John Stuart MILL
(1806-1873)
Sur la liberté
TRADUCTION, EDITION NUMERIQUE AUDIO & BILINGUE, ANNOTATIONS
Olivier GAIFFE (2007-2008)
(traduction revue et corrigée)
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(1859)
TABLE DES MATIERES
Mode d'emploi de cette Ă©dition
I.
II.
DE LA LIBERTE DE PENSEE ET DE PAROLE
III.
DE L'INDIVIDUALITE, COMME ETANT L'UN
IV.
DES LIMITES DE L'AUTORITE DE LA
V.
L'utilisation de cette Ă©dition est libre de droits.
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sans son autorisation expresse. O. G., le 3 juin 2008
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VERSION AUDIO INTEGRALE
«
Le grand principe directeur qui guide directement tous les
arguments développés dans ces pages est l'importance
essentielle et absolue du développement de l'homme dans sa
diversité la plus riche
.
»
Wilhelm Von Humboldt,
La SphĂšre et les devoirs du gouvernement
3
1. PROPOS INTRODUCTIF
§ CHAPITRE I §
I § 1
Le sujet de cet essai n'est pas ce qu'on nomme la liberté de la volonté,
si malheureusement opposée à ce qu'on appelle à tort la doctrine de la
Nécessité philosophique
; c'est plutÎt la liberté civile, ou sociale : la nature
et les limites du pouvoir qui peut ĂȘtre lĂ©gitimement exercĂ© par la sociĂ©tĂ© sur
l'individu. Une question rarement posée, dont on ne débat presque jamais en
termes généraux, mais qui influence profondément les controverses
pratiques de ce temps par sa présence latente, et qui aura bientÎt quelque
chance de se signaler comme
la
question décisive de l'avenir. Elle est si peu
nouvelle qu'en un certain sens, elle a divisé l'humanité presque depuis les
temps les plus reculés ; cependant, dans le stade de progrÚs à l'intérieur
duquel les parties les plus civilisées de l'espÚce sont entrées à présent, elle
se présente sous de nouvelles conditions, et requiert un traitement différent,
et plus radical.
1
Le problÚme métaphysique qui consiste à tenter de concilier la liberté entendue comme libre-arbitre, d'une part, et
la Nécessité, d'autre part, est résolu par Mill dans son SystÚme de logique déductive et inductive, derniÚre partie.
C'est la raison principale qui nous a déterminé à ne surtout pas traduire le titre « On Liberty » par « De la
liberté ». En effet, rappelons qu'on ne donne traditionnellement le titre : « De [quelque chose] » qu'aux traités,
lesquels prétendent à une certaine complétude dans le traitement de leur sujet. Or, la premiÚre chose que Mill
souligne ici, c'est qu'il ne traitera pas de la liberté dans tous ces aspects, mais qu'il se limitera à un problÚme qui a
trait Ă cette derniĂšre, dans son articulation avec le contrĂŽle social. Du reste, Mill parle la plupart du temps de cet
ouvrage comme d'un « essay », tant ici mĂȘme que dans ses mĂ©moires. Il n'y a qu'une seule occurrence, Ă ma
connaissance, du mot « treatise », appliqué à cet ouvrage. Et il y est employé sans complément. Il se trouve dans
Mes Mémoires... De là , le parti que j'ai pris de considérer tout naturellement cet ouvrage comme un essai SUR la
liberté, plutÎt que comme un traité DE la liberté. Si l'on voulait à tout prix voir dans ce texte un traité, assurément,
ce serait davantage un traité Des limites de l'autorité de la société sur l'individu, qu'un traité De la liberté. (NDT)
4
I § 2
La lutte entre la liberté et l'autorité est la caractéristique la plus
manifeste, dans les parties de l'histoire avec lesquelles nous sommes depuis
le plus longtemps familiers, particuliĂšrement celles de GrĂšce, de Rome, et
d'Angleterre. Mais dans les temps anciens, cette lutte opposait des sujets,
ou certaines classes de sujets, et le gouvernement. Par liberté, on entendait
la protection contre tyrannie des dirigeants. Ces derniers étaient conçus
(sauf dans certains gouvernements populaires en GrĂšce) comme Ă©tant dans
une position nécessairement antagonique par rapport au peuple, auquel la
loi s'appliquait. Ils consistaient en un seul et unique gouvernant, ou en une
tribu, une caste gouvernante, dont l'autorité dérivait de l'hérédité ou de la
conquĂȘte. En tous cas, elle ne devait rien au bon plaisir des gouvernĂ©s, et
les hommes ne se risquaient pas à contester sa suprématie, quelque
précaution qu'il faille prendre contre son exercice en vue de l'oppression.
Peut-ĂȘtre ne dĂ©siraient-ils mĂȘme pas la contester. Le pouvoir des
gouvernants était considéré comme nécessaire, mais également comme
hautement dangereux ; comme une arme qu'ils pourraient essayer d'utiliser
contre leurs sujets, non moins que contre les ennemis extérieurs. Pour éviter
aux plus faibles membres de la communautĂ© d'ĂȘtre la proie d'innombrables
vautours, il fallait qu'il existĂąt un oiseau de proie plus puissant que tous les
autres, étant chargé de les maßtriser. Cependant, comme le roi des vautours
ne serait pas moins résolu à chasser dans le troupeau que n'importe laquelle
des moindres harpies, il Ă©tait indispensable d'ĂȘtre dans une attitude de
perpétuelle défense contre son bec et ses serres. Par conséquent, le but
des patriotes était de poser des limites au pouvoir, qui rendraient tolérable
son exercice sur la communauté, par celui qui fait la loi ; et cette limite fut ce
qu'ils entendaient par le mot « liberté ». Cela fut tenté de deux maniÚres.
D'abord, en obtenant la reconnaissance de certaines immunités, appelées
5
libertés politiques
ou
droits
, auxquels le dirigeant ne pouvait porter atteinte
sans que l'on considĂšre qu'il manquait Ă ses devoirs ; et qui tenaient pour
justifiable une résistance spécifique ou une rébellion générale, en cas
d'infraction. Un second expédient, venant généralement aprÚs le premier, fut
d'Ă©tablir un contrĂŽle constitutionnel, par lequel le consentement de la
communautĂ©, ou d'un corps quelconque censĂ© reprĂ©senter ses intĂ©rĂȘts,
devint la condition nécessaire pour certains des actes les plus importants du
gouvernement. A la premiĂšre de ces sortes de limitation, le pouvoir de faire
la loi fut appelĂ© Ă ĂȘtre plus ou moins soumis, dans la plupart des pays
europĂ©ens. Il n'en alla pas ainsi pour la seconde ; et y arriver, ou â lorsqu'on
y Ă©tait dĂ©jĂ dans une certaine mesure â y arriver plus complĂštement, devint
partout le principal objectif des amoureux de la liberté. Et aussi longtemps
que l'humanitĂ© fut rĂ©duite Ă combattre un ennemi par un autre, et Ă ĂȘtre
dirigĂ©e par un maĂźtre, Ă la condition d'ĂȘtre plus ou moins efficacement
protégé de sa tyrannie, ils ne purent espérer davantage.
I §3
Cependant, arriva un moment dans le progrĂšs des affaires humaines,
oĂč les hommes cessĂšrent de se reprĂ©senter comme une nĂ©cessitĂ© de la
nature le fait que ceux qui les gouvernent soient un pouvoir indépendant,
aux intĂ©rĂȘts opposĂ©s aux leurs. Il leur apparut bien meilleur que les divers
magistrats soient pour ainsi dire des locataires, qu'ils soient leurs délégués,
qu'ils puissent ĂȘtre rĂ©voquĂ©s suivant leur bon plaisir. Il semblait que ce fĂ»t la
seule maniĂšre d'obtenir l'assurance complĂšte de ce que le pouvoir du
gouvernement ne tourne en abus, à leur désavantage. Progressivement,
cette exigence nouvelle de législateurs élus et temporaires devint l'objectif
capital sur lequel se concentraient les efforts du parti populaire, partout oĂč
existait un tel parti ; et supplanta, dans une mesure considérable, les efforts
précédents pour limiter le pouvoir des législateurs. Comme le combat se
6
déroulait pour faire émaner le pouvoir du choix réguliÚrement renouvelé des
gouvernés, certaines personnes commencÚrent à penser qu'on avait attaché
trop d'importance Ă la limitation du pouvoir lui-mĂȘme. Il pourrait sembler que
cela, cette idĂ©e, Ă©tait une ressource contre les lĂ©gislateurs dont les intĂ©rĂȘts
étaient ordinairement opposés à ceux du peuple. Ce qui était alors voulu,
c'Ă©tait que les lĂ©gislateurs soient identifiĂ©s avec le peuple ; que leur intĂ©rĂȘt et
leur volontĂ© soient l'intĂ©rĂȘt et la volontĂ© de la nation. La nation n'avait pas
besoin d'ĂȘtre protĂ©gĂ©e contre sa propre volontĂ©. Aucune crainte Ă avoir
qu'elle se tyrannise elle-mĂȘme ! Que les lĂ©gislateurs soient effectivement
responsables devant le peuple, qu'il puisse les révoquer ponctuellement, et il
pourrait supporter de leur confier le pouvoir, duquel il pourrait lui-mĂȘme
dicter le mode d'emploi. Leur pouvoir n'Ă©tait autre que le pouvoir de la nation
elle-mĂȘme, concentrĂ©, et sous une forme commode pour l'usage. Cette
façon commode de penser, ou peut-ĂȘtre plutĂŽt : de ressentir, Ă©tait commune
dans toute la derniÚre génération du libéralisme européen. Dans sa partie
continentale, elle semble encore prédominer. Ceux qui admettent qu'il y a
quelque limite Ă ce qu'un gouvernement peut faire â sauf dans le cas de
gouvernements auxquels ils refusent tout droit Ă l'existence â surnagent
aujourd'hui comme de brillantes exceptions au sein des penseurs politiques
du continent. Un mĂȘme type de sentiment pourrait bien avoir Ă©tĂ© dominant
dans notre propre pays, ces temps-ci, si les circonstances qui l'avaient
encouragé un temps s'étaient perpétuées telles quelles.
I §4
Cependant, dans les théories politiques et philosophiques, aussi bien
que dans les personnes, le succÚs met à jour des fautes et des infirmités
que l'Ă©chec aurait pu cacher Ă l'observation. La notion d'aprĂšs laquelle le
peuple n'a pas besoin de limiter le pouvoir qu'il a sur lui-mĂȘme pouvait
paraĂźtre axiomatique, quand le gouvernement populaire n'Ă©tait qu'un rĂȘve,
7
ou n'était interprété que comme une chose ayant existé dans un passé
assez lointain. Cette notion n'a pas été forcément dérangée par des
aberrations temporaires comme celles de la Révolution française, dont les
pires furent l'Ćuvre d'une minoritĂ© usurpatrice, et qui, en tous cas, ne
pouvaient ĂȘtre attribuĂ©es au fonctionnement permanent d'institutions
populaires, mais ne pouvaient l'ĂȘtre qu'Ă une Ă©ruption soudaine et
convulsive contre le despotisme monarchique et aristocratique. Avec le
temps, cependant, une république démocratique vint occuper une large part
de la surface de la Terre, et se fit ressentir Ă elle-mĂȘme qu'elle Ă©tait l'un des
membres les plus puissants de la communauté des nations ; alors, le
gouvernement Ă©lu et responsable devint l'objet des observations et des
critiques qui saluent toujours un grand Ă©vĂ©nement. L'on comprenait Ă
présent que des expressions telles que « auto-gouvernement » ou « pouvoir
du peuple sur lui-mĂȘme » n'expriment pas la vĂ©ritĂ© de cet Ă©tat de choses. Le
« peuple » qui exerce le pouvoir n'est pas toujours le mĂȘme peuple que celui
sur lequel le pouvoir est exercé ; et l' « auto-gouvernement » dont on parle
n'est pas le gouvernement de chacun par soi-mĂȘme, mais de chacun par
tous les autres. Bien plus, la volonté du peuple signifie en pratique la volonté
du plus grand nombre, ou de la partie la plus active du peuple : la majorité,
ou ceux qui réussissent à se faire accepter comme majorité. Le peuple, par
consĂ©quent, a la possibilitĂ© d'opprimer une partie de lui-mĂȘme ; et les
précautions ne sont pas moins nécessaires contre cela que contre n'importe
quel abus de pouvoir. En conséquence, la limitation du pouvoir que le
gouvernement exerce sur les individus ne perd en aucune maniĂšre son
importance quand les tenants du pouvoirs ont réguliÚrement à répondre de
l'usage qu'ils en font devant la communauté, autrement dit, devant
le parti le
plus puissant dont elle se compose. Cette vision des choses, qui se
recommande autant Ă l'intelligence des penseurs qu'aux penchants de ces
classes importantes de la sociĂ©tĂ© europĂ©enne, aux intĂ©rĂȘts rĂ©els ou
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supposĂ©s desquels la dĂ©mocratie est opposĂ©e, n'a eu aucune difficultĂ© Ă
s'établir ; et, dans les spéculations politiques, la « tyrannie de la majorité »
fait à présent généralement partie des maux contre lesquels la société
requiert la vigilance.
I §5
Comme les autres tyrannies, la tyrannie de la majoritĂ© Ă©tait au dĂ©but â
et demeure, pour la pensĂ©e commune â tenue pour redoutable
principalement en tant qu'opérante
via
les actes des autorités publiques.
Mais des gens rĂ©flĂ©chis perçurent que lorsque la sociĂ©tĂ© est elle-mĂȘme le
tyran â la sociĂ©tĂ© considĂ©rĂ©e collectivement, par-delĂ les individus sĂ©parĂ©s
qui la composent â ses moyens ne se rĂ©duisent pas aux actes que peut
réaliser la main de ses fonctionnaires politiques. La société peut exécuter, et
exécute effectivement ses propres mandats. Et si elle donne de mauvais
mandats, au lieu des bons, ou quelque mandat que ce soit concernant des
choses dont elle ne doit pas se mĂȘler, elle exerce une tyrannie sociale plus
effrayante que beaucoup de sortes d'oppressions politiques, dĂšs que, mĂȘme
si des consĂ©quences si extrĂȘmes ne la soutienne habituellement guĂšre, elle
laisse moins d'échappatoires, pénétrant toujours davantage dans les détails
de la vie, rĂ©duisant jusqu'Ă l'Ăąme elle-mĂȘme en esclavage. Par consĂ©quent,
la protection contre la tyrannie du magistrat est insuffisante : il faut
Ă©galement une protection contre la tyrannie de l'opinion dominante et du
sentiment commun ; contre la propension que la société a à imposer, par
d'autres moyens que par les peines civiles, ses propres idées et ses propres
maniĂšres de faire comme rĂšgles Ă ceux qui ne les approuvent pas ;
d'entraver le dĂ©veloppement et, si possible, d'empĂȘcher la naissance de
quelque individualité que ce soit, qui ne soit pas en accord avec ses voies,
et de contraindre toutes les personnalitĂ©s Ă se façonner elles-mĂȘmes sur la
base d'un modÚle de son cru. Il y a une limite à l'interférence légitime entre
9
l'opinion collective et l'indépendance individuelle ; et trouver cette limite, et
prévenir tout empiÚtement, est aussi indispensable au bon état des affaires
humaines, que la protection contre le despotisme.
I §6
Mais quoique cette proposition ait peu de chances d'ĂȘtre contestĂ©e en
termes généraux, la question pratique :
oĂč placer la limite ?
(comment
articuler de maniÚre convenable l'indépendance individuelle et le contrÎle
social ?) est un sujet pour lequel presque tout reste Ă faire. Ce qui fait la
valeur de l'existence pour tous les individus dépend de l'imposition de
contraintes pesant sur les actions des autres gens. Certaines rĂšgles de
conduite, par consĂ©quent, doivent ĂȘtre imposĂ©es, par la loi d'abord, mais
aussi par l'opinion sur beaucoup de choses qui ne sont pas des sujets
convenables pour l'Ćuvre lĂ©gislative. Ce que devraient ĂȘtre ces lois est la
principale question touchant les affaires humaines ; mais si l'on met de cÎté
quelques rares cas des plus Ă©vidents, il en est un parmi eux pour la solution
duquel on a le moins progressé. Il n'y a pas deux moments de l'histoire, et il
y a à peine deux pays, à en avoir décidé ainsi, et la décision de tel moment
ou de tel pays est une Ă©nigme pour l'autre. Cependant, le peuple d'un pays
donné et à un moment donné n'y soupçonnait pas davantage de difficultés
que s'il s'agissait d'un sujet sur lequel l'humanité avait toujours été d'accord.
Les rĂšgles qu'ils obtiennent entre eux leur paraissent Ă©videntes par elles-
mĂȘmes et aller d'elles-mĂȘmes. Cette illusion qui n'est rien de moins
qu'universelle est l'un des exemples de l'influence magique de l'habitude, qui
n'est pas seulement, comme le dit le proverbe, une seconde nature, mais qui
est continuellement prise Ă tort pour la nature premiĂšre. L'effet de l'habitude,
qui consiste Ă Ă©viter tout doute possible relativement aux rĂšgles de conduite
que les hommes s'imposent les uns aux autres, est d'autant plus complet
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que ce sujet est de ceux pour lesquels on ne considÚre généralement pas
comme nécessaire que des raisons soient invoquées ; soit par une personne
Ă l'endroit des autres, soit par chacun vis-Ă -vis de lui-mĂȘme. Les gens sont
habitués à croire (et ont été encouragés dans cette croyance par certains de
ceux qui aspirent à la réputation de philosophes) que leurs sentiments, sur
les sujets de cette nature, valaient mieux que des raisons, et les rendaient
superflues. Le principe pratique qui les guide Ă leurs opinions sur la
régulation de la conduite humaine, est le sentiment présent dans l'esprit de
chacun d'aprĂšs lequel tout le monde devrait ĂȘtre appelĂ© Ă agir comme lui-
mĂȘme, et ceux avec qui il sympathise, voudraient qu'ils agissent. Personne,
en fait, ne s'avoue Ă soi-mĂȘme que le standard du jugement est son propre
goût ; mais une opinion sur un aspect d'une conduite, sans raison qui la
supporte, ne peut compter qu'au titre de préférence personnelle ; et si les
raisons, lorsqu'elles sont données, sont la simple évocation d'une préférence
similaire ressentie par quelqu'un d'autre, ce n'est jamais encore que le goût
de beaucoup de gens Ă la place de celui d'un seul. Pour un homme ordinaire
cependant, sa propre préférence ainsi étayée, est non seulement une raison
pleinement satisfaisante, mais encore : c'est la seule qu'il ait généralement
pour n'importe laquelle de ses notions de moralité, de goût ou de
convenance, qui ne soit pas expressément inscrite dans ses principes
religieux ; et encore, mĂȘme pour l'interprĂ©tation de ces derniers, elle est son
principal guide. En conséquence, les opinions des hommes sur ce qui est
louable ou blùmable sont affectées par toutes les causes diverses et variées
qui influencent leurs vĆux Ă l'Ă©gard de la conduite des autres, et qui sont
aussi nombreuses que celles qui dĂ©terminent leurs vĆux relativement Ă
n'importe quel autre sujet. Parfois leur raison, Ă d'autres moments leurs
préjugés ou superstitions ; souvent leurs affections sociales, pas peu
souvent leurs affections antisociales, leurs envie ou leur jalousie, leur
arrogance ou leur dédain : mais plus communément leurs désirs et les peurs
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qu'ils ont pour eux-mĂȘmes ; leur intĂ©rĂȘt propre, lĂ©gitime ou illĂ©gitime. Partout
oĂč il y a une classe dominante, une large part de la morale du pays Ă©mane
de ses intĂ©rĂȘts de classe, et du sentiment de supĂ©rioritĂ© de cette classe. La
relation morale entre spartiates et ilotes, entre propriétaires de plantations et
noirs, entre princes et sujets, entre nobles et roturiers, entre hommes et
femmes, a Ă©tĂ© pour une part majeure la crĂ©ation de ces intĂ©rĂȘts et de ces
sentiments : et les sentiments ainsi produits réagissent en retour sur les
sentiments moraux des membres de la classe dominante, dans les relations
qu'ils ont entre eux. D'autre part, lĂ oĂč une classe naguĂšre dominante a
perdu son ascendant, ou lĂ oĂč son ascendant est impopulaire, le sentiment
moral qui prévaut porte fréquemment la marque d'un dégoût intolérant de la
supériorité. Un autre principe important déterminant les rÚgles de conduite,
concernant aussi bien les actes que la tolérance, qui a été renforcé par les
lois ou par l'opinion, a été la servilité de l'humanité eu égard aux aversions
ou aux préférences supposées de leurs maßtres temporels ou de leurs dieux.
Cette servilité, bien qu'essentiellement égoïste, n'est pas de l'hypocrisie ;
elle donne naissance à des sentiments de détestation tout-à -fait sincÚres ; il
pousse les hommes à brûler sorciers et hérétiques. Parmi tant d'influences
plus ignobles, les intĂ©rĂȘts gĂ©nĂ©raux et manifestes de la sociĂ©tĂ© ont bien
entendu eu une part, et une grande, dans l'orientation des sentiments
moraux : moins cependant comme matiĂšre de raisonnement, et pris en eux-
mĂȘmes, que comme une consĂ©quence des sympathies et antipathies qui en
ont résulté
: et des sympathies et des antipathies qui n'ont que peu ou rien
Ă voir avec les intĂ©rĂȘts de la sociĂ©tĂ© se sont faits ressentir dans
l'Ă©tablissement des morales avec une assez grande force.
I §7
Les goûts et les dégoûts de la société, ou de quelqu'une de ses parties
en position de force, sont ainsi les facteurs principaux qui ont déterminé
2
Sous-entendu : qui ont résulté de ces sentiments moraux.(NDT)
12
pratiquement les rĂšgles Ă©tablies pour ĂȘtre gĂ©nĂ©ralement observĂ©es, sous
peine de condamnation par la loi ou par l'opinion. Et en général, ceux qui ont
été en avance sur la société par la pensée et par le sentiment, ont laissé cet
Ă©tat de choses intact dans son principe, mĂȘme s'ils sont entrĂ©s en conflit
avec lui dans certains détails. Ils se sont davantage préoccupés de ce que la
société devrait aimer ou ne pas aimer, que de la question de savoir si ses
goûts et dégoûts devaient imposer leur loi aux individus. Ils ont préféré
s'efforcer de changer les sentiments de l'humanitĂ© sur le point prĂ©cis oĂč ils
étaient hérétiques, plutÎt que de faire cause commune pour la défense de la
liberté, avec les hérétiques en général. Le seul cas pour lequel une base
plus élevée ait été prise pour principe, et fermement maintenue, autrement
que par un individu par-ci par-lĂ , est celui de la croyance religieuse : un cas
instructif Ă beaucoup d'Ă©gards, et qui n'est pas des moindres, puisqu'il forme
l'exemple le plus frappant de la faillibilité de ce qu'on appelle le sens moral :
car la haine théologique (
odium theologicum
), chez un bigot sincĂšre, est un
cas de sentiment moral des moins ambigus. Ceux qui ont, les premiers,
brisĂ© le joug de l'Ăglise soi-disant universelle, Ă©taient gĂ©nĂ©ralement aussi
peu disposĂ©s Ă permettre la diffĂ©rence des opinions religieuses que l'Ăglise
elle-mĂȘme. Mais quand la chaleur du conflit fut retombĂ©e, sans donner Ă
aucun parti une victoire complĂšte, quand chaque Ă©glise et chaque secte en
fut rĂ©duite Ă limiter ses espoirs Ă conserver ce qu'elle avait de terrain dĂ©jĂ
pris, des minorités, voyant qu'elles n'avaient aucune chance de devenir des
majorités, se trouvÚrent dans la nécessité de plaider devant ceux qu'elles ne
pouvaient convertir, en faveur du droit d'ĂȘtre diffĂ©rent. C'est par consĂ©quent
sur ce champ de bataille, presque exclusivement, que les droits de l'individu
contre la société ont été affirmés sur la base générale du principe, et que
l'exigence de la société d'exercer l'autorité sur les dissidents, fut
ouvertement contestée. Les grands auteurs à qui le monde doit ce qu'il
contient de liberté religieuse, ont pour la plupart affirmé la liberté de
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conscience comme un droit invincible, et ils ont niĂ© absolument que l'ĂȘtre
humain doive répondre devant les autres de ses croyances religieuses.
Cependant, l'intolĂ©rance au sujet de tout ce qui tient Ă cĆur est si naturelle Ă
l'humanité, que la liberté religieuse, en pratique, n'a été réalisée presque
nulle part, sauf lĂ oĂč l'indiffĂ©rence religieuse, qui n'aime guĂšre troubler sa
paix par des querelles théologiques, a mis son poids dans la balance. Dans
l'esprit de presque toutes les personnes, mĂȘme dans les pays les plus
tolérants, le devoir de tolérance est admis avec des réserves tacites. Telle
personne peut tolérer le désaccord en matiÚre pontificale, mais pas sur le
dogme ; telle autre peut tolérer tout le monde, à part un papiste ou un
unitaire ; un autre peut tolérer tous ceux qui croient en une religion révélée ;
quelques rares, enfin, Ă©tendent leur charitĂ© un peu plus loin, mais l'arrĂȘtent Ă
ceux qui croient en un Dieu, ou en une vie future. Partout oĂč le sentiment de
la majorité est encore authentique et intense, on trouve qu'il a quelque peu
molli ses exigences pour ĂȘtre obĂ©i.
I §8
En Angleterre, Ă cause des circonstances particuliĂšres de notre histoire
politique, bien que le joug de l'opinion soit peut-ĂȘtre plus pesant, celui de la
loi est plus léger que dans la plupart des autres pays d'Europe ; et il y a une
considérable vigilance par rapport à l'interférence directe du pouvoir législatif
ou exécutif, avec la conduite privée ; non pas tant à cause d'un juste égard
pour l'indépendance de l'individu, qu'à cause d'une habitude toujours
persistante de considĂ©rer le gouvernement comme reprĂ©sentant un intĂ©rĂȘt
opposé à ceux du public. La majorité n'a pas encore appris à ressentir ce
pouvoir comme Ă©tant le sien, ou Ă ressentir ses opinions comme Ă©tant les
siennes. Quand il en sera ainsi, la liberté individuelle, la liberté individuelle
sera probablement aussi exposée à l'intrusion du gouvernement, qu'elle l'est
déjà à celle de l'opinion publique. Mais jusqu'à présent, il y a une quantité
14
considĂ©rable de sentiments prĂȘte Ă ĂȘtre mobilisĂ©e contre quelque tentative
que ce soit, faite par loi, pour contrĂŽler les individus dans les choses pour
lesquelles jusqu'ici ils n'ont pas Ă©tĂ© accoutumĂ©s Ă ĂȘtre contrĂŽlĂ©s par lui, et il
y a lĂ peu de discernement sur la question de savoir si tel sujet se trouve ou
non dans la sphÚre du contrÎle légitime ; à tel point que ce sentiment,
hautement solitaire dans l'ensemble, est peut-ĂȘtre presque aussi souvent
dĂ©placĂ© que bien fondĂ© dans les cas particuliers oĂč il s'applique. En rĂ©alitĂ©, il
n'y a pas de principe reconnu par lequel la convenance ou l'inconvenance
de l'interférence gouvernementale dans les conduites privées est éprouvée.
Les gens dĂ©cident d'aprĂšs leurs prĂ©fĂ©rences personnelles. Certains, Ă
chaque fois qu'ils voient quelque chose de bien Ă faire, ou un mal auquel il
faut remédier, inciteraient volontiers le gouvernement à se charger de
l'affaire ; tandis que d'autres préfÚrent se charger de presque n'importe
quelle quantité de mal social, plutÎt que d'en ajouter une au département
des intĂ©rĂȘts humains relevant du contrĂŽle gouvernemental. Et les hommes
se rangent dans l'une ou l'autre de ces catégories, dans chaque cas
particulier, selon la direction générale de leurs sentiments ; ou selon le degré
d'intĂ©rĂȘt qu'ils ressentent pour les choses particuliĂšres qu'on demande au
gouvernement de faire ; selon la croyance qu'ils nourrissent sur ce que le
gouvernement fera ou ne fera pas comme ils préfÚrent, mais trÚs rarement
en tenant compte de quelque opinion Ă laquelle ils adhĂšrent fermement,
quant Ă ce qu'il convient Ă un gouvernement de faire. Et il m'apparaĂźt que vu
cette absence de rÚgle ou de principe, on a tort à présent tant d'un cÎté que
de l'autre ; l'interférence du gouvernement est à peu prÚs aussi
fréquemment invoquée indûment que condamnée indûment.
I §9
L'objet de cet essai est d'affirmer un principe simple comme autorisĂ© Ă
gouverner absolument ce en quoi la société à affaire à l'individu par le
15
moyen de la coercition et du contrÎle, que le moyen utilisé soit la force
physique sous la forme des peines légales, ou qu'il soit la contrainte morale
de l'opinion publique. Le principe est que le seul but en vue duquel les
hommes sont individuellement ou collectivement légitimés à interférer avec
la liberté d'action d'un des leurs, est la protection de soi. Que le seul but
pour lequel le pouvoir peut ĂȘtre justement exercĂ© sur quelque membre que
ce soit d'une communauté civilisée, sans le consentement de celui-ci, est
d'Ă©viter aux autres un dommage. Son propre bien, physique ou moral, n'est
pas une lĂ©gitimation suffisante. Il ne saurait justement ĂȘtre forcĂ© Ă faire
quelque chose ou à s'en abstenir au motif qu'il en résulterait plus de bien
pour lui, au motif qu'il en sera plus heureux, au motif qu'il serait sage d'agir
ainsi selon l'opinion des autres, ou mĂȘme au motif que ce serait plus juste.
Ce sont lĂ de bonnes raisons pour lui faire des reproches, pour le raisonner,
ou pour le persuader, ou pour le supplier, mais non pour le forcer, ou le punir
s'il agit autrement. Pour justifier cela, la conduite dont on désire le dissuader
doit ĂȘtre calculĂ©e pour produire du mal chez quelqu'un d'autre. La seule
partie de la conduite de quelqu'un, de laquelle il doit répondre devant la
société, est celle qui concerne les autres. Dans la partie qui ne concerne
que lui, son indĂ©pendance est, en droit, absolue. Sur lui-mĂȘme, sur son
propre corps et sur son esprit, l'individu est souverain.
I §10
Il est peut-ĂȘtre Ă peine nĂ©cessaire de dire que cette doctrine n'a
vocation Ă s'appliquer qu'aux ĂȘtres humains dans la maturitĂ© de leurs
facultés. Nous ne parlons pas des enfants, ou des jeunes gens en-deçà de
l'Ăąge que la loi fixe comme limite pour ĂȘtre un homme ou une femme. Ceux
qui en sont encore Ă l'Ă©tat d'avoir besoin que d'autres les prennent en
charge doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s contre leurs propres actions aussi bien que
contre les prĂ©judices extĂ©rieurs. Pour la mĂȘme raison, nous ne prendrons
16
pas en compte ces états arriérés de la société, dans lesquels l'espÚce elle-
mĂȘme peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme n'ayant pas l'Ăąge requis. Les difficultĂ©s
du début, sur la route du progrÚs spontané, sont si grandes qu'on a rarement
le choix dans les moyens de les dépasser ; et un législateur pénétré de
l'esprit de progrÚs est autorisé à utiliser tous les expédients pour atteindre au
but, qu'il serait peut-ĂȘtre impossible d'atteindre autrement. Le despotisme
est un mode de gouvernement légitime en ce qui concerne les barbares,
pourvu que le but soit leur progrÚs, et les moyens se trouvent justifiés par la
réalisation effective de cette fin. La liberté, comme principe, n'a aucune
portĂ©e concernant des Ă©tats de choses antĂ©rieurs au temps oĂč les hommes
sont devenus capables de progrĂšs grĂące Ă une discussion libre et Ă©quitable.
Avant d'en ĂȘtre arrivĂ©s lĂ , il n'existe rien d'autre pour eux que l'obĂ©issance
implicite Ă un Akbar ou Ă un Charlemagne, s'ils ont la chance d'en trouver
un. Mais aussitĂŽt que les hommes ont gagnĂ© la capacitĂ© d'ĂȘtre guidĂ©s dans
leur propre progrÚs par la conviction ou la persuasion (une période qui mit
longtemps Ă ĂȘtre atteinte dans toutes les nations avec lesquelles nous avons
ici besoin d'avoir affaire), la contrainte, qu'elle se présente sous sa forme
directe, ou sous la forme de peines et de sanctions pour insoumission, n'est
dorĂ©navant plus admissible comme moyen pour leur propre bien, ni mĂȘme
seulement justifiable par la sécurité de tous.
I §11
Il convient d'ajouter que je ne renonce Ă aucun des avantages qui
pourraient ĂȘtre tirĂ©s de mon raisonnement Ă partir d'une idĂ©e du droit
abstrait, comme une chose indépendante de l'utilité. Je considÚre l'utilité
comme l'ultime recours pour toutes les questions Ă©thiques, mais cela doit
ĂȘtre l'utilitĂ© dans le sens le plus large, fondĂ© sur les intĂ©rĂȘts permanents de
l'homme, en tant qu'ĂȘtre de progrĂšs. Les intĂ©rĂȘts qui sont ceux que je
soutiens, légitiment l'assujettissement de la spontanéité individuelle au
17
contrĂŽle extĂ©rieur, seulement eu Ă©gard aux actions de chacun, oĂč l'intĂ©rĂȘt
d'autres gens est en jeu. Si quelqu'un commet un acte qui blesse les autres,
c'est un cas oĂč, en premiĂšre apparence, on peut le punir, par la loi ou, lĂ oĂč
les sanctions légales ne sont pas sûrement applicables, par la
désapprobation générale. Il y a aussi beaucoup d'actes positifs au bénéfice
des autres, qu'il peut aussi, justement, ĂȘtre obligĂ© de produire ; comme
fournir un indice dans une cour de justice ; prendre part à la défense
commune, ou Ă n'importe quelle autre tĂąche collective, nĂ©cessaire Ă l'intĂ©rĂȘt
de la société qui le fait bénéficier de sa protection ; et accomplir certains
actes de bienfaisance individuelle â comme sauver la vie d'un semblable ou
s'interposer pour protéger les sans-défense contre de mauvais traitement,
qui sont Ă©videmment toujours des devoirs de l'homme â dont il pourrait
justement ĂȘtre tenu pour responsable devant la sociĂ©tĂ©, s'il ne les fait pas.
