,
vous l’aurez en sentiments. Il n’y a pas dans toute mon âme un
seul mouvement qui ne m’approche de vous, un seul soupir qui
ne tende vers les lieux oĂą le destin vous appelle. Ne sentez-vous
donc point, IsmĂ©nias, le prix de tant d’amour, le prix d’un cĹ“ur

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qui sait aimer, dans ces moments oĂą les autres femmes ne savent
que jouir ? Â»

L’amour est Ă©loquent; IsmĂ©nias aurait pu dĂ©ployer toute sa

rhĂ©torique ; il aurait pu vanter son expĂ©rience, son adresse,
persuader, peut-ĂŞtre convaincre… Mais il n’était pas temps, la
retenue Ă©tait nĂ©cessaire; en pareil cas, il s’agit moins de sĂ©duire
que d’obĂ©ir et de dissiper les craintes. Quand l’heure du berger
n’a pas sonnĂ©, il serait heureux que certaines poursuites ne
fussent qu’inutiles ; un 

Ă  compte

 demandĂ© mal Ă  propos a souvent

fait perdre toute la dette de l’amant.

Notre amoureux Ă©tait trop initiĂ© dans les mystères de Paphos,

pour ne pas contenir l’impĂ©tuositĂ© de ses dĂ©sirs. Il fut mĂŞme si
sage jusqu’au dĂ©part que la Belle, Ă  ce qu’on dit, craignait d’avoir
trop exigĂ©.

Mais dĂ©jĂ  les mesures sont prises, et bien prises; la circonspec-

tion d’Ismène ne souffre aucune lĂ©gèretĂ© ; tout sera trompĂ©,
jusqu’aux prĂ©jugĂ©s.

Pourquoi de si cruels retours ? Un cĹ“ur sans artifice devrait-il

connaĂ®tre les remords ? Quoi! ces bourreaux dĂ©chirent sans pitiĂ©
le cĹ“ur d’Ismène ? Elle craint les suites d’une dĂ©marche aussi
hardie ; elle tremble d’être reconnue; elle se reproche tout,
jusqu’aux hommages rendus Ă  sa vertu qu’elle ne croit pas avoir.
Que cette simplicitĂ© est belle et honnĂŞte ! Elle s’accuse d’avoir
jouĂ© la sagesse, d’avoir trompĂ© les hommes et les Dieux.
« Jusqu’ici, dit-elle, on n’a respectĂ© en moi qu’une trompeuse
idole, qu’un masque imposteur ; le rĂ´le que je vais faire ne sera
pas plus vrai. Indigne des honneurs que je recevrai… Ah Dieux!
une Ă˘me bien nĂ©e peut-elle se manquer ainsi Ă  elle-mĂŞme ? Ă´
VĂ©nus ! pourquoi faut-il que je sois destinĂ©e Ă  ĂŞtre ta proie,
comme celle des remords ? Â»

Amour,  tant  que  tu  souffriras  un  reste  de  raison  dans  ton

Empire, tes sujets seront malheureux. Ismène n’est Ă©perdue que
parce qu’elle ne l’est pas assez; son faible cĹ“ur ne conçoit pas
qu’il s’est donnĂ© malgrĂ© lui, après n’avoir que trop combattu.

« Non, charmante Ismène, l’honneur et l’amour ne sont point

incompatibles ; ils subsistent ensemble, ils s’éclairent, ils s’illus-
trent, quand une fidĂ©litĂ©, une confiance Ă  toute Ă©preuve, un
attachement inviolable, sentiments de la plus belle âme, ne
l’abandonnent jamais. Loin que l’Amour conduit, s’il se peut, par

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la prudence soit une source de mĂ©pris, ah ! belle Ismène, qu’une
femme qui sait aimer est un ĂŞtre rare et respectable! On devrait
lui dresser des autels. Â»

IsmĂ©nias ayant ainsi rassurĂ© sa maĂ®tresse inquiète, nos tendres

amants partent enfin ; ils voudraient dĂ©jĂ  ĂŞtre au bout du monde.
Plus d’alarmes, la joie succède aux craintes, et le doux plaisir Ă  la
joie. DĂ©jĂ  Ismène est enflammĂ©e par mille discours tendres et par
mille baisers de feu. On permet Ă  IsmĂ©nias ces anciennes pri-
vautĂ©s, ces Ă©quivalents d’amour qui n’en sont point, et dont aussi
le fripon se contentait Ă  peine. Les chemins disparaissent ; les
postes se font comme par des chevaux ailĂ©s ; quelquefois on ne va
que trop vite, on n’arrive que trop promptement ; si la prudente
voluptĂ© transporte moins nos cĹ“urs, elle les amuse davantage.
« Ton plaisir, dit IsmĂ©nias, n’est que l’ombre de ceux que peu-
vent goĂ»ter deux cĹ“urs parfaitement unis. Â»

Les amants en reviennent toujours lĂ  : ont-ils tort? C’est le but

de l’amour; il ne bat que d’une aile lorsqu’il est seul; en compa-
gnie il n’en a point ; tĂŞte Ă  tĂŞte il en a mille.

Ismène n’eut pas de peine Ă  dĂ©tourner la conversation sur le

plaisir des hommes et des femmes. Ce sont les hommes, Ă  son
avis, qui ont le plus de plaisir ; IsmĂ©nias croit que ce sont les
femmes. Les autres sont toujours plus heureux que nous. La dis-
pute durait encore, lorsque, après avoir couru dans la nuit plus
avant qu’IsmĂ©nias n’eĂ»t voulu, il goĂ»ta enfin pour la première
fois cette voluptĂ© libre, commode et en quelque sorte universelle,
après laquelle il soupirait depuis longtemps. Il s’en faut de peu
que nos amants ne soient vraiment unis; ils meurent tour Ă  tour
et plus d’une fois, dans les bras l’un de l’autre; mais plus on sent
le plaisir, plus on dĂ©sire celui qu’on n’a pas.

Ismène Ă©perdue se connaĂ®t Ă  peine ; jusqu’ici elle n’avait voulu

que s’amuser, dirai-je, Ă  l’ombre de la voluptĂ©? Jeux d’enfants
aujourd’hui ! Tous les feux de l’amour n’ont rien de trop pour
elle; que dis-je ! ils sont trop faibles, sĂ©parĂ©s ; pour les augmenter,
elle veut les unir, quoi qu’il en puisse arriver. Â« Jamais, dit-elle en
modĂ©rant ses transports, je ne serai femme de la façon d’un autre
amant; mais qu’il faut s’aimer pour consentir Ă  l’être de cette
fabrique-lĂ  ! Â» IsmĂ©nias ravi, tout en la rassurant, la mĂ©nageait si
singulièrement, s’avançait peu Ă  peu si doucement dans la car-
rière, et prĂ©para enfin si bien sa victoire qu’Ismène fit un cri…

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Amour, tu te joues des projets de nos faibles cĹ“urs ! Mais sous
quel autre empire seraient-ils heureux?

Qu’entends-je! quels gĂ©missements ! l’affliction est peinte sur

le visage du plus tendre amant! Les pleurs coulent de ses yeux; il
touche Ă  la plus cruelle absence. C’est un jeune guerrier, que
l’honneur et le devoir obligent de devancer son prince en cam-
pagne. Il part demain, plus de dĂ©lai, il n’a plus qu’une nuit Ă 
passer avec ce qu’il aime ; l’amour en soupire.

Mais quels vont ĂŞtre ces adieux! et comment les peindrai-je ?

Si la joie est commune, la tristesse l’est aussi ; les larmes de la
douleur sont confondues avec celles du plaisir, qui en est plus
tendre. Que d’incertains soupirs ! quels regrets ! quels sanglots !
Mais en mĂŞme temps quelle voluptĂ© d’âme et quels transports !
Quel redoublement de vivacitĂ© dans les caresses de ces tristes
amants ! Les dĂ©lices qu’ils goĂ»tent en ce moment mĂŞme, qu’ils ne
goĂ»teront plus le moment suivant; le trouble oĂą la plus pĂ©rilleuse
absence va les jeter, tout cela s’exprime par le plaisir et s’abĂ®me
dans lui-mĂŞme ; mais puisqu’il sert Ă  rendre deux passions
diverses, il va donc ĂŞtre doublĂ© pour cette nuit. DoublĂ© ! ah! que
dis-je ! il sera multipliĂ© Ă  l’infini; ces heureux amants vont s’eni-
vrer d’amour, comme s’ils en voulaient prendre pour le reste de
leur vie. Leurs premiers transports ne sont que feu ; les suivants
les surpassent ; ils s’oublient; leurs corps lubriquement Ă©tendus
l’un sur l’autre et dans mille postures recherchĂ©es s’embrassent,
s’entrelacent, s’unissent; leurs Ă˘mes plus Ă©troitement unies
s’embrassent alternativement et tout ensemble ; la voluptĂ© va les
rechercher jusqu’aux extrĂ©mitĂ©s d’eux-mĂŞmes ; et, non contente
des voies ordinaires, elle s’ouvre des passages au travers de tous
les pores, comme pour se communiquer avec plus d’abondance :
semblable Ă  ces sources qui, trop resserrĂ©es par l’étroit tuyau
dans lequel elles serpentent, ne se contentent pas d’une issue
aussi large qu’elles-mĂŞmes, crèvent et se font jour en mille
endroits ; telle est l’impĂ©tuositĂ© du plaisir.

