Melbourne 1956 : et l'eau de la piscine se teinta de sang

JACQUES HERENG

jeudi 21 février 2008, 13:48

La crise de Suez et la répression de la révolte

hongroise avaient menacé la paix peu avant

la cérémonie d'ouverture. Les Jeux sont

des épreuves entre individus et non entre

nations, avait proclamé Avery Brundage.

En confiant à l'Australie la mission d'organiser les Jeux de 1952, le CIO s'était acquitté d'une indéniable dette de reconnaissance à l'égard de ces athlètes du bout du monde qui, depuis les premiers temps de l'olympisme, n'avaient jamais hésité à entreprendre les voyages les plus longs et les plus onéreux pour l'unique plaisir de participer.

Depuis 1896, l'Europe avait célébré dix fois l'olympiade et l'Amérique, ou plus exactement les Etats-Unis, deux fois. Il était donc pour le moins logique que la candidature de Melbourne fût acceptée aux dépens de celle de Buenos Aires, battu d'une seule voix pourtant, lors de la session de Rome en 1949.

A ce moment, les membres du CIO ne se doutaient évidemment pas de toutes les difficultés qui allaient surgir au cours des années suivantes. La moins sérieuse fut finalement la date des compétitions. En principe, le coeur de l'été aux Antipodes se situe en février, période au cours de laquelle les athlètes de l'hémisphère nord sont en hibernation. Il fut donc décidé de fixer les Jeux entre le 22 novembre et le 8 décembre, ce qui obligeait les Européens et les Américains à retarder quelque peu leur saison. C'était une solution acceptable...

Ce qui posa un problème infiniment plus gênant, ce fut l'impossibilité d'organiser à Melbourne les épreuves équestres en raison d'une loi imposant une quarantaine de 6 mois aux chevaux étrangers. Les Australiens n'en avaient soufflé mot en posant leur candidature et le gouvernement refusa obstinément de faire une exception. C'est ainsi que, pour la première et la dernière fois, les Jeux d'été furent scindés, la ville de Stockholm ayant décidé d'accueillir les cavaliers et leur monture.

Tout cela n'aurait été que péripéties si, à l'approche du grand rendez-vous olympique, la situation du monde ne se fût soudain détériorée au point que les moins alarmistes s'étaient mis à craindre le pire.

Le 23 octobre, sous l'impulsion d'Imre Nagy, la population de Budapest se soulevait contre l'oppression soviétique et déboulonnait l'immense statue de bronze de Staline. La répression de l'Armée rouge allait être sanglante. Le rideau de fer retomba sur la Hongrie pour de longues années. Bouleversé, l'Occident n'avait pu que constater son impuissance.

Au même moment, ou presque, la crise de Suez avait failli embraser le monde. Les forces franco-britanniques n'avaient reculé que devant la menace d'une généralisation du conflit qui risquait de déboucher sur une guerre atomique.

On imagine que l'atmosphère n'était pas propice à une confrontation pacifique dans le stade. Il avait d'ailleurs été question de repousser les Jeux à l'année suivante et plusieurs nations avaient annoncé leur forfait probable. La voix cassante d'Avery Brundage, qui avait succédé, en 1952, au Suédois Sigfrid Eström comme président du CIO, s'était alors élevée : Chaque personne civilisée recule d'horreur devant le sauvage massacre de la Hongrie. Mais cela n'est pas une raison pour détruire l'idéal de la coopération internationale et de bonne volonté qui est le sceau du mouvement olympique. Les Jeux sont des compétitions entres individus et non entre nations.

Son appel fut entendu.

Les deux Allemagne avaient accepté de concourir sous le même maillot et de célébrer leurs victoires par l'«Hymne à la joie», extrait de la 9e Symphonie de Beethoven, qu'elles estimaient faire partie de leur patrimoine commun. Quand elle atteint au sublime, la musique peut réaliser de tels miracles...

Finalement, il n'y eut d'ailleurs que quelques abstentions marquantes : l'Egypte, l'Espagne, les Pays-Bas, l'Irak et la Suisse renoncèrent au voyage alors que la Chine populaire quittait Melbourne après que l'on eut hissé, au village olympique, le drapeau de la Chine nationaliste. Il faudra attendre de longues années avant de revoir les athlètes de Pékin aux côtés de leurs compatriotes de Taïwan.