Une personne peut causer du tort aux autres non seulement par ses actions,
mais encore par son inaction, et dans les deux cas elle leur doit des
comptes pour le préjudice. Ce dernier cas, il est vrai, requiert un exercice
plus prudent de la contrainte, que le premier. Rendre quelqu'un responsable
d'avoir fait du mal aux autres est la rĂšgle, le rendre responsable de ne pas
l'avoir empĂȘchĂ© est, en comparaison, l'exception. Cependant, il y a
beaucoup de cas assez clairs et assez graves pour justifier cette exception.
Dans toutes les choses qui concernent les relations extérieures de l'individu,
il est en droit responsable devant ceux dont les intĂ©rĂȘts sont concernĂ©s, et si
nécessaire, devant la société en tant qu'elle les protÚge. Il y a souvent de
bonnes raisons pour ne pas s'en tenir Ă lui comme seul responsable, mais
ces raisons doivent émerger des opportunités spéciales du cas en question :
soit parce qu'il s'agit d'une sorte de cas oĂč il a toutes les chances d'agir
mieux, quand on le laisse faire à sa guise que lorsqu'il est contrÎlé de
quelque façon par laquelle la société a pouvoir sur lui de le contrÎler, soit
parce que la tentative d'exercer un contrĂŽle produirait d'autres maux, plus
18
grands que ceux qu'elle Ă©viterait. Quand de telles raisons excluent
l'application d'une responsabilitĂ©, la conscience de l'agent lui-mĂȘme devrait
la place du juge, laissĂ©e vide, et protĂ©ger les intĂ©rĂȘts des autres qui n'ont
aucune protection extĂ©rieure ; se jugeant lui-mĂȘme le plus inflexiblement,
parce que le cas ne permet pas qu'il soit tenu pour responsable devant le
jugement de ses semblables.
I §12
Mais il y a une zone d'action dans laquelle la société, en tant que
distincte des individus, a, s'il y a lieu, seulement un intĂ©rĂȘt indirect ; ce qui
inclut toute portion de la vie ou de la conduite d'une personne qui n'affecte
qu'elle-mĂȘme, ou qui â si elle affecte aussi les autres â ne le fait qu'avec leur
consentement et leur participation libres, volontaires, et informée. Quand je
dis que cela n'affecte que lui, je veux dire : que lui, directement, et au
premier chef. Car n'importe quelle chose qui l'affecte peut affecter les autres
Ă travers lui. Et l'objection qui peut ĂȘtre fondĂ©e sur cette contingence sera
prise en compte dans la suite de cet ouvrage. DĂšs lors, voici l'extension
convenable de la liberté humaine : elle comprend, d'abord, le domaine
intérieur de la conscience ; qui exige la liberté de conscience, dans le sens
le plus large, la liberté de pensée et de sentiment, la liberté absolue de
l'opinion et du sentiment sur tous les sujets, pratiques ou spéculatifs,
scientifiques, moraux ou théologiques. La liberté d'expression et de
publication des opinions peut sembler dépendre d'un principe différent, du
moment qu'elle appartient Ă la partie de la conduite d'un individu qui
concerne d'autres gens. Cependant, puisqu'elle est presque aussi
importante que la libertĂ© de pensĂ©e elle-mĂȘme, et qu'elle repose en grande
partie sur les mĂȘmes raisons, elle en est insĂ©parable en pratique.
Secondement, le principe nécessite la liberté des goûts et des recherches,
de concevoir le plan de notre vie tel qu'il convienne Ă notre caractĂšre
19
propre ; d'agir comme nous voulons, ce qui porte aux conséquences qui
peuvent s'ensuivre : sans empĂȘchement de la part de nos semblables, pour
autant que cela ne leur nuit pas, mĂȘme s'ils doivent penser que notre
conduite est folle, perverse, ou mauvaise. TroisiÚmement, de cette liberté de
chaque individu, s'ensuit la libertĂ© â dans les mĂȘmes limites â de s'associer
entre individus ; la liberté de s'unir pour quelque but que ce soit du moment
qu'il n'implique pas de nuire aux autres : les personnes associées étant
supposées majeures, volontaires, et informées.
I §13
Aucune société dans laquelle ces libertés ne sont pas respectées dans
l'ensemble, n'est libre, quelle que soit la forme de son gouvernement ; et
aucune n'est complÚtement libre si elles n'y sont pas présentes d'une
maniÚre absolue et sans réserve. La seule liberté digne de ce nom est celle
de rechercher notre propre bien de notre propre façon, aussi longtemps que
nous ne privons pas les autres de la leur, ou que nous n'empĂȘchons pas les
efforts des autres pour l'obtenir. Chacun est seul gardien de sa propre santé
qu'elle soit physique, mentale ou spirituelle. L'humanitĂ© gagne davantage Ă
supporter que chacun vive comme il lui semble bon, qu'Ă forcer chacun Ă
vivre comme il semble bon aux autres.
I §14
Bien que cette doctrine soit tout sauf nouvelle, et que pour quelques
personnes, elle puisse avoir l'air d'un truisme, il n'est pourtant aucune
doctrine qui soit plus directement opposée à la tendance générale de
l'opinion et de la pratique existante. La société a dépensé largement autant
d'efforts en essayant (dans la mesure de ses lumiĂšres) Ă forcer les gens Ă
se conformer Ă ses notions d'excellence personnelle qu'Ă celles d'excellence
sociale. Les républiques de l'Antiquité se pensaient autorisées à mettre en
Ćuvre la rĂ©glementation de la vie privĂ©e dans ses moindres parties, par
20
l'autorité publique. Les philosophes de l'Antiquité y encourageaient. Le
fondement en Ă©tait que l'Ătat a un intĂ©rĂȘt profond Ă la discipline du corps et
de l'esprit tous entiers de chacun de ses citoyens. C'est un mode de pensée
qui peut avoir été admissible dans de petites républiques entourées
d'ennemis puissants, sous la menace constante d'ĂȘtre renversĂ©es par une
attaque Ă©trangĂšre, ou par le trouble intĂ©rieur, et pour lesquelles mĂȘme un
petit moment de relĂąchement de l'Ă©nergie et de la maĂźtrise de soi peut ĂȘtre si
facilement fatal qu'elles ne peuvent se permettre d'attendre les effets
permanents et salutaires de la liberté. Dans le monde moderne, la plus
grande taille des communautés politiques, et surtout la séparation entre
l'autorité spirituelle et temporelle (qui a placé la direction de la conscience
des hommes dans d'autres mains que celles qui contrĂŽlaient leurs affaires
terrestres) empĂȘcha une si grande immixtion de la loi dans les dĂ©tails de la
vie privée ; mais les moteurs de la répression morale ont été activés plus
vigoureusement contre le fait de différer de l'opinion régnante sur ce qui ne
regarde que nous, que sur aucune autre affaire de la société. La religion, le
plus puissant des éléments qui soit entrés dans la formation des sentiments
moraux, ayant presque toujours été gouvernée soit par l'ambition d'une
hiérarchie cherchant à contrÎler chaque secteur de la conduite humaine, soit
par l'esprit du puritanisme, et certains de ces réformateurs modernes qui se
sont placés dans une opposition forte par rapport aux religions du passé, se
sont retrouvés dans l'orniÚre, en suivant les sectes et les églises dans leur
affirmation du droit Ă la domination spirituelle : M. Comte en particulier, dont
le systÚme social, tel qu'il est exposé dans son
SystĂšme de politique
positive
, prend pour but d'Ă©tablir (quoique ce soit plus par des dispositifs
moraux que légaux) un despotisme de la société sur les individus,
surpassant tout ce qui a jamais pu ĂȘtre vu dans l'idĂ©al politique de la
discipline la plus rigide chez les philosophes de l'Antiquité.
21
I §15
En dehors de ces doctrines particuliĂšres de penseurs individuels, il y a
aussi dans le monde entier une propension croissante à étendre indûment
les pouvoirs de la société sur l'individu, que ce soit par la force de l'opinion
ou mĂȘme par celle de la lĂ©gislation : et comme la tendance de tous les
changements qui arrivent dans le monde est de renforcer la société, et de
diminuer le pouvoir des individus, cet empiĂštement n'est pas un de ces maux
qui tendent spontanément à disparaßtre. Au contraire, il tend à s'accroßtre,
devenant de plus en plus impressionnant. Cette disposition des hommes,
soit comme législateurs, soit comme semblables, à imposer leurs propres
opinions et leurs propres penchants comme rĂšgle de conduite pour les
autres, est soutenue si Ă©nergiquement par certains des meilleurs comme
certains des pires sentiments qui arrivent Ă la nature humaine, qu'elle n'est
presque jamais contenue que par un manque de pouvoir. Et puisque le
pouvoir ne décline pas, mais s'accroßt, à moins qu'une solide barriÚre de
conviction morale puisse ĂȘtre Ă©levĂ©e contre ce mal, nous devons prĂ©voir,
dans l'Ă©tat actuel du monde, de le voir augmenter.
I §16
Il sera commode pour le propos, au lieu d'entrer immédiatement dans la
thÚse générale, de nous limiter au premier cas d'application d'une seule de
ses branches, pour laquelle ce principe se trouve sinon totalement, du moins
jusqu'Ă un certain point, reconnu par l'opinion courante. Il s'agit d'une
branche de la liberté de penser, de laquelle il est impossible de séparer la
liberté de parler et d'écrire qui lui est apparentée. Bien que ces libertés, pour
un nombre considĂ©rable d'entre elles, fassent partie des mĆurs politiques
de tous les pays qui professent la tolérance religieuse et la liberté des
institutions, les fondements, Ă la fois philosophiques et pratiques, sur
lesquels elle repose, ne sont peut-ĂȘtre pas si familiers Ă l'esprit de tout le
22
monde, ni non plus Ă©valuĂ©s dans le dĂ©tail, mĂȘme par nombre de
leaders
d'opinion, comme on aurait pu l'espérer. Ces fondements, lorsqu'ils sont
correctement compris, sont d'une application plus large que celle qui se
limite Ă cette seule division du sujet, et une attention minutieuse portĂ©e Ă
cette partie de la question se trouvera ĂȘtre la meilleure introduction au reste.
Ceux pour qui rien de ce que je m'apprĂȘte Ă dire ne sera nouveau, pourront
par conséquent, je l'espÚre, m'excuser, si sur un sujet qu'à présent trois
siĂšcles ont si souvent mis Ă la discussion, j'ose avancer une discussion de
plus.
23
2. DE LA LIBERTE DE
PENSEE ET DE PAROLE
§ CHAPITRE II §
II §1
Il est passĂ©, le temps oĂč une dĂ©fense de la libertĂ© de la presse aurait
été l'un des éléments nécessaires pour nous protéger contre un
gouvernement corrompu ou tyrannique. Du moins, est-ce Ă souhaiter. Nous
pouvons supposer qu'il n'est aujourd'hui plus besoin d'aucune controverse
sur le fait de permettre ou non à une législature ou à un exécutif qui ne
s'identifie pas aux intĂ©rĂȘts du peuple, de lui prescrire ses opinions, et de
choisir quelles doctrines ou quels arguments les gens sont autorisĂ©s Ă
entendre. En outre, les auteurs précédents ont appuyé si souvent, et avec
un tel succÚs, sur cet aspect de la question, qu'il n'est pas spécialement
besoin d'y insister ici. MĂȘme si la loi d'Angleterre, au sujet de la presse, est Ă
ce jour aussi servile qu'elle l'Ă©tait du temps des Tudor, il y a peu de risques
qu'elle soit actuellement mise en application contre la discussion politique,
sauf pendant quelque panique temporaire, quand la peur de l'insurrection
conduit les ministres et les juges Ă outrepasser les limites du convenable
3 A peine avait-on fini d'Ă©crire ces mots, que le gouvernement engagea des poursuites judiciaires contre la presse en
1858, comme s'il s'agissait de les contredire de maniÚre éclatante. Cette ingérence peu judicieuse dans la liberté de
parole ne m'a pourtant pas amené à changer un seul mot dans ce texte, pas plus qu'elle n'a affaibli ma conviction
24
Et en général, dans les pays pourvus de constitutions, il n'y a pas à craindre
que le gouvernement, qu'il soit complĂštement responsable devant le peuple
ou non, tente souvent Ă l'avenir de contrĂŽler l'expression de l'opinion, sauf
lorsque par lĂ il se transforme lui-mĂȘme en instrument de l'intolĂ©rance
générale du public. Supposons, par conséquent, que le gouvernement soit
entiĂšrement uni au peuple, et qu'il ne pense jamais Ă exercer aucune force
de coercition, à moins que ce qu'il conçoit comme étant sa voix n'en tombe
d'accord. Pourtant, je nie au peuple le droit d'exercer une telle coercition,
soit par lui-mĂȘme, soit par le moyen de son gouvernement. Le pouvoir lui-
mĂȘme est illĂ©gitime. Le meilleur gouvernement n'y a pas plus droit que le
pire. Il est aussi nocif, ou plus nocif, lorsqu'il est exercé en accord avec
l'opinion publique, que lorsqu'il lui est opposé. Si tous les hommes sauf un
avaient une mĂȘme opinion, et si une personne Ă©tait seule de l'opinion
contraire, les hommes ne seraient pas plus légitimés à faire taire cette seule
personne, qu'elle ne serait elle-mĂȘme lĂ©gitimĂ©e Ă faire taire l'humanitĂ©, si
elle en avait le pouvoir. Si une opinion Ă©tait une possession personnelle sans
valeur, sinon pour son propriĂ©taire, si ĂȘtre empĂȘchĂ© d'en jouir n'Ă©tait qu'un
préjudice privé, alors la question de savoir si le préjudice a été subi
seulement par peu de gens ou s'il l'a été par beaucoup, ferait quelque
différence. Mais le mal particulier qu'il y a à faire taire l'expression d'une
que hormis dans les moments de panique, l'Úre des peines et des sanctions concernant les débats politiques est
révolue dans ce pays. En effet, il faut d'abord voir qu'on n'a pas persisté dans ces poursuites ; ensuite, qu'elles ne
furent pas Ă proprement parler des poursuites pour motifs politiques. L'accusation ne portait pas sur le fait de
critiquer les institutions, ou la personne des gouvernants, ou leurs actes, mais sur le fait de diffuser ce qu'on
estimait ĂȘtre une doctrine immorale : la lĂ©galisation du tyrannicide.
Si les arguments du présent chapitre sont de quelque validité, il doit y avoir la plus pleine liberté de professer et de
discuter n'importe quelle doctrine relevant de la conviction Ă©thique, quelque immorale qu'on la considĂšre. Par
conséquent, il serait hors de propos et déplacé d'examiner ici si la doctrine du tyrannicide peut y prétendre. Je me
contenterai de dire que ce sujet a toujours compté parmi les questions morales ouvertes. Je me contenterai de dire
que le fait d'abattre un criminel qui, s'étant élevé au-dessus des lois, se situe hors d'atteinte pour le chùtiment ou le
contrÎle légal, a toujours été tenu pour un acte inspiré par une vertu exaltée, et non pour un crime, par des nations
entiĂšres et par certains hommes qui comptĂšrent parmi les meilleurs et les plus sages. Et cet acte, qu'il soit juste ou
injuste, n'est pas un cas d'assassinat, mais de guerre civile. Comme tel, je soutiens qu'y inciter, dans un contexte
spécifique, peut en toute justice donner lieu à des chùtiments, mais seulement si l'incitation a été suivie de voies de
faits dĂ©clarĂ©es, et si une connexion au moins probable peut ĂȘtre Ă©tablie entre l'incitation et l'acte lui-mĂȘme. Et
mĂȘme dans ce cas, aucun gouvernement autre que celui qui se trouve assailli ne peut punir les attaques qui visent Ă
menacer sa propre existence, car seul lui peut revendiquer la légitime défense.
25
opinion est qu'il s'agit d'un vol commis aux dépens de l'espÚce humaine.
C'est voler la postérité tout autant que la génération existante, et ceux qui
sont contre, plus encore que ceux qui la soutiennent. Si l'opinion est juste, ils
sont privés de l'occasion de troquer l'erreur contre la vérité. Si elle est
fausse, ils perdent â ce qui est presque un aussi grand bienfait â la
perception plus claire et l'impression plus vive de la vérité, produite par sa
collision avec l'erreur.
II §2
Il est nécessaire de considérer séparément ces deux hypothÚses.
Chacune des deux a une branche distincte de l'argument qui lui correspond.
Nous ne pouvons jamais ĂȘtre certains que l'opinion que nous nous efforçons
de rĂ©primer soit une opinion fausse. Et si mĂȘme nous en sommes sĂ»rs, la
réprimer n'en demeure pas moins un mal.
II §3
D'abord, il se peut que l'opinion qu'on essaie de supprimer par autorité
soit potentiellement vraie. Ceux qui désirent la supprimer nient sa vérité.
Cela va de soi. NĂ©anmoins, ils ne sont pas infaillibles. Ils n'ont aucune
autorité pour décider de la question à la place de tout le monde, et pour
priver toute autre personne des moyens d'en juger. S'ils refusent d'entendre
une opinion, parce qu'ils sont sûrs qu'elle est fausse, c'est qu'ils présument
que leur certitude Ă©quivaut Ă une certitude absolue. Toute discussion qu'on
fait taire est une présomption d'infaillibilité. On peut se permettre de faire
reposer la condamnation de ce fait sur cet argument commun qui, pour ĂȘtre
commun, n'en est pas plus mauvais pour autant.
II §4
Malheureusement pour le bon sens des hommes, le fait qu'ils soient
faillibles est loin de peser sur leurs jugements pratiques de tout le poids
qu'on lui accorde toujours en théorie ; car tandis que chacun se sait fort bien
26
faillible, peu pensent qu'il est nécessaire de prendre quelques précautions
contre leur propre faillibilité, ou admettent la supposition qu'une opinion
quelconque, de laquelle ils se sentent trĂšs certains, puisse ĂȘtre l'un des
exemples de l'erreur Ă laquelle ils reconnaissent ĂȘtre sujets. Des monarques
absolus, ou d'autres qui sont accoutumés à des égards infinis, ressentent
communément cette complÚte confiance en leurs propres opinions, sur
presque tous les sujets. Des gens placés dans de meilleures circonstances,
qui entendent parfois leurs opinions mises en doute, et qui ne sont pas
totalement inaccoutumĂ©s Ă ĂȘtre corrigĂ©s lorsqu'ils ont tort, ont la mĂȘme
confiance illimitée en celles de leurs opinions qui sont partagées par leur
entourage, ou par ceux qu'ils ont l'habitude de respecter
: en effet, un
homme se fonde, avec d'autant plus de confiance implicite, sur l'infaillibilité
du « monde » en général, qu'il manque davantage de confiance en son
propre jugement solitaire. Et le monde, pour chaque individu, signifie la
partie de celui-ci avec laquelle il entre en contact. Son parti, sa secte, son
église, sa classe sociale : par comparaison, on peut presque dire libéral et
ouvert d'esprit l'homme pour qui le monde signifie quelque chose d'aussi
inclusif que son propre pays ou son propre siĂšcle. En aucun cas sa foi en
l'autorité collective n'est ébranlée par la conscience du fait que d'autres
siĂšcles, d'autres pays, d'autres sectes, d'autres Ă©glises, d'autres classes, et
d'autres partis ont pensĂ© l'exact inverse, et le pensent mĂȘme encore
aujourd'hui. Il reporte sur son propre monde la responsabilité d'avoir raison
envers et contre les mondes des autres gens, qui sont d'opinion différente.
Et il n'est jamais frappé de ce qu'un pur et simple accident a décidé lequel
de ces nombreux mondes est l'objet de sa confiance, ni de ce que les
mĂȘmes causes qui font de lui un chrĂ©tien pratiquant Ă Londres, en auraient
fait un bouddhiste ou un confucianiste Ă PĂ©kin. Cependant, que les Ă©poques
ne soient pas davantage infaillibles que les individus est chose plus Ă©vidente
par elle-mĂȘme que ce qu'en pourraient Ă©tablir tous les arguments du monde,
27
chaque Ă©poque ayant tenu pour vraies beaucoup d'opinions que les
époques suivantes ont estimées non seulement fausses, mais absurdes. Et
il est tout aussi certain que beaucoup d'opinions, aujourd'hui communes,
seront rejetées par l'avenir, qu'il est sûr que beaucoup, naguÚre communes,
sont à présent rejetées.
II §5
L'objection qui a des chances d'ĂȘtre faite Ă cet argument prendrait
probablement la forme suivante : interdire la propagation de l'erreur
n'implique pas une présomption d'infaillibilité plus grande qu'aucune autre
chose faite par l'autorité publique sur la base de son propre jugement et de
sa propre responsabilité. Le jugement a été donné aux hommes pour qu'ils
puissent s'en servir. Parce qu'ils peuvent se tromper en l'utilisant, faut-il dire
aux hommes de ne pas s'en servir du tout ? Lorsqu'ils interdisent ce qui leur
semble pernicieux, cela ne veut pas dire qu'ils prĂ©tendent ne pas ĂȘtre sujets
Ă l'erreur, seulement : ils remplissent le devoir qui leur incombe, mĂȘme s'ils
sont faillibles, d'agir en leur Ăąme et conscience. Si nous devions ne jamais
agir d'aprĂšs nos opinions, au motif qu'elles peuvent ĂȘtre fausses, nous
devrions abandonner tout soin pour tous nos intĂ©rĂȘts, et laisser tous nos
devoirs inaccomplis. Une objection qui vaut pour toute conduite peut ĂȘtre
une objection qui ne vaut pour aucune conduite particuliĂšre. C'est le devoir
des gouvernements, et des individus, de former les opinions les plus vraies
qu'il leur est possible, de les former avec soin, et de ne jamais les imposer
aux autres s'ils ne sont pas suffisamment sûrs d'avoir raison. Mais lorsqu'ils
en sont sûrs (pourraient dire de tels raisonneurs), ce n'est pas de la
conscience, mais de la lùcheté, que de se dérober à l'idée d'agir d'aprÚs
leurs opinions, et de laisser courir des doctrines dont ils pensent
sincĂšrement qu'elles sont dangereuses pour le bien-ĂȘtre de l'humanitĂ© â que
ce soit dans cette vie ou dans l'autre â au motif que d'autres gens, en des
28
temps moins éclairés, on persécuté des opinions qu'aujourd'hui on croit
vraies. Prenons garde â pourrait-on dire â Ă ne pas retomber dans la mĂȘme
faute. Pourtant, des gouvernements et des nations ont fauté sur d'autres
points, dont on ne nie pas qu'ils soient des sujets convenables oĂč exercer
l'autorité : ils ont levé de mauvais impÎts, ils ont fait des guerres injustes.
S'ensuit-il que nous devions ne plus lever d'impĂŽts, et -quelles que soient les
provocations â ne plus faire de guerres ? Les hommes et les gouvernements
doivent faire le mieux qu'ils peuvent. Il n'existe pas de certitude absolue,
mais il existe des garanties qui suffisent aux objectifs de la vie humaine.
Nous pouvons, et devons présumer vraie notre opinion pour la conduite de
notre propre vie. Et nous ne présumons pas davantage, lorsque nous
interdisons à un homme mauvais de pervertir la société par la diffusion
d'opinions que nous considérons comme fausses et pernicieuses.
II §6
Je réponds que c'est présumer beaucoup plus. Il y a la plus grande
différence du monde entre présumer vraie une opinion, parce qu'à chaque
occasion de la contester, elle ne s'est pas trouvée réfutée, et la présumer
vraie dans le but de ne pas permettre sa réfutation. Une liberté complÚte de
contredire et de réfuter notre opinion est précisément la condition qui justifie
que nous présumions sa vérité pour les objectifs de l'action, et à aucune
autre condition un ĂȘtre pourvu de facultĂ©s humaines n'a de garantie
rationnelle d'avoir raison.
II §7
Considérons l'histoire de l'opinion, ou la conduite ordinaire de la vie
humaine : Ă quoi doit-on attribuer le fait que l'une et l'autre ne sont pas pires
que ce qu'elles sont ? Certainement pas à la force inhérente à l'entendement
humain. Car sur n'importe quel sujet qui ne va pas de soi, il y a quatre-vingt
dix-neuf personnes totalement incapables d'en juger, pour une qui en est
29
capable. Et la capacité de la centiÚme personne est seulement comparative.
Car la majorité des hommes éminents de toutes les générations passées
soutint des opinions dont on sait à présent qu'elles sont erronées, et firent et
approuvĂšrent de nombreuses choses que personne ne justifierait
aujourd'hui. DĂšs lors, comment se fait-il qu'il existe dans l'ensemble une
prépondérance parmi les hommes des opinions rationnelles, et de la
conduite rationnelle ? Si vraiment prĂ©pondĂ©rance il y a â et elle doit exister,
à moins que les affaires humaines soient, et aient toujours été, dans une
situation presque dĂ©sespĂ©rĂ©e â cela est dĂ» Ă une qualitĂ© de l'esprit humain,
Ă la source de tout ce qu'il y a de plus digne de respect dans l'homme, tant
comme ĂȘtre intellectuel que comme ĂȘtre moral, autrement dit : au fait que
ses erreurs sont rectifiables. Il est capable de rectifier ses fautes, par la
discussion, et par l'expérience. Non par la seule expérience. Il doit y avoir
discussion, pour montrer comment l'expĂ©rience doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e. Des
opinions et des pratiques erronĂ©es cĂšdent graduellement le pas au fait et Ă
l'argument : mais les faits et les arguments, pour produire quelqu'effet sur
l'esprit, doivent avant cela ĂȘtre apportĂ©s. TrĂšs peu de faits sont capables de
raconter ce qu'ils ont Ă dire, sans commentaires pour en extraire le sens.
DÚs lors, l'entiÚre force et l'entiÚre valeur du jugement humain dépendant de
cette seule propriĂ©tĂ© qui est qu'il peut ĂȘtre rectifiĂ© lorsqu'il fait erreur, on ne
peut lui faire confiance que lorsque les moyens de le rectifier sont gardés
constamment sous la main. Dans le cas d'une personne dont le jugement
est vraiment digne de confiance, comment est-il devenu ce qu'il est ? C'est
en gardant son esprit ouvert Ă la critique de ses opinions et de sa conduite.
Parce que ça a Ă©tĂ© son habitude d'Ă©couter tout ce qui pourrait ĂȘtre dit contre
lui, d'en tirer avantage autant qu'il Ă©tait juste, et de s'exposer Ă lui-mĂȘme
comme aux autres (à l'occasion) la fausseté de ce qui était faux. Parce qu'il
a ressenti que la seule voie par laquelle un ĂȘtre humain peut approcher un
tant soit peu de la connaissance intégrale d'un sujet est d'écouter tout ce qui
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peut en ĂȘtre dit par des personnes de toute variĂ©tĂ© d'opinion, et d'Ă©tudier
tous les points de vue sur le sujet que peut avoir chaque type d'esprit. Aucun
sage n'acquit jamais sa grande sagesse d'une maniÚre différente de celle-là .
L'habitude constante de corriger et de compléter sa propre opinion en la
confrontant à celles des autres, bien loin de causer le doute et l'hésitation
lorsqu'on met l'opinion en pratique, est le seul fondement stable pour avoir
une juste confiance en elle. En effet, ayant connaissance de tout ce qui peut,
au moins manifestement, ĂȘtre allĂ©guĂ© contre lui, et ayant repris sa position
contre tous ses contradicteurs â sachant qu'il a recherchĂ© les objections et
les difficultés au lieu de les éviter, et qu'il n'a éteint aucune lumiÚre qui pût
ĂȘtre jetĂ©e sur le sujet, de quelqu'endroit qu'elle vĂźnt â il a le droit de penser
son jugement meilleur que celui de toute personne, ou de toute multitude qui
n'est pas passée par des procédés similaires.
II §8
Ce n'est pas trop demander que d'exiger que ce que les hommes les
plus sages, ceux qui se sont rendus les plus dignes de faire confiance Ă leur
propre jugement, trouvent nécessaire pour pouvoir se reposer sur lui, soit
soumis Ă cette riche collection comprenant peu de sages, et beaucoup
d'individus délirants, qu'on appelle le public. La plus intolérante de toutes les
Ă©glises, l'Ăglise catholique romaine, mĂȘme Ă la canonisation d'un saint,
admet et écoute patiemment un « avocat du diable ». Le plus saint des
hommes, Ă ce qu'il semble, ne peut ĂȘtre admis aux honneurs posthumes
avant que tout ce que le diable pourrait dire contre lui soit connu et pesé.
MĂȘme, si c'eĂ»t Ă©tĂ© la philosophie newtonienne qu'on refusait de remettre en
cause, les hommes n'auraient pas pu ressentir aussi complĂštement
l'assurance de sa vérité qu'elle l'éprouve à présent. Les croyances pour
lesquelles nous avons le plus de garantie n'ont aucune autre sauvegarde sur
laquelle se reposer, qu'une invitation constante adressĂ©e au monde entier, Ă
31
démontrer qu'elles sont infondées. Si le défi n'est pas accepté, ou s'il est
accepté et que la tentative échoue, nous sommes assez loin encore de la
certitude, mais nous avons fait ce que l'Ă©tat existant de la raison humaine
permet de meilleur. Nous n'avons rien négligé de ce qui pourrait donner à la
vérité une chance de nous parvenir. Si l'on garde les listes ouvertes, nous
pouvons espérer que s'il existe une vérité meilleure, elle sera trouvée
lorsque l'esprit humain sera capable de la recevoir, et entre-temps nous
pourrons ĂȘtre sĂ»rs d'avoir approchĂ© la vĂ©ritĂ© d'aussi prĂšs qu'il est possible
pour l'heure. VoilĂ la quantitĂ© de certitude accessible Ă un ĂȘtre faillible, et
voilĂ l'unique chemin pour y parvenir.
II §9
Il est étrange que les hommes admettent la validité des arguments dans
une discussion libre, mais qu'ils rĂ©cusent le fait qu'on les pousse Ă l'extrĂȘme,
â comme on dit â ne voyant pas qu'Ă moins que des raisons soient bonnes
pour un cas-limite, elles ne sont bonnes en aucun cas. Il est Ă©trange qu'ils
imaginent ne pas présumer leur infaillibilité quand ils savent qu'il doit y avoir
une discussion libre sur tous les sujets potentiellement douteux, en pensant
toutefois qu'on doive interdire de remettre en question un certain principe
particulier ou une certaine doctrine particuliĂšre au motif qu'ils en sont trĂšs
certains, c'est-Ă -dire au motif qu'ils sont certains que ce motif ou cette
doctrine sont certains. Dire d'une proposition qu'elle est certaine, tandis que
n'importe qui nierait sa certitude si on le lui permettait â mais on ne le permet
pas â c'est prĂ©tendre que nous sommes nous-mĂȘmes, avec ceux qui sont de
notre cÎté, les juges de la certitude, et des juges qui n'écoutent pas la partie
adverse.
II §10
A l'époque présente (qu'on a décrite comme « dépourvue de foi mais
terrifiĂ©e par le scepticisme »), en cette Ă©poque oĂč les gens se sentent sĂ»rs,
32
non pas tant que leurs opinions soient vraies, mais plutĂŽt qu'ils ne sauraient
pas quoi faire sans elles, les droits d'une opinion Ă ĂȘtre protĂ©gĂ©e contre
l'agression publique tiennent non pas tant à sa vérité qu'à son importance
pour la sociĂ©tĂ©. On avance qu'il y a certaines croyances si utiles â pour ne
pas dire indispensables â au bien-ĂȘtre, que c'est tout autant le devoir des
gouvernements de les soutenir, que de protéger n'importe quel autre des
intĂ©rĂȘts de la sociĂ©tĂ©. Dans l'Ă©ventualitĂ© d'une nĂ©cessitĂ© telle, et si
directement dans le sillage de leur devoir, quelque chose de moindre que
l'infaillibilitĂ© peut justifier (soutient-on) et mĂȘme obliger les gouvernements Ă
agir d'aprÚs leur propre opinion, confirmée par l'opinion générale des
hommes. On avance aussi, souvent, que personne sauf de mauvaises gens
ne songerait Ă affaiblir ces croyances salutaires, et on le pense encore plus
souvent qu'on le dit. Et l'on pense qu'on ne commet aucune erreur en faisant
obstacle Ă de mauvaises gens, ni en interdisant ce que seuls de tels
hommes souhaiteraient mettre en Ćuvre. Cette maniĂšre de penser fait que
la question de la légitimation des obstacles à la discussion n'est pas une
affaire de vérité, mais d'utilité des doctrines. Et elle se flatte ainsi d'échapper
à la responsabilité de se proclamer juge infaillible des opinions. Mais ceux
qui se satisfont de cela, ne s'aperçoivent pas que leur présomption
d'infaillibilité est tout simplement déplacée d'un point vers un autre. L'utilité
d'une opinion est elle-mĂȘme l'objet d'une opinion : tout aussi discutable, tout
aussi ouverte à la discussion, et nécessitant la discussion tout autant que
l'opinion elle-mĂȘme. Il y a le mĂȘme besoin d'un juge infaillible des opinions
pour dĂ©cider de la nocivitĂ© d'une opinion, que pour dĂ©cider de sa faussetĂ©, Ă
moins que l'opinion condamnée n'ait pleinement l'occasion de se défendre
elle-mĂȘme. Et cela n'irait pas, de dire que l'on peut permettre Ă l'hĂ©rĂ©tique de
soutenir l'utilité ou l'innocuité de son opinion, quoiqu'on lui interdise d'en
établir la vérité. La vérité d'une opinion fait partie de son utilité. Si nous
voulons savoir s'il est désirable ou non qu'une proposition soit crue, est-il
33
possible de ne pas tenir compte de sa vérité ou de sa fausseté ? Dans
l'opinion qui n'est pas celle des mauvaises gens, mais celle des meilleurs
hommes, aucune croyance contraire Ă la vĂ©ritĂ© ne peut ĂȘtre vraiment utile.