Quels sont alors les propos de ces amants ? s’ils parlent de

leurs plaisirs prĂ©sents, s’ils parlent de leurs regrets futurs, c’est
encore le plaisir qui exprime ces divers sentiments, c’est l’inter-
prète du cĹ“ur. Ce 

je ne vous verrai plus

 se dit avec tendresse ; il se

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dit encore avec passion, il excite un nouveau transport ; on se
rembrasse, on se resserre, on se replonge dans la plus douce
ivresse, on s’inonde, on se noie dans une mer de voluptĂ©s.
L’amante tout en feu fixe au plaisir son amant, avec quelle ardeur
et quel courage ! Rien en eux n’est exempt de ce doux exercice ;
tout s’y rapproche, tout y contribue ; la bouche donne cent bai-
sers les plus lascifs, l’œil dĂ©vore, la main parcourt; rien n’est dis-
trait de son bonheur; tout s’y livre avidement; le corps entier de
l’un et de l’autre est dans le plus grand travail; une douce mĂ©lan-
colie ajoute au plaisir je ne sais quoi de singulièrement piquant,
qui l’augmente et met ces heureux amants dans la situation la
plus rare et la plus intĂ©ressante. Amour, c’est de ces amants que
tu devais dire :

Vite, vite, qu’on les dessine, 
Pour mon cabinet de Paphos.

Ils t’en auraient donnĂ© le temps; je les vois mollement s’appe-

santir et se livrer au repos qu’une douce fatigue leur procure ; ils
s’endorment; mais la nature, en prenant ses droits sur le corps,
les exerce en mĂŞme temps sur l’imagination; elle veille presque
toujours ; les songes sont, pour ainsi dire, Ă  sa solde ; c’est par eux
qu’elle fait sentir le plaisir aux amants, dans le sein mĂŞme du
sommeil. Ces fidèles rapporteurs des idĂ©es de la veille, ces par-
faits comĂ©diens qui nous jouent sans cesse nos passions dans
nous-mĂŞmes, oublieraient-ils leur rĂ´le, quand le théâtre est
dressĂ©, que la toile est levĂ©e, et que de belles dĂ©corations les invi-
tent Ă  reprĂ©senter ? Les criminels dans les fers font des rĂŞves
cruels, le mondain n’est occupĂ© que de bals et de spectacles, le
trompeur est artificieux, comme le lâche est poltron en dormant,
l’innocence n’a jamais rĂŞvĂ© rien de terrible. Voyez le tendre
enfant dans son berceau, son visage est uni comme une glace, ses
traits sont riants, sa petite paupière est tranquille, sa bouche
semble attendre le baiser que sa nourrice est toujours prĂŞte Ă  lui
donner. Pourquoi le voluptueux ne jouirait-il pas des mĂŞmes
bienfaits? Il ne s’est pas donnĂ© au sommeil; c’est le sommeil qui
l’a saisi dans les bras de la voluptĂ©. MorphĂ©e, après l’avoir enivrĂ©
de ses pavots, lui fera sentir la situation charmante qu’il n’a
quittĂ©e qu’à regret. Belles, qui voyez vos amants s’endormir sur

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votre beau sein, si vous ĂŞtes curieuses d’essayer le transport d’un
amant assoupi, restez Ă©veillĂ©es, s’il vous est possible; le mĂŞme
cĹ“ur, soyez-en sĂ»res, la mĂŞme âme vous communiquera les
mĂŞmes feux, feux d’autant plus ardents, qu’il ne sera pas distrait
de vous par vous-mĂŞme. Il soupirera dans le fort de sa tendresse,
il parlera mĂŞme et vous pourrez lui rĂ©pondre ; mais que ce soit
très doucement; gardez-vous surtout de le seconder, vous
l’éveilleriez par les moindres efforts ; laissez-le venir Ă  bout des
siens ; reprĂ©sentez-vous tous les plaisirs que goĂ»te son âme, l’ima-
gination peint mieux Ă  l’œil fermĂ© qu’à l’œil ouvert; figurez-vous
comme vous y ĂŞtes divinement gravĂ©e ! jouissez de toute sa
voluptĂ© dans un calme profond et dans un parfait abandon de
vous-mĂŞme ; oubliez-vous, pour ne vous occuper que du bonheur
de votre amant. Mais qu’il jouisse Ă  la fin d’un doux repos; livrez-
vous-y vous-mĂŞme, en vous dĂ©robant adroitement de peur de
l’éveiller; ne vous embarrassez pas du soin de revoir la lumière,
votre amant vous avertira du lever de l’aurore ; mais auparavant il
se plaĂ®t Ă  vous contempler dans les bras du sommeil; son Ĺ“il
avide se repaĂ®t des charmes que son cĹ“ur adore; ils recevront
tous ensemble et chacun en particulier l’hommage qui leur est
dĂ». Que de beautĂ©s toujours nouvelles! Il semble qu’il les voie
pour la première fois. Ses regards curieux ne seraient jamais
satisfaits, mais il faut bien que le plaisir de voir laisse enfin une
place au plaisir de sentir. Avec quelle adresse ses doigts voltigent
sur la superficie d’une peau veloutĂ©e! L’agneau ne bondit pas si
lĂ©gèrement sur l’herbe tendre de la prairie, l’hirondelle ne frise
pas mieux la surface de l’eau ; ensuite il Ă©tend toute la main sur
cette surface douce et polie, il la fait glisser… on dirait une glace
qu’il veut Ă©prouver. Son dĂ©sir s’augmente par toutes ces
Ă©preuves, son feu s’irrite par de nouveaux larcins; il va bientĂ´t
vous Ă©veiller, mais peu Ă  peu. Croyez-vous qu’il va prodiguer tous
ces noms que sa tendresse aime Ă  vous donner? Non, il est trop
voluptueux; sa bouche lui sera d’un autre usage ; il donnera cent
baisers tendres Ă  l’objet de sa passion; il ne les donnera pas brĂ»-
lants, pour ne pas l’éveiller encore ; il approche, il hĂ©site, il se fait
violence; il se tient lĂ©gèrement suspendu au-dessus d’une infinitĂ©
de grâces qui agissent sur lui avec toute la force de leur aimant, il
voudrait jouir d’une amante endormie… dĂ©jĂ  il s’y dispose avec
toutes les prĂ©cautions et l’industrie imaginables, mais en vain ; le

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cĹ“ur de Phylis est averti des approches de son bonheur, un doux
sentiment l’annonce de veine en veine, ses pores sensibles Ă  la
plus lĂ©gère titillation s’ouvriraient Ă  l’haleine de ZĂ©phire. Il Ă©tait
temps, bergère, les transports de votre amant touchaient Ă  leur
comble, il n’était plus maĂ®tre de lui. Ouvrez donc les yeux, et
acceptez avec plaisir les signes du rĂ©veil. Â« C’est moi, dit-il, c’est
ton  cher  Hylas,  qui  t’aime  plus  qu’il  n’ait  fait  de  sa  vie. Â»  Il  se
laisse ensuite tomber mollement dans vos bras, qu’un reste de
sommeil vous fait Ă©tendre et ouvrir Ă  la voix de l’amour ; il les
entrelacera dans les siens ; il s’y confondra de nouveau. C’est
ainsi qu’à peine rendue Ă  vous-mĂŞme, vous sentirez la voluptĂ© du
demi-Ă©veil. L’homme a Ă©tĂ© fait pour ĂŞtre heureux dans tous les
Ă©tats de la vie.

C’est assez, profès voluptueux, l’amour ne perd rien Ă  tous les

serments qu’il fait faire ; jurez Ă  votre maĂ®tresse que vous lui serez
fidèle, et levez-vous. C’est ici qu’il faut s’arracher au plaisir que
les regrets accompagnent. N’attendez pas les pleurs ni les
plaintes d’une belle qui touche au moment de vous perdre; arra-
chez-vous encore une fois, et n’excitez point des dĂ©sirs superflus.
Les plaisirs forcĂ©s sont-ils des plaisirs? Songez que vous reverrez
un jour votre amante, ou que l’amour, dont l’empire ne finit
qu’avec l’Univers, sensible Ă  de nouveaux besoins, vous enflam-
mera pour d’autres bergères, peut-ĂŞtre encore plus aimables.

Amants qui ĂŞtes sur le point de quitter vos belles, que vos

adieux soient tendres, passionnĂ©s, pleins de ces nouveaux
charmes que la tristesse y ajoute. Je veux que vous surpassiez un
peu la Nature, mais ne l’excĂ©dez jamais : c’est Ă  la tendresse Ă 
seconder le tempĂ©rament et Ă  faire les derniers efforts. Qu’il
serait heureux de trouver une ressource imprĂ©vue, au moment
mĂŞme qu’on s’embrasse pour la dernière fois, au moment que les
pleurs mutuels de deux amants prenant divers cours semblent
ĂŞtre les garants de leur douleur et de leur fidĂ©litĂ©, en mĂŞme
temps que la marque et le terme de leurs plaisirs!

