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Beverly Hills, versant persan
La désignation d'un maire iranien dans le quartier chic de Los Angeles a mis en lumière la montée en puissance et en visibilité de la communauté irano-américaine en Californie, en dépit de la tension entre Téhéran et Washington.
Par Emmanuelle RICHARD
QUOTIDIEN : vendredi 27 avril 2007
Los Angeles correspondance
C'est l'une des enclaves les plus riches du monde. Un condensé
de rêve américain : shopping de luxe, villas de stars, avenues
bordées de palmiers. Par une belle journée d'avril, une nouvelle
vedette fait son entrée dans le plus célèbre restaurant de Beverly
Hills, cité de 33 000 habitants nichée au coeur de Los Angeles. On
se presse pour féliciter le héros du jour. Jimmy Delshad, 67 ans,
n'a pas gagné d'oscar. Mais, depuis le 27 mars, ce petit homme
fluet au sourire généreux, né à Chiraz en Iran, est le nouveau
maire de Beverly Hills. Il occupe ainsi la fonction politique la
plus élevée pour un immigré persan aux Etats-Unis, selon le
National Iranian American Council, le lobby iranien de
Washington.
Depuis, Jimmy Delshad, cravate rouge et montre en or, reçoit des
félicitations du monde entier et des fleurs à son bureau :
«Les gens me disent que mon élection est la meilleure nouvelle
en vingt-huit ans de violentes tensions entre les Etats-Unis et
l'Iran.» Courtisé par les médias internationaux, cet
entrepreneur ayant fait fortune dans l'informatique a été assailli
de questions, le soir de son intronisation, sur le parvis de la
mairie de style espagnol décorée comme un gâteau de mariage,
couleur crème, coupole dorée :
«Que pensez-vous de la prise d'otages des marins britanniques en
Iran ?» «Faut-il croire le président iranien Ahmadinejad au sujet
du nucléaire ?» «Votre héritage culturel peut-il avoir une
incidence sur Los Angeles en tant que cible terroriste ?» Le
nouvel édile a esquivé :
«Ici, en Amérique, je suis le maire de Beverly Hills.»
En revanche, Jimmy Delshad endosse volontiers le rôle
d'ambassadeur culturel de la communauté iranienne de Los Angeles.
Dans le quartier de Westwood, non loin de Beverly Hills,
restaurants de kebabs odorants et club vidéo aux enseignes en
persan forment un mini Téhéran. Un marchand de tapis affiche un
poster du maire dans sa vitrine, près d'un drapeau américain.
Beaucoup ignorent que le poste de maire de Beverly Hills, aussi
prestigieux soit-il, est largement symbolique, bénévole et éphémère
: les cinq conseillers municipaux se désignent maire à tour de rôle
chaque année. Peu importe : l'apparition de Jimmy Delshad sur
Jaam-E-Jam, une chaîne californienne en persan diffusée dans le
monde par satellite, a presque fait
«exploser [le] standard téléphonique», affirme la productrice
Rubina Matevosian :
«Des centaines d'Iraniens d'Iran ont vidé leur carte de
téléphone pour lui rendre hommage en direct et de vive
voix.» Jimmy Delshad se sent investi d'une responsabilité à leur
égard :
«Dans l'esprit général, toute personne venue d'Iran est un
terroriste parce que le gouvernement iranien se comporte comme tel
et que le président, Mahmoud Ahmadinejad, dit que l'Holocauste n'a
pas eu lieu, explique ce Juif iranien très actif dans sa
synagogue.
Je veux montrer que les gens d'Iran sont éduqués et aiment
l'Occident. Seule une très petite minorité entache notre
réputation.»