Et pouvez-vous empĂȘcher de tels hommes de prĂ©coniser cette dĂ©fense,
lorsqu'on les rend coupables de renier quelque doctrine dont on leur a dit
qu'elle était utile, mais qu'ils croient fausse ? Ceux qui sont du cÎté des
opinions reçues ne manquent jamais de tirer tout le profit qu'ils peuvent de
cette défense. Eux, vous ne les trouverez pas en train de manipuler la
question de l'utilitĂ© comme si elle pouvait ĂȘtre complĂštement dĂ©connectĂ©e de
celle de la vérité. Au contraire, c'est surtout parce que leur doctrine est la
« vérité » que la connaßtre ou la croire est tenu pour si indispensable. Il ne
peut y avoir de discussion juste sur la question de l'utilité lorsqu'un argument
aussi crucial peut ĂȘtre employĂ© d'un cĂŽtĂ©, mais pas de l'autre. Et dans les
faits, lorsque la loi ou le sentiment commun ne permet pas que l'on dispute
de la vérité d'une opinion, ils tolÚrent tout aussi peu que l'on nie son utilité.
Le mieux qu'ils puissent admettre, c'est d'atténuer sa nécessité absolue, ou
la culpabilité indéniable de qui la rejette.
II §11
Afin de faire voir plus pleinement le mal qu'il y a Ă refuser d'entendre
des opinions au motif que nous les avons condamnées dans notre for
intĂ©rieur, il sera souhaitable d'arrĂȘter la discussion sur un cas concret. Et je
choisis, de préférence, les cas qui me sont les moins favorables, dans
lesquels l'argument contre la liberté de l'opinion, tout à la fois en raison de
son utilité et de sa vérité, est considéré comme le plus fort. Que les opinions
auxquelles on s'attaque soient la croyance en un Dieu, ou celle en une vie
future, ou n'importe quelle autre doctrine morale communément reçue.
Mener la bataille sur un tel terrain donne grandement l'avantage Ă
l'adversaire, s'il est déloyal, puisqu'il est certain qu'il dira (et beaucoup
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d'autres, qui n'ont aucun dĂ©sir d'ĂȘtre dĂ©loyaux, se le diront en eux-mĂȘmes) :
sont-ce lĂ les doctrines que vous estimez n'ĂȘtre pas suffisamment certaines
pour que la loi les protĂšge ? La croyance en un Dieu est-elle l'une des
opinions dont vous assurez qu'elle présuppose l'infaillibilité de celui qui la
ressent comme certaine ? Cependant, on doit me permettre de faire
observer que ce n'est pas le fait de ressentir une doctrine, quelle qu'elle soit,
comme certaine, que j'appelle prĂ©somption d'infaillibilitĂ©. C'est s'engager Ă
décider de cette question pour les autres, sans leur permettre d'entendre ce
que la partie adverse peut en dire. Et je ne dénonce pas moins, et je ne
réprouve pas moins cette prétention, si ce qu'elle avance est du cÎté de mes
convictions les plus solennelles. Quelque certaine que puisse ĂȘtre la
conviction intime de quelqu'un, non seulement de la fausseté, mais encore
des conséquences pernicieuses ; et non seulement cela, mais davantage
encore (pour employer des expressions que je condamne toutes) :
de
l'immoralité et de l'impiété d'une opinion ; malgré cela, si dans l'exécution de
ce jugement qui est un jugement privĂ©, mĂȘme s'il est soutenu par le
jugement public de son pays ou de ses contemporains, il empĂȘche qu'on
entende ce que l'opinion a à dire pour sa défense, il présume sa propre
infaillibilitĂ©. Et bien loin d'ĂȘtre moins critiquable ou moins dangereuse si
l'opinion en question est appelée immorale ou impie, cette présomption est
alors un cas des plus
mortifÚres. C'est précisément en ces occasions que
les hommes d'une génération commettent ces fautes atroces, qui suscitent
la stupeur et l'horreur de la postérité. C'est parmi de tels cas qu'on trouve
dans l'histoire des exemples mémorables d'éradication par la force de la loi
des meilleurs hommes et des doctrines les plus nobles. L'Ă©radication des
hommes connut un déplorable succÚs. En revanche, certaines de ces
doctrines ont survĂ©cu pour ĂȘtre invoquĂ©es (comme en caricature), afin de
dĂ©fendre une conduite similaire envers ceux qui â cette fois â ne sont pas
d'accord avec elles ou avec leur interprétation autorisée.
35
II §12
On ne peut guĂšre le rappeler trop souvent aux hommes : il exista jadis
un homme nommé Socrate. Entre cet homme, d'un cÎté, et les autorités
légales et l'opinion publique de son temps, de l'autre, il y eut une collision
historique. NĂ© Ă une Ă©poque et dans un pays oĂč la grandeur individuelle Ă©tait
en abondance, ceux qui le connurent le mieux et qui connurent le mieux
cette époque nous l'ont rapporté comme étant l'homme le plus vertueux qui
existĂąt tandis que nous le connaissons, nous, comme le chef de file et le
modĂšle de tous les maĂźtres de vertu qui suivirent, comme la source tant de
la noble inspiration de Platon que de l'utilitarisme judicieux d'Aristote - « le
maßtre de ceux qui savent », comme l'a appelé Dante - , la source des deux
courants les plus féconds de l'éthique comme de toute autre philosophie. Ce
maĂźtre reconnu par tous les penseurs Ă©minents qui ont jamais vĂ©cu â dont la
renommée, encore grandissante aprÚs plus de deux mille ans, dépasse tous
les autres noms qui rendirent sa citĂ© illustre, ce qui n'est pas peu de chose â
fut mis Ă mort par ses compatriotes aprĂšs une assignation en justice pour
impiété et pour immoralité. Impiété parce qu'il refusait les dieux reconnus par
l'Ătat. En fait, celui qui l'incriminait affirmait qu'il ne croyait en aucun dieu
(qu'on se reporte Ă l'
Apologie de Socrate
écrite par Platon). Immoralité,
parce que par ses doctrines et ses enseignements, il « corrompait la
jeunesse » - d'aprÚs ses accusateurs. On a toutes les bonnes raisons de
croire que le tribunal le crut sincĂšrement coupable de toutes ces choses dont
on l'accusait, et il condamna Ă mort comme un criminel, l'homme qui de tous
ceux qui avaient jamais vu le jour, avait probablement été le plus digne de ce
que l'humanité a de meilleur.
II §13
Pour passer de cet exemple d'injustice judiciaire au seul autre dont la
mention, aprĂšs celle de la condamnation de Socrate, ne soit pas moindre, il
36
y a l'Ă©vĂšnement qui se produisit au Calvaire, il y a Ă peine plus de mille huit
cents ans de cela. L'homme qui laissa dans la mémoire de ceux qui furent
témoins de sa vie et de ses propos, une telle impression de grandeur
morale, que les dix-huit siĂšcles suivants lui ont rendu hommage comme
Ă©tant le Tout-Puissant en personne, cet homme fut ignominieusement mis Ă
mort. A quel titre ? En tant que blasphémateur. Les hommes ne se sont pas
seulement mépris sur la personne de leur bienfaiteur, ils l'ont pris pour
l'exact contraire de ce qu'il était, et l'ont traité comme ce prodige d'impiété
qu'on leur attribue aujourd'hui Ă eux, Ă cause de la maniĂšre dont ils l'ont
traité. Les sentiments que l'humanité a à présent pour ces exactions
lamentables, spĂ©cialement pour cette derniĂšre, les rend extrĂȘmement
injustes dans la maniÚre dont ils en jugent les acteurs infortunés. Ces
derniers ne furent pas â selon toute vraisemblance â des hommes mauvais.
Ils ne furent pas pires que ce que les hommes sont ordinairement. Ce fut
presque le contraire : des hommes qui possĂ©dĂšrent pleinement, et mĂȘme
davantage, les sentiments religieux, moraux et patriotiques de leur temps et
de leur peuple. Précisément cette sorte d'hommes qui, dans tous les temps,
y inclus le nĂŽtre, ont toutes les chances de traverser la vie sans reproches,
respectĂ©s. Le grand prĂȘtre qui dĂ©chira ses vĂȘtement lorsque les mots furent
prononcés, ce qui, d'aprÚs toutes les idées de son pays, signifiait la plus
noire culpabilité, était selon toute probabilité assez sincÚrement dans
l'horreur et l'indignation, comme le sont à présent ceux qui forment la
majorité des hommes pieux et respectables dans les sentiments moraux et
religieux qu'ils professent. Et la plupart de ceux qui frémissent à présent
d'horreur au récit de sa conduite, s'ils avaient vécu en ce temps, et s'ils
Ă©taient nĂ©s Juifs, auraient agi exactement de la mĂȘme façon. Des chrĂ©tiens
orthodoxes
, qui sont tentés de croire que ceux qui ont lapidé à mort les
4 A mon sens, il faut entendre ici le mot « orthodoxe » dans son sens général. Il ne s'agit pas spécifiquement de
l'Ăglise dite « orthodoxe ».
37
premiers martyres ont Ă©tĂ© de plus mĂ©chants hommes qu'eux-mĂȘmes,
devraient se souvenir que l'un de ces persécuteurs s'appela Saint Paul.
II §14
Ajoutons encore un exemple, le plus frappant de tous, si l'on mesure la
force d'impression d'une erreur par la sagesse et la vertu de ceux qui s'y
laissent prendre. S'il y eut jamais personne, en possession du pouvoir, qui
eût de bonnes raisons de se penser comme le meilleur et le plus éclairé de
ses contemporains, ce fut l'empereur Marc-AurĂšle. Monarque absolu de tout
le monde civilisé, il préserva sa vie durant non seulement la justice la plus
emblématique, mais encore ce qu'on attendrait le moins d'une éducation
stoĂŻcienne comme la sienne : le cĆur le plus tendre qui soit. Le peu
d'échecs qu'on lui attribue sont tous à chercher du cÎté de l'indulgence,
tandis que ses Ă©crits, l'Ćuvre Ă©thique la plus Ă©levĂ©e de l'esprit de l'AntiquitĂ©,
ne diffĂšre qu'imperceptiblement, si d'ailleurs elle en diffĂšre, des
enseignements les plus caractéristiques du Christ. Cet homme, meilleur
chrĂ©tien en tout â sauf dans le sens dogmatique du terme â que n'importe
lequel des souverains qui ont jamais régné en s'affichant comme chrétiens,
cet homme persécuta la chrétienté. Situé au sommet de toutes les
acquisitions précédentes de l'humanité, pourvu d'une intelligence ouverte,
libre, et d'un caractĂšre qui le mena de lui-mĂȘme Ă incarner dans ses Ă©crits
moraux l'idéal chrétien, il échoua cependant à voir que la chrétienté devait
ĂȘtre un bien, et non un mal dans le monde, aussi profondĂ©ment pĂ©nĂ©trĂ© de
ses devoirs qu'il fût. Il savait que la société alors existante se trouvait dans
un Ă©tat dĂ©plorable, mais telles que les choses se prĂ©sentaient, il vit â ou
pensa voir â que ce qui les faisait tenir, et qui empĂȘchait qu'elles
empirassent â Ă©tait la croyance aux dieux traditionnels et la piĂ©tĂ© Ă leur
égard. Comme législateur de l'humanité, il estima qu'il était de son devoir de
38
ne pas laisser la société se briser en morceaux. Et il n'aperçut pas comment,
si les liens existants s'Ă©taient dĂ©faits, certains autres pouvaient ĂȘtre nouĂ©s,
qui pourraient de nouveau la souder. La nouvelle religion visait ouvertement
à rompre ces liens. En conséquence, à moins que son devoir fût d'adopter
cette religion, il semblait qu'il fût de la tenir en échec. Attendu qu'alors la
théologie chrétienne ne lui paraissait ni vraie, ni d'origine divine, attendu que
cette étrange histoire d'un dieu crucifié ne lui semblait pas crédible, et qu'un
systÚme se présentant comme reposant entiÚrement sur un fondement si
invraisemblable Ă son sens, ne pouvait ĂȘtre pressenti par lui comme
l'instance de renouvellement qu'aprÚs toutes les régressions, elle devait
s'avĂ©rer ĂȘtre en fait, Ă cause de tout cela, le plus noble et le plus aimable de
tous les philosophes et de tous les législateurs, poussé par un sens solennel
du devoir, autorisa la persécution de la chrétienté. A mon sens, c'est l'un des
Ă©vĂšnements les plus tragiques de toute l'histoire. Combien le monde
chrĂ©tien aurait pu ĂȘtre diffĂ©rent, si la foi chrĂ©tienne avait Ă©tĂ© adoptĂ©e comme
religion officielle de l'Empire plutĂŽt sous les auspices de Marc-AurĂšle que
sous ceux de Constantin ! Cette pensée remplit l'ùme d'amertume. Mais il
aurait été tout aussi injuste à ses yeux, et traßtre par rapport à la vérité, de
nier que pas une excuse, comme celles que l'on peut préconiser pour la
répression des enseignements anti-chrétiens, ne fut demandée à Marc-
AurÚle, pour avoir réprimé, comme il a fait, la propagation de la chrétienté.
Aucune chrétien ne crut plus fermement à la fausseté de l'athéisme, et à sa
tendance à dissoudre la société, que Marc-AurÚle ne le crut du christianisme
: lui dont on aurait pu penser que, de tous les hommes qui vivaient alors, il
aurait été le plus capable de l'apprécier. A moins que tous ceux qui
approuvent qu'on punisse l'expression publique des opinions se flattent
d'ĂȘtre plus sages et meilleurs que Marc-AurĂšle â plus profondĂ©ment
imprégnés de la sagesse de leur temps, d'une intelligence plus élevée que la
sienne â plus consciencieux dans leur recherche de la vĂ©ritĂ©, ou plus
39
dévoués à sa cause lorsqu'ils l'ont découverte, qu'ils s'abstiennent de
présumer tout ensemble l'infaillibilité de la multitude, et la leur, de cette
mĂȘme prĂ©somption qui conduisit le grand Antoine Ă une issue si
malheureuse.
II §15
Conscient de l'impossibilité de défendre l'usage de chùtiments pour
réprimer les opinions irréligieuses par quelqu'argument qui ne justifierait pas
du mĂȘme coup Marc-Antoine, les ennemis de la libertĂ© religieuse, lorsqu'on
les pousse à bout, acceptent parfois cette conséquence, et disent, avec le
docteur Johnson, que les persécuteurs de la chrétienté avaient raison, que
la persécution est une ordalie, une épreuve que Dieu envoie, par laquelle la
vérité doit passer, et dont elle doit toujours triompher, les peines légales
Ă©tant, en fin de compte, impuissantes contre la vĂ©ritĂ©, mĂȘme si elles sont
parfois salutairement efficaces contre les erreurs malfaisantes. C'est lĂ une
forme suffisamment remarquable de l'argument en faveur de l'intolérance
religieuse, pour mĂ©riter de ne pas ĂȘtre passĂ©e sous silence.
II §16
Une théorie qui soutient qu'on peut persécuter la vérité sans injustice,
au motif qu'il n'est pas possible que la persécution lui nuise en quelque
maniĂšre que ce soit, ne peut ĂȘtre accusĂ©e d'ĂȘtre intentionnellement hostile Ă
la réception de nouvelles vérités. Mais nous ne pouvons faire l'éloge de la
générosité avec laquelle elle traite les personnes envers lesquelles
l'humanité est redevable. Faire voir au monde quelque chose qui le
concerne profondément, et qu'il ignorait auparavant, lui prouver qu'il a été
trompĂ© sur quelque point essentiel touchant son intĂ©rĂȘt temporel ou spirituel,
est le service le plus important qu'un ĂȘtre humain puisse rendre Ă ses
semblables, et dans certains cas, comme celui des premiers chrétiens et
des réformateurs, ceux qui pensent comme le docteur Johnson le
40
considĂšrent comme ayant Ă©tĂ© le don le plus prĂ©cieux qui ait jamais pu ĂȘtre
accordĂ© Ă l'humanitĂ©. Que les auteurs de bienfaits si splendides doivent ĂȘtre
payĂ©s en retour par le martyre, que leur rĂ©compense doive ĂȘtre d'ĂȘtre traitĂ©
comme les plus vils criminels n'est â d'aprĂšs cette thĂ©orie â ni une erreur, ni
un malheur déplorable, pour lesquels l'humanité devrait gémir, contrite, mais
l'état normal et justifiable des choses. Ceux qui avancent une vérité
nouvelle, d'aprĂšs cette doctrine, doivent ĂȘtre soumis aux lois les plus
strictes, comme le furent Ă Locri ceux qui proposaient une loi nouvelle : la
corde passĂ©e Ă leur cou, de sorte qu'elle pĂ»t ĂȘtre immĂ©diatement resserrĂ©e
si l'assemblée publique, aprÚs avoir écouté leurs raisons, n'adoptait pas leur
proposition sur le champ. Des gens qui défendent cette maniÚre de traiter
les bienfaiteurs, on ne peut penser qu'ils accordent Ă ce bienfait une grande
valeur, et je crois que cette opinion sur le sujet se limite majoritairement Ă
ĂȘtre celle de ces gens qui pensent que les nouvelles vĂ©ritĂ©s ont pu jadis ĂȘtre
désirables, mais qu'à présent, nous en avons suffisamment.
II §17
Mais en réalité, l'idée reçue d'aprÚs laquelle la vérité triomphe toujours,
malgré les persécutions, est l'une de ces faussetés agréables que les
hommes répÚtent les uns aprÚs les autres, jusqu'à ce qu'elles deviennent
des lieux communs, que toute expérience réfute pourtant. L'histoire grouille
d'exemples de vérités réduites au silence par la persécution. Si elles ne
furent pas supprimĂ©es Ă jamais, elles ont pu ĂȘtre repoussĂ©es pendant des
siĂšcles. Pour ne parler que des opinions religieuses : la RĂ©forme Ă©mergea
au moins vingt fois avant Luther, et fut réduite au silence. Arnold de Brescia
fut réduit au silence. Fra Dolcino fut réduit au silence. Savonarole le fut
aussi, ainsi que les albigeois, les vaudois, les lollards, et les sectateurs de
Jean Huss. MĂȘme aprĂšs l'Ă©poque de Luther, partout oĂč l'on avait persistĂ©
dans la persécution, elle vainquit. En Espagne, en Italie, en Flandre, dans
41
l'empire d'Autriche, le protestantisme fut éradiqué. Et il en serait allé de
mĂȘme en Angleterre, selon toute vraisemblance, si la reine Marie avait vĂ©cu,
ou si la reine Ălisabeth Ă©tait morte. La persĂ©cution a toujours rĂ©ussi partout,
Ă la rĂ©serve des lieux oĂč les hĂ©rĂ©tiques Ă©taient un parti trop fort pour que
leur persécution fût suivie d'effet. Aucune personne raisonnable ne peut
douter que le christianisme aurait pu ĂȘtre extirpĂ© de l'empire romain. Il
s'étendit, et devint prédominant parce que les persécutions ne furent jamais
qu'occasionnelles, ne durant que le temps d'épisodes limités, séparés par de
longs intervalles de propagande, presque sans troubles. L'idée d'aprÚs
laquelle la vérité, simplement en tant qu'elle est la vérité, a quelque pouvoir
intrinsÚque (qu'on refuse à l'erreur) de triompher du bûcher et du cachot, fait
partie d'une sensiblerie paresseuse. Les hommes ne montrent pas plus de
zÚle pour la vérité qu'ils n'en montrent souvent pour l'erreur, et une
application suffisante des peines lĂ©gales ou mĂȘmes sociales rĂ©ussira
gĂ©nĂ©ralement Ă arrĂȘter la propagation de l'une tout aussi bien que celle de
l'autre. L'avantage réel qu'a la vérité consiste en ce que lorsqu'une opinion
est vraie, on peut bien l'Ă©teindre une fois, deux fois, ou beaucoup d'autres ;
cependant, au fil des époques, il se trouvera généralement des personnes
pour la redécouvrir, jusqu'à ce que quelqu'une de ses réapparitions tombe
en un temps oĂč des circonstances favorables la feront Ă©chapper Ă la
persécution jusqu'à ce qu'elle ait fait de tels progrÚs qu'elle résiste à toutes
les tentatives ultérieures de la supprimer.
II §18
L'on dira qu'aujourd'hui nous ne mettons plus Ă mort ceux qui
présentent de nouvelles opinions : nous ne sommes pas comme nos
ancĂȘtres, qui tuaient les prophĂštes. Au contraire, nous leur Ă©levons des
tombeaux. Il est vrai que nous ne mettons plus à mort les hérétiques, et la
proportion de peines légales que le sentiment moderne tolérerait
42
probablement d'infliger, mĂȘme aux opinions les plus nuisibles, n'est pas
suffisante pour les extirper. Ne nous flattons pas cependant d'avoir
dĂ©sormais lavĂ© la tache de la persĂ©cution lĂ©gale elle-mĂȘme. Punir des
opinions, ou du moins leur expression, la loi le fait encore. Et l'application de
ces peines, mĂȘme de nos jours, n'est pas si rare qu'elle en rende tout-Ă -fait
invraisemblable un retour en force ultérieur. L'année 1857, aux assises d'été
du comté de Cornwall, un homme malchanceux
, dont la conduite en société
était réputée en tous points irréprochable, fut condamné à 21 mois
d'emprisonnement, pour avoir prononcé, et écrit sur une porte, quelques
mots offensants Ă l'Ă©gard du christianisme. En un mois, la mĂȘme annĂ©e, au
Vieux Bailey, deux personnes
, en deux occasions différentes, furent
écartées du jury, et l'un d'eux fut grossiÚrement injurié par le juge et par l'un
des avocats, tout cela au motif qu'ils dĂ©claraient en toute honnĂȘtetĂ© n'avoir
aucune croyance théologique, et à un troisiÚme, étranger
, justice fut refusée
Ă l'occasion d'un vol, et pour les mĂȘmes raisons. Ce refus de donner droit Ă
réparation arriva en vertu de la doctrine légale, d'aprÚs laquelle personne ne
peut livrer son témoignage dans une cour de justice, s'il ne professe croire
en un Dieu (n'importe lequel fait l'affaire) et en une vie future, ce qui Ă©quivaut
à déclarer de telles personnes hors-la-loi en ce sens qu'elles sont exclues de
la protection des tribunaux. Non seulement elles peuvent ĂȘtre volĂ©es ou
attaquées en toute impunité si elles sont seules présentes ou
accompagnĂ©es de personnes de mĂȘmes opinions, mais n'importe qui peut
ĂȘtre volĂ© ou attaquĂ© en toute impunitĂ©, si l'Ă©tablissement des faits dĂ©pend de
leur témoignage. La présupposition sur laquelle tout ceci se fonde est qu'un
serment est sans valeur, s'il est prononcĂ© par quelqu'un qui ne croit pas Ă
une vie outre-tombe. Cette proposition trahit bien l'inculture historique de
5 Thomas Pooley, aux assises de Bodmin, le 31 juillet 1857. Au mois de dĂ©cembre de la mĂȘme annĂ©e, le trĂŽne le
gracia.
6 George Jacob Holyoake, le 17 août 1857 ; et Edward Truelove, en juillet 1857
7 Le baron de Gleichen, au Tribunal de police de Marlborough-Street, le 4 août 1857
43
ceux qui y adhÚre (puisqu'il est historiquement vérifié qu'une forte proportion
des infidÚles de toutes les époques ont été des personnes d'honneur, et
d'une intégrité remarquable) et ne serait soutenue par personne qui eût la
moindre idée du fait que des gens de grande renommée à travers le monde,
à la fois pour leurs vertus et pour leurs réalisations, sont bien connus pour
ĂȘtre incroyants, au moins par leurs proches. En outre, cette rĂšgle est
suicidaire et sape ses propres fondements. Sous prétexte du fait que les
athées sont menteurs, elle permet le témoignage de tous les athées
disposés à mentir pour ne le refuser qu'à ceux qui encourent
courageusement l'opprobre de confesser publiquement une croyance
détestée plutÎt que d'affirmer une fausseté. Une telle rÚgle, qui se frappe
elle-mĂȘme d'absurditĂ©, contre-productive, ne saurait ĂȘtre maintenue en
vigueur que comme symbole de haine, comme une relique de persécution ;
laquelle, d'ailleurs, possÚde cette singularité qu'on ne la subit qu'à un seul
titre, qui est qu'il soit établi qu'on ne la mérite pas. Cette rÚgle, et la théorie
qu'elle implique, sont Ă peine moins insultantes pour les croyants que pour
les infidĂšles. En effet, si celui qui ne croit pas Ă la vie future ment
nĂ©cessairement, il s'ensuit que ceux qui y croient sont empĂȘchĂ©s de mentir,
s'ils le sont, par la peur de l'enfer. Nous ne ferons pas aux auteurs et aux
instigateurs de cette rÚgle, l'injure de supposer que cette idée qu'ils se sont
faite de la vertu chrétienne est tirée de leur propre conscience.
II §19
En fait, ce ne sont pas que de vieux restes de la persécution, et l'on
peut penser qu'ils ne sont pas tant un indice de l'existence d'une volonté de
persécuter, qu'un exemple de ce handicap fort fréquent chez les esprits
anglais, qui les fait prendre un plaisir grotesque Ă affirmer un mauvais
principe, lorsqu'ils ne sont pourtant plus assez mauvais pour désirer
vraiment le mettre en pratique. Mais malheureusement, l'Ă©tat de l'esprit
44
public n'offre aucune garantie de ce que la suspensions des pires formes de
la persĂ©cution lĂ©gale â qui dure depuis Ă peu prĂšs une gĂ©nĂ©ration â
continuera. A notre Ă©poque, la surface lisse et tranquille de la routine est
aussi souvent agitée par des tentatives de ressusciter des maux du passé,
que par l'introduction de nouveaux bienfaits. Ce dont notre Ă©poque
s'enorgueillit comme du renouveau de la religion, c'est toujours dans les
esprits bornés et incultes, au moins autant un renouveau de la bigoterie. Et
lĂ oĂč les sentiments du peuple contiennent un ferment d'intolĂ©rance, qui a de
tous temps subsisté dans les classes moyennes de ce pays, il n'est pas
besoin de les inciter beaucoup à persécuter activement ceux dont ils n'ont
jamais cessĂ© de penser qu'ils Ă©taient bons Ă ĂȘtre persĂ©cutĂ©s, pour qu'ils
s'exécutent
. En effet, les opinions qu'entretiennent les hommes, et les
sentiments oĂč ils se plaisent relativement Ă ceux qui dĂ©savouent les
croyances qu'ils estiment importantes, c'est cela qui fait que notre pays n'est
pas un lieu oĂč rĂšgne la libertĂ© de l'esprit. Sur la durĂ©e, l'inconvĂ©nient
principal des peines légales est qu'elles renforcent la stigmatisation sociale.
C'est cette stigmatisation qui est vraiment efficace, et si efficace que le fait
d'assumer publiquement une opinion qui est mise au ban de la société est
8 On peut trouver dans la large diffusion des passions persĂ©cutrices qui se sont mĂȘlĂ©es Ă l'exhibition gĂ©nĂ©rale des
pires cÎtés de notre caractÚre national à l'occasion de l'insurrection des cipayes, un avertissement de taille
concernant ce que nous venons de dire. Les divagations des fanatiques et des charlatans en chaire ne valent peut-
ĂȘtre pas la peine qu'on s'y arrĂȘte ; mais les chefs du parti Ă©vangĂ©lique ont dĂ©clarĂ© que leur principe politique, au
sujet des hindous et des musulmans, Ă©tait que toutes les Ă©coles financĂ©es par l'argent public, oĂč la Bible n'est pas
enseignée, et par voie de conséquence que tous les emplois publics, soient réservés aux chrétiens réels ou
prétendus. On rapporte qu'un sous-secrétaire d'Etat, dans le discours qu'il fit à ses administrés le 12 novembre
1857, aurait déclaré :
« La tolĂ©rance Ă l'Ă©gard de leur foi (la foi de cent millions de sujets britanniques - [Mill]), Ă
l'égard de la superstition qu'ils nomment : « religion », de la part du gouvernement, a eu
pour effet de ralentir l'influence l'influence du renom britannique, et d'empĂȘcher la
croissance salutaire du christianisme. La tolérance fut la grande pierre angulaire de la
liberté religieuse dans ce pays. Mais ne les laissons pas subvertir ce mot précieux :
TOLERANCE. Tel que le gouvernement l'entendait, , il signifiait la liberté complÚte de
tous, la liberté de culte CHEZ TOUS LES CHRETIENS, DONT LE CULTE EST FONDE
SUR LA MEME CHOSE. Il signifiait la tolérance de toutes les sectes et de toutes les
sortes de CHRETIENS QUI CROIENT A LA SEULE MEDIATION DU CHRIST. »
Je voudrais attirer l'attention sur le fait qu'un homme qu'on a jugé digne de remplir de hautes fonctions dans le
gouvernement de ce pays, dans un ministÚre libéral, soutient la doctrine d'aprÚs laquelle tous ceux qui ne croient
pas Ă la divinitĂ© du Christ sont Ă exclure du champ oĂč la tolĂ©rance est applicable. Qui, aprĂšs cet Ă©talage
d'imbĂ©cillitĂ©s, peut se permettre de rĂȘver que la persĂ©cution religieuse appartient dĂ©sormais et sans retour Ă un
monde révolu ?
45
beaucoup moins commun en Angleterre que ne l'est dans beaucoup d'autres
pays du monde, l'aveu de celles qui font courir le risque de peines
judiciaires. Eu égard à tous, sauf ceux dont la fortune les rend indépendants
du bon-vouloir des autres gens, l'opinion est Ă cet effet aussi efficace que la
loi. Les hommes pourraient tout aussi bien ĂȘtre emprisonnĂ©s que privĂ©s de
leur gagne-pain. Ceux dont le pain est déjà assuré, et qui ne désirent
aucune faveur de la part d'aucun homme de pouvoir, ni d'aucun groupe, ni
non plus du public, n'ont pas Ă craindre d'avouer ouvertement leur opinion,
quelle qu'elle soit. Ils n'ont à redouter que la désapprobation ou la
mĂ©disance, qui peuvent ĂȘtre supportĂ©s sans qu'on ait pour autant l'Ă©toffe
d'un hĂ©ros. Il n'existe pas de chambre oĂč l'on puisse faire appel Ă la
miséricorde de la part de telles personnes. Mais quoiqu'à présent nous
n'infligions plus de si grands maux à ceux qui pensent différemment de nous
(comme c'Ă©tait la coutume auparavant), peut-ĂȘtre leur faisons-nous toujours
autant de mal par notre maniĂšre de les traiter. Socrate fut mis Ă mort, mais la
philosophie socratique fut l'aube d'un paradis, qui diffusa sa lumiĂšre dans
tout le firmament intellectuel. Les chrétiens furent jetés en pùture aux lions,
mais l'Ăglise chrĂ©tienne poussa comme un arbre majestueux et vaste,
surpassant les pousses plus anciennes et moins vigoureuses, les couvrant
de son ombre. Notre intolérance, qui n'est plus que sociale, ne tue personne,
n'éradique aucune opinion, mais elle pousse les hommes à les déguiser ou
Ă s'abstenir de tout effort actif en vue de leur diffusion. Chez nous, les
opinions hĂ©rĂ©tiques ne gagnent, ni mĂȘme ne perdent sensiblement de
terrain, à mesure que passent les décennies et les générations. Jamais elles
n'Ă©clatent loin, jamais elles ne s'Ă©tendent. Elles continuent plutĂŽt Ă couver
dans les cercles étroits de personnes réfléchies et studieuses chez qui elles
sont nées, sans jamais éclairer les affaires générales de l'humanité, que ce
soit sous leur vrai jour ou sous un jour faux. Et ainsi se perpétue un état de
choses trĂšs satisfaisant pour certains esprits, car sans avoir Ă mettre
46
quiconque Ă l'amende, sans emprisonner quiconque â procĂ©dĂ©s fort
importuns â il maintient toutes les opinions dominantes extĂ©rieurement
incontestées, tout en n'interdisant pas absolument l'exercice de la raison aux
contestataires, affligés de cette maladie qui consiste à penser. Voilà une
stratégie commode pour avoir la paix dans le monde intellectuel, et pour que
les choses y continuent d'aller fort bien, comme elles marchent à présent.