Ă” vous qui voulez faire croĂ®tre les myrtes de VĂ©nus avec les

pavots de MorphĂ©e, voluptueux de tous les temps, prenez tous
mon guerrier pour modèle; ne craignez ni les caprices du rĂ©veil,
ni le dĂ©faut de sentiment. Si le rendez-vous est bien pris, si les

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cĹ“urs sont d’intelligence, Flore en aura bientĂ´t assez pour goĂ»ter
Ă  la fois et les douceurs du sommeil et celles de l’amour. Soyez
seulement habile Ă©conome de vos plaisirs ; sachez l’art dĂ©licat de
les filer, de les faire Ă©clore dans le cĹ“ur d’une amante endormie ;
et vous Ă©prouverez que si ceux du soir sont plus vifs, ceux du
matin sont plus doux.

Comme on voit le Soleil sortir peu Ă  peu de dessous les nuages

Ă©pais qui nous dĂ©robent ses rayons dorĂ©s, que la belle âme de
Flore perce de mĂŞme imperceptiblement ceux du sommeil : que
son rĂ©veil exactement graduĂ©, comme aux sons des plus doux
instruments, la fasse passer en quelque sorte par toutes les
nuances qui sĂ©parent ce qu’il y a de vif; mais pour cela il faut que
vos caresses le soient; il faut n’arriver au comble des faveurs que
par d’imperceptibles degrĂ©s ; il faut que mille jouissances prĂ©limi-
naires vous conduisent Ă  la dernière jouissance : dĂ©couvrez,
contemplez, parcourez, contentez vos regards, comme l’amant
d’IssĂ© ; par eux le cĹ“ur s’enflamme, les baisers s’allument… Mais
n’en donnez point encore, revenez sur vos pas ; qui vous presse ?
ĂŠtes-vous donc las de jouir? Levez de nouveau çà et lĂ  douce-
ment le voile lĂ©ger qui cache Ă  vos yeux tant d’attraits… Je ne
vous retiens plus, eh! le pourrais-je ? Heureux Pygmalion, vous
avez une statue vivante que vous brĂ»lez d’animer ! DĂ©jĂ  le front,
les yeux, l’incarnat des joues, ces lèvres vermeilles oĂą se plaĂ®t
l’amour, cette gorge d’albâtre oĂą se perdent les dĂ©sirs, ont reçu
cent  fois  tour  Ă   tour  vos  timides  baisers ;  dĂ©jĂ   la  sensible  Flore
semble s’animer sous la douce haleine du nouveau ZĂ©phire. Je
vois sa bouche de rose faire un doux mouvement vers la vĂ´tre ;
ses beaux bras s’étendent avec une mollesse, dont le simple rĂ©veil
ne peut se faire honneur; ses mains commencent Ă  s’égarer,
comme les vĂ´tres, partout oĂą l’instinct d’amour les conduit. Plus
rĂ©veillĂ©e qu’endormie, plus doucement Ă©mue que vivement
agitĂ©e, il est temps de passer Ă  des mouvements qui ne seront pas
plus ingrats qu’elle. Flore y rĂ©pond… Doucement, doucement,
Tircis… point encore… Elle se soulève Ă  peine… Mais que vois-
je ! Un de ses beaux yeux s’est ouvert; votre air de voluptĂ© a passĂ©
dans son Ă˘me, ses baisers sont plus vifs, ses mains plus hardies…
J’entends des sons entrecoupĂ©s… Heureux Tircis, que tardez-
vous? Tout est prĂŞt jusqu’au plaisir.

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Quels plaisirs, grands Dieux, que ceux de l’amour! peut-on

appeler plaisir tout ce qui n’est pas l’amour? Heureux ces vigou-
reux descendants d’Alcide qui portent dans leurs veines tous les
feux de Cythère et de Lampsaque ! pour eux la jouissance est un
vrai besoin renaissant sans cesse ; mais plus heureux encore ceux
dont l’imagination vive tient toujours les sens dans l’avant-goĂ»t
du plaisir et comme Ă  l’unisson de la voluptĂ©! Pour ces amants,
tous les jours se lèvent sereins et voluptueux; examinez leurs
yeux, et jugez, si vous pouvez, s’ils vont au plaisir ou s’ils en vien-
nent. Si les prĂ©ludes leur sont chers, que ces restes leur sont
prĂ©cieux! Est-ce la voluptĂ© mĂŞme qui plane dans son atmos-
phère ? Voyez-vous comme ils les mĂ©nagent, les chĂ©rissent, les
recueillent en silence, les yeux fermĂ©s, comme au centre de leur
imagination ravie, semblables Ă  une tendre mère qui couvre de
ses ailes et retient dans son sein ses petits qu’elle craint de
perdre ! vos transports sont Ă  peine finis, Climène, et vous avez
dĂ©jĂ  la force de parler! Ah, cruelle !

Dans le souverain plaisir, dans cette divine extase oĂą l’âme

semble nous quitter pour passer dans l’objet adorĂ©, oĂą deux
amants ne forment qu’un mĂŞme esprit animĂ© par l’amour,
quelque vifs que soient ces plaisirs qui nous enlèvent hors de
nous-mĂŞmes, ce ne sont jamais que des plaisirs ; c’est dans l’état
doux qui leur succède, que l’âme en paix, moins emportĂ©e, peut
goĂ»ter Ă  longs traits tous les charmes de la voluptĂ©. Alors en effet
elle est Ă  elle-mĂŞme, prĂ©cisĂ©ment autant qu’il faut pour jouir
d’elle-mĂŞme; elle contemple sa situation avec autant de plaisir
qu’Adonis sa figure, elle la voit dans le miroir de la voluptĂ©. Heu-
reux moments, dĂ©lire ou vertige amoureux, quelque nom qu’on
vous donne, soyez plus durables et ne fuyez pas un cĹ“ur qui est
tout Ă  vous. 

Ne m’approchez pas, mortels fâcheux et turbulents, laissez-

moi jouir… Je suis anĂ©anti, immobile, j’ai Ă  peine la force
d’ouvrir des yeux fermĂ©s par l’Amour. Mais que cette langueur a
de charmes ! Est-ce un rĂŞve ou une rĂ©alitĂ© ? Il me semble que je
m’abaisse, mais pour tomber, heureux sybarite, sur un monceau
de feuilles de roses. La mollesse avec laquelle tous mes sens se
replient sur tant de dĂ©lices me les rappelle. Douce ivresse ! je
jouis encore des faveurs de ThĂ©mire ; je la vois, je la tiens entre
mes bras. Il n’y a pas dans tout son beau corps une seule partie

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que je ne caresse, que je n’adore, que je ne couvre de mes bai-
sers. Ah Dieux! que d’attraits ! Et que d’hommages rĂ©els mĂ©rite
l’illusion mĂŞme ! Que ne puis-je toujours ainsi vous voir, adorable
ThĂ©mire ! votre idĂ©e me tiendrait lieu de vous-mĂŞme. Pourquoi
ne me suit-elle pas partout? L’image de la beautĂ© vaut la beautĂ©
mĂŞme, si elle n’est encore plus sĂ©duisante. Doux souvenir de mes
plaisirs passĂ©s, ne me quittez jamais ! PassĂ©s ! que dis-je! Non,
Amour, ils ne le sont point. Je sens votre auguste prĂ©sence…
Doux plaisir !… Quelle voluptĂ©! Mes yeux s’obscurcissent… Ah
ThĂ©mire !… Ah Dieu puissant ! se peut-il que l’absence ait tant
de charmes, et que nos faibles organes suffisent Ă  cet excès de
bonheur? Non, de si grands biens ne peuvent appartenir qu’à
l’âme, et je la reconnais immortelle Ă  ses plaisirs.

Souffre, belle ThĂ©mire, que je me rappelle ici jusqu’aux moin-

dres discours que tu soupirais la première fois… Quel combat
enchanteur de la vertu, de l’estime et de l’amour ! comme Ă  des
mouvements ingrats il en succĂ©da peu Ă  peu de plus doux qui ne
t’inquiĂ©taient pas moins! je vois tes paupières mourantes, prĂŞtes
Ă  fermer des yeux adoucis, attendris par l’amour. Le rideau du
plaisir fut bientĂ´t tirĂ© devant eux; la force t’abandonnait avec la
raison, tu ne voyais plus, tu ne savais ce que tu allais devenir, tu
craignais, hĂ©las ! que cette simplicitĂ© ajoutait Ă  tes charmes et Ă 
mon amour, tu craignais de tomber en faiblesse et de mourir au
moment mĂŞme que tu allais verser bien d’autres larmes que les
premières, que tu allais sentir le bien-ĂŞtre et le plus grand des
plaisirs. De quelle voluptĂ© encore ta tendresse fut suivie ! Quels
nouveaux et violents transports ! Dieux jaloux! respectez l’égare-
ment d’une mortelle charmante qui s’oublie dans les bras qu’elle
adore, plus heureuse ! que dis-je ! plus DĂ©esse en ces moments
que vous n’êtes Dieux! Amour, tu ne l’es toi-mĂŞme que par nos
plaisirs !