En raison de la mobilisation des femmes et des hommes de moins de 60 ans, Israël, qui avait arraché le Sinaï à l'Egypte, n'avait envoyé qu'une délégation symbolique : un athlète, un plongeur et une nageuse.

Mais une équipe hongroise, relativement nombreuse, parvint à rallier la grande métropole australe, via Prague. Elle y créa aussitôt un incident après avoir constaté que l'on avait hissé, au «Memorial Cricket Ground», le drapeau du gouvernement pro-soviétique de Janos Kadar. L'emblème du régime communiste fut arraché de son mât, déchiré, piétiné.

Drôle de trêve olympique!

Avec un flegme de circonstance, le duc d'Edimbourg, représentant la reine Elisabeth, n'en proclama pas moins solennellement l'ouverture de ces Jeux si controversés. La chaleur était torride lorsque les 67 délégations entamèrent le défilé. Les Hongrois recueillirent évidemment un formidable accueil du public qui observa à l'entrée de l'équipe soviétique un silence glacial. Ce qui était une façon de parler si l'on sait le mercure atteignait, à ce moment, 35o !

Le hasard voulut, pendant ces Jeux, que la Hongrie fût opposée à l'Union soviétique lors du tournoi de water-polo. L'équipe hongroise, qui allait remporter le titre, était très supérieure et elle mena rapidement par 4-0. C'est alors qu'un joueur soviétique donna un violent coup de tête à son adversaire magyar. Ce fut le début d'une bagarre aquatique que l'arbitre ne put réprimer. L'eau de la piscine se teinta de sang et il fallut arrêter le match. La police australienne dut même intervenir pour disperser les 5.000 spectateurs qui entendaient faire un sort aux poloïstes d'URSS.

O sport, tu es la paix, chantait en... 1912 ce cher baron de Coubertin !

JACQUES HERENG

Vladimir Kuts, le successeur de Zatopek

Ces Jeux de Melbourne furent marqués par un très grand 10.000 m qui opposa le Soviétique Vladimir Kuts à l'Anglais Gordon Pirie. Au cours de la saison européenne, les deux hommes s'étaient affrontés plus d'une fois et leurs confrontations avaient toujours donné lieu à des batailles acharnées. Trois mois plus tôt, à Bergen, en Norvège, Pirie en avait profité pour battre le record du monde (13.36.8).

Sur 10.000 m, Kuts, qui avait fait 23 secondes de mieux que l'inoubiable Zatopek, semblait le meilleur, à condition de lâcher au train un adversaire qu'il savait plus rapide que lui.

Sur la piste du Cricket Ground, le Soviétique partit donc comme un boulet de canon. L'opposition des styles était assez remarquable entre Kuts, qui ressemblait plus à un haltérophile qu'à un coureur à pied, et Pirie, qui était un athlète longiligne dont la principale qualité était la souplesse. Bon tacticien, le Britannique avait également compris qu'il ne pouvait pas laisser filer son rival. On passa ainsi au 5.000 m en 14.6.8, un temps qui avait permis à Zatopek de l'emporter, 4 ans plus tôt, à Helsinki!

Héroïquement, Pirie s'efforçait de suivre ce train d'enfer, répliquant à toutes les accélérations de son adversaire jusqu'au moment où, après 9 km, il se mit à tanguer sur la piste comme un homme ivre. Les images de cet effondrement dramatique sont restées dans les mémoires de tous les amateurs d'athlétisme.

Bien entendu, l'Ukrainien avait continué à foncer vers une sensationnelle victoire alors que l'Anglais, à la dérive, ne récoltait qu'une modeste 8e place.

Vladimir Kuts, qui était un ancien marin, formé par un entraînement à la spartiate, tout comme son prédécesseur Emil Zatopek, répéta son exploit, 4 jours plus tard, sur 5.000 m où il écoeura une coalition britannique formée de Gordon Pirie, Derek Ibbotson et Chris Chataway. Il l'emporta en 13.39.6, battant le record du monde que le Hongrois Sandor Iharos, absent à Melbourne pour des raisons politiques, lui avait ravi quelques semaines auparavant.

Kuts ne tenta cependant point l'impossible exploit qu'avait réalisé Zatopek à Helsinki. Il ne s'aligna pas au départ du marathon qui revint au Français Alain Mimoun, enfin sur la plus haute marche d'un podium.