Mais le prix Ă payer, pour cette sorte de pacification intellectuelle, est le
sacrifice de tout le courage moral qui peut se trouver dans l'esprit de
l'homme. Un Ă©tat de choses dans lequel une grande partie des intelligences
les plus actives et les plus sagaces trouvent plus prudent de sceller dans
leurs cĆurs les principes gĂ©nĂ©raux et les fondements de leurs convictions,
et d'essayer â dans ce qu'ils adressent au public â de faire coller autant
qu'ils le peuvent leurs propres conclusions à des prémisses auxquelles,
dans leur for intérieur, ils ont renoncé ; voilà qui ne saurait produire de ces
personnalités ouvertes et courageuses, ni de ces intelligences cohérentes et
logiques, qui furent jadis les figures de proue du monde pensant. Le genre
d'hommes qu'on peut y chercher, c'est soit de simples conformistes, soit des
gens qui défendent la vérité par opportunisme, et dont tous les arguments
sur tous les grands sujets valent pour ceux qui les Ă©coutent, mais ne sont
pas ceux qui les convainquent eux-mĂȘmes. Ceux qui Ă©chappent Ă cette
alternative, y parviennent en cantonnant leurs pensĂ©es et leurs intĂ©rĂȘts Ă
des choses dont on peut parler sans s'aventurer sur le terrain des principes,
autrement dit, Ă des dĂ©tails pratiques, qui se rĂšgleraient d'eux-mĂȘmes, si
seulement les esprits des hommes Ă©taient plus forts et plus ouverts ; mais
qui ne seront jamais réglés dans les faits, tant que ce ne sera pas le cas.
Pendant ce temps, on abandonne tout ce qui peut renforcer et Ă©largir l'esprit
des hommes : la spéculation libre et audacieuse sur les sujets les plus
élevés.
47
II §20
Ceux aux yeux de qui cette réticence à l'égard des hérétiques n'est pas
un mal, devraient considérer en premier lieu qu'en conséquence de cette
réticence, on ne porte jamais à la discussion ni de maniÚre juste, ni en
profondeur, les opinions hérétiques. Aussi, celles d'entre elles qui ne
pourraient rĂ©sister Ă l'Ă©preuve d'une telle discussion â quoiqu'on puisse les
empĂȘcher de se diffuser â ne disparaissent pas. Mais ce n'est pas l'esprit
des hérétiques qui s'abßme le plus, de par la mise au ban de toute recherche
qui n'aboutisse pas aux conclusions orthodoxes. Le plus grand dommage,
c'est à ceux qui ne sont pas hérétiques qu'on le porte, et à ceux dont tout le
développement mental se crispe, et dont la raison s'effarouche, par peur de
l'hérésie. Qui peut dire combien le monde y perd, dans cette multitude
d'intelligences prometteuses combinées avec des personnalités timorées,
qui n'osent pas aller jusqu'au bout du fil de leurs pensées, avec courage,
vigueur et indépendance, par peur d'en arriver à quelque chose qui les
feraient considérer comme irréligieux ou immoraux ? Parmi eux, peut se
trouver un homme possédant une conscience profonde, un entendement
subtil et raffiné, qui gùte sa vie à ratiociner à cause d'une intelligence qu'il ne
peut faire taire, et qui gaspille les ressources de sa candeur en tentant de
réconcilier ce que lui soufflent sa conscience et sa raison, avec l'orthodoxie,
ce dont, cependant, il n'arrive peut-ĂȘtre pas Ă venir Ă bout. Personne ne peut
ĂȘtre un grand penseur s'il ne se reconnaĂźt pas comme premier devoir celui
de suivre son intellect, quelles que soient les conclusions oĂč il en arrive. La
vĂ©ritĂ© gagne plus mĂȘme aux erreurs de celui qui, avec l'Ă©tude et la
prĂ©paration qu'il faut, pense pour lui-mĂȘme, qu'aux opinions vraies de ceux
qui ne les soutiennent que parce qu'ils ne supportent pas de penser. Ce
n'est pas que le seul motif, ou le motif principal qui exige la liberté de penser
soit de former de grands penseurs. Au contraire, il est tout aussi
48
indispensable, et mĂȘme davantage indispensable de donner aux hommes
moyens la possibilité de déployer leurs aptitudes mentales dans toute la
mesure de leurs capacitĂ©s. Il y a eu, et peut-ĂȘtre y a-t-il encore, de grands
penseurs individuels, au milieu d'une atmosphÚre générale d'esclavage
mental. Mais dans cette atmosphĂšre, il n'y eut jamais, et jamais il n'y aura de
peuple intellectuellement actif. Lorsqu'il est arrivé qu'un peuple s'approche
temporairement d'un tel caractĂšre, ce ne fut qu'au prix de la suspension
passagĂšre de la crainte attachĂ©e aux spĂ©culations hĂ©tĂ©rodoxes. LĂ oĂč l'on
convient implicitement qu'on ne doit pas discuter sur les principes, lĂ oĂč
toute discussion des plus grandes questions qui peuvent agiter l'humanité
est considérée comme close, tout espoir est perdu de trouver ce haut niveau
global d'activité mentale, qui a rendu si remarquable certaines périodes de
l'histoire. Lorsque la controverse Ă©vitait les sujets les plus propres Ă
enflammer l'enthousiasme par leur dimension et leur importance, jamais
l'esprit du peuple ne fut ébranlé sur sa base, jamais ne fut donné l'élan qui
propulse mĂȘme les personnes dont l'intellect est le plus ordinaire, vers
quelque chose qui approche de la dignitĂ© des ĂȘtres pensants. La condition
de l'Europe dans les temps qui suivirent immédiatement la Réforme nous a
fourni un exemple de cela. Un autre exemple, quoique limité à l'Europe
continentale et Ă une classe plus cultivĂ©e, peut ĂȘtre fourni par le mouvement
spĂ©culatif de la seconde moitiĂ© du dix-huitiĂšme siĂšcle. Un troisiĂšme â plus
bref encore â par l'effervescence intellectuelle qui eut lieu en Allemagne du
temps de Goethe et de Fichte. Ces périodes diffÚrent grandement dans les
opinions particuliÚres qu'elles ont développées, mais elles furent semblables
en ceci que durant toutes les trois, le joug de l'autorité fut brisé. Dans
chacune d'entre elles, un vieux despotisme mental fut renversé, sans
qu'aucun autre, cependant, ne prenne sa place. L'impulsion donnée à ces
trois périodes a modelé l'Europe d'aujourd'hui. Il se peut que chacune des
améliorations qui ont eu lieu soit dans l'esprit humain, soit dans les
49
institutions, ait été esquissé distinctement dans l'une ou l'autre de ces
périodes. Depuis quelques temps, les apparences donnent à penser que ces
trois impulsions sont presque épuisées, et nous ne pourrons espérer de
nouveau départ avant d'avoir réaffirmer notre liberté mentale.
II §21
Venons-en à présent à la seconde partie du propos, et abandonnant
l'hypothÚse d'aprÚs laquelle les opinions reçues seraient fausses,
présupposons qu'elles sont vraies, et interrogeons la valeur de la maniÚre
dont elles risquent d'ĂȘtre dĂ©fendues, lorsque leur vĂ©ritĂ© n'est dĂ©battue Ă fond
ni librement, ni ouvertement. De si mauvaise grĂące qu'une personne puisse
admettre la fausseté potentielle d'une opinion en laquelle elle croit fortement,
elle doit ĂȘtre Ă©branlĂ©e par la considĂ©ration du fait que, quelque vraie qu'elle
puisse ĂȘtre, si elle n'est pleinement, frĂ©quemment, et courageusement
discutée, on ne la recevra que comme un dogme inerte, et non comme une
vérité vivante.
II §22
Il y a une catégorie de personnes (par bonheur, pas tout-à -fait aussi
nombreuses qu'autrefois) qui pensent qu'il suffit que quelqu'un soit
indubitablement d'accord avec ce qu'elles pensent ĂȘtre la vĂ©ritĂ©, quoiqu'il
n'ait connaissance en aucune maniĂšre des fondements sur lesquels cette
opinion repose, et qu'il ne puisse la défendre de maniÚre probante contre les
objections mĂȘmes les plus superficielles. Si de telles personnes pouvaient
voir leur croyance enseignée d'autorité, elles penseraient naturellement que
rien de bon ne pourrait sortir de la permission de les remettre en question, et
qu'au contraire, il n'y aurait lĂ que du mauvais. LĂ oĂč leur influence domine,
elles rendent quasi-impossible de repousser sagement, et avec les Ă©gards
qui lui sont dûs, l'opinion reçue, bien qu'on puisse encore la rejeter de
maniÚre irréfléchie et ignorante. En effet, mettre entiÚrement fin à une
50
discussion est rarement possible, et lorsqu'une fois on y parvient, les
croyances qui ne se fondent pas sur la conviction sont de nature Ă
s'effondrer devant la moindre apparence d'argument. Cependant, mettre de
cÎté ce cas de figure, présupposer que l'opinion vraie subsiste dans l'esprit,
mais y subsiste à l'état de préjugé, à l'état de croyance déconnectée de tout
argument, et insensible aux arguments, ce n'est pas lĂ la maniĂšre dont la
vĂ©ritĂ© doit ĂȘtre soutenue par un ĂȘtre rationnel. Ce n'est pas lĂ connaĂźtre la
vérité. La vérité, ainsi soutenue, n'est rien d'autre qu'une superstition de
plus, accidentellement accrochée à des mots qui énoncent une vérité.
II §23
Si l'intelligence et le jugement de l'humanitĂ© doivent ĂȘtre cultivĂ©s, ce
qu'au moins les Protestants ne nieront pas, sur quoi ces facultés peuvent-
elles ĂȘtre le plus convenablement exercĂ©es par chacun, si ce n'est sur ce qui
la concerne si fort qu'on tient pour nécessaire qu'elle en ait une opinion ? Si
la culture de l'entendement a quelque chose de spécifique, c'est
certainement d'amener quiconque Ă connaĂźtre le fondement de sa propre
opinion. Quelle que soit la croyance des gens, si elle porte sur des sujets oĂč
il est de la plus haute importance de juger correctement, ils doivent ĂȘtre
capables de la défendre, au moins contre les objections communes. Mais on
dira peut-ĂȘtre : « Qu'on leur
enseigne
les fondements de leurs opinions. Ce
n'est pas parce qu'on ne les entend jamais remises en cause, que les gens
ne formulent d'avis que par psittacisme, comme des perroquets. Ceux qui
apprennent la géométrie ne confient pas les théorÚmes à leur seule
mémoire, ils comprennent tout autant qu'ils apprennent les démonstrations.
Et il serait absurde de dire qu'ils demeurent dans l'ignorance des
fondements des vérités géométriques, parce qu'ils n'ont jamais entendu
personne les nier, ou tenter de les réfuter. » Indubitablement. Et un tel
enseignement est tout-Ă -fait suffisant pour des sujets comme ceux de
51
mathĂ©matiques, oĂč rien ne saurait ĂȘtre dit de la question en partant d'un
point de vue opposé. La particularité de l'évidence des vérités
mathĂ©matiques est que tous les arguments Ă©manent du mĂȘme point de vue.
Il n'y a ni objections, ni rĂ©ponse aux objections. Mais sur tous les sujets Ă
propos desquels une différence d'opinions est possible, la vérité dépend de
l'Ă©quilibre Ă trouver entre deux argumentations contraires. MĂȘme en
philosophie naturelle, il y a toujours quelqu'explication alternative possible
pour les mĂȘmes faits : quelque thĂ©orie gĂ©ocentrique plutĂŽt qu'hĂ©liocentrique,
le phlogistique plutÎt que l'oxygÚne. Et chaque théorie doit montrer pourquoi
la thĂ©orie alternative ne peut ĂȘtre la bonne. Et avant que cela soit montrĂ©, et
avant que l'on sache comment c'est montré, nous ne comprenons pas les
fondements de notre opinion. Mais lorsque nous nous tournons vers des
sujets infiniment plus compliqués, vers la morale, la religion, la politique, les
relations sociales, et les affaires de la vie, les trois-quarts des arguments
pour chacune des opinions débattues consistent à dissiper les apparences
qui favorisent une opinion différente de celle que l'on défend. Le plus grand
orateur de l'Antiquité
â exception faite d'un autre
â a dĂ©clarĂ© qu'il Ă©tudiait
toujours la cause de l'adversaire avec un soin aussi grand â si ce n'est
mĂȘme plus grand â que la sienne propre. Les moyens auxquels CicĂ©ron
s'exerça pour ses succĂšs au barreau doivent ĂȘtre imitĂ©s par tous ceux qui
étudient n'importe quel sujet, s'ils veulent parvenir à la vérité. Celui qui ne
connaĂźt que son point de vue sur une cause, en connaĂźt bien peu de choses.
Ses raisons peuvent ĂȘtre bonnes, et il se peut que personne ne soit Ă -mĂȘme
de les réfuter. Mais, s'il est lui aussi incapable de réfuter les raisons du parti
opposé, s'il ne fait pas ce qu'il faut pour savoir quelles elles sont, il n'est pas
fondé à préférer telle opinion à telle autre. La position rationnelle, dans sa
situation, serait de suspendre son jugement, et Ă moins qu'il ne se contente
9 Cicéron
10 DĂ©mosthĂšne, sans doute
52
de cela, soit il suit l'autoritĂ©, soit il adopte â comme la majeure partie du
monde â le point de vue pour lequel il se sent l'inclination la plus forte. Il
n'est pas non plus suffisant qu'il entende ses professeurs Ă©noncer les
arguments de ses adversaires, prĂ©sentĂ©s comme eux-mĂȘmes les
établissent, et accompagnés de ce qu'ils proposent pour les réfuter. Ce n'est
pas une façon de rendre justice aux arguments, ou de les porter au contact
rĂ©el de son esprit Ă lui. Il doit ĂȘtre capable de les entendre formulĂ©s par les
gens qui en sont réellement persuadés, qui les défendent sérieusement, et
qui font tout leur possible en leur faveur. Il faut qu'il les connaisse dans leurs
formes les plus plausibles et les plus persuasives. Il doit ressentir dans toute
leur force les difficultés que doit rencontrer et surmonter une vue véridique
sur le sujet. Autrement, il ne sera jamais vraiment en possession de la partie
de la vérité qui rencontre et résout cette difficulté. Quatre-vingt-dix-neuf pour
cent de ce que l'on appelle les hommes instruits sont dans cette situation.
MĂȘme ceux qui peuvent avec facilitĂ© argumenter en faveur de leurs
opinions. Leur conclusion peut bien ĂȘtre vraie, mais elle pourrait ĂȘtre fausse
eu égard à tout ce qu'ils savent : ils ne se sont jamais projetés dans la
position mentale de ceux qui ne pensent pas comme eux, et jamais ils n'ont
pris en considération ce que de telles personnes pourraient avoir à dire. Et
par conséquent, en un sens qui est un sens propre du terme, ils
ne
connaissent pas
la doctrine qu'ils professent eux-mĂȘmes. Ils n'en
connaissent pas les parties qui expliquent et qui justifient les autres, ni non
plus les considérations qui montrent qu'un fait apparemment en conflit avec
un autre, peut ĂȘtre conciliĂ© avec lui ; pas plus qu'ils ne savent pourquoi de
deux raisons solides en apparence, il faut préférer l'une à l'autre. A toute
cette partie de la vérité qui fait pencher la balance, et décide du jugement
d'un esprit complÚtement informé, ils sont étrangers. Cela n'est jamais
vraiment connu par les hommes, sauf par ceux qui, au préalable, accordent
Ă©galement et impartialement leur attention Ă deux points de vue aux prises
53
l'un avec l'autre, et qui s'efforcent de voir les raisons de l'un et de l'autre
sous leur jour le plus clair. Cette discipline est si essentielle Ă une
compréhension réelle des sujets moraux et humains, que s'il n'existe pas de
contradicteur
s
pour certaines vérités importantes, il faut alors en imaginer, et
les doter des arguments les plus forts que le plus habile avocat du diable
puisse Ă©voquer.
II §24
Pour atténuer la force de ces considérations, on peut supposer qu'un
ennemi de la liberté de parole pourrait dire qu'il n'est pas nécessaire aux
hommes pris dans leur généralité, de connaßtre et de comprendre tout ce qui
peut ĂȘtre dit pour ou contre leurs opinions, par des philosophes et des
théologiens. Que pour les hommes du commun, il n'est pas besoin qu'ils
soient capables d'exposer les contre-vérités ou les sophismes d'un
adversaire astucieux. Que c'est bien suffisant, s'il y a toujours quelqu'un
capable de lui répondre, de sorte que rien de ce qui risque d'induire en
erreur des personnes sans instruction ne reste sans réfutation. Ces esprits
simples, à qui l'on a enseigné les fondements évidents des vérités qu'on leur
a inculquées, se fieront à l'autorité pour le reste, et, étant conscients de
n'avoir ni les connaissances, ni le talent qu'il faut pour résoudre toutes les
difficultés qui pourraient se présenter, ils peuvent se reposer sur la certitude
que toutes celles qui se sont présentées ont trouvé leur réponse ou peuvent
la trouver chez ceux qui sont spécifiquement formés à ce travail.
II §25
MĂȘme si l'on concĂšde Ă ce point de vue sur la question tout ce que
peuvent faire valoir en sa faveur ceux que la moindre quantité de
compréhension accompagnant la croyance en une vérité, satisfait,
l'argumentation en faveur de la liberté de parole n'est en aucun cas affaiblie.
Car mĂȘme cette doctrine reconnaĂźt que l'humanitĂ© doit avoir une garantie
54
rationnelle qui l'assure de ce qu'on a rĂ©pondu de maniĂšre satisfaisante Ă
toutes les objections. Et comment pourrait-on devoir y répondre, si l'on ne
parle pas de ce à quoi il faut répondre ? Ou bien : comment peut-on savoir
qu'une réponse est satisfaisante, si ceux qui ont fait l'objection n'ont aucune
occasion de montrer qu'elle ne l'est pas ? Si ce n'est le public, au moins les
philosophes et les théologiens qui ont à résoudre ces difficultés, doivent-ils
se familiariser avec ces mĂȘmes difficultĂ©s, jusque dans leurs formes les plus
dĂ©routantes ; et cela ne saurait ĂȘtre accompli qu'Ă la condition qu'elles soient
établies librement, et placées sous le jour le plus avantageux qu'elles
puissent prĂ©senter. L'Ăglise catholique a sa propre maniĂšre de traiter ce
problĂšme embarrassant. Elle fait une grande distinction entre ceux Ă qui il
est permis de croire Ă ses doctrines par conviction, et ceux qui doivent les
croire en toute confiance. D'ailleurs, de fait, le choix n'est pas permis quant Ă
ce qu'ils croiront. Mais le clergé, de sorte qu'au moins on puisse s'y fier
pleinement, peut â de maniĂšre admissible, et mĂȘme mĂ©ritoire â s'enquĂ©rir
des arguments des contradicteurs, en vue d'y répondre ; et il peut par
conséquent lire des livres hérétiques. Les laïcs n'en ont pas le droit, à moins
d'ĂȘtre en possession d'une autorisation spĂ©ciale, difficile Ă obtenir. Cette
discipline reconnaßt le bénéfice que les enseignants peuvent tirer de la
connaissance de la cause ennemie, mais elle trouve des moyens
compatibles avec cela pour la refuser au reste du monde, donnant ainsi aux
esprits des Ă©lites davantage de culture, sans pour autant leur donner
davantage de libertĂ© qu'Ă ceux de la masse. Par ce moyen, elle arrive Ă
obtenir le genre d'esprits supérieurs que son but requiert. En effet, quoique
la culture sans la liberté n'ait jamais produit aucun esprit large et libéral, il
peut en sortir l'habile avocat d'une cause, valable jusqu'Ă preuve du
contraire. Mais dans les pays qui professent le protestantisme, cette
ressource est refusĂ©e, puisque les Protestants soutiennent â au moins, en
thĂ©orie â que la responsabilitĂ© du choix d'une religion repose sur chacun, et
55
ne peut ĂȘtre reportĂ©e sur les enseignants. En outre, dans l'Ă©tat prĂ©sent du
monde, il est pratiquement impossible que les Ă©crits qui sont lus par les gens
cultivés soient interdits d'accÚs à ceux qui ne le sont pas. Si les enseignants
de l'humanitĂ© doivent ĂȘtre avertis en tout ce qu'ils doivent connaĂźtre, on doit
ĂȘtre libre d'Ă©crire et de publier toute chose, sans restriction.
II §26
Si, cependant, l'effet malfaisant de l'absence de libertĂ© de parole â
lorsque les opinions reçues sont vraies â se limitait Ă laisser les hommes
dans l'ignorance des fondements de ces opinions, on pourrait penser que,
s'il y a bien lĂ un mal intellectuel, il n'y a pas de mal moral, et que la valeur
des opinions considérée dans l'influence qu'elles ont sur la personnalité,
n'en est pas affectĂ©e. C'est un fait pourtant qu'en l'absence de discussion Ă
son sujet, non seulement on oublie les fondements d'une opinion, mais
qu'on oublie encore le sens de l'opinion elle-mĂȘme. Les mots qui la
communiquent cessent d'évoquer des idées, ou n'évoquent plus qu'une
petite partie de celles qu'on communiquait originellement par leur moyen. En
lieu et place d'une conception vive, et d'une croyance vivace, il ne reste plus
que quelques expressions apprises par cĆur. Ou bien, si l'on en retient
quelque morceau, ce n'est jamais que la coquille, ou l'enveloppe du sens qui
est retenue. L'essentiel, plus subtile, est quant Ă lui perdu. Le grand chapitre
de l'histoire que ce fait occupe et remplit ne saurait ĂȘtre Ă©tudiĂ© et mĂ©ditĂ©
avec trop de soin.
II §27
Il est illustré par l'expérience de presque toutes les doctrines éthiques,
de presque toutes les croyances religieuses. Pour ceux qui les fondent, et
pour les disciples directs des fondateurs, elles sont toutes pleines de sens et
de vitalitĂ©. Leur sens continue Ă ĂȘtre perçu avec une force intacte, et est
peut-ĂȘtre mĂȘme portĂ© Ă un degrĂ© de conscience plus Ă©levĂ© encore, aussi
56
longtemps que dure la lutte pour procurer Ă la doctrine ou Ă la croyance, la
domination sur les autres croyances. Au final, soit elle domine et devient
l'opinion rĂ©gnante, soit sa progression s'arrĂȘte. Elle garde alors le terrain
qu'elle a gagné, mais cesse de s'étendre plus au loin. Lorsque l'un ou l'autre
de ces résultats apparaßt, la controverse sur la question se relùche, et
s'éteint progressivement. La doctrine s'installe, si ce n'est l'idée reçue,
comme l'une des sectes, ou l'une des parties de l'opinion publique parmi
toutes celles qui sont autorisées. Ceux qui la soutiennent l'ont en général
héritée, et ne l'ont pas adoptée personnellement. Et leur conversion à une
autre doctrine est aujourd'hui un fait exceptionnel qui
préoccupe peu leurs
professeurs. Au lieu d'ĂȘtre, comme au dĂ©but, constamment en alerte soit
pour se défendre contre le monde, soit pour tirer le monde à eux, ils se
taisent, et consentent, et restent sourds aux arguments contre leur foi â alors
qu'ils peuvent l'aider. De mĂȘme, ils n'inquiĂštent plus les opposants (s'il en
reste) avec aucun argument en sa faveur. A partir de ce moment-lĂ , on peut
habituellement dire que le pouvoir vivace d'une doctrine est sur le déclin.
Nous entendons souvent ceux qui enseignent les choses de la foi, quelle
que soit cette foi, se plaindre de la difficulté qu'ils ont à faire perdurer dans
l'esprit des croyants une perception vivante de la vérité, qu'ils ne
reconnaissent plus que pour la forme, de sorte qu'elle pénÚtre les
sentiments, et qu'elle étende réellement son mystÚre sur la conduite des
hommes. Tant que la foi lutte pour son existence, l'on ne se plaint pas de
telles difficultĂ©s. Dans ce moment-lĂ , mĂȘme les plus faibles combattants
connaissent et ressentent ce pour quoi ils luttent, et ce qui le différencie des
autres doctrines. Et dans ce moment que vivent toutes les fois, l'on peut
trouver un nombre non-négligeable de personnes qui ont pris conscience de
leurs principes fondamentaux, dans toutes les formes possibles de la
pensée, qui les ont pesés et considérés dans toute l'ampleur de leur portée,
et qui ont fait l'expérience du plein effet sur la personnalité que doit avoir
57
cette foi, lorsqu'elle pénÚtre jusque dans les moindres recoins d'un esprit.
Mais lorsque la foi en est arrivĂ©e Ă ĂȘtre hĂ©rĂ©ditaire, ou Ă ĂȘtre reçue
passivement et non activement, lorsque l'esprit n'est plus sollicité dans la
mĂȘme mesure qu'au dĂ©but, pour exercer ses puissances vitales sur les
questions que lui pose sa croyance, il y a une tendance progressive Ă
oublier la croyance tout entiÚre, à la réserve des formules toutes faites. Ou
alors, on ne lui donne plus qu'un assentiment stupide et torpide, comme si
l'accepter en toute confiance dispensait de la nécessité d'en avoir une pleine
conscience, ou de la tester personnellement... Jusqu'Ă ce qu'elle achĂšve
presque entiĂšrement d'ĂȘtre en rapport avec la vie intĂ©rieure de l'ĂȘtre humain.
C'est alors qu'on voit apparaßtre ces situations, si fréquentes à notre époque
qu'elles forment presque la majoritĂ©, oĂč la foi demeure comme Ă l'extĂ©rieur
de l'esprit, l'encroûtant et le pétrifiant, le rendant insensible à toute autre
influence adressée aux parties plus élevées de notre nature. Elle manifeste
sa puissance en ne souffrant pas que quelque conviction fraĂźche et vive y
entre, elle-mĂȘme n'agissant plus ni sur l'esprit ni sur le cĆur, que pour y
planter une sentinelle veillant Ă ce qu'ils restent vides.
II §28
A quel point des doctrines intrinsĂšquement propres Ă faire la plus
profonde impression sur l'esprit peuvent y demeurer Ă l'Ă©tat de croyances
inertes, sans jamais solliciter l'imagination, les sentiments, ou l'entendement,
voilà ce que montre l'exemple de la maniÚre dont la majorité des croyants
soutiennent les doctrines du christianisme. Par christianisme, j'entends ici ce
qui est jugé chrétien par toutes les églises et par toutes les sectes : les
maximes et les préceptes contenus dans le Nouveau Testament. Ces
derniers sont considérés comme sacrés, et acceptés comme des lois, par
tous ceux qui professent le christianisme. Cependant, il est à peine exagéré
58
de dire que pas un chrétien sur mille ne dirige sa conduite ou ne la juge en
référence à ces lois. La norme à laquelle le chrétien se réfÚre est la coutume
de son pays, de sa classe, ou de sa confession religieuse. Il possĂšde ainsi,
d'une part, un ensemble de maximes Ă©thiques, dont il croit qu'elles lui ont
été octroyées par une sagesse infaillible comme rÚgle pour le diriger, et
d'autre part, un ensemble de jugements et de pratiques de tous les jours, qui
correspondent relativement bien Ă certaines de ces maximes, qui ne
correspondent pas autant Ă d'autres, qui s'opposent directement Ă certaines
d'entre elles, et qui sont, dans l'ensemble, un compromis entre la foi
chrĂ©tienne et les intĂ©rĂȘts et les suggestions de la vie terrestre. A la premiĂšre
de ces normes, il rend hommage ; à la seconde, il donne son allégeance
réelle. Tous les chrétiens pensent que les pauvres et les humbles sont
bienheureux, comme ceux que le monde maltraite ; qu'il est plus facile Ă un
chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'Ă un riche d'entrer dans le
royaume du paradis ; qu'ils devraient ne pas juger, par crainte d'ĂȘtre jugĂ©s Ă
leur tour ; qu'ils doivent ne jamais jurer ; qu'ils doivent aimer leur prochain
comme eux-mĂȘmes ; que si quelqu'un leur vole leur manteau, il leur faut en
outre lui donner leur chemise ; qu'ils ne doivent pas penser au lendemain ;
que s'ils Ă©taient parfaits, ils vendraient tout ce qu'ils possĂšdent, et
donneraient aux pauvres l'argent ainsi reçu. Ils ne sont pas hypocrites,
lorsqu'ils prétendent croire ces choses. Ils y croient comme les gens peuvent
croire Ă ce qu'ils ont toujours entendu ĂȘtre couvert d'Ă©loge, et jamais ĂȘtre
discuté. Mais dans le sens de cette croyance vivante qui régule la conduite,
ils ne croient en ces doctrines que dans la mĂȘme mesure et au mĂȘme degrĂ©
qu'il est habituel d'agir d'aprĂšs elles. Ces doctrines, Ă l'Ă©tat pur, sont
commodes pour en bombarder les adversaires. Et l'on comprend qu'elles
doivent ĂȘtre prĂ©sentĂ©es (lorsque c'est possible) comme les raisons pour
lesquelles les gens â quels qu'ils soient â font ce qui est digne d'Ă©loge. Mais
quiconque leur rappelle que ces maximes impliquent une infinité de choses
59
auxquelles ils n'ont mĂȘme jamais pensĂ©, ne rĂ©ussira par lĂ qu'Ă se voir
rangé dans la catégorie de ces personnalités infùmes qui se prétendent
meilleures que les autres. Les doctrines n'ont aucun empire sur les croyants
ordinaires. Elles n'ont aucune force dans leur esprit. Ils ont, Ă les entendre,
un respect dicté par l'habitude. Mais ils n'ont aucun sentiment qui aille des
mots aux choses signifiées, qui forcerait l'esprit à les comprendre, à les
rendre conformes aux choses formulées. Chaque fois que la conduite est
concernée, les voilà qui s'enquiÚrent de M. Untel ou d'un autre, pour leur
dicter ce qu'ils doivent faire afin de suivre JĂ©sus-Christ.
II §29
A présent, nous sommes bien certain qu'il n'en allait pas ainsi, qu'il en
allait bien autrement, pour les premiers chrĂ©tiens. S'il en avait Ă©tĂ© ainsi Ă
cette époque, le christianisme en serait resté à l'état de secte obscure
méprisée parmi les Hébreux, sous la religion de l'Empire Romain. Lorsque
leurs ennemis disaient : « Regardez comme ces chrétiens s'aiment les uns
les autres ! » (une remarque qui, Ă prĂ©sent, a peu de chances d'ĂȘtre faite Ă
leur sujet par quiconque), assurément ils avaient un sentiment plus vivace
du sens de leur foi que rien de ce qu'ils ont jamais pu Ă©prouver depuis lors.
Et probablement, c'est Ă cause de cela, principalement, que le christianisme
s'Ă©tend si peu aujourd'hui, et qu'aprĂšs dix-huit siĂšcle, c'est tout juste s'il ne
se limite pas encore aux Européens ou aux descendants des Européens. Il
arrive communĂ©ment que mĂȘme les religieux â au sens strict â qui ont plus
de ferveur Ă l'endroit de leurs doctrines, et qui attachent plus de sens Ă
beaucoup d'entre elles, que le peuple pris en général, il arrive
communĂ©ment â dis-je â que dans l'esprit de ceux-lĂ la part de doctrine la
plus active soit l'Ćuvre de Calvin, ou de Knox, ou de quelque personne de
ce genre qui est plus proche d'eux par leur personnalité. Les paroles du
Christ coexistent avec cela, passivement, dans leurs esprits, produisant Ă
60
peine quelqu'effet que ce soit, au-delĂ de celui qu'occasionne le simple fait
d'Ă©couter des propos si gentils et mielleux. Sans doute, il y a plusieurs
raisons pour lesquelles les doctrines qui sont le caractĂšre distinctif d'une
secte gardent davantage de leur vitalitĂ© que celles qui sont communes Ă
toutes les sectes reconnues, et pour lesquelles ceux qui les enseignent
mettent davantage de soins Ă garder leur sens vivant. Mais certainement,
l'une de ces raisons est que les doctrines singuliĂšres sont plus souvent
mises en question, et doivent plus souvent ĂȘtre dĂ©fendues contre des
détracteurs déclarés. Ceux qui les enseignent comme ceux qui les
apprennent font relĂąche, aussitĂŽt qu'il n'y a plus d'ennemis Ă l'horizon.
II §30
La mĂȘme chose vaut, en gĂ©nĂ©ral, pour toutes les doctrines
traditionnelles : celles de la prudence et de la connaissance de la vie, aussi
bien pour celles de la morale et de la religion. Toutes les langues et toutes
les littératures sont pleines d'observations générales sur la vie, tant sur ce
qu'elle est, que sur la maniĂšre dont on doit la mener. Ces observations, tout
le monde les connaßt, tout le monde les répÚte ou les écoute en étant
d'accord avec elles. Elles sont perçues comme s'il s'agissait de truismes ;
cependant, la plupart n'en apprend véritablement le sens que lorsque
l'expĂ©rience â gĂ©nĂ©ralement, une expĂ©rience douloureuse â les a
transformées en réalité à ses yeux. Combien de fois n'est-il pas arrivé
qu'une personne, piquée au vif par quelque malheur ou quelque déception,
se souvienne de quelque proverbe ou dicton qui lui a été familier toute sa vie
durant, et dont le sens l'aurait sauvée du désastre, si jamais elle
l'avait
ressentie auparavant comme
elle
le ressent à présent. De fait, il y a des
raisons Ă cela, qui sont autres que l'absence de discussion : il y a beaucoup
de vĂ©ritĂ©s dont la pleine signification ne peut ĂȘtre perçue avant qu'une
expérience personnelle n'apparaisse pleinement. Mais une quantité
61
beaucoup plus grande encore du sens de ces vĂ©ritĂ©s-lĂ aurait mĂȘme Ă©tĂ©
comprise, et ce qui en a été compris aurait beaucoup plus profondément
marqué l'esprit, si l'homme avait été habitué à entendre les gens qui les
comprennent en discuter le pour et le contre. La tendance fatale de
l'humanité à ne plus penser au sujet de ce qui ne lui est plus douteux est la
cause de la moitié de ses erreurs. Un auteur contemporain eut bien raison
de parler du « profond sommeil d'une opinion déjà tranchée ».