Quel autre pinceau que celui de PĂ©trone pourrait peindre

cette première nuit!… Quels plaisirs enveloppa son ombre
voluptueuse! quelle extase ! que de jouissances dans une! BrĂ»-
lants d’amour, collĂ©s Ă©troitement ensemble, agitĂ©s, immobiles,
nous nous communiquions des soupirs de feu : nos deux Ă˘mes,
confondues par les baisers les plus ardents, ne se connaissaient

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plus ; Ă©perdument livrĂ©es Ă  toute l’ivresse de nos sens, elles
n’étaient plus qu’un transport inexprimable, avec lequel, heureux
mortels, nous nous sentions dĂ©licieusement mourir.

Si les plaisirs du corps sont si vifs, quels sont ceux de l’âme ! Je

parle de cette tendresse pure, de ces goĂ»ts exquis qui semblent
faire distiller la voluptĂ© goutte Ă  goutte au fond de nos Ă˘mes, tel-
lement enivrĂ©es, tellement remplies de la perfection de leur Ă©tat
qu’elles se suffisent Ă  elles-mĂŞmes et ne dĂ©sirent rien. Ah! que les
cĹ“urs qui sont pĂ©nĂ©trĂ©s de cette divine façon de sentir sont
heureux! oui, j’en jure par l’amour mĂŞme, j’ai vu des moments,
Dieux! quels moments ! oĂą ma ThĂ©mire, s’élevant au-dessus des
voluptĂ©s du corps, mĂ©prisait dans mes bras des faveurs que
l’amour eĂ»t dĂ©daignĂ©es lui-mĂŞme.

Toute tendresse, toute âme, Dieux! quelle existence ! disait-

elle. Non, je n’avais point encore connu l’amour… Rejetant
ensuite tout autre sentiment plus vif, sans doute parce qu’ayant
moins de douceur, sa vivacitĂ© mĂŞme fait alors une sorte de vio-
lence, laisse-moi, laisse-moi goĂ»ter en paix et sans mĂ©lange un
bien-ĂŞtre si grand, si parfait : le plaisir corromprait mon bonheur.

Je regardais ma ThĂ©mire avec l’attendrissement qu’elle

m’avait inspirĂ©. Tant d’amour avait fait couler quelques larmes de
ses yeux, qui en Ă©taient plus beaux. Dans son amoureuse mĂ©lan-
colie, son cĹ“ur n’avait pu contenir tout le torrent de tendresse
dont il semblait inondĂ©. Mais enfin les sens, se rĂ©veillant peu Ă 
peu, rentrèrent dans leurs droits ; et nos Ă©bats devenus plus vifs,
sans en ĂŞtre moins tendres : non, reprit ThĂ©mire, non, tu ne
connais point encore tous mes transports ; je voudrais que toute
mon âme pĂ»t passer dans la tienne.

J’avais dĂ©jĂ  fait deux sacrifices. ThĂ©mire enflammĂ©e croyait

toucher Ă  chaque instant l’heureux terme de ses plaisirs ; mais
soit que l’amour, comme retenu par la tendresse, fĂ»t encore fixĂ©
ou concentrĂ© au fond de son cĹ“ur, soit qu’un tempĂ©rament trop
irritĂ© ne rĂ©pondĂ®t pas Ă  l’ardeur de ses dĂ©sirs, je la vis, dĂ©sespĂ©rĂ©e,
tĂ©moigner, en frĂ©missant, qu’elle ne pouvait supporter tant
d’agitation; son transport s’éleva jusqu’à la fureur. Quoi! disait-
elle, le sort de Tantale m’est rĂ©servĂ© dans le sein des plaisirs!

Le moyen de ne pas mettre tout en Ĺ“uvre pour calmer ce

qu’on aime! Comment refuser des plaisirs qui s’augmentent
partagĂ©s !

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Un troisième sacrifice apaisa peu Ă  peu cette espèce de colère

des sens mal satisfaits. Le plaisir ne fut plus renvoyĂ© : des mouve-
ments plus doux l’accueillirent et rappelèrent la molle voluptĂ©.
Mes yeux Ă©taient pleins d’amour; ThĂ©mire ouvrit les siens, et
voyant l’intĂ©rĂŞt vif que je prenais au succès de ses plaisirs, l’air
Ă©levĂ©, animĂ©, tout de feu, dont je l’encourageais, dont je prĂ©sidais
au combat, remplie elle-mĂŞme alors du Dieu qui me possĂ©dait,
d’une voix douce et d’un regard mourant, enfin, dit-elle, ah!
viens vite, cher amant, viens dans mes bras… que j’expire dans
les tiens!

Quelle maĂ®tresse, grands Dieux! jugez si je l’adore, si je ces-

serai  un  moment  de  l’aimer,  et  si  elle  a  besoin  d’être  jeune
comme HĂ©bĂ© et belle comme la VĂ©nus de Praxitèle, pour par-
tager vos autels! 

Mais, Ă  son tour, ThĂ©mire est contente; elle a pour amant non

seulement un grand maĂ®tre dans l’art des voluptĂ©s, mais un cĹ“ur,
je dois le dire Ă  ta gloire, tendre amour, un cĹ“ur bien diffĂ©rent de
tous les autres ; toujours amoureux, toujours complaisant, qui ne
vit, ne sent que pour elle, qui n’a point d’autre volontĂ©, d’autre
âme que la sienne, qui ne murmura jamais de ses plus injustes
rigueurs. Pendant combien d’annĂ©es me suis-je contentĂ©, que
dis-je ! me suis-je trouvĂ© trop heureux des simples baisers,
caresses et attouchements, comme dit naĂŻvement Montaigne? Si
rien  ne  doit  jamais  dĂ©goĂ»ter  un  amant  de  l’objet  qu’il  aime,  si
rien ne doit suspendre un service dont l’amour permet la cĂ©lĂ©bra-
tion, rien aussi ne doit rendre infracteur de la foi qu’on a jurĂ©e Ă 
sa maĂ®tresse. Belles, vous jugerez vos amants par leur gĂ©nĂ©rositĂ© ;
c’est la balance des cĹ“urs. Veulent-ils forcer vos goĂ»ts, violer
votre prudence, et, sans regard pour de trop justes craintes, vous
exposer aux suites fâcheuses d’une passion sans retenue? Soyez
sĂ»res qu’ils vous trompent, qu’ils ne sont qu’impĂ©tueux, et que
vous n’êtes pas vous-mĂŞmes, ce qu’ils aiment le plus en vous.

Voyons comment tous les sens concourent Ă  nos plaisirs. On

sait dĂ©jĂ  que 

VĂ©nus

 peut ĂŞtre 

physique,

 sans perdre de ses grâces.

Le plus beau spectacle du monde est une belle femme ; il se peint
dans ses yeux; c’est par eux que passe dans l’âme l’image de la
beautĂ©, image agrĂ©able dont la trace nous suit partout, source

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fĂ©conde en amoureux dĂ©sirs. Sans cet admirable organe, miroir
transparent oĂą se vient peindre en petit tout l’Univers, on serait
privĂ© de cette Sirène enchanteresse, aux pièges de laquelle il est
si doux de se laisser prendre. C’est elle qui embellit tout ce
qu’elle touche, et se reprĂ©sente tout ce qu’elle veut. Ses brillants
tableaux charment nos ennuis dans l’absence, qui disparaĂ®t pour
faire place Ă  l’objet aimĂ© dont l’imagination est le triomphe ; ses
yeux de Lynx s’étendent sans bornes sur l’avenir comme sur le
passĂ© ; par eux, par la manière dont ils sont taillĂ©s, les objets les
plus Ă©loignĂ©s se rapprochent, se grossissent et se montrent enfin
sous les plus beaux traits ; par eux, le voluptueux jouit de ses
idĂ©es ; il les appelle, les Ă©veille, Ă©carte les unes, fixe et caresse les
autres au grĂ© de ses dĂ©sirs. Non que je sache comment l’imagina-
tion broie les couleurs, d’oĂą naissent tant d’illusions charmantes,
mais l’image du plaisir qui en rĂ©sulte est le plaisir mĂŞme.

L’esprit, le charme de la conversation, la douceur de la voix,

la musique, le chant, sans l’ouĂŻe que d’attraits perdus ! Sans
l’odorat, aurais-je le plaisir de sentir le parfum des fleurs et de ma
ThĂ©mire ?  Sans  le  toucher,  le  satin  de  sa  belle  peau  perdrait  sa
douceur ! Quel plaisir aurait ma bouche, collĂ©e sur sa bouche
avec mon cĹ“ur? Que deviendraient ces baisers amoureusement
donnĂ©s, reçus, rendus, recherchĂ©s? Toutes ces voluptĂ©s badines
qui changent les heures en moments, tous ces jeux d’enfants qui
plaisent Ă  l’amour ne sĂ©duiraient plus nos tendres cĹ“urs ; cette
partie divine serait en vain lĂ©gèrement titillĂ©e, soit par les mains
des Grâces, soit par le plus agile organe des mortels ; ce bouton
de rose n’aurait plus la mĂŞme sympathie ; cet harmonieux accord
de deux plaisirs industrieusement rĂ©unis, ce doux concert de la
voluptĂ© serait dĂ©truit. En vain, ThĂ©mire, ces charmes dont je suis
idolâtre tomberaient en grappe dĂ©licieuse dans la bouche volup-
tueuse qui les attend. Plus de ressources imprĂ©vues, plus de
miracles d’amour dĂ©sespĂ©rĂ© ; ce qu’il y a de plus sensible dans les
amours des tendres colombes serait perdu avec la plus puissante
des voluptés.

