Un film soupçonné de néocréationnisme fait débat

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La programmation sur Arte, samedi 29 octobre à 20 h 40, d'un documentaire intitulé Homo sapiens, une nouvelle histoire de l'homme suscite des remous dans la communauté scientifique. Cette levée de boucliers a poussé les responsables de la chaîne à organiser, en dernière minute, un débat contradictoire à l'issue du documentaire, "dans une volonté d'objectivité scientifique" .

Pourquoi un tel tollé ? Réalisé par Thomas Johnson, le film présente les travaux d'Anne Dambricourt-Malassé ­ chercheuse au CNRS, rattachée au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN) ­ comme une "nouvelle théorie de l'évolution" , sans préciser qu'elle est au centre d'une violente controverse depuis de nombreuses années.

Pour une large part des paléoanthropologues français et étrangers, ses travaux ne suivent pas une démarche scientifique. Ils s'inspirent de la théorie dite du "dessein intelligent" (Intelligent Design, en anglais), qui postule un Univers conçu pour l'homme selon une intention divine. Le nom de Mme Dambricourt apparaît d'ailleurs sur une pétition diffusée par le Discovery Institute ­ fer de lance des néocréationnistes américains dans leur lutte contre le darwinisme.

Les travaux de Mme Dambricourt s'inscrivent dans une "vieille tradition française de défiance vis-à-vis du darwinisme", ex plique Jean-Jacques Hublin, directeur du département de l'évolution humaine au Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology, à Leipzig (Allemagne). "Sans doute, poursuit M. Hublin, parce qu'il y a eu une implication forte des religieux dans l'histoire de l'évolution en France, depuis l'abbé Breuil jusqu'à Teilhard de Chardin." Jugement confirmé par Pascal Picq, maître de conférences au Collège de France : "Ce courant de pensée est très présent en paléoanthropologie, et il est soutenu par des organisations efficaces dont les importants moyens financiers viennent parfois d'outre-Atlantique."

PRINCIPE CARDINAL

Que dit le film ? D'abord, il jette aux orties la théorie d'Yves Coppens (dite de l'East Side Story). Celle-ci explique que des grands singes se sont redressés pour s'adapter à la savane, à l'est du rift africain. Plus que l'East Side Story ­ déjà mise à mal par la découverte de Toumaï (Sahelanthropus tchadensis ), un hominidé vieux de 7 millions d'années, loin à l'ouest du rift ­, la thèse de Mme Dambricourt remet en question un principe cardinal de la théorie de Darwin : l'adaptation à l'environnement n'est pas, à en croire le film, "la cause principale de l'évolution humaine" . Le principal moteur de l'évolution humaine serait l'inflexion du sphénoïde, un os en forme de papillon situé à la base du crâne.

Cet os, selon Mme Dambricourt, s'est infléchi à cinq reprises au cours des derniers 60 millions d'années. Ce qui a conduit à chaque fois à l'émergence de nouvelles espèces : singes, grands singes, australopithèques, puis représentants du genre Homo . Avec, en bout de course, l'homme moderne (Homo sapiens ). Ces inflexions successives seraient ainsi "un fil rouge qui semble traverser toute l'histoire de l'évolution depuis les primates jusqu'à l'homme" . La conclusion est que "le moteur de l'évolution n'est donc pas à l'extérieur, mais à l'intérieur de chacun de nous" .

Pour étayer ses thèses, Mme Dambricourt "a longuement étudié le développement, depuis l'embryon jusqu'à l'âge adulte, de différents primates" , dit le paléoanthropologue (CNRS) Fernando Ramirez-Rozzi. "L'idée est très bonne , estime-t-il. Car c'est un aspect quelque peu mis de côté par la théorie néodarwinienne de l'évolution." En revanche, les conclusions qu'en tire Mme Dambricourt "relèvent du délire" , ajoute aussitôt le chercheur.

M. Picq, reconnaît à Mme Dambricourt "le mérite d'avoir mis en évidence la flexion du sphénoïde chez les hominidés". "Cet os est un carrefour important , poursuit-il. C'est là que se rencontrent les zones associées au développement du cerveau, de la face et de la locomotion." Mme Dambricourt, ajoute M. Picq, "bute sur l'interprétation" . "Pour une raison absolument mystérieuse , précise de son côté M. Ramirez-Rozzi, elle a voulu faire de cet os la pièce centrale de toute l'anatomie humaine. Or on sait depuis longtemps que définir l'homme à partir d'un seul caractère est absurde."

Christoph Zollikofer, professeur d'anthropologie à l'université de Zurich, auteur de la reconstitution virtuelle du crâne de Toumaï, considère que " l'argument du sphénoïde est limité, car on rencontre la flexion du sphénoïde c hez certains mammifères, et même des poissons, sans en connaître la cause". Le chercheur suisse estime qu'" on ne peut pas perdre de vue l'adaptation comme force de la sélection" et que, "lorsqu'on fait de la science, on ne commence pas par les réponses, mais par les questions " .

ÉVOLUTION DISCONTINUE

Marc Godinot, spécialiste de l'évolution des primates à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE), confirme que "plus personne" , à l'étranger, ne croit à la théorie d'Yves Coppens sur le redressement des grands singes dans la savane. Mais il conteste, en revanche, l'évolution humaine par palliers présentée dans le film car, dit-il, "rien ne permet d'affirmer qu'il y a eu des sauts évolutifs de cette ampleur" . Il n'admet pas, non plus, la séparation entre facteurs internes et externes présentée dans le documentaire. Car, en réalité, " ils interagissent en permanence et de façon inextricable " .

Pour certains chercheurs, la thèse de Mme Dambricourt ne mérite même pas le débat scientifique. Jean-Jacques Jaeger, professeur de paléontologie des vertébrés à l'université Montpellier-II, ne mâche pas ses mots : " C'est la description d'un phénomène évolutif, formulée par quelqu'un qui n'a jamais entendu parler de science. Ce qui est présenté n'a aucun sens quand on connaît la complexité des mécanismes de développement, ajoute-t-il. Des travaux de ce genre doivent être validés au plan international par des revues dotées de comités de lecture. Cela n'a jamais été le cas."

Pour Guillaume Lecointre, professeur au MNHN et spécialiste de systématique, " le film présente la théorie de Mme Dambricourt comme une idée révolutionnaire. Ce n'est pas le cas, car les contraintes architecturales de l'évolution sont intégrées dans le darwinisme, précise-t-il. Ce documentaire est de la théologie déguisée en science, et le public est trompé." Plus rude encore, André Langaney, directeur du laboratoire d'anthropologie biologique du Musée de l'homme (MNHN) et professeur à l'université de Genève, ajoute que Mme Dambricourt " fait du finalisme pour faire plaisir aux intégristes. Ce qu'elle écrit relève de la falsification".

Stéphane Foucart et Christiane Galus
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La "nouvelle théorie de l'évolution" présentée par Anne Dambricourt-Malassé suscite un vif débat.
Stanislas Bouvier
La "nouvelle théorie de l'évolution" présentée par Anne Dambricourt-Malassé suscite un vif débat.
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