II §31
Mais quoi ! (peut-on demander) L'absence d'unanimité est-elle une
condition
sine qua non
de la connaissance vraie ? Est-il nécessaire qu'une
partie de l'humanité persiste dans l'erreur, pour rendre une autre capable de
prendre conscience de la vĂ©ritĂ© ? Une croyance cesse-t-elle d'ĂȘtre rĂ©elle et
vitale sitÎt qu'elle est admise en général ? Et : une proposition n'est-elle
jamais comprise dans son détail, ni ressentie profondément, à moins qu'elle
demeure douteuse en quelque chose ? DÚs que l'humanité a
universellement admis une vérité, la vérité périt-elle en eux ? Le plus haut
objectif et le meilleur résultat d'une intelligence ayant progressé, a-t-on
pensé jusqu'ici, est d'unir toujours davantage l'humanité dans la
reconnaissance de toutes les vérités importantes : et l'intelligence ne dure-t-
elle qu'aussi longtemps qu'elle n'a pas atteint son objectif ? Les fruits de la
conquĂȘte s'abolissent-ils au moment prĂ©cis oĂč la victoire se fait complĂšte ?
II §32
Je n'affirme pas de telles choses. Pour autant que l'humanité
progresse, le nombre de doctrine qui ne font plus débat ou qui ne sont plus
mises en doute s'accroĂźtra constamment : et le bien-ĂȘtre de l'humanitĂ© peut
presque ĂȘtre mesurĂ© au nombre et Ă l'importance des vĂ©ritĂ©s qui en sont au
point de n'ĂȘtre plus contestĂ©es par personne. Mettre un terme aux
62
controverses sérieuses sur certains sujets, les uns aprÚs les autres, est l'une
des péripéties nécessaires à la consolidation d'une opinion, consolidation
aussi salutaire lorsqu'il s'agit d'opinions vraies, qu'elle est dangereuse et
nocive dans le cas oĂč les opinions sont erronĂ©es. Mais bien que ce
rétrécissement progressif des limites de la diversité de l'opinion soit
nécessaire dans les deux sens du terme, puisqu'il est tout à la fois inévitable
et indispensable, il ne s'ensuit pas que nous devions conclure que toutes les
conséquences en sont bienfaisantes. La perte de l'aide si importante pour
l'appréhension intelligente et vivante d'une vérité, qui est fournie par la
nécessité de l'expliquer à ses adversaires, ou de la défendre contre eux,
mĂȘme si cela ne suffit pas Ă l'emporter, n'est pas une contrepartie
insignifiante des bienfaits de sa reconnaissance universelle. LĂ oĂč ces
avantages ne peuvent plus ĂȘtre tirĂ©s, j'avoue que j'aimerais sans aucun
doute voir ceux qui enseignent à l'humanité s'efforcer de lui trouver un
substitut, une astuce pour rendre les difficultĂ©s d'un sujet aussi prĂ©sentes Ă
la conscience de celui qui apprend, que si un champion de l'opinion contraire
les précipitait en foule sur lui, avide de le convertir.
II §33
Mais au lieu de chercher des astuces dans ce but, ils ont perdu celles
qu'ils détenaient autrefois. La dialectique socratique, si magnifiquement
illustrée dans les dialogues de Platon, fut une astuce comme on l'a décrite.
Elle était essentiellement une discussion négative
de la philosophie et de la vie, dirigée avec une compétence aboutie dans
l'art de convaincre quelqu'un qui n'avait rien adopté d'autre que lieux
communs sur idées reçues, qu'il ne comprenait pas ce dont il était question
â qu'il n'avait attachĂ© jusque lĂ aucun sens dĂ©fini aux doctrines qu'il
professait, de telle maniĂšre que, devenant conscient de son ignorance, il
11 Ce sont les dialogues dits « aporétiques » de Platon qui sont ici évoqués (essentiellement, ceux de la jeunesse du
philosophe) â autrement dit, ceux qui, tout en dĂ©truisant de fausses solutions aux problĂšmes qu'ils posent, n'en
proposent pas de positive, et laissent la question en suspens.
63
puisse ĂȘtre mis sur la voie d'une croyance stable, reposant sur une claire
appréhension et du sens des doctrines, et de leur évidence. Les disputes
(
disputationes)
dans les Ă©coles au moyen-Ăąge avaient un but assez
similaire. Elles visaient à ce qu'on fût sûrs de ce que les élÚves
comprenaient leurs propres opinions, et (par une corrélation nécessaire)
l'opinion opposée, et qu'ils pouvaient faire valoir les présupposés de l'une
comme réfuter ceux de l'autre. Les joutes dont on parle avaient en fait un
incurable défaut, qui était que les prémisses auxquelles on avait recours
étaient tirées de l'autorité, et non de la raison. Comme discipline de l'esprit,
elles étaient inférieures à tous égards à la dialectique puissante qui formait
les intellects des disciples de Socrate : mais l'esprit moderne doit beaucoup
plus qu'on ne veut généralement l'admettre à l'une et à l'autre, et les modes
d'Ă©ducation actuels ne contiennent rien qui puisse remplacer l'une ou l'autre,
fût-ce dans la moindre mesure. Quelqu'un qui tire toute son instruction des
enseignants et des livres, mĂȘme s'il Ă©chappe Ă la tentation toujours Ă
repousser de se contenter de bourrage de crùne, ne se trouve pas obligé
d'ĂȘtre attentif au pour et au contre. En consĂ©quence, on est loin de rĂ©ussir
souvent, mĂȘme chez les penseurs, Ă connaĂźtre le pour et le contre. Et ce
que tout le monde dit de plus faible pour défendre une opinion est ce par
quoi ils entendent répondre aux adversaires. C'est une mode contemporaine
que de dĂ©nigrer la logique nĂ©gative â celle qui dĂ©nonce les points faibles
des théories et les erreurs dans la pratique, sans établir aucune vérité
positive. Une telle critique négative serait de fait assez pauvre si l'on devait
s'en tenir Ă elle. Mais en tant que moyen en vue d'atteindre une
connaissance positive ou une conviction digne de ce nom, on ne saurait trop
en vanter les mérites. Et tant que les gens n'y seront pas systématiquement
entraßnés, il n'y aura que peu de grands penseurs, et qu'une basse moyenne
gĂ©nĂ©rale d'intelligence dans tous les domaines spĂ©culatifs â mathĂ©matiques
et physique mises Ă part. Sur tout sujet autre que ces derniers, l'opinion de
64
quelqu'un ne mĂ©rite le nom de connaissance, que si d'autres l'ont contraint Ă
en passer par le mĂȘme processus mental qu'on aurait exigĂ© de lui s'il avait
eu Ă mener une vive controverse avec ses adversaires, ou si, de lui-mĂȘme, il
en est passé par là . En conséquence, n'est-il pas pire qu'absurde de se
priver de ce qui, absent, est si indispensable mais si difficile à créer, alors
que cela s'offre à nous spontanément ? S'il y a quelques personnes qui
contestent une idée reçue, ou qui la contesteraient si la loi ou l'opinion le leur
permettait, qu'on les remercie pour cela, que l'on ouvre nos esprits pour les
écouter, et que l'on se réjouisse, s'il se trouve quelqu'un pour faire ce qu'il
nous incomberait autrement de faire pour nous-mĂȘmes Ă plus grand' peine,
si du moins nous avons quelqu'égard pour la certitude et la vitalité de nos
convictions !
II §34
Il reste encore Ă parler de l'une des principales causes qui rendent
avantageuse la diversité d'opinion, et qui continuera à la rendre telle tant que
l'humanité n'en sera pas arrivée à un stade de développement intellectuel
qui semble pour l'heure se situer Ă une distance incalculable. Jusqu'ici, nous
n'avons considéré que deux possibilités : que l'idée reçue soit fausse, et
qu'en conséquence, une autre soit vraie ; ou bien que l'idée reçue étant
vraie, un conflit avec l'erreur qui lui est opposée est essentiel pour obtenir
une appréhension claire de la vérité, et pour la ressentir profondément
comme telle. Mais il y a une situation plus commune que ces deux-lĂ :
lorsque les doctrines en conflit, au lieu d'ĂȘtre l'une vraie et l'autre fausse, se
partagent entre elles la vérité. Et l'on a besoin de l'opinion qui n'est pas celle
de la majorité pour fournir le reste de la vérité, dont la doctrine dominante ne
représente qu'une partie. Les opinions populaires, sur des choses qui ne
sont pas palpables, sont souvent la vérité, mais rarement ou jamais la vérité
pleine et entiÚre. Elles sont une partie de la vérité, tantÎt plus grande, tantÎt
65
plus petite, mais exagérée, déformée, et séparée des vérités qui devraient
les accompagner et en limiter la portée. Les opinions hérétiques, d'un autre
cÎté, sont généralement de ces vérités qu'on supprime ou qu'on néglige, et
qui, faisant sauter les liens qui les retenaient, s'en vont soit chercher Ă se
concilier avec la vérité contenue dans l'opinion commune, soit l'affronter telle
une ennemie, et se donner elles-mĂȘmes, avec la mĂȘme exclusivitĂ©, pour des
vérités pléniÚres. Ce dernier cas est jusqu'à présent le plus fréquent ; tout
comme, dans l'esprit humain, la partialité a toujours été la rÚgle, et le
pluralisme, l'exception. D'oĂč il s'ensuit que mĂȘme dans les rĂ©volutions de
l'opinion, une partie de la vérité se couche tandis qu'une autre se lÚve.
MĂȘme le progrĂšs, qui doit ajouter de la vĂ©ritĂ©, ne fait la plupart du temps
qu'en remplacer une partielle et incomplĂšte, par une autre â le progrĂšs
consistant principalement en ceci que le nouveau fragment de vérité est
davantage désiré, étant plus adapté aux besoins du temps que celui dont il
prend la place. Le caractĂšre partial de l'opinion dominante est tel, mĂȘme
lorsqu'elle repose sur un fonds de vérité, que toute opinion représentant
quelque parcelle de vĂ©ritĂ© omise par l'opinion commune doit ĂȘtre regardĂ©e
comme précieuse, quelle que soit la quantité d'erreur et de confusion qui s'y
mĂȘle. Aucun juge sĂ©rieux des affaires humaines ne se sentira obligĂ© de
s'indigner parce que ceux qui nous imposent de remarquer des vérités qui
autrement nous auraient échappé, passent à cÎté de certaines de celles que
nous apercevons. Un tel juge pensera plutĂŽt qu'aussi longtemps que la
vérité populaire est partiale, il est plus désirable qu'autre chose que la vérité
impopulaire trouve des gens pour l'affirmer tout aussi unilatéralement. En
effet, c'est ainsi qu'elle se trouve ĂȘtre habituellement la plus Ă©nergique, et
qu'elle se trouve avoir le plus de chances d'attirer l'attention réticente sur le
fragment de sagesse qu'ils proclament ĂȘtre la sagesse pleine et entiĂšre.
66
II §35
Ainsi, au dix-huitiĂšme siĂšcle, lorsque presque tous les gens instruits, et
tous ceux â parmi les autres qui furent conduits par eux â Ă©taient Ă©perdus
d'admiration envers ce que l'on appelait la civilisation, ainsi qu'envers les
merveilles de la science moderne, de la littérature, et de la philosophie, et
tandis que - surestimant grandement le degré de dissemblance entre les
hommes de la modernité et ceux de l'Antiquité - ils se laissaient croire que
l'entiÚre différence était à leur seul avantage : avec quel choc salutaire les
paradoxes de Rousseau n'explosĂšrent-ils pas ! Ils firent l'effet d'une bombe
dans tout cela, disloquant la masse compacte d'une opinion unilatérale, et
forçant ses éléments à se réarranger sous une forme meilleure, avec des
ingrédients supplémentaires. Ce n'est pas que les opinions ayant cours alors
aient été dans l'ensemble plus éloignées de la vérité que ne l'étaient celles
de Rousseau. Au contraire, elles en Ă©taient plus proches. Elles contenaient
davantage de vérité positive, et beaucoup moins d'erreur. Néanmoins, dans
la doctrine de Rousseau, reposait une somme considérable de ces vérités
dont précisément l'opinion populaire manquait, et qu'elle emporta au fil de
son courant. Et ces alluvions demeurĂšrent, quand le flot fut tari. La valeur
supérieure d'une vie simple, l'effet avachissant et démoralisant des entraves
et des hypocrisies d'une société d'artifices : voilà des idées qui n'ont jamais
déserté les esprits cultivés depuis que Rousseau a écrit. Et elles produiront
les effets qu'on peut leur prévoir en temps et en heure, quoiqu'elles aient
aujourd'hui besoin d'ĂȘtre affirmĂ©es, et d'ĂȘtre affirmĂ©es par des actes ; car les
mots sur ce sujet ont quasiment épuisé leur pouvoir.
II §36
En politique encore, c'est presque un lieu commun qu'un parti d'ordre et
de stabilité, et un parti de progrÚs ou de réforme, sont tous deux des
éléments nécessaires à la santé de la vie politique. Jusqu'à ce que l'un ou
67
l'autre ait assez Ă©largi les frontiĂšres qui contiennent ce que son esprit peut
comprendre pour ĂȘtre tout Ă la fois un parti d'ordre et de progrĂšs, sachant ce
qui doit ĂȘtre prĂ©servĂ© ainsi que ce qui doit ĂȘtre balayĂ©, et les distinguant.
Chacune de ces maniÚres de penser tire son utilité des défauts de l'autre ;
mais dans une grande mesure, c'est l'opposition de l'autre qui les garde
chacune dans les limites de la raison et du bon sens. A moins que les
opinions favorables à la démocratie comme à l'aristocratie, à la propriété
comme à l'égalité, à la coopération comme à la compétition, à la luxure
comme à l'abstinence, à la société comme à l'individualité, à la liberté
comme Ă la discipline, et tous les autres antagonismes courants dans la vie
pratique, s'expriment avec une égale liberté, et qu'on les fasse valoir et
qu'on les défende avec un talent et une énergie égale de part et d'autre, il
n'y a aucune chance que les deux éléments obtiennent gain de cause. Il est
sûr qu'un plateau de la balance montera, et que l'autre s'abaissera. La
vérité, dans les grandes affaires de la vie, est à ce point une question de
conciliation et de combinaison des opposés, que rares sont les esprits
suffisamment capables et impartiaux pour faire une mise au point qui
s'approche de ce qui est correct ; et c'est le rude procédé d'une lutte entre
combattants, sous des banniĂšres hostiles, qui doit s'en charger. Sur chacune
de ces grandes questions ouvertes que l'on vient d'énumérer, si l'une ou
l'autre des deux opinions a plus de droit que l'autre, non seulement Ă ĂȘtre
tolĂ©rĂ©e, mais encore Ă ĂȘtre encouragĂ©e et approuvĂ©e, c'est celle qui se
trouve ĂȘtre en minoritĂ© en tel endroit, Ă tel moment. C'est l'opinion qui
reprĂ©sente, Ă tel moment donnĂ©, les intĂ©rĂȘts qui sont nĂ©gligĂ©s, l'aspect du
bien-ĂȘtre humain qui se trouve menacĂ© d'ĂȘtre traitĂ© injustement. Je suis
conscient que, dans ce pays, il n'y a aucune intolérance portant sur les
différences d'opinions relativement à la plupart de ces sujets. Je les cite pour
montrer, à travers des exemples multiples et reconnus, l'universalité d'un fait
qui est qu'au stade oĂč en est l'intelligence humaine, ce n'est qu'Ă travers la
68
diversité des opinions qu'il existe une chance de faire jouer avec
fair-play
toutes les facettes de la vérité. Lorsqu'il se trouve des gens qui représentent
une exception sous l'unanimité apparente du monde, sur un sujet
quelconque, mĂȘme si le monde est dans le vrai, il est toujours probable que
les opposants ont quelque chose Ă dire qui vaut la peine d'ĂȘtre Ă©coutĂ©, et
que la vérité perdrait quelque chose à leur silence.
II §37
On objectera peut-ĂȘtre : « Mais certains principes communĂ©ment reçus,
particuliÚrement ceux qui portent sur les sujets les plus élevés et les plus
vitaux, sont davantage que des semi-vérités. La morale chrétienne, par
exemple, est la vérité pleine et entiÚre sur ce sujet, et si quelqu'un enseigne
une morale qui diffÚre de celle-là , il est pleinement dans l'erreur. » Comme
ce cas est, de tous, celui qui a s'avĂšre ĂȘtre le plus important en pratique,
aucun ne saurait mieux convenir pour tester notre maxime générale. Mais
avant de me prononcer sur ce que la morale chrétienne est ou n'est pas, il
serait souhaitable de trancher la question de savoir ce qu'on entend par
« morale chrétienne ». Si l'on entend par là la morale du Nouveau
Testament, je me demande si quelqu'un qui tirerait la connaissance qu'il en a
du livre lui-mĂȘme, pourrait supposer qu'on y annonce ou qu'on a voulu en
faire une doctrine complÚte de la morale. L'évangile se réfÚre constamment
à une morale préexistante, et limite ses préceptes aux points particuliers sur
lesquels cette morale doit ĂȘtre corrigĂ©e, ou dĂ©passĂ©e par quelque chose de
plus large et de plus élevé, s'exprimant en outre la plupart du temps en
termes généraux qu'il est souvent impossible d'interpréter littéralement, et
qui tiennent davantage du caractÚre impressionnant de la poésie ou de
l'éloquence, que de la précision de la législation. En extraire un corps de
doctrine Ă©thique n'a jamais pu se faire sans y ajouter l'Ancien Testament â
autrement dit, sans y ajouter un systÚme qui, de fait, est élaboré, mais qui
69
est barbare à bien des égards, et qui n'était destiné qu'à un peuple barbare.
Saint Paul, ennemi déclaré de cette maniÚre juive d'interpréter la doctrine de
son Seigneur, et de réaliser ses plans, présuppose également une morale
préexistante, à savoir celle des Grecs et des Romains ; et le conseil qu'il
donne aux Chrétiens est dans une grande mesure un arrangement avec
cette derniĂšre, qui va mĂȘme jusqu'Ă donner l'impression d'autoriser
l'esclavage. La morale que l'on nomme chrétienne, mais que l'on devrait
plutĂŽt appeler thĂ©ologique, ne fut pas l'Ćuvre du Christ ou des apĂŽtres. Elle
est d'une origine plus tardive, ayant Ă©tĂ© progressivement Ă©difiĂ©e par l'Ăglise
catholique des cinq premiers siÚcles ; et quoiqu'implicitement elle n'ait été
adoptée ni par les modernes, ni par les Protestants, elle a beaucoup moins
été modifiée par eux que ce à quoi l'on aurait pu s'attendre. En fait, pour la
majeure partie, ils se sont contentés d'en supprimer les additions qui y
avaient été faites au Moyen-ùge, chaque secte les remplaçant par des
additions nouvelles, adaptées à son caractÚre et à ses tendances propres.
Que l'humanité doive beaucoup à cette morale, et à ceux qui l'enseignÚrent
les premiers, je serais bien la derniĂšre personne Ă le nier. Mais je n'ai aucun
scrupule Ă dire que sur bien des points d'importance, elle est incomplĂšte et
partiale ; et à supposer que des idées et des sentiments qu'elle interdit
n'eussent pas contribué à la formation de la vie et du tempérament
européens, les affaires humaines auraient été dans une situation pire qu'elle
ne sont à présent. La morale prétendue chrétienne possÚde tous les
caractÚres de la réaction. Il s'agit, en grande partie, d'une contestation du
paganisme. Son idéal est plutÎt négatif que positif, plutÎt passif qu'actif.
C'est plutĂŽt l'innocence que la noblesse, plutĂŽt l'abstinence vis-Ă -vis du mal,
que la poursuite Ă©nergique du bien : on a eu raison de dire que dans ses
préceptes, les « Tu ne feras point telle ou telle chose » l'emportent outre
mesure sur les « Tu feras ceci ou cela ». Par horreur de la sensualité, elle
s'est fait de l'ascétisme une idole qui a progressivement dégénéré en
70
idolùtrie de la légalité. Elle présente l'espérance du paradis, et la menace de
l'enfer, comme les motifs désignés et convenables de la vie vertueuse :
tombant par lĂ bien au-dessous de ce que les Anciens avaient de meilleur, la
morale humaine recevant de ce qui repose lĂ -dessus un caractĂšre
essentiellement Ă©goĂŻste, parce que le sentiment du devoir que chacun peut
Ă©prouver se trouve dĂ©connectĂ© des intĂ©rĂȘts de ses semblables, sauf pour
autant qu'un intéressement personnel lui est offert pour l'inciter à les prendre
en compte. Il s'agit essentiellement d'une doctrine de l'obéissance passive.
Elle inculque la soumission à toute autorité qui se trouve établie, à laquelle,
en fait, il ne faut pas obéir activement lorsqu'elle ordonne ce que la religion
interdit, mais à laquelle il ne faut pas résister, et contre laquelle il faut encore
moins se rebeller, quelque tort qu'elle nous fasse. Et tandis que, dans la
morale des meilleures nations paĂŻennes, le devoir envers l'Ătat prend une
place qui est mĂȘme disproportionnĂ©e, qui enfreint la libertĂ© lĂ©gitime de
l'individu, dans l'éthique purement chrétienne, ce grand domaine du devoir
est à peine remarqué ou reconnu. C'est dans le Coran, et non dans le
Nouveau Testament, qu'on lit la maxime : « Un législateur qui désigne un
homme pour un office, alors qu'il s'en trouve un autre plus qualifié pour cela
sur son territoire, pĂšche contre Dieu et contre l'Ătat. » Le peu de
reconnaissance que l'idée d'obligation vis-à -vis du public s'attire dans la
morale moderne, provient de sources grecques et romaines, et non pas de
sources chrĂ©tiennes. De la mĂȘme façon, mĂȘme dans la morale privĂ©e, tout
ce qu'il y a de magnanimité, de noblesse de caractÚre, de dignité
personnelle, et mĂȘme de sens de l'honneur, provient de la partie de notre
Ă©ducation qui est purement humaine, non de la partie religieuse, et elle
n'aurait pu Ă©clore Ă partir d'une norme morale dans laquelle la seule valeur
ouvertement reconnue est celle de l'obéissance.
71
II §38
Bien loin de moi l'idée (qui ne viendrait à personne) de prétendre que
ces défauts sont nécessairement inhérents à l'éthique chrétienne, quelle que
soit la maniĂšre dont on puisse la concevoir, ou que les nombreuses
exigences d'une doctrine morale complĂšte qu'elle ne contient pas, serait
impossible Ă concilier avec elle. Encore bien moins l'insinuerai-je des
enseignements et des prĂ©ceptes du Christ lui-mĂȘme. Je crois que les
paroles du Christ sont tout ce qu'elles ont Ă©tĂ© destinĂ©es Ă ĂȘtre d'aprĂšs les
indices que je peux trouver ; qu'elles ne sont en rien inconciliables avec ce
que requiert une morale compréhensive ; que tout ce que l'éthique a
d'excellent peut leur ĂȘtre apportĂ© sans faire davantage violence Ă ce qu'elles
disent que n'ont fait tout ceux qui tentÚrent d'en déduire un systÚme pratique
de conduite, quel qu'il fût. Mais il est tout-à -fait compatible avec cela de
croire qu'elles ne contiennent qu'une partie de la vérité, et qu'elles n'étaient
pas destinées à en contenir davantage ; de croire que beaucoup d'éléments
essentiels pour une morale plus élevée ne figure pas parmi les choses que
le fondateur du christianisme fournit dans les déclarations qu'on en a
rapportées. D'ailleurs, ce n'était pas son but de les fournir. Elles ont été
entiÚrement rejetées par les systÚmes d'éthique qui ont été construits par
l'Ăglise chrĂ©tienne, sur la base de ces dĂ©clarations. Et comme il en est ainsi,
je pense que c'est une grande erreur de persister Ă rechercher dans la
doctrine chrétienne cette rÚgle complÚte destinée à nous conduire, que son
auteur eut l'intention d'approuver et de faire respecter, mais en ne la
fournissant qu'en partie. Je crois également que cette théorie bornée est en
train de devenir un grand mal pratique, portant gravement atteinte Ă la valeur
de l'instruction morale et de son exercice, que beaucoup de personnes bien
intentionnées sont enfin en train de s'efforcer à promouvoir. Je crains
davantage encore qu'en essayant de ne former l'esprit et les sentiments que
72
sur un mode exclusivement religieux, et qu'en se débarrassant de ces
normes qu'on pourrait appeler « séculiÚres » (à défaut de meilleur terme) qui
coexistaient jusque là avec l'éthique chrétienne, et qui s'y ajoutait, recevant
quelque chose de son esprit, et y diffusant du sien, il n'en résulte à l'avenir,
comme c'est mĂȘme dĂ©jĂ le cas aujourd'hui, un type de personnalitĂ© infĂ©rieur,
vile et servile, qui, se soumettant autant qu'il le peut Ă ce qu'il estime ĂȘtre la
VolontĂ© SuprĂȘme, est incapable de s'Ă©lever jusqu'Ă la conception du Bien
SuprĂȘme, ou d'accorder ses sentiments avec lui. Je crois qu'une Ă©thique
autre que toutes celles qui furent élaborées à partir de sources
exclusivement chrétiennes, doit coexister à cÎté de l'éthique chrétienne, afin
de produire la régénération morale de l'humanité, et que le systÚme chrétien
n'est pas une exception Ă la rĂšgle d'aprĂšs laquelle â l'esprit humain Ă©tant
dans un Ă©tat imparfait â la cause de la vĂ©ritĂ© exige la diversitĂ© des opinions.
Il n'est pas nécessaire qu'en cessant d'ignorer les vérités morales qui ne se
trouvent pas dans le christianisme, les hommes doivent en venir Ă ignorer
certaines de celles qui s'y trouvent. Un tel préjugé, ou un tel oubli, lorsqu'il
arrive, est un mal et entiĂšrement. Mais c'est l'un de ceux dont nous ne
pouvons espĂ©rer ĂȘtre un jour exempts, et l'on doit le considĂ©rer comme le
prix à payer pour un bien inestimable. Qu'une partie de la vérité prétende
ĂȘtre la vĂ©ritĂ© pleine et entiĂšre, excluant par lĂ les autres parties, cela ne peut
pas ne pas ĂȘtre combattu, et cela doit l'ĂȘtre. Et quand bien mĂȘme un
mouvement réactionnaire rendrait les contestataires injustes à leur tour,
cette partialitĂ©, comme celle Ă laquelle elle s'oppose, pourrait ĂȘtre dĂ©plorĂ©e,
mais devrait ĂȘtre tolĂ©rĂ©e. Si les ChrĂ©tiens avaient enseignĂ© aux infidĂšles Ă
ĂȘtre justes vis-Ă -vis de la chrĂ©tientĂ©, ils auraient Ă©tĂ© eux-mĂȘmes justes Ă
l'Ă©gard des infidĂšles. Ăvacuer le fait, connu de tous ceux Ă qui l'histoire
littéraire est un tant soit peu familiÚre, qu'une large part des enseignements
moraux les plus nobles et les plus précieux ont été le fait non seulement
d'hommes qui ignorÚrent la foi chrétienne, mais encore d'hommes qui la
73
connurent, et qui la refusÚrent, voilà qui ne sert en rien la vérité.
II §39
Je ne prétends pas que l'usage le plus illimité de la liberté de formuler
toutes les opinions possibles mettrait fin aux maux du sectarisme religieux
ou philosophique. Toute vérité pour laquelle des hommes aux capacités
bornĂ©es ont de la ferveur Ă toutes les chances d'ĂȘtre affirmĂ©e, inculquĂ©e, et
d'inspirer des actions de bien des maniĂšres, comme s'il n'existait aucune
autre vérité dans le monde, et en tous cas aucune qui puisse limiter ou
tempĂ©rer la premiĂšre. Je reconnais que la tendance de toute opinion Ă
devenir sectaire n'est pas guérie par la discussion la plus libre, mais qu'elle
est souvent par lĂ intensifiĂ©e et exacerbĂ©e, la vĂ©ritĂ© qui devait ĂȘtre aperçu
ne l'étant pas, étant repoussée le plus violemment du monde pour avoir été
proclamée par des gens que l'on considÚre comme des adversaires. Mais ce
n'est pas sur les partisans exaltés, c'est sur les spectateurs plus calmes et
désintéressés que le choc des opinions produit ses effets salutaires. Ce
n'est pas le violent conflit entre les parties de la vérité qui est un mal
formidable, c'est au contraire la suppression silencieuse de l'une d'entre
elles. Tant que les gens sont contraints Ă Ă©couter les deux parties, il y a
toujours de l'espoir. C'est lorsqu'ils n'accordent plus leur attention qu'Ă une
seule, que les erreurs se cristallisent en prĂ©jugĂ©s ; et la vĂ©ritĂ© elle-mĂȘme
cesse de faire l'effet d'une vĂ©ritĂ©, se faussant en caricature d'elle-mĂȘme. Et
puisqu'il y a peu d'attributs de l'esprit plus rares que cette faculté impartiale
d'asseoir un jugement intelligent en faveur du pour ou du contre sur un
question donnĂ©e, lĂ oĂč une seule des parties en prĂ©sence est pourvue d'un
avocat, la vérité n'a aucune chance si chacune de ses facettes, si chaque
opinion qui représente quelque fragment de la vérité, ne trouve pas d'avocat,
et plus encore : un avocat dont le plaidoyer soit tel qu'on l'Ă©coute.
74
II §40
A présent, nous avons reconnu la nécessité de la liberté d'opinion et de
la libertĂ© d'expression des opinions pour le bien-ĂȘtre mental de l'humanitĂ©
(duquel dĂ©pendent tous ses autres bien-ĂȘtre), sur la base de quatre
fondements distincts, qu'à présent nous allons récapituler briÚvement.
II §41
D'abord, si l'on fait taire une opinion, pour autant que nous le sachions,
cette opinion peut ĂȘtre vraie. Nier cela revient Ă prĂ©sumer que nous sommes
infaillibles.
II §42
En second lieu, mĂȘme si l'opinion que l'on fait taire est une erreur, elle
peut contenir une part de vérité, et tel est le cas trÚs couramment. Et
puisque l'opinion générale ou dominante sur quelque sujet que ce soit est
rarement, voire n'est jamais la vérité pleine et entiÚre, c'est seulement par la
confrontation des opinions adverses que ce qui nous manque de la vérité a
quelque chance de nous ĂȘtre fourni.
II §43
TroisiĂšmement, Ă supposer mĂȘme que l'opinion communĂ©ment reçue
soit non seulement vraie, mais la vérité pleine et entiÚre, à moins qu'elle ne
supporte d'ĂȘtre vigoureusement et ardemment contestĂ©e, et qu'elle le soit en
effet, elle sera soutenue par la plupart de ceux qui l'acceptent comme un
préjugé, en comprenant, ou en ressentant bien peu ses fondements
rationnels. Et ce n'est pas tout. Car quatriĂšmement, le sens de la doctrine
lui-mĂȘme risquera d'ĂȘtre perdu, ou affaibli, et privĂ© de son effet vital sur la
personnalité et sur la conduite, le dogme devenant une profession de foi
purement formelle, inefficace en vue du bien, mais infestant le sol, et
empĂȘchant toute conviction rĂ©elle et sincĂšre venant de la raison ou de
75
l'expérience personnelle, de pousser.
II §44
Avant de laisser le sujet de la liberté d'opinion, il convient d'avoir égard
Ă ceux qui disent que la libre expression de toutes les opinions doit ĂȘtre
permise, à la condition qu'elle se fasse de maniÚre modérée, et qu'elle ne
franchisse pas les limites d'une discussion Ă©quitable. Il y aurait beaucoup Ă
dire sur l'impossibilité de fixer ces limites supposées, car si le critÚre se
trouvait ĂȘtre l'offense faite Ă ceux dont on attaque les opinions, je pense que
l'expérience témoigne que cette offense est faite toutes les fois que l'attaque
est puissante et bien menée, et que tout adversaire qui les pousse à fond, et
à qui les autres trouvent difficilement quoi répliquer, leur semble, pour peu
qu'il fasse preuve de quelque passion pour le sujet, un adversaire immodéré.
Cependant, mĂȘme s'il s'agit d'une considĂ©ration importante du point de vue
pratique, cela se mĂȘle Ă une objection plus fondamentale. Indubitablement,
la maniĂšre dont on affirme une opinion, quand bien mĂȘme elle serait vraie,
peut ĂȘtre trĂšs rĂ©prĂ©hensible, et encourir Ă juste titre une censure sĂ©vĂšre.