Assez d’autres ont chantĂ© les glouglous de la bouteille; je veux

cĂ©lĂ©brer ceux de l’amour, incomparablement plus doux. Je
t’évoque ici du sein des morts, charmant AbbĂ©; quitte ces
champs toujours verts et l’éternel printemps de ces jardins
fleuris, riant sĂ©jour des âmes gĂ©nĂ©reuses qui ont joint le plaisir

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dĂ©licat de faire des heureux au talent de l’être… Je reconnais ton
ombre immortelle, aux fleurs que la voluptĂ© sème sur tes pas.
Explique-nous quelle est cette espèce de philtre naturel… dis,
Chaulieu, par quel heureux Ă©change nos âmes, en quelque sorte
tamisĂ©es, passent de l’un dans l’autre, comme nos corps. Dis
comment ces âmes, après avoir mollement errĂ© sur des lèvres
chĂ©ries, aiment Ă  couler de bouche en bouche et de veine en
veine, jusqu’au fond des cĹ“urs en extase. Y cherchent-elles le
bonheur dans les sentiments les plus vifs ? Quelle est cette divine,
mais trop courte mĂ©tempsycose de nos Ă˘mes et de nos plaisirs!

Charmes magiques, aimants de la voluptĂ©, mystères cachĂ©s de

Cypris, soyez toujours inconnus aux amants vulgaires ; mais
pĂ©nĂ©trant tous mes sens de votre auguste prĂ©sence, faites que je
puisse dignement peindre celui que vous excitez, et pour lequel
tous les autres semblent avoir Ă©tĂ© faits. On le reconnaĂ®t Ă  son
dĂ©licieux et puissant empire ; il interdit l’usage de la parole, de la
vue, de l’ouĂŻe, de la pensĂ©e, qui fait place au sentiment le plus vif ;
il anĂ©antit l’âme avec tous ses sens ; il suspend toutes les fonc-
tions de notre Ă©conomie ; il tient, pour ainsi dire, les rĂŞnes de
l’homme entier, au grĂ© de ces joies souveraines et respectables,
de ce fĂ©cond silence de la Nature, qu’aucun mortel ne devrait
troubler, sans ĂŞtre Ă©crasĂ© par la foudre : telle est en un mot la
puissance immortelle, que la raison, cette vaine, et fière DĂ©esse,
rangĂ©e sous son despotisme, n’est, comme les autres sens, que
l’heureuse esclave de ses plaisirs.

Ă€ ces traits, qui peut mĂ©connaĂ®tre l’amour ? Qui peut ne pas

rendre hommage Ă  cette importante action de la Nature, par
laquelle tout croĂ®t, multiplie et se renouvelle sans cesse, et dont
toutes les autres ne semblent ĂŞtre que des distractions : distrac-
tions nĂ©cessaires Ă  la vĂ©ritĂ©, autorisĂ©es et mĂŞme conseillĂ©es par
l’Amour, Ă  condition qu’on n’en ait point en cĂ©lĂ©brant ses mys-
tères. Ă” VĂ©nus ! combien peu sentent le prix de tes faveurs !
Combien peu se respectent eux-mĂŞmes dans les bras de la
voluptĂ©! Oui, ceux qui sont alors capables de la moindre distrac-
tion, ceux Ă  qui tes plaisirs ne tiennent pas lieu de tous les autres,
pour qui tu n’es pas tout l’Univers, indignes du rang de tes Ă©lus,
le sont de tes bontĂ©s !

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La voluptĂ© a son Ă©chelle, comme la Nature; soit qu’elle la

monte ou la descende, elle n’en saute pas un degrĂ© ; mais, par-
venue au sommet, elle se change en une vraie et longue extase,
espèce de catalepsie d’amour qui fuit les dĂ©bauchĂ©s et
n’enchaîne que les voluptueux.

Quelle est cette honnĂŞte fille que l’amour conduit tremblante

au lit de son amant? L’Hymen seul, que sa gĂ©nĂ©rositĂ© refuse,
pourrait la rassurer. Elle se pâme dans les bras de Sylvandre, qui
meurt d’amour dans les siens ; mais, rĂ©servĂ©e dans ses plaisirs,
elle modère si bien ses transports qu’il n’est que trop sĂ»r qu’elle
ne confondra que ses soupirs. Elle se dĂ©fie de l’adresse mĂŞme du
Dieu qu’elle chĂ©rit; tout Dieu qu’il est, elle ne l’en croit que plus
trompeur. Sa virginitĂ© lui est moins chère que son amour ; sans
doute sa curiositĂ© serait voluptueusement satisfaite avec celle de
son  amant ;  en  faisant  tout  pour  lui,  elle  croit  n’avoir  rien  fait,
parce que ce n’est point avec lui ; elle le refuse moins qu’elle-
mĂŞme; elle n’entend plus que la voix d’un fantĂ´me qui lui dit de
se respecter. Quelque excessive que soit la tendresse d’un cĹ“ur
qui n’a jamais aimĂ©, elle n’est point Ă  l’épreuve de l’infamie. Dieu
puissant! se peut-il qu’une faible mortelle, que tu as si facilement
sĂ©duite par tes plaisirs, se souvienne encore en aimant de tout ce
qu’on devrait oublier quand on aime ?

Ă€ quel genre de voluptĂ© plus simple, plus Ă©purĂ©e, suis-je

parvenu! Ici l’Églogue, la flĂ»te Ă  la main, dĂ©crit avec une tendre
simplicitĂ© les amours des simples bergers. Tircis aime Ă  voir ses
moutons paĂ®tre avec ceux de Sylvandre ; ils sont l’image de la rĂ©u-
nion de leurs cĹ“urs. C’est pour lui qu’Amour la fit si belle; il
mourrait  de  douleur,  si  elle  ne  lui  Ă©tait  pas  toujours  fidèle.  LĂ ,
c’est l’ÉlĂ©gie en pleurs, qui fait retentir les Ă©chos des plaintes et
des cris d’un amant malheureux. Il a tout perdu en perdant ce
qu’il aime; il ne voit plus qu’à regret la lumière du jour; il appelle
la mort Ă  grands cris, en demandant raison Ă  la Nature entière de
la perte qu’il a faite.

Il faut l’entendre exprimer lui-mĂŞme la vivacitĂ© de ses regrets,

entrecoupĂ©s de soupirs. La pudeur augmentait les attraits de son
amante; elle la conservait dans le sein mĂŞme des plus grands plai-
sirs, qui en Ă©taient plus piquants. Avant lui, elle ne connaissait

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point l’amour. Il se rappelle avec transport les premiers progrès
de la passion qu’il lui inspira, et tout le plaisir mĂŞlĂ© d’une tendre
inquiĂ©tude qu’elle eut Ă  sentir une Ă©motion nouvelle. Pendant
combien d’annĂ©es il l’aima, sans oser lui en faire l’aveu ! Comme
il prit sur lui de lui dĂ©clarer enfin sa passion en tremblant! HĂ©las !
elle n’en Ă©tait que trop convaincue ; tous ces beaux noms de sym-
pathie ou d’amitiĂ© la dĂ©guisaient mal ; elle sentait que l’amour se
masquait pour la tromper, et, peut-ĂŞtre sans le savoir, aide-t-elle
ce Dieu mĂŞme Ă  donner Ă  ce parfait amant autant de confiance
que son dangereux respect lui en avait inspirĂ© Ă  elle-mĂŞme. Mais
se rendre digne des faveurs de Sylvandre Ă©tait pour Damon d’un
plus grand prix que de les obtenir. Aimer, ĂŞtre aimĂ©, c’était pour
son cĹ“ur dĂ©licat la première jouissance, jouissance sans laquelle
toutes les autres n’étaient rien. La vĂ©ritĂ© des sentiments Ă©tait
l’âme de leur tendresse, et la tendresse l’âme de leurs plaisirs; ils
ne connaissaient d’autres excès que celui de plaire et d’aimer :
c’est la voluptĂ© des cĹ“urs.

Pleure! (eh! qu’importe que l’on pleure pourvu qu’on soit

heureux), pleure, infortunĂ© berger ! un cĹ“ur amoureux trouve
des charmes Ă  s’attendrir ; il chĂ©rit sa tristesse, les joies les plus
bruyantes n’ont pas les douceurs d’une tendre mĂ©lancolie. Pour-
quoi ne pas s’y livrer, puisque c’est un plaisir, et le seul plaisir
qu’un cĹ“ur triste puisse goĂ»ter dans la solitude qu’il recherche ?
Un jour viendra que trop consolĂ© tu regretteras de ne plus sentir
ce que tu as perdu. Trop heureux de conserver ton chagrin et tes
regrets, si tu les perds, tu existeras comme si tu n’avais jamais
aimé.