La première communauté iranienne
Au milieu du melting-pot de la Californie, où le gouverneur de
l'Etat (Arnold Schwarzenegger) est immigré autrichien et le maire
de Los Angeles (Antonio Villaraigosa), issu d'une famille
mexicaine, un maire irano-américain peut sembler banal. La
Californie du Sud a accueilli plusieurs centaines de milliers
d'exilés de l'élite iranienne après la chute du chah, en 1979. A 12
200 kilomètres de Téhéran, le bassin de Los Angeles abrite la
principale communauté iranienne à l'étranger, ce qui lui vaut le
surnom de «Tehrangeles». Celle-ci s'est d'abord formée dans le
quartier de Westwood, autour d'un supermarché persan préexistant,
explique Bijan Khalili, patron de la librairie Ketab, un pilier de
la minorité iranienne de Los Angeles. Puis les plus fortunés,
souvent enrichis dans l'immobilier, ont élu résidence à Beverly
Hills pour son cadre de rêve et la qualité de ses écoles.
Aujourd'hui, avec un quart de sa population et 40 % des élèves
d'origine iranienne,
«Beverly Hills a la plus forte concentration
d'Irano-Américains», constate Khalili, la plupart de confession
juive, comme le maire Delshad.
Quand, dans les années 50, Jimmy Delshad arrive dans la région
de Los Angeles pour suivre des études d'ingénieur, Beverly Hills
est encore un lieu très homogène. Née en 1914, la ville a gagné ses
lettres de noblesse glamour avec l'arrivée des stars du cinéma
muet, de Charlie Chaplin à Buster Keaton. L'un d'eux, l'acteur Will
Rogers, fut le premier maire de cette colonie faite de manoirs
anglais et de villas espagnoles. Dans les années 70, la population
est encore si peu mêlée que le principal lycée fait venir en bus de
Los Angeles des élèves de minorités ethniques. Il faut attendre les
années 80 et la vague d'immigration persane pour que les choses
changent :
«J'ai vu comment nous étions intimidants pour les autres
résidents de Beverly Hills, en créant l'impression que nous étions
ici temporairement, que nous étions riches, que nous n'avions
besoin de personne», confiait Jimmy Delshad au
Los Angeles Daily News.
«Comme le show business»
Selon un rapport de 2004 du groupe d'études iraniennes du MIT,
la minorité iranienne est diplômée et fortunée, les revenus d'une
famille irano-américaine dépassant de 45 % la moyenne nationale.
Les célébrités d'origine iranienne sont légion, du tennisman Andre
Agassi à la journaliste Christiane Amanpour (CNN), en passant par
le fondateur d'eBay, Pierre Omidyar, et la première touriste de
l'espace, Anousheh Ansari. Dans une comédie de 1995,
Clueless, figurent naturellement dans un établissement de
Beverly Hills des lycéens d'origine iranienne ; et, plus récemment,
le drame
la Maison des sables et des brumes a valu à l'actrice
irano-américaine Shohreh Aghdashloo une nomination aux oscars.
Certes, beaucoup d'Américains confondent encore Iran et Irak (
«même à Beverly Hills», remarque Jimmy Delshad), d'où la
tendance des Iraniens à s'appeler «Persans» pour éviter tout
amalgame. Mais, en général,
«les Irano-Américains sont plutôt bien établis dans la société
californienne et dans la culture populaire», remarque Shaun
Bowler, professeur de sciences politiques à l'université de
Californie à Riverside et spécialiste des minorités dans la vie
politique américaine. Selon lui,
«le plus surprenant est que Jimmy Delshad soit le premier
politicien irano-américain de si haut rang, et qu'il n'y ait encore
jamais eu de représentant ou de sénateur d'origine
iranienne». Jimmy Delshad espère encourager la participation de
sa communauté à la vie sociale et politique.
«La politique est comme le show business : les rôles pour les
minorités se sont améliorés car plus de gens issus de minorités
grimpent au sommet», remarque Shaun Toub, un acteur d'origine
iranienne.
Il y a cinq ans, seulement 2 000 des 8 000 Irano-Américains
de Beverly Hills étaient inscrits sur les listes
électorales, selon le maire. Après de nombreuses soirées de
porte-à-porte, ils seraient aujourd'hui 3500 :
«J'ai compris sur le tard pourquoi la communauté restait dans
l'ombre, confie le maire.