Mais les principales offenses de cette nature seraient telles qu'il serait la
plupart du temps impossible de rĂ©ussir Ă convaincre sans s'ĂȘtre trahi soi-
mĂȘme accidentellement. La plus grave d'entre elles est de procĂ©der par
sophisme, d'éluder des faits ou des arguments, de mal établir les éléments
du cas en question, ou de mal représenter l'opinion opposée. Mais tout cela,
mĂȘme portĂ© au degrĂ© ultime de gravitĂ©, est fait si continuellement en toute
bonne foi par des gens qu'on ne considĂšre pas comme des ignorants ou
comme des incompĂ©tents, et qui ne mĂ©ritent pas qu'on les considĂšre ainsi Ă
de nombreux autres Ă©gards, qu'il est rarement possible d'Ă©tiqueter une
représentation déformée comme moralement coupable, consciencieusement
et sur des fondements avĂ©rĂ©s. Encore moins la loi peut-elle se mĂȘler de ce
genre de mauvaise conduite discursive. Eu Ă©gard Ă ce que l'on appelle
76
communément une discussion qui passe les bornes, à savoir l'invective, le
sarcasme, les remarques désobligeantes, et ainsi de suite, la dénonciation
de ces armes mériterait plus de sympathie, si jamais l'on proposait de les
interdire également de part et d'autre. Mais on ne désire en restreindre
l'usage que contre l'opinion dominante. Contre les opinions minoritaires, non
seulement elles peuvent ĂȘtre employĂ©es sans qu'il y ait Ă craindre la
désapprobation générale, mais il y a des chances que l'on loue le zÚle
honnĂȘte et l'indignation vertueuse de celui qui les emploie. Pourtant, quel
que soit le malheur qui procĂšde de leur usage, il est plus grand lorsqu'elles
sont employées contre celui qui peut le moins se défendre, et quelqu'injuste
que soit l'avantage qu'une opinion retire de cette maniĂšre de s'affirmer, il
profite presque exclusivement aux idées reçues. La pire offense de cette
sorte qui peut ĂȘtre faite par une polĂ©mique est de stigmatiser les tenants de
l'opinion adverse comme mauvais ou immoraux. Aux calomnies de cette
nature, ceux qui soutiennent une opinion impopulaire sont particuliĂšrement
exposés, parce qu'ils sont généralement en nombre réduit, et sans influence,
et que personne à part eux ne se sent trÚs intéressé à ce qu'on leur rende
justice. Mais cette arme est refusĂ©e, par le fait mĂȘme, Ă ceux qui attaquent
une opinion dominante : non seulement il leur est impossible de l'utiliser
sans se mettre en danger, mais Ă supposer mĂȘme que cela leur fĂ»t possible,
cela ne ferait que retomber sur leur propre cause. En général, les opinions
contraires Ă celles qui sont communĂ©ment reçues ne peuvent ĂȘtre Ă©coutĂ©es
que si l'on modÚre scrupuleusement le langage qui les véhicule, et si l'on
Ă©vite le plus prudemment les offenses superflues. DĂ©vient-elles mĂȘme
légÚrement de cela ? Les voilà presque toujours qui perdent du terrain.
Tandis que la vitupération démesurée, employée du cÎté de l'opinion
dominante, dissuade effectivement les gens de professer des opinions qui
lui sont contraires, et dissuade les autres de les écouter. Par conséquent,
dans l'intĂ©rĂȘt de la vĂ©ritĂ© et de la justice, il est beaucoup plus important de
77
restreindre cet emploi-là d'un langage vitupérant que de restreindre l'autre.
Et, par exemple, s'il était nécessaire de choisir, il y aurait bien davantage
besoin de décourager les agressions commises à l'encontre de l'incroyance,
que celles qui sont commises contre la religion. Il est cependant Ă©vident que
ce n'est pas l'affaire des lois et de l'autorité de restreindre l'une ou l'autre,
tandis que l'opinion doit, en chaque cas, déterminer son verdict en fonction
des circonstances de chaque cas individuel, condamnant quiconque, quel
que soit son camp dans le débat, dont la maniÚre de plaider manifeste chez
lui soit un manque de franchise, soit de la méchanceté, de la bigoterie, ou
encore une sensibilité intolérante. Mais elle ne doit pas inférer ces vices du
parti que prend quelqu'un, mĂȘme s'il est l'opposĂ© du nĂŽtre. Et elle doit rendre
les honneurs Ă quiconque, quelle que soit l'opinion soutenue, qui a la
sérénité de voir qui sont vraiment ses adversaires, quelles sont vraiment ses
opinions, et l'honnĂȘtetĂ© de le dĂ©clarer, n'exagĂ©rant rien pour les discrĂ©diter,
ne cachant rien de ce qui parle en leur faveur, ou de ce qui peut ĂȘtre
supposé parler en leur faveur. Voilà la morale véritable de la discussion
publique. Et si l'on viole souvent ces rĂšgles, je me plais Ă penser qu'il y a
beaucoup de polémistes qui les respectent dans une large mesure, et un
plus grand nombre encore qui s'y efforce consciencieusement.
78
3. DE L'INDIVIDUALITE,
COMME ETANT UN DES
ELEMENTS DU BIEN-ETRE
§ CHAPITRE III §
III §1
Telles sont les raisons qui rendent impĂ©ratif que les ĂȘtres humains
puissent ĂȘtre libres de former des opinions, et de les exprimer sans rĂ©serve ;
et telles sont les funestes conséquences pour la nature intellectuelle de
l'homme â et Ă travers elle â pour sa nature morale, si la libertĂ© n'est ni
concédée, ni affirmée en dépit de son interdiction. Examinons ensuite si les
mĂȘmes raisons n'impliquent pas que les hommes doivent ĂȘtre libres d'agir
selon leurs opinions, de les mettre à exécution dans leurs vies, sans entrave
physique ou morale de la part de leurs semblables, pour autant que ce soit Ă
leurs seuls risques et périls. Cette derniÚre clause restrictive est bien
évidemment indispensable. Personne ne prétend que les actions doivent
ĂȘtre aussi libres que les opinions. Au contraire, mĂȘmes les opinions perdent
leur immunité lorsque les circonstances dans lesquelles elles sont
exprimĂ©es sont telles que leur expression devient une incitation positive Ă
des actes malveillants. Une opinion d'aprÚs laquelle les marchands de blé
affament le pauvre, ou d'aprĂšs laquelle la propriĂ©tĂ© privĂ©e est le vol, doit ĂȘtre
laissée en paix lorsqu'elle circule simplement dans la presse, mais elle peut
à juste titre appeler une punition lorsqu'elle est livrée oralement à une foule
79
excitée assemblée devant la maison d'un marchand de blé, ou diffusée sous
forme de placards un peu partout au sein de la mĂȘme foule. Les actes, de
quelque sorte qui, sans juste motif, causent du tort aux autres, peuvent ĂȘtre
â et dans les cas les plus importants doivent absolument ĂȘtre â contrĂŽlĂ©s par
les sentiments de désapprobation, et, quand cela est nécessaire, par
l'ingĂ©rence active des hommes. La libertĂ© de l'individu doit donc ĂȘtre trĂšs
limitĂ©e. Il ne doit pas faire de lui-mĂȘme une nuisance pour les autres. Mais
s'ils s'abstient d'importuner les autres dans ce qui les concerne, et agit
simplement d'aprĂšs sa propre inclination et son propre jugement dans les
choses qui le concernent lui, les mĂȘmes raisons qui montrent que l'opinion
doit ĂȘtre libre, prouvent aussi qu'il doit ĂȘtre autorisĂ© â sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ© â Ă
mettre en pratique ses opinions, en en Ă©tant comptable. Que les hommes ne
soient pas infaillibles, que leurs vĂ©ritĂ©s â pour la majeure partie â ne sont
que des demi-vérités, que l'unité de l'opinion ne soit pas désirable si elle ne
résulte pas de la comparaison libre et entiÚre des opinions opposées, et que
la diversité ne soit pas un mal, mais un bien, tant que les hommes ne seront
pas davantage capables qu'à présent de reconnaßtre tous les cÎtés de la
vérité, voilà des principes applicables aux modes d'action des hommes, tout
autant qu'Ă leurs opinions. De la mĂȘme façon qu'il est utile aux hommes de
pouvoir avoir des opinions différentes, tant qu'ils sont imparfaits, il est utile
aussi qu'il puisse y avoir différentes expérimentations existentielles. On
pourrait donner ce champ libre aux diffĂ©rentes variĂ©tĂ©s de caractĂšres, Ă
moins qu'ils ne lÚsent les autres. Il est utile que la valeur des différents
modes de vie puisse ĂȘtre prouvĂ©e pratiquement, quand quelqu'un pense
convenable de les essayer. En bref, il est désirable que dans les choses qui
ne concernent pas les autres au premier chef, l'individualité s'affirme elle-
mĂȘme. LĂ oĂč ce n'est pas le caractĂšre propre de la personne, mais les
traditions ou les coutumes des autres gens qui sont la rĂšgle de conduite, il
manque un des ingrédients principaux du bonheur humain, et l'ingrédient
80
presque principal du progrĂšs individuel et social.
III §2
En tenant ferme ce principe, la plus grande difficulté qu'on peut
rencontrer ne repose pas sur l'Ă©valuation des moyens en vue d'une fin
connue, mais sur l'indifférence des personnes en général à l'égard de la fin
elle-mĂȘme. Si l'on ressentait que le dĂ©veloppement libre de l'individualitĂ© est
l'une des choses essentielles qui mĂšnent au bien-ĂȘtre, si l'on ressentait qu'il
n'est pas seulement un élément coordonné avec tout ce que l'on désigne par
les termes de
civilisation
, d'
instruction
, d'
Ă©ducation
, de
culture
; mais qu'il en
est lui-mĂȘme une partie nĂ©cessaire, et la condition de tout cela, il n'y aurait
aucun danger que la libertĂ© puisse ĂȘtre sous-Ă©valuĂ©e, et l'ajustement des
limites entre elle et le contrÎle social ne présenterait pas de difficulté
extraordinaire. Mais le problĂšme est que la spontanĂ©itĂ© individuelle est Ă
peine considérée par la maniÚre commune de penser, comme ayant quelque
valeur intrinsÚque, ou comme méritant quelque considération pour son
propre compte. La majorité, étant satisfaite par les voies qu'empruntent les
hommes tels qu'ils sont maintenant (puisque c'est elle qui les fait ĂȘtre ce
qu'elles sont), ne peut pas du tout comprendre pourquoi ces chemins
pourraient n'ĂȘtre pas assez bons pour tout le monde, et au surplus, la
spontanéité ne fait pas partie de l'idéal de la majorité des réformateurs
moraux et sociaux, mais est plutÎt regardée avec jalousie, comme une
obstruction gĂȘnante et peut-ĂȘtre rebelle Ă l'acceptation gĂ©nĂ©rale de ce que
ces rĂ©formateurs, dans leur propre jugement, pensent ĂȘtre le meilleur pour
l'humanitĂ©. Peu de gens, mĂȘme, en dehors de l'Allemagne, comprennent le
sens de la doctrine dont Wilhelm Von Humboldt â aussi Ă©minent savant que
politique â fit le texte d'un traitĂ©, qui est que « le but de l'homme, ou celui qui
lui est prescrit par les lois immuables ou Ă©ternelles Ă©dictĂ©es par la raison â
et non pas suggĂ©rĂ© par un dĂ©sir vague et passager â est le plus haut et le
81
plus harmonieux développement de ses possibilités dans un ensemble
complet et cohĂ©rent » ; que, par consĂ©quent, « ce vers quoi tout ĂȘtre humain
doit sans cesse diriger ses efforts, et spécialement ce que ceux qui ont le
dessein d'avoir de l'influence sur leurs semblables ne doivent jamais quitter
des yeux, c'est l'individualité du pouvoir et du développement » ; qu'à cause
de cela, il y a deux impératifs : « la liberté, et la diversité des situations » ; et
que de la réunion de cela émerge « la vigueur individuelle et une riche
diversité » qui font ensemble « l'originalité »
III §3
Toutefois, il y a peu de gens qui soient habitués à une doctrine comme
celle de Von Humboldt, et aussi surprenant que puisse leur paraĂźtre le fait de
trouver une si grande valeur attachée à l'individualité, la question, doit-on
nĂ©anmoins penser, ne saurait ĂȘtre que de degrĂ©. Que les gens ne doivent
absolument rien faire d'autre que de se copier les uns les autres n'est l'idée
d'excellence de personne. Personne n'affirmerait que les gens ne doivent
pas imprimer à leur façon de vivre, ou à leur conduite dans ce qui les
concerne, quoique ce soit qui vienne de leur propre jugement, ou de leur
propre caractÚre individuel. D'un autre cÎté, il serait absurde de prétendre
que les gens doivent vivre comme si l'on ne connaissait rien du monde avant
qu'ils y viennent ; comme si l'expérience n'avait encore rien fait qui montrùt
qu'un mode d'existence, ou de conduite fût préférable à un autre. Personne
ne nie que les gens doivent ĂȘtre instruits et exercĂ©s dans leur enfance; de
maniĂšre Ă ĂȘtre conscients et Ă bĂ©nĂ©ficier des rĂ©sultats certains de
l'expérience humaine. Mais c'est le privilÚge et la condition convenable de
l'ĂȘtre humain, arrivĂ© Ă la maturitĂ© de ses facultĂ©s, que d'utiliser et
d'interpréter l'expérience de sa propre façon. C'est à lui de trouver quelle
part de l'expérience passée est convenablement applicable aux
circonstances qui sont les siennes et Ă son caractĂšre. Les traditions et les
12 Wilhelm Von Humboldt,
La SphĂšre et les devoirs du gouvernement
â traduit de l'allemand â pp. 11-13
82
coutumes des autres peuples sont, dans une certaine mesure, des preuves
qui indiquent ce que l'expérience leur a appris à eux. Ce sont des preuves
par présomption et, comme telles, elles méritent qu'on leur attache de
l'importance. Mais, tout d'abord, il se peut que leur expérience soit trop
limitée, ou qu'elle n'ait pas été interprétée correctement. En second lieu, leur
interprĂ©tation de l'expĂ©rience peut ĂȘtre correcte, sans pour autant leur
convenir. Les coutumes sont faites pour des circonstances coutumiĂšres, et
pour des personnes coutumiĂšres, or le caractĂšre d'un ĂȘtre humain ou les
circonstances qui l'entourent peuvent ne pas ĂȘtre coutumiers. En troisiĂšme
lieu, mĂȘme si les coutumes sont tout Ă la fois bonnes comme coutumes et
bonnes pour lui, il reste que se conformer Ă la coutume simplement parce
qu'elle est la coutume ne l'éduque pas, et ne développe pas non plus en lui
les qualitĂ©s qui sont le lot distinctif de l'ĂȘtre humain. Les facultĂ©s humaines
de perception, de jugement, la disposition Ă pressentir le parti Ă prendre,
l'activitĂ© mentale et mĂȘme la prĂ©fĂ©rence morale, ne sont exercĂ©es que dans
le fait de faire des choix. Celui qui ne fait les choses que parce que c'est la
coutume, ne fait aucun choix. Il ne progresse ni dans l'exercice de son
discernement, ni dans celui de sa faculté de désirer le meilleur. Les
capacités mentales et morales, comme les forces musculaires, ne
s'améliorent qu'en étant utilisées. Ces facultés sont appelées à ne plus
s'exercer, en faisant quelque chose simplement parce que les autres le font,
ou en croyant Ă quelque chose seulement parce que les autres y croient. Si
les fondements d'une opinions ne sont pas concluants du point de vue de la
raison de la personne, sa raison ne peut ĂȘtre renforcĂ©e, mais a toutes les
chances d'ĂȘtre affaiblie, s'il l'adopte. Et si les motifs d'un acte ne sont pas
tels que son propre caractĂšre et ses propres sentiments puissent y consentir
(lĂ oĂč l'affection ou le droit des autres ne sont pas concernĂ©s), c'est autant
de fait pour rendre son caractÚre et ses sentiments inertes et végétatifs,
plutĂŽt qu'actifs et Ă©nergiques.
83
III §4
Celui qui laisse le monde, ou son monde, choisir pour lui le plan de sa
vie, n'a aucun besoin d'aucune autre faculté que de celle, simiesque, de
l'imitation. Celui qui choisit, pour lui-mĂȘme, son plan de vie, emploie toutes
ses facultés. Il doit utiliser l'observation pour voir, la raison et le jugement
pour prévoir, de l'activité en vue de rassembler des éléments pour décider,
du discernement pour décider ; et quand il a décidé, de la fermeté et de la
maßtrise de soi pour s'en tenir à sa décision réfléchie. Et il fait appel à ces
qualités et les exerce
exactement d'autant plus que la part de sa conduite
qu'il détermine suivant son propre jugement et ses propres sentiments est
plus grande. Il serait possible qu'on le guidĂąt sur certains bons sentiers, et
qu'on le mĂźt Ă l'abri du danger, sans aucune de ces choses. Mais quelle
serait sa valeur comparative, comme ĂȘtre humain ? Ce qui a vraiment de
l'importance, ce n'est pas seulement ce que les hommes font, mais aussi
quel type d'homme agit par lĂ . Parmi les Ćuvres de l'homme pour lesquelles
la vie humaine est correctement employée à se perfectionner et à s'embellir,
la premiĂšre en importance est certainement l'homme lui-mĂȘme. Supposons
qu'il fût possible de voir des maisons construites, du blé pousser, des
batailles menĂ©es, des affaires jugĂ©es, et mĂȘme des Ă©glises Ă©rigĂ©es et des
priĂšres dites, par l'effet d'un mĂ©canisme â par des automates ayant forme
humaine. Ce serait une perte considérable d'échanger contre ces automates
mĂȘme les hommes et les femmes qui habitent Ă prĂ©sent les parties du
monde les plus civilisées, et qui ne sont assurément que des spécimens
faméliques en comparaison avec ce que la nature peut et va produire. La
nature humaine n'est pas une machine Ă construire d'aprĂšs un modĂšle, et
réglée pour exécuter exactement le travail qu'on lui demande, mais un arbre
qui a besoin de pousser et de se développer en tous sens, suivant la
tendance des forces internes qui en font une chose vivante.
84
III §5
L'on concédera probablement qu'il est désirable que les gens exercent
leur entendement, et qu'une adhĂ©sion intelligente Ă la coutume, ou mĂȘme Ă
l'occasion, une déviation intelligente par rapport à la coutume, valent mieux
que d'y adhérer aveuglément et simplement de maniÚre mécanique. L'on
admet dans une certaine mesure que notre entendement doive nous ĂȘtre
propre. Mais on ne met pas la mĂȘme bonne volontĂ© Ă admettre que nos
dĂ©sirs et nos impulsions doivent Ă©galement nous ĂȘtre propres, ni non plus Ă
admettre que posséder des impulsions qui nous sont propres et de quelque
force, soit tout sauf dangereux ou insidieux. Pourtant, les désirs et les
impulsions font tout aussi bien partie d'un ĂȘtre humain parfait, que les
croyances et les restrictions ; et les impulsions fortes ne sont dangereuses
que lorsqu'elles ne sont pas convenablement équilibrées : c'est-à -dire quand
un ensemble de buts et d'inclinations est développé en force, tandis que les
autres qui doivent l'accompagner restent faibles et inactifs. Ce n'est pas
parce que les désirs des hommes sont forts, qu'ils agissent mal ; c'est parce
que leurs consciences sont faibles. Il n'y a aucune connexion naturelle entre
des impulsions fortes et une conscience faible. La connexion naturelle va
dans l'autre sens. Dire que les désirs et les sentiments d'une personne sont
plus forts et plus variés que ceux d'un autre, c'est presque dire qu'il dispose
en plus grande quantité du matériau brut de la nature humaine, et qu'il est
par consĂ©quent capable de davantage de mal, peut-ĂȘtre, mais certainement
de davantage de bien. « Impulsions fortes » n'est qu'un autre nom de
l'Ă©nergie. L'Ă©nergie peut ĂȘtre dĂ©tournĂ©e dans de mauvais usages, mais il y
aura toujours plus de bien de fait par une nature Ă©nergique, que par une
nature indolente et impassible. Ceux qui ont les sentiments les plus naturels
sont toujours ceux dont les sentiments bien nourris peuvent ĂȘtre rendus les
plus forts. De fortes sensibilités, semblables à celles qui rendent vivaces et
85
puissantes les impulsions personnelles, sont aussi la source d'oĂč sourdent
l'amour le plus passionné de la vertu, et la maßtrise de soi la plus ferme.
C'est en les cultivant que la société tout à la fois fait son devoir et protÚge
ses intĂ©rĂȘts, et non en rejetant l'Ă©toffe dont les hĂ©ros sont faits, parce qu'elle
ne sait pas comment les faire. D'une personne dont les désirs et les
impulsions lui sont propres (c'est-à -dire dont les désirs et les impulsions sont
l'expression de sa nature propre, telle que développée et modifiée par sa
propre culture), l'on dit qu'elle a de la personnalité. Quelqu'un dont les désirs
et les impulsions ne lui sont pas propres, n'a pas de personnalité, n'en a pas
davantage qu'une machine Ă vapeur. Si, en plus de lui ĂȘtre propres, ses
impulsions sont fortes, et qu'elles sont sous le gouvernement d'une volonté
forte, il a alors une personnalité énergique. Quiconque pense que
l'individualitĂ© des dĂ©sirs et des impulsions ne doit pas ĂȘtre encouragĂ©e Ă se
dĂ©velopper elle-mĂȘme, doit tenir pour vrai que la sociĂ©tĂ© n'a aucun besoin
des natures fortes (ce qui n'est pas ce qu'il y a de mieux si elle veut contenir
beaucoup de personnes ayant beaucoup de personnalité) et qu'une
moyenne générale d'énergie élevée n'est pas désirable.
III §6
Dans certains états antérieurs de la société, ces forces auraient pu
dĂ©passer â et dĂ©passĂšrent â le pouvoir de les discipliner et de les contrĂŽler,
que la sociĂ©tĂ© possĂ©dait alors. Il fut un temps oĂč l'Ă©lĂ©ment de spontanĂ©itĂ© et
d'individualité était en excÚs, et le principe social est entré en violent conflit
avec lui. La difficulté d'alors était d'amener des hommes au corps puissant
ou à l'esprit fort, à obéir à toutes les lois qui nécessitaient d'eux qu'ils
contrÎlassent leurs impulsions. Pour surmonter cette difficulté, la loi et la
discipline, comme les papes luttant contre les empereurs, Ă©tendirent un
pouvoir sur l'homme tout entier, réclamant de contrÎler toute sa vie pour
contrÎler sa personnalité. La société n'avait trouvé aucun autre moyen
86
suffisant pour les lier. Mais la société possÚde à présent à juste titre des
individualités bien meilleures, et le danger qui guette la nature humaine n'est
pas l'excÚs, mais le défaut d'impulsions et de préférences personnelles. Les
choses ont grandement changĂ©, depuis le temps oĂč les passions des plus
forts par leur stature ou par leur dotation personnelle Ă©taient en Ă©tat de
perpétuelle rébellion contre les lois et les ordonnances. Les choses ont
grandement changĂ© depuis le temps oĂč il fallait les tenir solidement liĂ©s pour
autoriser aux personnes de leur entourage le profit de la moindre quantité de
sécurité. De nos jours, des plus hautes aux plus basses classes de la
sociĂ©tĂ©, chacun vit sous l'Ćil d'un censeur hostile et menaçant. Non
seulement dans ce qui concerne les autres, mais dans ce qui ne concerne
qu'eux-mĂȘmes, l'individu ou la famille ne se demandent pas : « Qu'est-ce
que je prĂ©fĂšre ? », ni : « Qu'est-ce qui conviendrait Ă mon caractĂšre ou Ă
mes dispositions ? », ni non plus : « Qu'est-ce qui pourrait le plus et le mieux
me rendre
fair-play
, développer et faire s'épanouir cette qualité en moi ? » Ils
se demandent : « Qu'est-ce qui convient à ma situation ? », « Que font
habituellement les personnes de mon rang et de ma fortune ? », ou â pire
encore â : « Que font habituellement les personnes d'un rang et d'une
fortune supĂ©rieurs aux miens ? » â je ne veux pas dire qu'ils choisissent ce
qui est coutumier plutĂŽt que ce qui convient Ă leur propre inclination. Il ne
leur arrive pas d'avoir aucune inclination qui ne soit pour ce qui est
coutumier. Alors, l'esprit lui-mĂȘme se plie sous le joug : mĂȘme dans ce que
les gens font par plaisir, la conformité est la premiÚre chose à laquelle on
pense. Ils aiment en foule. Ils n'opĂšrent de choix que dans un ensemble de
choses faites communément : la particularité du goût, l'excentricité de la
conduite, sont fuis exactement comme des crimes, jusqu'Ă ce qu'Ă force de
ne pas suivre leur propre nature, les gens n'aient plus de nature Ă suivre.
Leurs capacités humaines sont atrophiées et rabougries. Ils deviennent
incapables d'aucun élan de la volonté, d'aucun plaisir naïf. Et ils vont
87
généralement sans aucune opinion, sans aucun sentiment qui soient de leur
cru, ou qui soient proprement les leurs. Est-ce là la condition désirable de la
nature humaine ?
III §7
Oui, pour la théorie calviniste. Selon elle, le seul grand péché de
l'homme est l'entĂȘtement. Tout le bien dont l'humanitĂ© est capable se trouve
dans l'obéissance. Vous n'avez pas le choix ! Ainsi devez-vous faire, et pas
autrement : « tout ce qui n'est pas un devoir est un péché ». La nature
humaine étant radicalement corrompue, il n'y a pas de rédemption pour
quiconque avant que la nature humaine ne soit tuée en lui. Pour quelqu'un
qui soutient cette théorie de la vie, réprimer toutes les facultés, les
capacités, les sensibilités humaines n'est pas un mal : l'homme n'a besoin
d'aucune autre capacité que celle de s'abandonner à la volonté de Dieu. Et
s'il utilise quelqu'une de ses facultés pour quelque autre but qui ne réalisera
pas davantage cette supposée volonté, alors il vaudrait mieux qu'il en fût
privé. C'est là la théorie du calvinisme. Et elle est soutenue, sous une forme
abĂątardie, par beaucoup de gens qui ne se considĂšrent pas comme
calvinistes. L'abùtardissement consiste à donner une interprétation moins
ascĂ©tique Ă ce qu'on prĂ©tend ĂȘtre la volontĂ© de Dieu ; Ă affirmer que sa
volontĂ© soit que l'humanitĂ© doive satisfaire certaines de ses inclinations â
bien entendu, pas de la maniÚre dont les hommes le préfÚrent, mais dans le
sens de l'obéissance. Autrement dit, dans le sens que l'autorité leur prescrit
et par conséquent, dans les conditions obligées du cas en question, qui sont
les mĂȘmes pour tous.
III §8
Sous des formes aussi insidieuses, il y a à présent une tendance lourde
à ces théories de la vie étriquées, et à ce type de personnalité humaine
88
crispée et bornée qu'elles fournissent. Beaucoup de gens, sans aucun
doute, pensent sincĂšrement que les ĂȘtres humains ainsi Ă©triquĂ©s et
rapetissĂ©s sont comme leur Seigneur les destine Ă ĂȘtre, de mĂȘme que
beaucoup ont pensé des arbres qu'ils étaient choses plus délicates lorsqu'on
les Ă©cimait, ou lorsqu'on les taillait en forme d'animaux, qu'en les laissant au
naturel. Mais s'il fait partie de la religion de croire que l'homme a été fait par
un ĂȘtre Bon, il est plus cohĂ©rent avec cette foi de croire que cet ĂȘtre donna
aux hommes toutes les facultés qu'il pourrait développer et épanouir, et non
déraciner et calciner. Il est plus cohérent avec cette foi de croire qu'il prend
plaisir chaque fois que ses créatures s'approchent davantage de la
conception idéale qu'ils portent en eux, chaque fois qu'augmente quelqu'une
de leurs capacités réelles de compréhension, d'action, ou de se réjouir. Il y a
un type d'excellence humaine différent de celui du calvinisme : une
conception de l'humanitĂ© oĂč sa nature lui est accordĂ©e Ă d'autres fins que
pour qu'il doive y renoncer. « L'affirmation de soi païenne » est l'un des
éléments de la valeur humaine, aussi bien que « l'abnégation chrétienne
Il y a un idéal grec de développement de soi, avec lequel l'idéal platonicien
et chrétien de gouvernement de soi se mélange, sans le supplanter. Il est
peut-ĂȘtre meilleur d'ĂȘtre un John Knox qu'un Alcibiade, mais il est meilleur
d'ĂȘtre un PĂ©riclĂšs qu'aucun des deux : et PĂ©riclĂšs, si nous en avions un ces
temps-ci, ne serait privé de rien ce qu'il y a de bon chez John Knox.
III §9
Ce n'est pas en épuisant dans l'uniformité tout ce qui est individuel en
eux, mais en le cultivant et en le mobilisant â dans les limites imposĂ©es par
les droits et les intĂ©rĂȘts des autres â que les ĂȘtres humains deviennent de
nobles et beaux objets de contemplation. Et comme les Ćuvres ont quelque
chose qui tient Ă la personnalitĂ© de ceux qui les rĂ©alisent â par le mĂȘme
processus â la vie humaine, elle aussi, devient riche, diversifiĂ©e, et animĂ©e ;
13 Sterling,
Essais
89
fournissant plus abondamment de quoi alimenter de hautes pensées et des
sentiments Ă©levĂ©s, et renforçant le nĆud qui lie chaque individu Ă l'espĂšce,
donnant Ă l'espĂšce Ă laquelle il appartient une valeur infiniment plus grande.
La valeur de chaque personne en elle-mĂȘme s'accroĂźt en proportion du
développement de son individualité, et en conséquence, elle devient
susceptible dans la mĂȘme proportion d'avoir de la valeur pour les autres. Il y
a une grande plénitude de vie dans ce qui touche à son existence, et quand
il y a plus de vie dans les unités, il y en a plus dans la masse qui en est
composée. Aussi grande que soit la concentration nécessaire pour
empĂȘcher aux spĂ©cimens les plus forts de la nature humaine d'empiĂ©ter sur
les droits des autres, on ne saurait se passer d'elle. Mais pour cela, il existe
une grande compensation, mĂȘme du point de vue du dĂ©veloppement
humain. Les moyens de développement que l'individu perd en étant
empĂȘchĂ© de satisfaire ses penchants au dĂ©triment des autres sont
principalement obtenus par l'extension du développement des autres gens.
Et mĂȘme pour lui-mĂȘme, il y gagne quelque chose de pleinement Ă©quivalent
dans un meilleur développement de la partie sociable de sa nature, rendu
possible par la contrainte opposée à sa partie égoïste. Etre soumis aux
rÚgles rigides de la justice pour le bien des autres développe les sentiments
et les capacitĂ©s qui ont le bien des autres pour but. Mais ĂȘtre empĂȘchĂ© dans
ce qui n'affecte pas leur bien, sinon leur simple agrément, ne développe rien
de valable, sauf une force de caractĂšre telle qu'elle s'Ă©panouira Ă rĂ©sister Ă
la contrainte. Si cet empĂȘchement est acceptĂ©, il engourdit et Ă©mousse la
nature entiĂšre de la personne. Pour donner libre cours Ă la nature de
chacun, il est essentiel que différentes personnes aient le droit de mener des
vies différentes. Les époques se sont distinguées comme importantes pour
la postĂ©ritĂ©, en proportion des marges de manĆuvre qui y Ă©taient laissĂ©es.
MĂȘme le despotisme ne produit pas ses pires effets, aussi longtemps que
l'individualité existe sous son rÚgne, et quelle que soit la chose qui étouffe
90
l'individualité dans le despotisme, par quelque nom qu'on puisse l'appeler, et
mĂȘme s'il proclame la mise en vigueur de la volontĂ© de Dieu, ou des ordres
des hommes.
III §10
Puisque j'ai dit que l'individualitĂ© Ă©tait la mĂȘme chose que le
développement, et qu'il n'y a que la culture de l'individualité qui produise, ou
qui puisse produire le bon dĂ©veloppement des ĂȘtres humains, je pourrais
achever ici de le démontrer : car dire d'une condition des affaires humaines
qu'elle rapproche les ĂȘtres humains eux-mĂȘmes de ce qu'ils peuvent ĂȘtre de
meilleur, n'est-ce pas le plus et le mieux qu'on en puisse dire ? Ou dire de
quelque chose qui fait obstacle au bien, qu'il l'empĂȘche, n'est-ce pas le pire
qu'on en puisse dire ? Sans doute. Cependant, ces considérations ne seront
pas suffisantes pour convaincre ceux qui ont le plus besoin d'ĂȘtre
convaincus, et il est nĂ©cessaire que nous montrions plus tard que ces ĂȘtres
humains développés sont d'une certaine utilité pour ceux qui ne le sont pas
â pour mettre en relief aux yeux de ceux qui ne dĂ©sirent pas la libertĂ©, et qui
eux-mĂȘmes n'en disposeraient pas, qu'ils pourraient ĂȘtre d'une maniĂšre
intelligible récompensés pour le fait de permettre aux autres gens d'en user
sans entrave.
III §11
Aussi, en premier lieu, je suggérerais qu'il leur fût possible d'apprendre
quelque chose sur eux-mĂȘme. Personne ne niera que l'originalitĂ© est une
chose de valeur, dans les affaires humaines. Il y a toujours besoin de gens
non seulement pour découvrir de nouvelles vérités, et faire signe quand des
vérités de jadis s'avÚrent fausses, mais encore pour inaugurer de nouvelles
pratiques et donner l'exemple d'une conduite plus éclairée, et d'un meilleur
goĂ»t, et d'un meilleur sens dans la vie humaine. Cela ne peut ĂȘtre contredit
comme il faut par personne qui ne soit persuadé que le monde a déjà atteint
91
la perfection, de toutes les maniĂšres et dans toutes les pratiques. Il est vrai
que tout le monde ne peut pas rendre la pareille pour ce bénéfice. Il n'y a
que peu de personnes, en comparaison avec l'ensemble de l'humanité, dont
les expĂ©riences â si elles sont adoptĂ©es par les autres â auraient quelque
chance de faire quelque progrĂšs aux pratiques Ă©tablies. Mais ce petit
nombre est le sel de la Terre ; sans eux, la vie humaine serait un fonds
stagnant. Non seulement sont-ce eux qui initient aux bonnes choses qui
n'existaient pas avant eux ; mais encore ce sont eux aussi qui préservent la
vie dans celles qui existaient déjà . S'il n'y avait rien de nouveau à faire,
l'intellect humain cesserait-il d'ĂȘtre nĂ©cessaire ? Y aurait-il une raison pour
laquelle ceux qui font des choses anciennement découvertes devraient
oublier pourquoi ils les font, et les faire comme des veaux, et non plus
comme des ĂȘtres humains ? La tendance des meilleures croyances et des
meilleures pratiques à dégénérer dans le mécanique n'est que trop forte ! Et
à moins qu'il y ait une succession de personnes dont l'originalité toujours
renouvelĂ©e empĂȘche les fondements de ces croyances et de ces pratiques
de devenir simplement traditionnels, une telle matiÚre morte ne résisterait
pas au moindre choc occasionné par quoi que ce soit de réellement vivant ;
et il n'y aurait aucune raison pour que la civilisation n'expirĂąt pas, comme l'a
fait l'Empire byzantin. Les personnes de gĂ©nie sont â il est vrai â et risquent
d'ĂȘtre toujours une minoritĂ© rĂ©duite. Mais pour les avoir, il est nĂ©cessaire de
préserver le sol dans lequel elles poussent. Le Génie ne peut respirer
librement que dans une atmosphÚre de liberté. Les personnes de génie
sont, comme leur nom l'indique, plus individuelles que n'importe qui d'autre.