Pourquoi vous mettre au rang des prudes, vous qui ne l’êtes

pas, respectable ZaĂŻde ? Pourquoi accordez-vous Ă  mon idĂ©e plus
qu’à moi-mĂŞme ? Je suis tel que vous supposez ; vous n’avez, j’en
jure par vos beaux yeux, vous n’avez pas plus Ă  craindre avec
l’original qu’avec la copie. C’est perdre de gaietĂ© de cĹ“ur un
bien rĂ©el, pour embrasser la nue d’Ixion. Rassurez-vous; ne crai-
gnez ni indiscrĂ©tion ni inconstance, je n’en veux pour garants que
vos charmes. Nos cĹ“urs sont faits l’un pour l’autre ; que la plus
douce sympathie les enchaĂ®ne pour jamais ! C’est bien nous, fai-
bles mortels, Ă  croire pouvoir ĂŞtre heureux sans le secours de

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VĂ©nus ! Quelque industrieux que soient les moyens qu’on a ima-
ginĂ©s, l’Amour en gĂ©mit; craignons son courroux; c’est le plus
redoutable des Dieux. Venez, ZaĂŻde, venez, ne sentez-vous donc
point le vide de votre condition ? et comment le remplir sans
amour ? Voyez les lys dont il a parsemĂ© votre beau teint ! C’est
pour donner Ă  votre amant le plaisir de les changer en roses.
L’empire de Flore est soumis Ă  celui de l’Amour. Un jour viendra,
n’en doutez pas, que vous vous repentirez moins d’avoir aimĂ©,
fĂ»t-ce un volage, que de n’avoir point aimĂ©. Tous ces beaux jours
perdus dans une froide indiffĂ©rence, vous les regretterez, ZaĂŻde,
mais en vain ; ils s’envolent et ne reviennent plus.

D’une ardeur extrême
Le temps nous poursuit.
DĂ©truit par lui-mĂŞme,
Par lui reproduit :
Plus lĂ©ger qu’Éole;
Il naĂ®t et s’envole,
RenaĂ®t et s’enfuit.

Voyez ce jeune Myrte ! sa vie est courte, il sera bientĂ´t flĂ©tri.

Mais il profite du peu de jours qui lui sont accordĂ©s ; il ne se
refuse ni aux caresses de Flore, ni aux douces haleines de
ZĂ©phire. Imitons-le en tout, ZaĂŻde, et que sa vie, l’image de la
nĂ´tre par la durĂ©e, le soit encore par les plaisirs.

Jeune CloĂ©, vous me fuyez… En vain je vous appelle, en vain

je vous poursuis… DĂ©jĂ  tous vos charmes se dĂ©robent Ă  ma
vue… rassurons-nous… Les coquettes ne font que semblant de
se cacher.

Ă€ ces jeux que Virgile a si bien peints, qui ne voit les ruses et

toute la coquetterie d’Amour ? Vous croyez le prendre sur des
lèvres vermeilles! L’enfant qu’il est s’y croit trop Ă  dĂ©couvert! il
se sauve, il s’enfuit. Jeune Aurore, il est dĂ©jĂ  dans les boucles de
vos beaux cheveux; comme il s’y joue avec un souffle badin
d’une Ă©paule Ă  l’autre ! Que j’aime Ă  le voir, las de voltiger
comme  un  oiseau  du  lys  Ă   la  rose  et  de  l’ivoire  au  corail,  se
reposer enfin sur votre belle gorge! On l’y poursuit, il n’y est dĂ©jĂ 
plus. Par oĂą s’est-il glissĂ© ? OĂą se cache-t-il? Partout oĂą habite la
beautĂ©. Il s’est fait une dernière retraite, c’est lĂ  qu’il aime Ă 

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s’arrĂŞter, Â« comme une tendre fauvette sur ses petits Â». Pour-
suivez-le encore ; Ă  l’air dont il demande grâce, qu’on voit bien
qu’il  n’en  veut  point avoir!  Il  ne semble  se  fixer  au siège  de  la
voluptĂ©, il n’est bien aise que son empire ait des bornes que pour
avoir le plaisir de s’y laisser prendre et ne pas manquer d’excuse.

Transportons-nous Ă  l’OpĂ©ra; la VoluptĂ© n’a point de temple

plus magnifique, ni plus frĂ©quentĂ©. Quelles sont ces deux dan-
seuses autour de l’arche de JephtĂ©? Dans l’une, quelle agilitĂ©,
quelle force, quelle prĂ©cision ! Le plaisir la suit avec les jeux et les
ris, son escorte ordinaire ; l’autre, moins Ă©tonnante, sĂ©duit plus ;
ses pas sont mesurĂ©s par les grâces et composĂ©s par les Amours.
Quelle moelle, quelle douceur ! L’une est brillante, lĂ©gère, nou-
velle ; l’autre est ravissante, inimitable. Si Camargo est au rang
des Nymphes, vertueuse SalĂ©, vous ornerez le ChĹ“ur des
Grâces. Divine enchanteresse, quelle âme de bronze n’est pas
pĂ©nĂ©trĂ©e de la mollesse de tes mouvements ? Ă‰tends, dĂ©ploie
seulement tes beaux bras, et tout Paris est plus enchantĂ©
qu’Amadis mĂŞme !

Nouvelle Terpsychore, je n’ai point Ă  regretter ce genre de

plaisirs. Sage C***, vous avez plus d’art, sans manquer de grâces.
D***, charmante D***, vous avez plus de grâces, sans manquer
d’art. Brillantes rivales, vous faites l’une et l’autre l’honneur des
ballets d’Apollon.

Qu’entends-je! Le Dieu du chant serait-il descendu sur la

Terre ! Quels sons ! Quel dĂ©sespoir! Quels cris! Nouvel Atis,
aimable JĂ©liote, sers-toi de tout l’empire que tu as sur les cĹ“urs
sensibles : non, jamais la puissance d’OrphĂ©e n’égala la tienne !
Et toi, frĂŞle et surprenante machine, qui n’as point Ă©tĂ© faite pour
penser, le Maure remercie l’amour de t’avoir organisĂ©e pour
chanter ; tu ravis nos âmes par les sons de ta voix!

De combien de façons n’intĂ©resses-tu pas nos cĹ“urs, puis-

sante VĂ©nus, lors mĂŞme que tu persĂ©cutes une malheureuse,
dont le crime est celui des Dieux! MĂ©rope, mère incomparable,
ta tendresse est Ă©perdue, c’est presque de l’amour. Je ne t’oublie
point, adorable ZaĂŻre ; j’ai pour toi les yeux d’Orosmane; oui, tu
Ă©tais digne d’un plus heureux destin. Pourquoi faut-il qu’une

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flamme aussi pure soit Ă©teinte par des prĂ©jugĂ©s que tu n’avais
pas ? L’amour devait-il souffrir qu’on Ă©clairât la reine de son
empire sur d’autres intĂ©rĂŞts que ceux de la voluptĂ© ?

Le plaisir de la table succède Ă  celui des spectacles. Le volup-

tueux fait choisir ses convives ; il veut qu’ils soient, comme lui,
sensuels, dĂ©licats, aimables, et plutĂ´t gais, plaisants, que spiri-
tuels. Il Ă©carte tout fâcheux conteur, tout ennuyeux Ă©rudit. Sur-
tout point de beaux esprits ; ils aiment plus Ă  briller qu’à rire. Des
bons mots, des saillies, quelques Ă©tincelles (l’esprit a sa mousse
comme le champagne), mais plus encore de joie ; et que le goĂ»t
du plaisir pĂ©tille dans tous les yeux, comme le vin dans la fougère.
Le gourmand gonflĂ©, hors d’haleine dès le premier service, sem-
blable au cygne de La Fontaine, est bientĂ´t sans dĂ©sirs. Le volup-
tueux goĂ»te de tous les mets, mais il en prend peu, il se mĂ©nage,
il veut profiter de tout. Comus est son cuisinier, et la fine VĂ©nus a
bien ses raisons pour fournir ses ingrĂ©dients. Les autres sablent le
champagne; il le boit, le boit Ă  longs traits, comme toutes les
voluptĂ©s. Vous sentez qu’il prĂ©fère Ă  tous ces charmants tĂŞte-Ă -
tĂŞte, oĂą, les coudes sur la table, les jambes entrelacĂ©es dans celles
de sa maĂ®tresse, les yeux sont le plus faible interprète du langage
du cĹ“ur. Versez, Iris, versez Ă  plein verre. « Qu’il endorme, ou
qu’il excite, la traite est petite de la table au lit. Â» Cette nuit, dis-
tillĂ© par l’Amour, il vous sera rendu… Mais, auparavant,
accordez Ă  Bacchus ce qui est dĂ» Ă  Bacchus ; laissez-le reposer
dans les bras de MorphĂ©e; il ne pourrait fournir qu’une faible
carrière. DĂ©esse de Cythère, je sais quels hommages sont dus Ă 
vos charmes; mais attendez Ă  voir paraĂ®tre votre Ă©toile ! Vous
entendez mal vos intĂ©rĂŞts… Iris, n’éveillez pas si tĂ´t votre amant.