Le champion soviétique, qui brûlait beaucoup d'énergie en course, ne fut l'homme que d'une olympiade. Il se retira d'ailleurs dès 1958 et il mourut relativement jeune, à l'âge de 48 ans, victime d'une crise cardiaque.

J. Hg

SACHEZ ENCORE QUE...

La malchance de Roger Moens

Vu la longueur du déplacement et les frais de voyage, la délégation belge avait été réduite au minimum. Elle réussit cependant à récolter deux médailles d'argent grâce au lutteur Joseph Mewis, en poids plumes, et au yachtman André Nelis en yole-finn.

Ces deux performances ne nous firent cependant pas oublier la malchance qui accabla Roger Moens.

Un an plus tôt, l'athlète flandrien avait établi un sensationnel record du monde du 800 m en 1.45.7 sur la piste du Bislet d'Oslo. Il était, à l'époque, au sommet de son art et sa suprématie sur la distance était incontestable. Malheureusement, en s'échauffant sur un terrain de tennis lors d'un match Grèce-Belgique, en septembre, il heurta un poteau de plein fouet, se déchirant un muscle. La mort dans l'âme, il dut renoncer au voyage aux Antipodes.

En l'absence du Belge, l'Américain Tom Courtney emporta le 800 m des Jeux en 1.47.7. Pour Roger Moens, imbattable pendant une longue période, la chance était passée, hélas!

La fête de la natation australienne

Disputées dans le cadre magnifique de la piscine de l'Olympic Park, les épreuves de natation furent dominées par l'Australie qui conquit 5 titres sur 7 chez les hommes et 3 titres sur 6 chez les femmes. Grâce à John Henrickx, John Devitt et Gary Chapman, les Australiens réalisèrent même un étonnant triplé dans le 100 m libre. Mais la grande vedette masculine de ces Jeux de Melbourne fut le blond Murray Rose qui doubla 400 et 1.500 m avant de participer à la victoire australienne en relais.

Chez les femmes, les nageuses australiennes réussirent également le triplé en 100 m libre où Dawn Fraser l'emporta après un passionnant duel avec Lorraine Crapp qui devait prendre sa revanche sur 400 m.

C'est à Melbourne que la nage papillon fit son apparition au programme des Jeux. Un 200 m avait été prévu qui revint à l'Américain William Yorzik.

37 médailles d'or pour l'URSS

Pour sa deuxième participation aux Jeux, l'URSS avait déjà atteint son objectif qui était de devancer les Etats-Unis au tableau des médailles. Malgré l'hostilité du public, les athlètes soviétiques remportèrent 37 médailles d'or, 29 d'argent et 32 de bronze, soit au total, soit 98 médailles. Les Américains durent se contenter de 32 médailles d'or, 25 d'argent et 17 de bronze, soit 74 médailles.

Le grand duel était engagé et il allait se poursuivre, impitoyable guerre de prestige entre deux systèmes, jusqu'à l'éclatement de l'Union soviétique. Interrompu lors des boycottages de 1980 et 1984, le match entre les deux grandes puissances n'allait être perturbé que par l'arrivée de la RDA, encore assimilée à la RFA dans les rangs de cette équipe allemande unifiée avant la lettre.

Histoire d'amour sous les anneaux

Les histoires d'amour ne sont pas exceptionnelles au coeur d'un village olympique. Celle-ci est tout de même plus rare puisqu'elle réunit deux champions qui appartenaient à des blocs antagonistes. C'est à Melbourne que la Tchécolovaque Olga Fikotova rencontra l'Américain Harold Connolly. Le coup de foudre fut immédiat et réciproque. Ce qui n'empêcha point nos deux tourtereaux de se distinguer dans le stade. Alors qu'ils n'étaient favoris, ni l'un ni l'autre, ils n'en remportèrent pas moins l'épreuve du disque féminin et du marteau. Comme quoi, l'amour transcende souvent ceux qui en sont les heureuses victimes. Bien entendu, cette belle histoire s'acheva, comme il se doit, par un mariage, célébré à Prague, le 27 mars 1957. Quelques années plus tard, Olga et Harold devaient divorcer, mais la petite histoire du sport n'en a pas retenu la date...

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