Ils sont moins capables, par conséquent, d'entrer sans de douloureuses
compressions dans le petit nombre de moules que la société prévoit en vue
de préserver ses membres de la peine d'avoir à former leur propre
personnalité. Si par timidité, ils consentent à entrer de force dans un de ces
moules, et Ă renoncer Ă toute cette partie d'eux-mĂȘmes qui, ne pouvant
92
s'étendre sous la pression, reste contenue, la société ne sera pas beaucoup
meilleure pour ses génies. S'ils ont un caractÚre fort et qu'ils rompent leurs
fers, ils deviennent â pour la sociĂ©tĂ© qui n'a pas rĂ©ussi Ă les rĂ©duire Ă la
banalitĂ© â une cible Ă pointer du doigt comme Ă©tant « sauvage »,
« imprévisible », etc. fort pareillement à qui se plaindrait de ce que le fleuve
Niagara ne coule tranquillement entre ses rives, tel un canal de Hollande.
III §12
J'insiste ainsi, énergiquement, sur l'importance du génie et sur la
nécessité de lui permettre de se développer librement aussi bien dans la
pensée que dans la pratique, en étant bien conscient que personne ne niera
cette position en théorie, mais en sachant aussi que presque tout le monde,
en réalité, y est totalement indifférent. Les gens pensent que le génie est
une chose exquise s'il rend un homme capable d'Ă©crire un poĂšme
passionnant, ou de peindre un tableau. Mais dans son sens véritable, celui
d'originalitĂ© de pensĂ©e et d'action, mĂȘme si personne ne nie que cela doive
ĂȘtre admirĂ©, presque tous en eux-mĂȘmes pensent pouvoir trĂšs bien faire
sans lui. Malheureusement, il n'est que trop naturel que cela nous laisse
songeurs. L'originalité est une chose dont les esprits communs ne peuvent
sentir l'utilité. Ils ne peuvent voir en quoi elle leur est utile. Comment le
verraient-ils ? S'ils pouvaient voir ce qui pourrait leur ĂȘtre utile, ce ne serait
pas de l'originalité. DÚs lors, le premier service que l'originalité a à leur
rendre, c'est de leur ouvrir les yeux. Une fois que cela sera fait, ils pourraient
avoir une chance d'ĂȘtre eux-mĂȘmes originaux. En attendant, souvenons-
nous que rien ne fut jamais fait, dont quelqu'un ne fut l'initiateur, que toutes
les bonnes choses qui existent sont le fruit de l'originalité, et qu'ils soient
assez modestes pour croire qu'il reste encore quelque chose en cela Ă
accomplir, et assurons-les de ce qu'ils ont d'autant plus besoin d'originalité,
93
qu'ils sont moins conscient qu'elle leur manque.
III §13
Dans les faits tels qu'ils sont, quel que soit l'hommage qui peut ĂȘtre
prononcĂ©, et mĂȘme rendu Ă la supĂ©rioritĂ© mentale rĂ©elle ou supposĂ©e, la
tendance générale des choses de par le monde est de faire dominer
l'humanité par la médiocrité. Dans l'histoire de l'Antiquité, au moyen-ùge, et
à un degré qui va diminuant suivant que l'on passe de la féodalité aux temps
prĂ©sents, l'individu Ă©tait un pouvoir en lui-mĂȘme. S'il disposait ou de grands
talents, ou d'une haute position sociale, il était une force considérable.
Aujourd'hui, les individus sont perdus dans la foule. En politique, c'est
presque un lieu commun de dire qu'à présent, l'opinion publique gouverne le
monde. Le seul pouvoir digne de ce nom est celui des masses, et des
gouvernements â aussi longtemps que ces derniers se font l'instrument des
tendances et des instincts des masses. Cela est aussi vrai concernant les
relations morales et sociales de la vie privée que concernant les affaires
publiques. Ceux dont les opinions se font appeler « opinion publique » ne
sont pas toujours les mĂȘmes : en AmĂ©rique, c'est toute la population blanche
; en Angleterre, c'est principalement la classe moyenne. Mais il s'agit
toujours d'une masse, autrement dit d'une médiocrité collective. Et ce qui est
encore une plus grande nouveauté : la masse ne tire pas ses opinions des
dignitaires de l'Ăglise ou de l'Ătat, de leaders manifestes, ou de livres. Leur
pensée est faite pour eux par des hommes qui leur ressemblent davantage,
s'adressant Ă eux et parlant en leur nom sous l'impulsion du moment, Ă
travers les journaux. Je ne me plains pas de tout cela. Je n'affirme pas que
quoi que ce soit de meilleur soit compatible, comme une rÚgle générale,
avec le bas niveau actuel de l'esprit humain. Mais cela n'empĂȘche pas le
gouvernement de la mĂ©diocritĂ© d'ĂȘtre un gouvernement mĂ©diocre. Aucun
gouvernement démocratique, ni non plus aucune aristocratie nombreuse,
94
que ce soit dans ses actes politiques ou dans ses opinions, ne s'est jamais
élevé au-dessus de la médiocrité ni pour ses qualités, ni pour l'état d'esprit
qu'il entretient, et n'a jamais pu le faire â exception faite du souverain.
Beaucoup se sont laissés guider (ce qu'ils ont toujours fait dans leurs
meilleurs temps) par les conseils et l'influence de quelqu'un, ou de quelques
rares personnes hautement douées, ou instruites. L'initiation à tout ce qui est
sage ou noble provient et ne peut provenir que d'individus, et généralement
d'abord de quelqu'un d'individuel. L'honneur et la gloire de l'homme moyen
est d'ĂȘtre capable de suivre cette initiative. C'est de pouvoir rĂ©pondre en lui-
mĂȘme Ă ces choses sages et nobles, et d'ĂȘtre conduit Ă elles les yeux
ouverts. Je ne suis pas en train d'encourager cette sorte de culte du héros,
qui applaudit à l'homme de génie robuste qui s'empare de force du
gouvernement du monde, et le range sous ses ordres malgré lui. Tout ce
qu'il peut réclamer, c'est la liberté de montrer la voie. Le pouvoir de
contraindre les autres Ă la suivre est non seulement incompatible avec la
libertĂ© et leur dĂ©veloppement, mais corrompt en plus l'homme fort lui-mĂȘme.
Il semble bien, cependant, que lorsque les opinions de ces masses
d'hommes simplement moyens sont devenues ou sont partout en train de
devenir le pouvoir dominant, le contrepoids ou le correctif Ă opposer Ă cette
tendance soit l'individualité de plus en plus prononcée de ceux qui se
placent sur les hauteurs les plus élevées de la pensée. C'est dans ces
circonstances, plus particuliĂšrement, que des individus d'exception, au lieu
d'ĂȘtre dissuadĂ©s, doivent ĂȘtre encouragĂ©s Ă agir diffĂ©remment de la masse.
En d'autres temps, il n'y avait aucun avantage Ă agir ainsi, Ă moins qu'ils
n'agissent pas seulement différemment, mais mieux. Pour notre temps, le
moindre exemple de non-conformisme, le moindre refus de plier le genou
devant la coutume, est en lui-mĂȘme un service. PrĂ©cisĂ©ment parce que la
tyrannie de l'opinion en est à ce point qu'elle fait de l'excentricité un
reproche, il est désirable afin de pourfendre cette tyrannie que les gens
95
soient excentriques. L'excentricitĂ© fut toujours en abondance lĂ oĂč la force
de la personnalité fut en abondance. La quantité d'excentricité dans une
société a généralement été proportionnelle à la quantité de génie, de vigueur
mentale, et de courage moral contenue en elle. Que si peu de monde ose Ă
prĂ©sent ĂȘtre excentrique indique le principal danger de ce temps.
III §14
J'ai dit qu'il Ă©tait important de laisser le plus possible libre cours aux
choses inhabituelles, afin qu'à un moment donné, celles qu'il convient de
transformer en coutumes puissent apparaßtre. Mais l'indépendance d'action,
et le dédain de la coutume, ne mérite pas l'encouragement seulement pour
la chance qu'ils permettent que de meilleurs modes d'action, et des
coutumes plus dignes d'ĂȘtre gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©es, puissent percer. Il n'est
pas plus vrai que seules les personnes résolument supérieures mentalement
puissent à bon droit revendiquer la possibilité de mener leur vie comme ils
l'entendent. Il n'y a aucune raison pour que l'existence humaine soit
construite selon tel ou tel petit nombre de schémas. Si une personne
possÚde une quantité respectable de sens commun et d'expérience, sa
propre maniĂšre de mener son existence est la meilleure, non parce qu'elle
est la meilleure en elle-mĂȘme, mais parce qu'elle est la sienne propre. Les
ĂȘtres humains ne sont pas comparables Ă des moutons. MĂȘmes des
moutons ne sont pas indiscernablement semblables. Un homme ne peut
porter un manteau ou une paire de bottes qui lui aillent, que s'ils sont faits
sur mesure ou s'il dispose de l'ensemble d'une gare-robe oĂč choisir. Or, est-il
plus facile de trouver la vie qui lui convient, que le manteau qui lui sied ? Les
ĂȘtres humains sont-ils plus semblables dans l'ensemble de leur conformation
physique et spirituelle que par la forme de leurs pieds ? S'ils n'y avait que la
diversité des goûts des hommes, ce serait une raison suffisante pour ne pas
essayer de les former tous d'aprĂšs le mĂȘme moule. Mais des personnes
96
différentes nécessitent aussi des conditions différentes pour leur
développement spirituel. Elles ne peuvent pas plus sainement exister dans
la mĂȘme ambiance morale, que ne le peuvent toutes les variĂ©tĂ©s de plantes
dans les mĂȘmes conditions physiques, dans la mĂȘme atmosphĂšre, dans le
mĂȘme climat. Les mĂȘmes choses qui aident Ă la croissance de ce qu'il y a
de plus élevé dans la nature de telle personne, sont des entraves pour telle
autre. Le mĂȘme mode de vie est une saine agitation pour untel, conservant
en harmonie toutes ses facultés d'agir et de se réjouir, tandis que pour tel
autre, c'est une charge dérangeante, qui suspend ou étouffe toute sa vie
intĂ©rieure. Les diffĂ©rences entre les sources de plaisir, entre les sensibilitĂ©s Ă
la souffrance, entre les maniĂšres dont agissent sur les ĂȘtres humains
différents facteurs physiques ou moraux sont telles, entre eux, qu'à moins
qu'il n'existe une diversité correspondante dans leurs modes de vie, ils
n'obtiennent pas leur juste part de bonheur, pas plus qu'ils ne développent le
niveau mental, moral et esthétique dont leur nature est capable. DÚs lors,
pour autant que le sentiment public est concerné, pourquoi la tolérance ne
devrait-elle s'étendre qu'aux goûts et aux modes de vie qui arrachent
l'assentiment par la multitude de ceux qui y adhĂšrent ? Mis Ă part dans
certaines institutions monastiques, on ne méconnaßt nulle part entiÚrement la
diversitĂ© des goĂ»ts. Une personne peut, sans ĂȘtre blĂąmĂ©e, aimer ou non
faire de l'aviron, ou fumer ; elle peut aimer ou non la musique, les exercices
athlétiques, ou les échecs, les cartes, l'étude, car aussi bien ceux qui aiment
chacune de ces choses, que ceux qui ne les aiment pas, sont trop nombreux
pour qu'on les réduise au silence. Mais l'homme, et davantage encore la
femme, qu'on peut accuser soit de faire ce que personne ne fait, soit de ne
pas faire ce que tout le monde fait, est l'objet d'une remarque aussi
grandement dépréciative que s'il ou elle avait commis quelque grave délit
moral. Les gens ont besoin d'avoir un titre, ou quelque Ă©tiquette qui marque
leur rang, ou encore d'avoir la considération de personnes de rang, pour
97
pouvoir se permettre un tant soit peu le luxe de faire ce qu'ils veulent, sans
préjudice pour leur notoriété. « Se permettre
un tant soit peu
», je le répÚte :
car qui que ce soit se permettant trop, encourt le risque de quelque chose de
pire que des propos dĂ©sobligeants. Il encourt le risque d'ĂȘtre traduit devant
une commission
de lunatico
, et de se voir retirer ses biens au profit de sa
famille
III §15
Dans l'orientation présente de l'opinion publique, il y a une
caractéristique visant particuliÚrement à l'intolérance à l'endroit de toute
manifestation prononcée de l'individualité. La moyenne générale des
hommes n'est pas seulement d'intelligence modérée, mais aussi de
penchants modérés : ils n'ont ni goûts ni souhaits assez forts pour les
pousser à faire quoi que ce soit d'inhabituel, et par conséquent ils ne
comprennent pas ceux qui en ont, et les rangent parmi les sauvages et les
intempérants qu'ils sont accoutumés à mépriser. Maintenant, en plus de ce
fait général, supposons seulement qu'un fort mouvement se soit fait dans le
sens d'un progrĂšs moral. Ce Ă quoi nous devons nous attendre est Ă©vident.
De nos jours, un tel mouvement a eu lieu. De fait, beaucoup de chemin a été
parcouru pour l'accroissement de la régularité de la conduite et la dissuasion
14 Il y a quelque chose de mĂ©prisable, et tout Ă la fois d'effrayant, dans le type de preuves sur la base desquelles â
depuis ces derniĂšres annĂ©es â quelqu'un peut ĂȘtre dĂ©clarĂ© inapte Ă gĂ©rer ses biens par dĂ©cision judiciaire. De plus,
aprĂšs la mort de la personne, les dispositions qu'elle avait prises relativement Ă son patrimoine peuvent ĂȘtre
écartées, s'il est assez important pour pourvoir aux frais du recours entraßné par le litige, car c'est sur le patrimoine
qu'ils sont prélevés. L'on fouille jusque dans les moindres détails de sa vie quotidienne, et tout ce qu'on y trouve
qui ne ressemble pas à l'absolue platitude d'une banalité, à la lumiÚre soupçonneuse de capacités de compréhension
et de reprĂ©sentation plus basses que terre, est prĂ©sentĂ© au jury comme une preuve de folie, et souvent avec succĂšs â
les jurés n'étant au mieux pas beaucoup moins frustes et ignorants que les témoins, tandis que les juges, par ce
cruel manque de connaissance de la vie et de la nature humaine qui ne cesse de nous Ă©tonner chez les hommes de
loi anglais, les assistent souvent dans leurs Ă©garements. Ces procĂšs en disent long sur l'Ă©tat des sentiments et de
l'opinion du commun, en ce qui concerne la liberté humaine. Bien loin de valoriser l'individualité de quelque
maniĂšre que ce soit, bien loin de respecter le droit qu'a tout individu d'agir â dans ce qui est indiffĂ©rent â comme il
lui semble bon d'aprĂšs son propre jugement et ses propres inclinations, les juges et les jurys ne peuvent mĂȘme pas
concevoir qu'une personne saine d'esprit puisse désirer une telle liberté. Au temps jadis, lorsque l'on proposait de
brûler les athées, des gens charitables suggérÚrent qu'on les plaçùt plutÎt à l'asile : il n'y aurait rien de surprenant si,
de nos jours, nous voyions ce projet mis en application, et ses artisans se congratuler de ce qu'en lieu et place d'une
persécution religieuse, ils auraient adopté une maniÚre de traiter ces malheureux extraordinairement humaine et
chrétienne, non sans ressentir sourdement la satisfaction de les avoir vu obtenir ce qu'ils méritaient.
98
des excĂšs, et il existe un esprit philanthropique Ă l'Ă©tranger pour l'exercice
duquel il n'y a pas d'horizon plus engageant que les progrĂšs moraux et
prudentiels de nos semblables. Ces tendances actuelles engagent le public
Ă ĂȘtre plus disposĂ© qu'aux pĂ©riodes prĂ©cĂ©dentes Ă prescrire des rĂšgles
générales de conduite, et à s'efforcer à rendre chacun conforme au standard
convenu. Et ce standard, tacite ou explicite, est de ne rien désirer fortement.
Son idĂ©al de personnalitĂ© est d'ĂȘtre sans personnalitĂ© prononcĂ©e, de mutiler
par compression â comme le pied d'une dame chinoise â toute partie de la
nature humaine qui ressort trop fortement, et qui tend Ă mettre la personne
visiblement non-conforme au ban de l'humanité banale.
III §16
Comme c'est l'habitude avec les idéaux qui excluent la moitié de ce qui
est désirable, la norme d'approbation actuelle ne produit qu'une pùle copie
de l'autre moitié. Au lieu de grandes énergies guidées par une raison
vigoureuse, et de sentiments forts fortement contrÎlés par une volonté
consciente, il en résulte de faibles sentiments et de faibles énergies, qu'on
peut tenir en conformité extérieure avec la rÚgle sans aucune force ni de la
volonté, ni de la raison. Des caractÚres énergiques sont, à grande échelle,
déjà en train de devenir simplement traditionnels. A présent, les exutoires se
font rares pour l'Ă©nergie dans ce pays, sauf dans le
business
. L'Ă©nergie qui y
est dĂ©pensĂ©e peut tout de mĂȘme ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme trĂšs importante. Le
peu qui échappe à cet emploi est dépensé dans quelque
hobby
, lequel peut
ĂȘtre utile â et mĂȘme philanthropique â mais reste toujours une chose unique,
et généralement une chose de peu d'envergure. La grandeur de l'Angleterre
est à présent toute collective. Petits individuellement, nous n'apparaissons
capables de grandes choses que par notre habitude de nous associer. Et
par là , nos philanthropes moraux et religieux sont parfaitement contentés.
Mais ceux qui firent de l'Angleterre ce qu'elle a été furent des hommes d'une
99
autre trempe, et des hommes d'une autre trempe seront nécessaires pour
éviter son déclin.
III §17
Le despotisme de la coutume est partout ce qui fait barrage au progrĂšs
humain. Ce despotisme est sans cesse en opposition avec cette disposition
Ă viser quelque chose de meilleur que ce qui est coutumier, qu'on l'appelle â
selon les circonstances â esprit de libertĂ©, ou de progrĂšs, ou d'amĂ©lioration.
L'esprit d'amélioration n'est pas toujours un esprit de liberté, car il peut viser
à imposer des améliorations à un peuple qui n'en veut pas. Et l'esprit de
libertĂ©, pour autant qu'il rĂ©siste Ă de telles tentatives, peut lui-mĂȘme s'allier
localement et temporairement aux adversaires de l'amélioration. Toutefois, la
seule source permanente et intarissable d'améliorations est la liberté,
puisqu'elle permet autant de pÎles indépendants d'amélioration qu'il y a
d'individus. Le principe du progrĂšs cependant, sous toutes ses formes :
l'amour de la liberté, ou celui des améliorations, est l'adversaire de l'empire
de la coutume, au moins en ce qu'il implique de secouer ce joug. Et cette
lutte constitue l'intĂ©rĂȘt principal de l'histoire de l'humanitĂ©. A proprement
parler, la majeure partie du monde n'a pas d'histoire, puisque le despotisme
de la coutume y est complet. C'est le cas partout dans l'est. LĂ -bas, la
coutume est l'ultime instance de toute chose : justice et droit signifient
conformité à la coutume. A part quelque tyran intoxiqué par le pouvoir,
personne n'y songe à résister à l'argument de la coutume. Et nous voyons le
résultat. Ces nations ont bien dû avoir un jour de l'originalité. Elles n'ont pas
surgi peuplées, lettrées et initiées à tant d'arts de la vie, directement des
flancs de la Terre. Ce sont elles-mĂȘmes qui se sont faites ainsi, et elles
furent alors les plus grandes et les plus puissantes nations du monde. Que
sont-elles à présent ? Des sujets, ou des hommes tributaires de tribus, dont
les aĂŻeux erraient dans la forĂȘt, alors que leurs ancĂȘtres
disposaient de
100
palais magnifiques et de temples fastueux. Mais la coutume n'exerça sur eux
qu'une rÚgle peu résolue au progrÚs et à la liberté.
A ce qu'il semble, un
peuple peut progresser un certain temps, puis s'arrĂȘter : quand s'arrĂȘte-t-il ?
Quand il ne possÚde plus d'individualité. Si un changement similaire devait
arriver aux nations d'Europe, il n'arriverait pas exactement sous une forme
similaire : le despotisme de la coutume qui menace ces derniĂšres n'est pas
tout-Ă -fait stationnaire. Il proscrit la singularitĂ©, mais il n'empĂȘche pas le
changement, pourvu que le tout change solidairement. Nous avons écarté
les coutumes fixes de nos ancĂȘtres. Chacun doit s'habiller comme tout le
monde, mais la mode change une ou deux fois par an. Nous devons ainsi
faire attention Ă ce que lorsqu'un changement survient, cela soit pour le
changement lui-mĂȘme, et non pas Ă cause de l'idĂ©e de la beautĂ© ou de ce
qui convient. Car ces idĂ©es ne frapperaient pas tout le monde au mĂȘme
moment, et ne seraient pas reniées par tout le monde ensemble, un moment
aprĂšs. Mais nous sommes tout autant perfectibles que modifiables : nous
faisons continuellement de nouvelles inventions dans les choses
mécaniques, et nous les conservons aussi longtemps qu'elles n'ont pas été
surpassées par de meilleures. Nous avons soif d'améliorations en politique,
en Ă©ducation, et mĂȘme en morale â mĂȘme si pour cette derniĂšre, notre idĂ©e
de l'amélioration consiste principalement à persuader ou à forcer les autres
gens Ă ĂȘtre bons comme nous le sommes. Ce n'est pas le progrĂšs que nous
rĂ©cusons. Au contraire, nous nous flattons d'ĂȘtre le peuple le plus
progressiste qui fut jamais. C'est l'individualité que l'on combat. On est
sommé de penser que nous agissons à merveille si nous nous sommes tous
rendus semblables, oubliant que la diffĂ©rence qui existe d'une personne Ă
l'autre est généralement la premiÚre chose qui attire l'attention soit sur
l'imperfection de la premiÚre et sur la supériorité de la seconde, soit sur la
possibilité de produire quelque chose de meilleur qu'aucun des deux, en
combinant les avantages de l'une et de l'autre. La Chine se trouve ĂȘtre un
101
exemple frappant. Une nation de grand talent â Ă certains Ă©gards, mĂȘme de
sagesse â ayant la chance rare d'avoir Ă©tĂ© pourvue trĂšs tĂŽt d'un ensemble
de coutumes particuliĂšrement bon, et dans une certaine mesure, grĂące au
travail d'hommes auxquels les europĂ©ens les plus Ă©clairĂ©s eux-mĂȘmes
doivent accorder â avec certaines rĂ©serves â le titre de sages et de
philosophes. Ils sont Ă©galement remarquables par l'excellence de leurs
dispositifs pour imprimer, autant qu'il est possible, la meilleure sagesse qu'ils
possÚdent dans chaque esprit de la communauté, et pour s'assurer que
ceux qui s'en sont appropriés le plus occupent les places honorables et les
lieux de pouvoir. Certainement, le peuple qui fit cela avait découvert le secret
de la perfectibilitĂ© humaine, et aurait dĂ» se tenir Ă la tĂȘte du mouvement du
monde. Au contraire, ils sont devenus stationnaires et sont restés tels quels
des milliers d'années durant. Et s'il leur arrive un jour de s'améliorer
davantage, ce sera grùce à des étrangers. Ils ont réussi au-delà de toute
espérance ce à quoi les philanthropes anglais sont en train de travailler si
consciencieusement : Ă rendre tout le monde identique, Ă gouverner
totalement leurs pensĂ©es et leurs conduites par les mĂȘmes maximes et les
mĂȘmes rĂšgles. Et voilĂ quels en sont les fruits. Le rĂ©gime moderne de
l'opinion publique est â sous une forme inorganisĂ©e â ce que sont les
systĂšmes Ă©ducatifs et politiques de la Chine sous une forme organisĂ©e. Et Ă
moins que l'individualité soit capable de s'affirmer avec succÚs contre ce
joug, l'Europe, nonobstant ses nobles antécédents et son christianisme
déclaré, tendra à devenir une seconde Chine.
III §18
Qu'est-ce qui a jusqu'ici préservé l'Europe de ce destin ? Qu'est-ce qui
a fait du groupe des nations européennes, une amélioration par rapport à la
partie stationnaire de l'humanité ? Ce n'est pas quelque excellence
supĂ©rieure que ce soit, dont il disposerait â laquelle n'existe qu'en tant
102
qu'effet et non en tant que cause, lorsqu'elle existe. C'est leur remarquable
diversité de caractÚres et de cultures. Les individus, les classes, les nations,
ont Ă©tĂ© extrĂȘmement diffĂ©rentes les unes des autres. Elles ont fait apparaĂźtre
une grande variété de chemins, dont chacun menait à quelque chose
d'intĂ©ressant ; et mĂȘme si Ă chaque pĂ©riode, ceux qui voyageaient sur des
chemins diffĂ©rents ont Ă©tĂ© intolĂ©rants les uns vis-Ă -vis des autres ; et mĂȘme
si chacun a pu penser qu'il serait excellent que les autres pussent ĂȘtre
conduits de force sur son chemin Ă lui ; les tentatives des uns et des autres
pour contrarier le développement du voisin ont rarement été couronnées
d'un succĂšs permanent, et chacun en son temps a bien dĂ» souffrir de
recevoir le bien que les autres avaient apporté. A mon avis, l'Europe est
entiÚrement tributaire de cette pluralité de chemins, pour son développement
progressif et multilatéral. Mais elle commence déjà à n'en plus bénéficier
que dans une mesure considérablement amoindrie. Elle avance résolument
vers l'idéal chinois d'uniformisation. M. De Tocqueville, dans son dernier
ouvrage important, fait remarquer combien les Français d'aujourd'hui se
ressemblent davantage les uns les autres, par rapport Ă ceux de la
gĂ©nĂ©ration passĂ©e. La mĂȘme remarque vaut pour les Anglais, Ă un degrĂ©
beaucoup plus grand. Dans l'extrait déjà cité de l'ouvrage de Wilhelm Von
Humboldt, l'auteur distingue deux conditions nécessaires du développement
humain : la liberté et la diversité des situations. Elles sont nécessaires au
développement humain parce qu'elles sont nécessaires pour différencier les
gens. La seconde de ces deux conditions diminue chaque jour dans ce
pays. Les circonstances qui entourent chaque classe et chaque individu, et
qui forment leur personnalité, sont en train de devenir de jour en jour de plus
en plus uniformes. Autrefois, des rangs différents, des voisinages différents,
des échanges et des métiers différents, vivaient dans ce qu'on pourrait
appeler des mondes différents. A présent, dans une grande mesure, ils
vivent dans le mĂȘme monde. En comparaison, ils lisent les mĂȘmes choses,
103
Ă©coutent les mĂȘmes choses, voient les mĂȘmes choses, vont aux mĂȘmes
endroits, dirigent leurs espoirs et leurs craintes vers les mĂȘmes choses, ils
ont les mĂȘmes droits et les mĂȘmes libertĂ©s, et les mĂȘmes moyens de les
revendiquer. Si grandes que soient les différences de position qui restent,
elles ne sont rien en comparaison de celles qui ont disparu. Et
l'uniformisation gagne encore du terrain. Tous les changements politiques de
l'Ă©poque l'encouragent, puisqu'ils tendent tous Ă tout niveler. Chaque fois
qu'on Ă©tend l'Ă©ducation, on l'encourage, parce que l'Ă©ducation place les gens
sous des influences communes, et leur donne accÚs à un répertoire
commun de faits et de sentiments. Les améliorations des moyens de
communication l'encouragent, en mettant en contact direct les habitants de
lieux éloignés les uns des autres. De plus, elles entretiennent un flux
constant de déménagements d'un lieu à un autre. La montée en puissance
du commerce et des usines l'encourage, par la diffusion Ă plus grande
échelle des avantages du confort, et en offrant à la compétition générale
tous les objets de l'ambition, mĂȘme la plus folle. Par lĂ , le dĂ©sir de promotion
sociale n'est plus guĂšre le propre d'une classe particuliĂšre, mais devient un
caractĂšre commun Ă toutes les classes. Un agent encore plus puissant que
tous ceux-là , qui porte l'humanité vers une quasi-indifférenciation, est la
mise en place complĂšte dans ce pays et dans tous les autres pays libres, de
la domination de l'opinion publique sur l'Ătat. Comme les diffĂ©rentes
positions sociales permettant aux hommes qui les occupaient de mépriser
l'opinion populaciÚre sont progressivement nivelées ; comme l'idée précise
de rĂ©sister Ă la volontĂ© du public â quand on sait positivement qu'il a une
volontĂ© â s'efface de plus en plus de l'esprit des politiciens, il cesse d'y avoir
quelque support social que ce soit pour le non-conformisme, il cesse d'y
avoir quelque pouvoir substantiel que ce soit dans la sociĂ©tĂ© qui, lui-mĂȘme
opposĂ© Ă la domination de la multitude, ait intĂ©rĂȘt Ă protĂ©ger les opinions et
les tendances divergentes par rapport Ă celles du public.
104
III §19
La combinaison de toutes ces causes forme une si grande quantité
d'influences hostiles à l'individualité qu'on ne voit pas facilement comment
elle pourrait garder du terrain. Ce sera de plus en plus difficile, Ă moins que
la frange intelligente du public soit amenée à ressentir sa valeur, pour
s'apercevoir qu'il est bon qu'il y ait des diffĂ©rences, mĂȘme si ce n'est pas
pour le meilleur ; mĂȘme si â comme il peut leur paraĂźtre â certaines d'entre
elles doivent ĂȘtre pour le pire. Si la revendication de l'individualitĂ© doit
toujours ĂȘtre rĂ©affirmĂ©e, nous sommes en un temps oĂč beaucoup resterait
encore à faire avant une complÚte uniformisation forcée. C'est seulement
dans les premiers stades qu'une rĂ©sistance peut ĂȘtre menĂ©e avec succĂšs
contre cet empiÚtement de la société sur l'individu. L'exigence qui veut que
tout le monde nous ressemble croßt grùce à ce qui la nourrit. Si la résistance
attend que la vie se réduise à peu de chose prÚs à un seul type uniforme,
tout ce qui diffĂ©rera de ce type en viendra Ă ĂȘtre considĂ©rĂ© comme impie,
immoral, et mĂȘme monstrueux ou contraire Ă la nature. Les hommes
deviennent rapidement incapables de comprendre la diversité, lorsqu'ils ne
sont plus habitués à la voir depuis un certain temps.
105
4. DES LIMITES
DE L'AUTORITE DE LA SOCIETE
SUR L'INDIVIDU
§ CHAPITRE IV §
IV §1
Ainsi donc, quelle est la juste limite de la souveraineté de l'individu sur
lui-mĂȘme ? OĂč commence l'autoritĂ© de la sociĂ©tĂ© ? Quelle quantitĂ© de la vie
humaine doit ĂȘtre donnĂ©e Ă l'individualitĂ© ? Quelle quantitĂ© doit l'ĂȘtre Ă la
société ?
IV §2
Chacun recevra sa juste part, si chacun possĂšde ce qui le concerne
plus particuliÚrement. A l'individualité doit appartenir la partie de la vie qui
intéresse principalement l'individu ; à la société, celle qui intéresse
principalement la société.
IV §3
Quoique la société ne soit pas fondée sur le contrat, et quoiqu'on ne
trouve aucun but valable en inventant un contrat afin d'en déduire des
obligations sociales, tous ceux qui reçoivent la protection de la société
contractent une dette en en bénéficiant, et le fait de vivre en société rend
indispensable que chacun soit obligé d'observer une certaine ligne de
106
conduite par rapport aux autres. Cette conduite consiste d'abord Ă ne pas
porter prĂ©judice aux intĂ©rĂȘts des uns et des autres, ou du moins Ă certains
intĂ©rĂȘts qui, par disposition lĂ©gale explicite, ou par entente tacite, doivent
ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des droits. En second lieu, elle consiste Ă ce que
chaque personne prenne sa part des travaux et des sacrifices (dans une
mesure Ă fixer d'aprĂšs un principe Ă©quitable) auxquels on s'expose lorsqu'il
s'agit de défendre la société ou ses membres contre l'injustice et la brutalité.
La société peut légitimement forcer à tout prix ceux qui s'évertuent à refuser
de remplir ces obligations. Mais ce n'est pas non plus lĂ tout ce que la
société peut faire. Les actes d'un individu peuvent porter préjudice aux
autres, ou manquer d'Ă©gards pour leur bien-ĂȘtre, sans aller jusqu'Ă violer
leur droits Ă©tablis. L'offenseur peut alors n'ĂȘtre puni que par l'opinion, sans
l'ĂȘtre par la loi. AussitĂŽt qu'une partie quelconque de la conduite d'une
personne porte atteinte aux intĂ©rĂȘts des autres, la sociĂ©tĂ© a droit sur elle, et
la question de savoir si le bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral sera ou non encouragĂ© par cette
ingérence devient ouverte à la discussion. Mais il n'existe aucune chambre
oĂč puisse ĂȘtre dĂ©battue quelque question semblable lorsque la conduite de
quelqu'un n'affecte les intĂ©rĂȘts de personne Ă part lui, ou n'implique
nullement de les affecter sans le consentement des intéressés (ces derniers
étant majeurs, et dotés d'une intelligence ordinaire). Dans tous ces cas, il
doit y avoir une parfaite libertĂ© â lĂ©gale et sociale â d'agir et d'assumer les
conséquences.