Suivons partout le voluptueux, dans ses discours, dans ses pro-

menades, dans ses lectures, dans ses pensĂ©es, etc. Il distingue la
voluptĂ© du plaisir, comme l’odeur de la fleur qui l’exhale, ou le
son de l’instrument qui le produit. Il dĂ©finit la dĂ©bauche, un
excès de plaisir mal goĂ»tĂ©, et la voluptĂ©, l’esprit et comme la
quintessence du plaisir, l’art d’en user sagement, de le mĂ©nager
par raison, et de le goĂ»ter par sentiment. Est-ce sa faute, après
cela, si on a plus de dĂ©sirs que de besoins? Il est vrai que le plaisir

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ressemble Ă  l’esprit aromatique des plantes ; on n’en prend
qu’autant qu’on en inspire ; c’est pourquoi vous voyez le volup-
tueux prĂŞter Ă  chaque instant une oreille attentive Ă  la voix
secrète de ses sens dilatĂ©s et ouverts ; lui, comme pour mieux
entendre le plaisir, eux, pour mieux le recevoir. Mais s’ils n’y sont
pas propres, il ne les excite point : il perdrait le point de vue de
son art, la sagesse des plaisirs.

La Nature prend-elle ses habits de printemps? prenons, dit-il,

les nĂ´tres ; faisons passer dans nos cĹ“urs l’émail des prĂ©s et la
verte gaietĂ© des champs. Parons notre imagination des fleurs qui
rient Ă  nos yeux. Belles, parez-en votre sein, c’est pour vous
qu’elles viennent d’éclore ; mais prenez encore plus d’amours
que de fleurs. Enivrez-vous de tendresse et de voluptĂ©, comme
les prĂ©s s’enivrent de leurs ruisseaux. Chaque ĂŞtre vous adresse la
parole ; seriez-vous sourdes Ă  la voix, Ă  l’exemple de la Nature
entière? Voyez ces oiseaux! Ă  peine Ă©clos, leurs ailes les portent Ă 
l’amour! Voyez comme ce Dieu badin folâtre sous la forme de
ZĂ©phire autour de ce vert feuillage ! Les fleurs mĂŞmes se marient ;
les vents sont leurs messagers amoureux. Chaque chose est
occupĂ©e Ă  se reproduire.

Vous, qui avez tant de sentiment. Corine… venez. Si l’instinct

jouit plutĂ´t que l’esprit. L’esprit goĂ»te mieux que l’instinct.

Qu’un simple bouquet a de charmes pour un amant! 

L’amour

est-il nichĂ© dans ces fleurs?

 Daphnis croit le respirer lui-mĂŞme; on

dirait qu’il veut l’attirer dans son cĹ“ur par une voie nouvelle.
Mais quel feu secret! Quelle douce Ă©motion! Et quelle en est la
cause ? 

C’est qu’il Ă©tait contre le cĹ“ur de sa chère ThĂ©rèse.

 En reçoit-

elle un Ă  son tour des mains de son berger ? Il la suit des yeux.
Que ces fleurs sont heureuses d’être si bien placĂ©es ! Elles ornent
le trĂ´ne des Amours ! Il envie leur sort; il voudrait, comme elles,
expirer sur ce qu’il aime.

La douleur est un siècle, et le plaisir un moment ; mĂ©nageons-

nous pour en jouir, dit le convalescent voluptueux. Reprend-il un
nouvel ĂŞtre ? Il est enchantĂ© du spectacle de l’Univers. Heureuse
abeille, il n’y a pas une fleur dont il ne tire quelque suc ; ses
narines s’ouvrent Ă  leur agrĂ©able parfum. Une table bien servie
ranime son appĂ©tit, un vin dĂ©licieux flatte son palais, un joli
minois le met tout en feu : que dis-je!

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La première Phylis des hameaux d’alentour,
Est la Sultane favorite,
Et le miracle de l’Amour.

Lesbie, vous ĂŞtes charmante, et je vous aime plus que Catulle

ne vous a jamais aimĂ©e… Mais vous ĂŞtes trop 

libidineuse

: on n’a

pas le temps de dĂ©sirer avec vous. DĂ©jà… pourquoi si vite ?
J’aime qu’on me rĂ©siste et non qu’on me prĂ©vienne, mais avec
art, ni trop, ni trop peu ; j’aime une certaine violence, mais douce,
qui excite le plaisir sans le dĂ©concerter. La voluptĂ© a son soleil et
son ombre : croyez-moi, Lesbie, restons encore quelque temps Ă 
l’ombre ; ombre charmante, ombre chĂ©rie des femmes volup-
tueuses, nous ne nous quitterons que trop tĂ´t ! Ne sentez-vous
donc pas le prix d’une douce rĂ©sistance et d’un bien plus doux
amusement? Il n’y a pas jusqu’à la faiblesse mĂŞme dont on ne
puisse tirer parti. Que PolyĂ©nos, Ascylthe, et tous les Mazulims
du monde ne se plaignent plus de leur dĂ©sastre, l’attente du
plaisir en est un. CircĂ© s’en loue, elle remercie son amant de ce
qui blesse au moins la vanitĂ© des autres femmes. CircĂ© rend
grâces Ă  une trop heureuse impuissance, c’est qu’elle n’est que
voluptueuse : son plaisir en a durĂ© plus longtemps, ses dĂ©sirs
n’ont point fini. Les langueurs du corps empĂŞchent donc quel-
quefois les langueurs de l’âme ! Quoi! elles soutiennent la
voluptĂ©! Qui l’eĂ»t cru, sans l’expĂ©rience de la 

Parodie 

du

 Pavot

 de

Virgile ? Parodie si brusque quelquefois, au milieu mĂŞme des plus

grands airs,

  qu’on  a  bien  de  la  peine  Ă   n’en  pas  rire,  au  hasard

d’augmenter le dĂ©pit de VĂ©nus.

Si le voluptueux se promène, le plus beau lieu, le chant des

oiseaux, la fraĂ®cheur des ruisseaux et des zĂ©phires, un air
embaumĂ© de l’esprit des fleurs, la plus belle vue, la plus superbe
allĂ©e, celle oĂą Diane se promène elle-mĂŞme avec toute sa cour :
voilĂ  ce qu’il choisit et ce qu’il quitte bien plus volontiers, soit
pour lire au frais CrĂ©billon ou Chaulieu, soit pour s’égarer dans
un bois et fouler avec quelque Driade le gazon touffu d’un bos-
quet inaccessible aux profanes. Lambris dorĂ©s que les flĂ»tes et
les voix font retentir, charmez-vous ainsi le magnifique ennui des
rois?

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S’il attend sa maĂ®tresse, c’est dans le silence et le mystère; tous

ses sens tendus semblent Ă©couter, il ose Ă  peine respirer, un faux
bruit l’a dĂ©jĂ  trompĂ© plus d’une fois : puissĂ©-je l’être toujours
ainsi.  Tout  dort,  et  Julie  ne  vient  point?  L’impatience  de  l’un
surpasse la prudence de l’autre. Il ne se connaĂ®t plus, il brĂ»le, il
frĂ©mit du plaisir qu’il n’a pas encore… Que sera-ce et quels
transports, quand un objet si tendrement chĂ©ri, si vivement
imaginĂ©, Ă©clairĂ© par le seul flambeau de l’amour… Heureux
Sylvandre, voilĂ  Julie!

IssĂ© est-elle dans les bras du sommeil? Celui de l’amour mĂŞme

n’est pas plus respectĂ© ; il ordonne aux ruisseaux de murmurer
plus bas ; il voudrait imposer silence Ă  la Nature entière. IssĂ© ne
s’éveillera que trop tĂ´t, elle est dans la plus galante attitude.
Voyez celle de l’amant! Voyez ses yeux! Que de charmes ils
parcourent! Favorise le Dieu du sommeil, et qu’ils aient le temps
de se 

payer

 

des larmes qu’ils ont versĂ©es pour eux!

Beaux jours d’HĂ©bĂ©! quoi ! vous ne reviendrez plus! Je serai

dĂ©sormais impitoyablement livrĂ© au vide d’un cĹ“ur sans ten-
dresse et sans dĂ©sir : vide affreux que tous les goĂ»ts, tous les arts,
toutes les dissipations de la vie ne peuvent remplir! Que je sente
du moins quelquefois les flatteuses approches du plus respec-
table des Dieux, signe consolateur d’une amante Ă©perdue, et tel
qu’au Nautonier alarmĂ© se montre la brillante Ă©toile du matin !
Plaisir, ingrat plaisir, c’est donc ainsi que tu traites qui t’a tout
sacrifiĂ©! Si j’ai perdu mes jours dans la voluptĂ©, 

ah! rendez-les-

moi, grands Dieux,

 pour les reperdre encore!

