Pékin, de notre correspondant.
Les Chinois débarquent là où on ne les attendait pas : dans les conserves françaises. Le géant chinois de la transformation de tomates, Chalkis, a pris le contrôle majoritaire, pour 7 millions d'euros, de Conserves de Provence. La coopérative agricole Le Cabanon, ex-propriétaire, gardera 45 % de la société, dont le dirigeant de Chalkis, Liu Yi, devient le nouveau président.
Les investissements chinois à l'étranger sont encore rares, et celui-ci est d'autant moins banal que Chalkis est une filiale d'un énorme conglomérat qui constitue le fer de lance économique et militaire de la Chine dans la province occidentale du Xinjiang. Le «Corps de production et de construction du Xinjiang» (XPCC) est un véritable Etat dans l'Etat aux marches de l'empire, avec ses pouvoirs de police et de justice, dont les dirigeants ont des grades militaires.
En prenant le contrôle du leader français de la tomate transformée, Chalkis, numéro deux mondial selon ses dirigeants, s'offre à peu de frais une porte d'entrée dans le marché de l'Union européenne. Selon les termes de l'accord, la société française importera les tomates chinoises transformées, et les conditionnera pour les vendre dans toute l'Europe. Dans un premier temps, a-t-il été précisé, la production chinoise représentera les deux tiers de l'activité de Conserves de Provence, puis cette part augmentera progressivement. Pendant dix ans, toutefois, la production des agriculteurs français de la coopérative sera garantie.
«Les trois rouges». Conserves de Provence suit la même logique que, sur une toute autre échelle, Thomson à l'automne : attaquée sur ses marchés par les importations chinoises, la société française a préféré transférer le contrôle de sa branche téléviseurs à son concurrent asiatique TCL. «Le marché de la tomate transformée est extrêmement mondialisé. Sans cet accord, nous étions morts commercialement, la production française coûte trop cher», a commenté, selon l'AFP, le directeur des ventes aux grandes surfaces de Conserves de Provence, Jean-Patrick Basso. Selon Joël Bernard, le président de la coopérative Le Cabanon, le coût de revient des tomates transformées chinoises est inférieur de 30 % à 40 % aux coûts européens. L'accord devrait inquiéter au premier chef les concurrents européens de Conserves de Provence, notamment les Italiens, qui fournissent la moitié du marché européen.
L'appétit de Chalkis est sans limite. Cette société a vu sa taille multipliée par dix entre 2001 et 2003, et compte poursuivre sa croissance à l'étranger par des acquisitions, en particulier en Europe de l'Ouest. C'est le résultat d'une stratégie délibérée du gouvernement chinois : dans les années 90, l'ancien Premier ministre Zhu Rongji avait ordonné à la province du Xinjiang de se concentrer sur «les trois rouges» : tomate, raisin, pastèque... Chalkis a été le principal bénéficiaire de ce choix.
La toile de fond de cet axe commercial est hautement stratégique en Chine : le XPCC est une entreprise née en 1954, à partir des premières implantations militaires au lendemain de la conquête de la région occidentale du pays, aux confins de l'Asie centrale. Elle compte désormais un million d'employés dans ses fermes et ses usines. Selon le chercheur Nicolas Becquelin, spécialiste de cette région, le XPCC «reste incontestablement aujourd'hui un des piliers essentiels de la domination chinoise du Xinjiang» (1). Le gouvernement ne cache pas l'importance de ce conglomérat dans une région où la population autochtone de l'ethnie ouïgoure, musulmane, devient progressivement minoritaire sous l'effet de l'implantation chinoise. «Le Corps constitue une force importante pour la stabilité au Xinjiang et la consolidation de la défense de la frontière, soulignait un Livre blanc du gouvernement chinois sur le Xinjiang publié en mai 2003. Il a joué un rôle irremplaçable, depuis cinq décennies, pour résister aux tentatives de sabotage et d'infiltration des séparatistes, et pour maintenir la stabilité et la sécurité des frontières de la mère patrie.»
Défense des frontières. De la stabilité des frontières de l'empire aux tomates de Provence, il n'y a qu'un pas, que permet la logique du marché, introduite dans tous les secteurs de l'Etat chinois. Ainsi, sans le savoir, les membres de la coopérative Le Cabanon font désormais partie de la défense des frontières de l'«empire» chinois...
(1) «Xinjiang in the Nineties», The China Journal, n° 44, juillet 2000.