En Iran, avoir son nom dans une liste officielle n'attirait que
des ennuis.» Behzad Tabatabai, entrepreneur très actif dans la
jeune communauté, qui a lancé il y a cinq ans
Namak, un magazine culturel branché en anglais pour les
Irano-Américains, confirme cette crainte de l'engagement public
avec l'exemple de sa famille :
«Des décennies après avoir quitté l'Iran, ceux qui ont souffert
de la République islamique sont souvent paranos. Mais vient le
moment où les jeunes générations veulent faire les choses
différemment et où les opportunités se présentent.»
La dernière campagne a révélé des tensions profondes entre
résidents de longue date et immigrés des vingt-cinq dernières
années.
«Certains Irano-Américains sont tellement absorbés par le passé
qu'ils ne peuvent pas voir le présent ni envisager le futur, et
encore moins s'engager en politique», poursuit Tabatabai. Le
jeune homme fait référence aux Iraniens de la première génération,
qui ne parlent que le persan, font leurs courses dans des
supérettes iraniennes, se font coiffer dans des salons de beauté
iraniens, écoutent de la musique iranienne dans leur voiture et
regardent sur le satellite les chaînes d'opposition à la république
islamique d'Iran. Dans le mini Téhéran de Westwood, les
commerçants, pas toujours bilingues, rechignent à parler à une
journaliste. Le libraire Bijan Khalili accepte, mais démarre la
conversation en allumant son propre magnétophone. Lors de la
campagne électorale, la traduction intégrale des bulletins
électoraux en farsi pour respecter une loi fédérale sur l'accès à
l'information a suscité une immense vague d'émotion. Fiers de
leur éducation, des Irano-Américains se sont sentis insultés.
«Je crois qu'à cause de la guerre la communauté a eu un choc en
découvrant sur leur bulletin du farsi, qui utilise l'alphabet
arabe», a concédé l'employé municipal à l'origine de la
maladresse diplomatique.
«Pas du goût de tous»
Cette méprise s'ajoute à la querelle dite des
«palais persans». Aux maisons typiquement plates des années
50 ou aux villas à tuiles de type espagnol, les immigrés iraniens
préfèrent de massifs bâtiments à colonnes, palais blancs de
plusieurs étages conçus pour les rassemblements familiaux et les
fêtes. Ils ont détruit les premières au bénéfice des seconds, et se
sont fait accuser de rompre l'harmonie architecturale de Beverly
Hills.
«Ce sont des néomausolées, écrit Don Mac Brown dans une
lettre au
Los Angeles Times. Quels que soient leur usage et leurs
caractéristiques à l'intérieur, l'extérieur trahit des valeurs
humaines dégradées. Ce sont des monuments funéraires de ciment.»
«Ces palais persans ne sont pas du goût de tout le monde, avant
tout pour des questions de proportions», constate l'ancien maire
Allan Alexander. A tel point que le conseil municipal a récemment
adopté une ordonnance pour empêcher les constructions trop
ostentatoires à Beverly Hills... qui s'y connaît en matière
d'exhibitionnisme architectural.
Aujourd'hui, Jimmy Delshad veut mettre fin aux divisions et
faire de Beverly Hills
«la ville la plus intelligente et la plus sûre d'Amérique» en
installant des parcmètres rechargeables par téléphone portable et
des
«caméras de surveillance intelligentes» dans les parkings et
les écoles.
«En tant que jeune Juif en Iran, j'étais un citoyen de seconde
classe. Je passais mon temps à me heurter à des portes
fermées», se souvient-il. Il doit son engagement politique à sa
femme, d'origine israélienne :
«L'Amérique t'a tant donné, lui a-t-elle dit,
à ton tour de lui rendre.» «Aujourd'hui, constate le maire
sur un ton adouci,
je vis mon rêve américain. Mais j'aimerais que mon exemple
inspire d'autres immigrés iraniens, en Europe et ailleurs.»
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