Je suis jaloux de ton bonheur, trop heureux pĂŞcher. La Nature

t’a traitĂ© en mère, et l’homme en marâtre. Un doux zĂ©phire a
soufflĂ© dans les airs, une nouvelle chaleur te rappelle Ă  la vie, tes
boutons paraissent, se dĂ©veloppent bientĂ´t ornĂ©s de fleurs; tu
seras enfin chĂ©ri pour tes excellents fruits. Combien de prin-
temps t’ont rajeuni! Combien d’autres te rajeuniront encore,
tandis que le premier de l’homme, hĂ©las ! est aussi son dernier.
Quoi! cet arbre fleuri qui fait l’honneur du champ, qui a plus de
sentiment que tous les ĂŞtres ensemble, ne serait qu’une plante
Ă©phĂ©mère, Ă©close le matin, le soir flĂ©trie, moins durable que ces
fleurs, qui du moins, sĂ»res de parer nos campagnes durant l’étĂ©,
embelliront peut-ĂŞtre l’automne mĂŞme ! Spectacle enchanteur
dont l’éternitĂ© mĂŞme ne pourrait me rassasier ; un destin, cruel

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sans doute, nous arrache au plaisir de vous voir et de vous
admirer sans cesse, mais il est inĂ©vitable. Ne perdons point le
temps en regrets frivoles; et tandis que la main du printemps
nous caresse encore, ne songeons point qu’elle va se retirer ;
jouissons du peu de moments qui nous restent ; buvons, chan-
tons, aimons qui nous aime ; que les jeux et les ris suivent nos
pas ; que toutes les voluptĂ©s viennent tour Ă  tour, tantĂ´t amuser,
tantĂ´t enchanter nos âmes ; et quelque courte que soit la vie,
nous aurons vĂ©cu.

Le voluptueux aime la vie, parce qu’il a le corps sain, l’esprit

libre et sans prĂ©jugĂ©s. Amant de la Nature, il en adore les
beautĂ©s, parce qu’il en connaĂ®t le prix; inaccessible au dĂ©goĂ»t, il
ne comprend pas comment ce poison mortel vient infecter nos
cĹ“urs. Au-dessus de la Fortune et de ses caprices, il est sa fortune
Ă  lui-mĂŞme; au-dessus de l’ambition, il n’a que celle d’être
heureux; au-dessus des tonnerres, Philosophe Ă©picurien, il ne
craint pas plus la foudre que la mort. Les arbres se dĂ©pouillent de
leur verdure, il conserve son amour. Les fleuves se changent en
marbre, un froid cruel gèle jusqu’aux entrailles de la Terre, il
brĂ»le des feux de l’étĂ©. CouchĂ© avec sa chère DĂ©lie, la rigueur de
l’hiver, le vent, la pluie, la grĂŞle, les Ă©lĂ©ments dĂ©chaĂ®nĂ©s ajoutent
au bonheur de Tibule. Si la mer est calme et tranquille, le volup-
tueux ne voit dans cette belle nappe d’huile qu’une parfaite
image de la paix. Si les flots bouleversĂ©s par Éole en furie mena-
cent quelque vaisseau du naufrage, ce tableau mouvant de la
guerre, tout effrayant qu’il est, il le voit avec le plaisir d’un
homme Ă©loignĂ© du danger. Ce n’est pas lĂ  un de ceux que court
volontiers la voluptĂ©.

Tout est plaisir pour un cĹ“ur voluptueux; tout est roses,

Ĺ“illets, violettes dans le champ de la Nature. Sensible Ă  tout,
chaque beautĂ© l’extasie; chaque ĂŞtre inanimĂ© lui parle, le
rĂ©veille ; chaque ĂŞtre animĂ© le remue ; chaque partie de la
CrĂ©ation le remplit de voluptĂ©. Voit-il paraĂ®tre la riante livrĂ©e du
printemps ? Il remercie la Nature d’avoir prodiguĂ© une couleur si
douce et si amie des yeux. Admirateur des plus frappants phĂ©no-
mènes, le lever de l’Aurore et du Soleil ; cette brillante couleur de
pourpre, qui, se jouant dans le brun des nuĂ©es, forme Ă  son

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couchant la plus superbe dĂ©coration, les rayons argentĂ©s de la
Lune, qui consolent les voyageurs de l’absence du plus bel astre ;
les Ă©toiles, ces diamants de l’Olympe, dont l’éclat est relevĂ© par le
fond bleu auquel ils sont attachĂ©s ; ces beaux jours sans nuages,
ces nuits plus belles encore qui inspirent les plus douces rĂŞveries,
nuits vertes des forĂŞts, oĂą l’âme, enchaĂ®nant ses pensĂ©es volages
dans les bornes charmantes de l’amour, contente, recueillie, se
caresse elle-mĂŞme et ne se lasse point de contempler son bon-
heur : ombre impĂ©nĂ©trable aux yeux des Argus, oĂą il suffit d’être
seul pour dĂ©sirer d’être avec vous, ThĂ©mire, et d’être avec vous,
pour oublier tout l’Univers. Que dirai-je enfin? toute la Nature
est dans un cĹ“ur qui sent la voluptĂ©.

Vous la sentez, Sapho, vous Ă©prouvez l’empire de cette puis-

sante DivinitĂ©. Mais quel singulier usage vous en faites ! Vous
refusez aux uns ce que vous ne pouvez accorder aux autres ; vous
jouez le sexe que vous n’avez pas, pour chĂ©rir celui que vous
avez. Amoureuse de votre sexe, vous voudriez en changer ! Vous
ne voyez pas que vous oubliez votre personnage, en faisant mal le
nĂ´tre, et que la Nature abusĂ©e en rougit.

Ne nous Ă©levons point contre cette usurpation; n’arrĂŞtons

point le cours d’un ruisseau, qui conduit tĂ´t ou tard Ă  sa source.
Quand on prend de l’amour, on peut prendre une amante ; le
plaisir se lasse de 

mentir.

La vue des plaisirs d’autrui nous en donne. Avec quel air

d’intĂ©rĂŞt la curieuse Suzon regarde les mystères d’amour ! Plus
elle craint de troubler les prĂŞtres qui les cĂ©lèbrent, plus elle en est
elle-mĂŞme troublĂ©e ; mais ce trouble, cette Ă©motion ravit son
âme. Dans quel Ă©tat la friponne est trouvĂ©e! Trop attentive, pour
n’être pas distraite, elle semble machinalement cĂ©der Ă  la volup-
tueuse approche des doigts libertins… Pour la dĂ©senchanter, il
lui faudrait des plaisirs, tels sans doute que ceux dont elle a
devant soi la sĂ©duisante image. L’amour se gagne Ă  ĂŞtre vu de
près.

Oserais-je lĂ©gèrement toucher des mystères secrets dont le

seul nom offense VĂ©nus et fait prendre les armes Ă  tout Cythère,
mais qui cependant ont quelquefois le bonheur de plaire Ă  la
DĂ©esse, par l’heureuse application qu’on en fait?

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L’A

RT

 

DE

 

JOUIR

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Le beau Giton gronde le Satyre qu’il a choisi pour ses plaisirs ;

tout enfant qu’il est, il s’aperçoit bien de l’infidĂ©litĂ© qu’Ascylthe
lui a faite; il donne Ă  son mari plus de plaisir qu’une femme
vĂ©ritable; est-il surprenant qu’il mette ses faveurs au plus haut
prix, et que le plus joli cheval, le coursier de MacĂ©doine le plus
vite, puisse Ă  peine les payer ?

Vous  souvient-il  de  l’écolier  de  Pergame ?  Grands  Dieux!

l’aimable enfant ! La beautĂ© serait-elle donc de tous les sexes ?
Rien ne limiterait son empire? Que de dĂ©serteurs du culte de
Cypris! Que de cĹ“urs enlevĂ©s Ă  Cythère ! La DĂ©esse en conçoit
une juste jalousie. Eh! quel bon citoyen de l’Île charmante
qu’elle a fondĂ©e ne soupirerait avec elle de toutes les conquĂŞtes
que fait le rivage ennemi ? Beau sexe, cependant n’en soyez pas si
jaloux. PĂ©trone a moins voulu, dans l’excès de son raffinement,
vous causer des inquiĂ©tudes que vous mĂ©nager des ressources
contre l’ennuyeuse uniformitĂ© des plaisirs. En effet, combien
d’amours petits ou timides (ceux-lĂ  sont si faciles Ă  effaroucher)
ont Ă©tĂ© bien aises de trouver un refuge, sans lequel, privĂ©s d’asile,
ils seraient peut-ĂŞtre morts de frayeur Ă  la porte du Temple !
Combien d’autres, excitĂ©s par une simple curiositĂ© philoso-
phique, rentrant ensuite dans leur devoir, ont si bien servi le vĂ©ri-
table amour que, pour ses propres intĂ©rĂŞts, ce Dieu des cĹ“urs, en
bon casuiste, n’a pu quelquefois se dispenser de leur accorder
conditionnellement une indulgence dont il profitait.

Vous avez de l’esprit, CĂ©phise, et vous ĂŞtes rĂ©voltĂ©e par ces

discours ! vous vous piquez d’être Philosophe, et vous vous feriez
un scrupule d’user d’une ressource permise et autorisĂ©e par
l’amour! Quels seraient donc vos prĂ©jugĂ©s, si, comme tant
d’autres femmes, vous aviez le malheur de n’être que belle. Ah!
croyez-moi, chère amante, tout est femme dans ce qu’on aime ;
l’empire de l’amour ne reconnaĂ®t d’autres bornes que celles du
plaisir !

Je te rends, amour, le pinceau que tu m’as prĂŞtĂ©, fais-le passer

en des mains plus dĂ©licates ; et toi, reste Ă  jamais dans mon cĹ“ur.