IV §4
On comprendrait trĂšs mal cette doctrine si l'on supposait qu'elle est
inspirĂ©e par une indiffĂ©rence Ă©goĂŻste, qui prĂ©tend que les ĂȘtres humains
n'ont pas Ă se mĂȘler des affaires des autres pour ce qui concerne la
conduite de la vie, et qu'ils ne doivent s'intéresser à la bonne conduite ou au
bien-ĂȘtre des uns et des autres que pour autant que leur propre bien-ĂȘtre s'y
107
trouve engagé. PlutÎt que d'une diminution, c'est d'une grande augmentation
des efforts désintéressés qui promeuvent le bien des autres, dont on a
besoin. Mais la bienveillance désintéressée peut trouver d'autres outils pour
amener les gens Ă leur bien, que le fouet ou le bĂąton, au sens propre
comme au figuré. Je suis bien la derniÚre personne à sous-estimer les
vertus qui ne concernent que l'individu lui-mĂȘme, mais elles ne sont que
d'importance secondaire, et mĂȘme moins que cela, en comparaison avec les
vertus sociales. C'est tout aussi bien l'affaire de l'Ă©ducation de cultiver les
unes que les autres. Cependant, mĂȘme l'Ă©ducation procĂšde par persuasion
et conviction, aussi bien que par la contrainte ; et ce n'est que par la
persuasion et la conviction que les vertus qui ne concernent que l'individu
lui-mĂȘme peuvent ĂȘtre inculquĂ©es, une fois passĂ©e la phase Ă©ducative. Les
ĂȘtres humains se doivent de l'aide les uns aux autres pour distinguer le
meilleur du pire, et doivent s'encourager Ă choisir le premier, comme Ă Ă©viter
le second. Il faudrait que toujours, ils se stimulassent les uns les autres pour
exercer de plus en plus leurs plus hautes facultés, et pour diriger leurs
sentiments et leurs projets vers des choses et des pensées plutÎt sages que
folles, plutÎt supérieures que dégradantes. Mais aucun individu, ni non plus
aucun groupe d'individus, aussi nombreux soient-ils, n'est autorisĂ© Ă dire Ă
un autre ĂȘtre humain parvenu Ă maturitĂ©, qu'il ne doit pas faire de sa vie ce
qu'il a choisi d'en faire, à son propre avantage. Il est le premier intéressé,
pour son propre bien-ĂȘtre : l'intĂ©rĂȘt que n'importe qui d'autre peut y avoir est
une bagatelle en comparaison de celui qu'il y a lui-mĂȘme â sauf dans les cas
d'attachement personnel fort. L'intĂ©rĂȘt qu'il a individuellement du point de
vue de la société (si l'on met de cÎté sa conduite envers les autres) est
fractionnel, et en mĂȘme temps indirect. Alors que, eu Ă©gard Ă ses propres
sentiments et Ă sa propre situation, l'homme ou la femme les plus ordinaires
ont des moyens de les connaĂźtre qui surpassent incommensurablement ceux
que n'importe qui d'autre peut posséder. L'intervention de la société pour
108
rejeter ses jugements et ses objectifs dans ce qui ne regarde que lui, ne
peut ĂȘtre fondĂ©e que sur des prĂ©somptions gĂ©nĂ©rales, lesquelles peuvent
ĂȘtre complĂštement fausses. Et mĂȘme si elles sont justes, elles seront
probablement mal dirigées à l'égard des situations individuelles, par des
personnes qui ne sont pas mieux informées des circonstances de ces
situations que ne le sont ceux qui ne les voient que du dehors. Par
conséquent, dans ce secteur des affaires humaines, l'individualité possÚde
son propre champ d'action. Dans la conduite des ĂȘtres humains les uns Ă
l'égard des autres, il est nécessaire que les rÚgles générales soient
respectĂ©es pour la plupart d'entre elles, pour que les gens puissent savoir Ă
quoi s'attendre. Mais dans ce qui ne concerne proprement que chacun, sa
spontanĂ©itĂ© individuelle a le droit d'ĂȘtre librement exercĂ©e. Des remarques
pour Ă©clairer son jugement, des encouragements pour donner de la force Ă
sa volontĂ©, peuvent lui ĂȘtre prodiguĂ©s â et mĂȘme lui ĂȘtre imposĂ©s â par les
autres. Mais en ultime instance, il est seul juge. Toutes les erreurs qu'il a
des chances de commettre malgré les conseils et les avertissements valent
mieux â et de loin ! â que le mal de permettre aux autres de le contraindre Ă
faire ce qu'ils estiment ĂȘtre son bien.
IV §5
Je ne veux pas dire que les sentiments que les autres ont Ă l'endroit de
quelqu'un ne doivent en aucun cas ĂȘtre affectĂ©s par les qualitĂ©s et les
défauts qui lui sont personnels. Ce n'est ni possible, ni souhaitable. S'il
excelle par quelques qualités qui le conduisent à son propre bien, il est alors
un objet convenable d'admiration. Il est d'autant plus proche de l'idéal de la
nature humaine. S'il manque cruellement de ces qualités, un sentiment
opposé à celui d'admiration s'ensuivra. Il y a un degré de folie, et un degré
de ce qu'on pourrait appeler (mĂȘme si l'expression n'est pas irrĂ©prochable)
faiblesse ou dĂ©pravation du goĂ»t qui â quoiqu'elle ne justifie pas qu'on fasse
109
du mal Ă ceux qui la prĂ©sentent â en font nĂ©cessairement et avec raison un
objet de dĂ©goĂ»t, ou dans des cas extrĂȘmes mĂȘme de mĂ©pris : une personne
ne peut pas ne pas présenter à un degré convenable les qualités opposées
Ă ces dĂ©fauts, et ne pas nourrir ces sentiments. MĂȘme s'il ne fait de mal Ă
personne, quelqu'un peut agir de telle maniĂšre que les autres se trouvent
forcĂ©s de le juger et de le ressentir comme fou, ou comme un ĂȘtre d'ordre
inférieur. Et comme ce jugement et ces sentiments sont quelque chose qu'il
préférerait éviter, ils lui rendent le service de l'avertir à l'avance de toutes les
autres conséquences désagréables auxquelles il s'expose. Il serait bon, en
fait, que ce service pĂ»t ĂȘtre rendu plus librement que ne le permettent Ă
présent les notions communes de politesse, et que quelqu'un pût faire
remarquer Ă autrui qu'il le pense fautif, sans ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un
malappris ou comme un prétentieux. De plus, de plusieurs façons, nous
avons un droit d'agir d'aprÚs l'opinion défavorable que nous avons de
quelqu'un â non par la rĂ©pression de son individualitĂ© â mais par l'exercice
de la nĂŽtre. Rien ne nous oblige, par exemple, Ă rechercher sa compagnie.
Nous avons le droit de l'Ă©viter (mais non celui d'Ă©viter l'Ă©vitement des
autres), puisque nous avons le droit de nous choisir la compagnie que l'on
juge la plus acceptable. Nous avons le droit (et peut-ĂȘtre parfois le devoir)
de mettre en garde les autres Ă son sujet, si nous pensons que son exemple
ou sa conversation a des chances d'avoir un effet pernicieux sur ceux avec
qui il s'associe. Pour d'éventuels bons offices, on peut lui préférer d'autres
gens, sauf pour ceux qui tendent Ă le rendre meilleur. De ces diverses
façons, une personne peut recevoir de trÚs graves handicaps de la part des
autres, pour des fautes qui ne concernent que lui-mĂȘme. Mais il ne reçoit
ces handicaps que pour autant qu'ils sont les suites naturelles et comme
spontanĂ©es de ces fautes elles-mĂȘmes, et non parce qu'ils lui sont infligĂ©s
délibérément à titre de punitions. Quelqu'un qui montre de l'imprudence, de
l'obstination, de la prétention, quelqu'un qui ne peut vivre avec des moyens
110
modestes, qui ne peut s'empĂȘcher certains complaisances nuisibles, qui
recherche des plaisirs bestiaux au détriment de ceux des sentiments et de
l'intelligence, doit s'attendre Ă ĂȘtre rabaissĂ© dans l'opinion des autres, et Ă
avoir une part moindre de leurs sentiments favorables. Mais il n'a pas le droit
de s'en plaindre, à moins qu'il ait mérité leurs faveurs par une excellence
particuliĂšre dans ses relations sociales, et qu'il se soit ainsi recommandĂ© Ă
leurs bons offices, sans que ses dĂ©mĂ©rites personnels envers lui-mĂȘme y
changent quoi que ce soit.
IV §6
Ce pour quoi je lutte, c'est que les inconvénients qui sont strictement
inséparables d'un jugement défavorable de la part des autres soient les
seuls auxquels une personne devrait toujours ĂȘtre sujette pour cette partie
de sa conduite et de sa personnalité qui concerne son propre bien, mais qui
n'affecte pas les intĂ©rĂȘts des autres, dans les rapports qu'ils ont avec lui.
Des actes préjudiciables aux autres requiÚrent un traitement totalement
différent. Empiéter sur leurs droits, leur infliger quelque perte ou quelque
dommage que ce soit sans y avoir droit, traiter avec eux de maniĂšre
mensongĂšre ou duplice, user des avantages qu'on a sur eux de maniĂšre
injuste ou parcimonieuse, ou mĂȘme s'abstenir Ă©goĂŻstement de les dĂ©fendre
contre l'injustice : voilĂ des choses dignes de rĂ©probation morale, et â dans
les cas graves â de chĂątiment et de punition morale. Et ce ne sont pas
seulement ces actes, qui sont proprement immoraux et qui justifient Ă leur
égard une désapprobation qui peut aller jusqu'à la détestation, ce sont aussi
les dispositions qui y mÚnent. Une disposition à la cruauté, une nature
mauvaise et perverse, cette passion la plus antisociale et la plus odieuse de
toutes : l'envie ; la dissimulation et l'insincérité, l'irascibilité pour de petites
choses et le ressentiment disproportionné par rapport à la provocation,
l'amour de l'autorité qu'on exerce sur les autres, le désir d'accumuler plus
111
d'avantages que la part qui revient Ă une personne (ce que les Grecs de
l'Antiquité appelaient
pleonexia
), l'orgueil â qui fait prendre plaisir au
rabaissement des autres, l'Ă©goĂŻsme â qui fait penser que le soi et ce qui s'y
rapporte est plus important que n'importe quoi d'autre, et qui fait trancher
toute question sujette au doute en sa faveur : voilĂ des vices moraux, qui
constituent un caractÚre moral mauvais et odieux, à la différence des fautes
qui ne regardent que nous â mentionnĂ©es tout-Ă -l'heure â, qui ne sont pas Ă
proprement parler des choses immorales, et qui ne sont pas de la
mĂ©chancetĂ©, quel que soit le degrĂ© auquel on les porte. Elles peuvent ĂȘtre
des preuves d'une certaine dose de folie, ou d'un manque de dignité
personnelle et de respect de soi, mais elles sont seulement un sujet de
réprobation morale quand elles impliquent un manquement au devoir envers
autrui, pour le bien de qui
l'individu est obligĂ© de prendre soin de lui-mĂȘme.
Ce qu'on appelle « devoirs envers soi-mĂȘme » n'a rien de socialement
obligatoire, Ă moins que les circonstances n'en fassent en mĂȘme temps des
devoirs envers les autres. Le terme de devoir envers soi-mĂȘme, quand il
signifie quelque chose d'autre que la prudence, signifie le respect de soi-
mĂȘme ou le dĂ©veloppement de soi ; et pour aucune de ces choses qui que
ce soit n'est responsable devant ses semblables, parce que pour aucune
d'entre elles, on ne le tient pour responsable du bien de l'humanité.
IV §7
La distinction entre la baisse d'estime qu'une personne peut encourir
justement par un défaut de prudence ou de dignité personnelle, et la
réprobation qu'elle mérite pour une atteinte aux droits des autres, n'est pas
seulement une distinction nominale. Que quelqu'un nous déplaise dans les
choses oĂč l'on pense qu'on a le droit de le contrĂŽler, ou que ce soit dans les
choses oĂč l'on sait qu'on n'a pas ce droit, cela fait une large diffĂ©rence â tant
dans nos sentiments, que dans notre conduite Ă son Ă©gard. S'il nous est
112
déplaisant, nous pouvons exprimer notre répugnance, et nous pouvons nous
tenir à distance de lui, comme de quelque chose qui nous répugne.
Cependant, il s'ensuit que nous ne devons pas nous sentir autorisĂ©s Ă
rendre sa vie dĂ©sagrĂ©able. Nous devons avoir prĂ©sent Ă l'esprit qu'il est dĂ©jĂ
â ou qu'il sera â pĂ©nalisĂ© pour son erreur. S'il gĂąche sa vie par une
mauvaise gestion, cela ne nous autorise pas Ă la gĂącher davantage encore.
PlutĂŽt que de souhaiter le punir, nous devons nous efforcer d'adoucir sa
punition, en lui, montrant comment il peut Ă©viter ou soigner les maux que sa
conduite a tendance à lui apporter. On peut avoir de la pitié pour lui, peut-
ĂȘtre de la rĂ©pugnance, mais pas de colĂšre ou de ressentiment. On ne doit
pas le traiter en ennemi de la société : le pire que nous devions nous penser
justifiĂ©s Ă faire est de l'abandonner Ă lui-mĂȘme, si nous n'intervenons pas
par bienveillance pour lui tĂ©moigner de l'intĂ©rĂȘt ou de l'attention. Il en va bien
autrement s'il a enfreint les rÚgles nécessaires à la protection de ses
semblables, individuellement ou collectivement. Les mauvaises
conséquences de ses actes ne tombent pas alors sur lui, mais sur les autres
; et la société, en tant qu'elle protÚge tous ses membres, doit user de
représailles envers lui. Elle doit lui infliger une peine dans le but déclaré de
le punir, en prenant garde d'ĂȘtre suffisamment sĂ©vĂšre. Dans un premier cas,
nous l'accusons d'ĂȘtre offenseur, et nous sommes sommĂ©s non seulement
de le juger, mais encore â sous une forme ou sous une autre â d'exĂ©cuter
notre propre sentence. Dans l'autre cas, ce n'est pas Ă nous de lui infliger
quelque peine que ce soit, sauf celle qui peut s'ensuivre Ă l'occasion de
l'exercice de la mĂȘme libertĂ© dans le rĂšglement de nos propres affaires, que
celle qu'on lui autorise dans les siennes.
IV §8
Beaucoup de gens refuseront d'admettre la distinction ici mise en relief
entre la partie de la vie d'une personne qui ne concerne qu'elle-mĂȘme, et
113
celle qui concerne les autres. L'on demandera peut-ĂȘtre comment il est
possible qu'une partie de la conduite d'un membre de la société soit
indiffĂ©rente en elle-mĂȘme aux autres membres. Personne n'est une entitĂ©
entiÚrement isolée : il est impossible pour quelqu'un de se nuire
sérieusement ou de maniÚre permanente, sans que le dommage s'étende
au moins jusqu'Ă ses proches, et souvent bien au-delĂ . S'il nuit Ă sa
propriété, il fait du mal à ceux qui en dépendent directement ou
indirectement, et diminue d'ordinaire â dans une mesure plus ou moins
grande â les ressources gĂ©nĂ©rales de la communautĂ©. S'il dĂ©tĂ©riore ses
facultés physiques ou mentales, il ne fait pas seulement du mal à ceux qui
dépendent de lui pour une partie de leur bonheur, mais encore il se rend
impropre à rendre les services qu'il doit en général à ses semblables. Peut-
ĂȘtre devient-il Ă la charge de leur affection et de leur bienveillance. Et si une
telle conduite était trÚs fréquente, presque toutes les offenses commises
diminueraient davantage la somme générale de bien. Et pour finir, si par ses
vices ou par ses folies une personne ne fait aucun mal direct aux autres, on
pourrait dire qu'il est nĂ©anmoins nuisible par son exemple, et qu'il doit ĂȘtre
contraint Ă se contrĂŽler pour le bien de ceux qui pourraient ĂȘtre corrompus
ou égarés à sa vue ou par sa connaissance.
IV §9
Et mĂȘme â pourrait-on ajouter â si les consĂ©quences d'une mauvaise
conduite pouvaient ne porter que sur l'individu vicieux ou inconscient, la
société devrait-elle abandonner à leur triste sort ceux qui ne sont visiblement
pas faits pour décider du leur ? Si, de l'aveu de tous, on doit protéger contre
eux-mĂȘmes les enfants et les personnes mineures, la sociĂ©tĂ© n'est-elle pas
également obligée d'accorder cette protection aux personnes d'ùge mûr qui
sont Ă©galement incapables de dĂ©cider pour elles-mĂȘmes ? Si les jeux
d'argent, ou l'ivrognerie, ou l'intempérance, ou la paresse, ou la malpropreté
114
sont si prĂ©judiciables au bonheur, et si importants qu'ils font barrage Ă
l'amĂ©lioration comme beaucoup des actes interdits par la loi â sinon la
plupart -, l'on peut se demander pourquoi la loi ne devrait pas s'efforcer de
réprimer ces comportements-là aussi, dans la mesure que permettent les
possibilités réelles et la commodité pour la société. Et en supplément à la loi,
qui comporte d'inévitables imperfections, l'opinion ne doit-elle pas au moins
organiser une police puissante chargée de traquer ces vices, et de punir
inflexiblement par des chĂątiments sociaux ceux dont on sait qu'ils les ont ?
On pourrait ajouter qu'il ne serait pas question ici de restreindre
l'individualitĂ©, ou d'empĂȘcher l'essai d'expĂ©rimentation existentielles
nouvelles et originales. Les seules choses qu'il s'agirait d'empĂȘcher sont des
choses qui furent essayées et condamnées depuis le commencement du
monde jusqu'à nos jours, des choses dont l'expérience a montré qu'elles
n'étaient ni utiles, ni convenables pour l'individualité de personne. Il doit y
avoir une certaine durée, et une certaine quantité d'expérience, aprÚs
laquelle une vĂ©ritĂ© morale ou prudentielle peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme
établie : et l'on ne désire tout simplement rien d'autre que d'éviter que de
gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, l'on tombe dans le mĂȘme prĂ©cipice qui fut dĂ©jĂ
fatal à nos prédécesseurs.
IV §10
J'admets pleinement que le tort que quelqu'un se fait Ă lui-mĂȘme peut
affecter sĂ©rieusement ses proches et â dans un degrĂ© moindre â la sociĂ©tĂ©
en gĂ©nĂ©ral, Ă la fois par les sympathies qu'ils ont et par leurs intĂ©rĂȘts.
Lorsque par une conduite de cette sorte, une personne est amenée à violer
une obligation distincte qu'il lui appartient de remplir envers quelqu'un
d'autre ou envers un groupe de personnes, le cas ne fait plus partie de la
catĂ©gorie de ce qui ne concerne qu'elle-mĂȘme, et il devient susceptible de
désapprobation morale, dans le sens propre du terme. Si par exemple un
115
homme devient incapable de payer ses dettes à cause de son intempérance
ou de son extravagance, ou si par les mĂȘmes causes, ayant endossĂ© la
responsabilité morale d'une famille, il devient incapable d'en supporter les
frais ou d'éduquer ses enfants, c'est à juste titre qu'on réprouve son
comportement, et il peut ĂȘtre puni en toute justice. Cependant, il ne sera
réprouvé ou puni justement que pour manquement aux devoirs qu'il a envers
sa famille et ses créditeurs, et non pour son extravagance. Si les ressources
devant leur ĂȘtre consacrĂ©es en avaient Ă©tĂ© dĂ©tournĂ©es au profit de
l'investissement le plus sĂ»r, la culpabilitĂ© morale aurait Ă©tĂ© la mĂȘme. George
Barnwell assassina son oncle pour obtenir de l'argent pour sa maĂźtresse,
mais s'il l'avait fait pour se relancer dans le
business
, il aurait également été
pendu. Encore une fois, dans le cas fréquent d'un homme qui cause du tort
Ă sa famille parce qu'il est esclave de mauvaises habitudes, cet homme
mérite les reproches de méchanceté et d'ingratitude. Mais il les mériterait
tout autant s'il entretenait des habitudes qui ne sont pas en elles-mĂȘmes
vicieuses, si elles sont pénibles à ceux avec qui il passe sa vie, ou qui
dépendent de lui pour leur confort, des liens étroits les rapprochant.
Quiconque Ă©choue Ă prendre en compte comme il se doit les intĂ©rĂȘts et les
sentiments des autres, n'étant forcé par aucun devoir plus important, ni
justifié par aucune préférence personnelle permissible, fait l'objet d'une
désapprobation morale légitime pour cet échec, mais non pour la cause de
celui-ci, ni non plus pour les erreurs qui l'y ont antérieurement conduit,
lesquelles lui sont purement personnelles. De la mĂȘme façon, lorsqu'une
personne se rend elle-mĂȘme incapable de remplir un devoir prĂ©cis qui lui
incombe vis-Ă -vis du public â et ce, par une conduite qui ne regarde que lui
â , il est coupable d'un prĂ©judice social. Personne ne doit ĂȘtre puni
simplement pour avoir Ă©tĂ© ivre, mais un soldat ou un policier doivent ĂȘtre
punis, s'ils sont ivres pendant le service. En bref, toutes les fois qu'il existe
un dommage défini, ou un risque défini de dommage porté soit à l'individu,
116
soit au public, le cas quitte la province de la liberté, pour entrer dans celle de
la moralité ou de la loi.
IV §11
Mais eu égard au préjudice purement contingent ou qu'on pourrait
appeler « constructif
» qu'une personne cause à la société par une
conduite qui ne viole aucun devoir spécifique à l'égard du public et qui
n'occasionne de dommage perceptible Ă aucun individu prĂ©cis, si ce n'est Ă
lui-mĂȘme, l'inconvĂ©nient est de ceux que la sociĂ©tĂ© peut supporter, au
bénéfice du plus grand bien de la liberté humaine. Si des adultes doivent
ĂȘtre punis au motif qu'ils ne prennent pas soin d'eux-mĂȘmes, j'aimerais
mieux que cela fût pour leur propre bien plutÎt que sous le prétexte de les
empĂȘcher de dĂ©tĂ©riorer leurs capacitĂ©s dont la sociĂ©tĂ© tire un bĂ©nĂ©fice,
qu'elle ne prétend pas avoir le droit d'extorquer. Mais je ne peux en aucun
cas consentir à discuter ce point comme si la société n'avait aucun moyen
d'amener ses plus faibles membres vers son standard ordinaire de la
conduite rationnelle, Ă part d'attendre qu'ils fissent quelque chose
d'irrationnel, et de les punir alors pour cela â lĂ©galement ou moralement. La
société a disposé d'un pouvoir absolu sur eux durant tout le début de leur
existence : elle a disposé de l'entiÚre période de l'enfance et de la minorité,
pour voir si elle pouvait les rendre capables d'une conduite rationnelle dans
la vie. La génération existante est maßtresse et de la formation, et de toutes
les conditions de vie de la génération à venir. De fait, elle ne peut les rendre
parfaitement sages et bons, car elle est elle-mĂȘme bien lamentablement
déficiente en bonté et en sagesse. Et ses meilleurs efforts ne sont pas
toujours â dans les cas individuels â les plus rĂ©ussis. Mais elle est
parfaitement capable de rendre la nouvelle génération, dans l'ensemble,
aussi bonne qu'elle-mĂȘme â si ce n'est mĂȘme un peu meilleure. Si la sociĂ©tĂ©
laisse évoluer un nombre considérable de ses membres comme de simples
15 «
constructive
», dans le texte original.
117
enfants, fermés à la prise en compte rationnelle des motifs éloignés, la
sociĂ©tĂ© ne doit s'en prendre qu'Ă elle-mĂȘme pour les consĂ©quences. ArmĂ©e
non seulement de tous les pouvoirs de l'Ă©ducation, mais encore de
l'ascendant que l'opinion reçue exerce toujours sur les esprits les moins
aptes Ă juger par eux-mĂȘmes, et aidĂ©e par les handicaps naturels qui ne
peuvent pas ne pas tomber sur ceux qui encourent le mépris ou le dégoût de
ceux qui les connaissent : tout cela ne permet pas à la société de prétendre
qu'elle a besoin, en plus, du pouvoir de commander et de forcer l'obéissance
dans ce qui concerne personnellement les individus â dans ce pour quoi,
d'aprÚs tous les principes de justice et de politique, la décision doit
appartenir à ceux qui ont à en supporter les conséquences. De plus, il il n'y a
rien qui tende davantage à discréditer et à faire échouer les meilleurs
moyens d'influencer la conduite, que d'avoir recours aux pires. S'il y avait
dans ceux qu'on essaie de forcer à la prudence et à la tempérance la
moindre parcelle de la matiÚre dont est faite une personnalité vigoureuse et
indépendante, ils se rebelleraient immanquablement contre ce joug. Les
gens de cette sorte ne sentiront jamais que les autres ont un droit de les
contrĂŽler dans ce qui ne regarde qu'eux-mĂȘmes, de maniĂšre Ă les empĂȘcher
de nuire aux autres dans ce qui les concerne, eux. Et on en vient rapidement
à considérer comme une marque d'esprit et de courage de braver une telle
autorité usurpée, et de faire ostensiblement le contraire de ce qu'elle
commande, comme il arriva avec cette grossiÚreté qui fut à la mode du
temps que Charles II, qui succéda à l'intolérance morale fanatique des
puritains. En ce qui concerne ce qu'on dit de la nécessité de protéger la
société du mauvais exemple donné aux autres par les vicieux et les sans-
vergogne, il est vrai qu'un mauvais exemple a un effet, pernicieux,
spécialement l'exemple de quelqu'un qui nuit aux autres impunément. Mais
nous parlons à présent de la conduite qui, ne faisant aucun tort aux autres,
est supposĂ©e faire grand mal Ă l'agent lui-mĂȘme : et je ne vois vraiment pas
118
comment ceux qui croient cela peuvent ne pas penser que l'exemple, dans
l'ensemble, doive ĂȘtre plus salutaire que nuisible, dĂšs lors que s'il montre
une mauvaise conduite, il montre aussi les conséquences douloureuses ou
dégradantes dont on doit supposer qu'elles en sont les suites dans la plupart
des cas, sinon tous, si la conduite est blùmée comme il se doit.
IV §12
Mais l'argument le plus fort de tous, contre l'ingérence du public dans la
conduite purement personnelle, est que lorsqu'il s'ingĂšre effectivement, il est
pratiquement certain qu'il interviendra mal ou pas lĂ oĂč il faut. Sur les
questions de moralité sociale, de devoirs envers les autres, l'opinion du
public â autrement dit : d'une majoritĂ© qui prĂ©vaut â , quoique souvent
fausse, a encore quelque chance d'ĂȘtre plus souvent vraie. En effet, pour de
telles questions, il est seulement requis qu'ils jugent d'aprĂšs leurs propres
intĂ©rĂȘts de la maniĂšre dont une certaine façon de se conduire les affecterait
eux-mĂȘmes, si elle Ă©tait autorisĂ©e. Mais l'opinion d'une semblable majoritĂ©,
imposée comme loi à la minorité sur des questions de conduite dans ce qui
ne regarde que les individus, a presque autant de chances d'ĂȘtre fausse
qu'elle n'en a d'ĂȘtre juste. En effet, dans ces cas-lĂ , « opinion publique »
réfÚre à l'opinion de certaines gens sur ce qui est bon ou mauvais pour
d'autres. Dans le meilleur des cas. Car trĂšs souvent, cela ne rĂ©fĂšre mĂȘme
pas Ă cela, le public â dans la plus parfaite indiffĂ©rence â passant sur le
plaisir ou la commodité de ceux dont ils blùment la conduite, et ne tenant
compte que de sa propre préférence. Il y en a beaucoup qui considÚrent
qu'on leur fait injure en se conduisant comme ils le détestent, et qui le
ressentent comme un outrage qu'on fait Ă leurs sentiments. Comme ce
sectaire qui, accusé de manquer de respect vis-à -vis des sentiments
religieux des autres, devint fameux pour avoir rétorqué que c'était les autres
manquaient de respect vis-à -vis de ses sentiments à lui, en persévérant
119
dans leur culte et leur credo abominable. Mais il n'y a aucune Ă©quivalence
entre le sentiment qu'Ă©prouve une personne pour sa propre opinion, et celui
qu'Ă©prouve un autre qui s'offusque de ce que le premier la tienne pour vraie,
pas plus qu'il n'y a d'équivalence entre le désir du voleur de prendre une
bourse et celui du propriétaire légitime de la garder. Et le goût d'une
personne lui est tout aussi propre et particulier que son opinion ou sa
bourse. Il est aisé pour quiconque d'imaginer un public idéal, qui laisse
intacts la liberté et le choix des individus quant à tout ce qui est incertain, et
qui ne requiert d'eux que de s'abstenir des façons de se comporter que
l'expĂ©rience universelle a condamnĂ©es. Mais oĂč a-t-on vu un public posant
de telles limites à ses censeurs ? Ou : quand le public s'est-il jamais inquiété
de l'expérience universelle ? Lorsqu'il s'immisce dans la conduite
personnelle, le public pense rarement Ă autre chose qu'au crime d'agir ou
de ressentir les choses d'une maniÚre différente de la sienne. Et ce standard
du jugement â Ă peine dĂ©guisĂ© â est Ă©levĂ© devant les hommes au rang de
précepte de la religion et de la philosophie par 90 % de tous les moralistes
et de tous les thĂ©oriciens. Ceux-lĂ prĂȘchent que les choses sont justes parce
qu'elles sont justes, parce qu'on ressent bien qu'elles le sont. Ils disent de
rechercher dans nos esprits et dans nos cĆurs les rĂšgles de conduite qui
nous contiennent et qui contiennent tous les autres. Que peut faire le pauvre
public, sinon suivre ces instructions, et faire de ses propres sentiments
personnels sur ce qui est bon ou mauvais (s'ils sont relativement unanimes)
des obligations pour le monde entier ?
IV §13
Le mal que l'on dénonce ici n'est pas de ceux qui n'existent qu'en
thĂ©orie, et l'on pourrait peut-ĂȘtre attendre de moi que je prĂ©cise les cas
particuliers dans lesquels le public d'aujourd'hui et de ce pays engage
improprement ses propres préférences sous caution de lois morales. Je
120
n'Ă©cris pas un essai sur les aberrations du sentiment moral existant. C'est un
sujet trop grave pour n'ĂȘtre discutĂ© que par parenthĂšses et comme en
passant, comme un exemple. Cependant, les exemples sont nécessaires
pour montrer que le principe que je soutiens est d'importance concrĂšte et
sérieuse, et que je ne suis pas en train de m'échiner à ériger une barriÚre
contre des maux imaginaires. Et il n'est pas difficile de montrer â par une
foule d'exemples â que d'Ă©tendre les frontiĂšres de ce qu'on pourrait appeler
la police morale, jusqu'à ce qu'elles empiÚtent sur la liberté la plus
indubitablement légitime de l'individu, est l'une des tendances naturelles de
l'homme les plus universelles.
IV §14
Comme premier exemple, que l'on considĂšre les antipathies que
nourrissent les hommes sur des fondements aussi friables que le fait qu'une
personne ayant des opinions religieuses différentes des leurs, ne mette pas
en pratique les observances religieuses qui sont les leurs, et spécialement
les interdits religieux. Pour citer un exemple assez trivial : il n'est rien dans le
credo ou dans la pratique des chrétiens qui fasse davantage pour envenimer
la haine que les musulmans ont Ă leur Ă©gard, que le fait qu'ils mangent du
porc. Il y a peu d'actions que les chrétiens et les européens considÚrent
avec un dégoût plus authentique, que cette maniÚre qu'ont les musulmans
de considérer cette façon de satisfaire la faim. En premier lieu, c'est une
offense faite Ă leur religion. Mais cette circonstance n'explique en aucun cas
ni le degré ni la nature de leur répugnance, puisque le vin lui aussi est
interdit par leur religion, et qu'en prendre est tenu pour un tort aux yeux des
musulmans, mais pas pour une chose dégoutante. Leur aversion pour la
chair de la bĂȘte prĂ©tendue impure a, au contraire, ce caractĂšre particulier qui
est de ressembler à une antipathie instinctive que l'idée de malpropreté (une
fois qu'elle a pénétré à fond dans les sentiments) semble toujours exciter
121
mĂȘme chez ceux dont les habitudes personnelles sont tout sauf
scrupuleusement propres, et dont le sentiment d'impuretĂ© religieuse â si
intense chez les hindous â forme un exemple remarquable. Qu'on suppose Ă
présent qu'en un peuple dont la majorité serait musulmane, cette majorité
insistùt pour que le porc ne fût pas mangé à l'intérieur des frontiÚres du
pays. Il n'y aurait lĂ rien de nouveau dans les pays musulmans
. Serait-ce
un exercice légitime de l'autorité morale de l'opinion publique ? Et si ce n'est
pas le cas, pourquoi ? Pour un tel public, cette pratique est réellement
révoltante. Ils pensent aussi avec sincérité qu'elle est interdite et détestée
par la Divinité. On ne peut pas non plus critiquer cet interdit comme étant
une persĂ©cution religieuse. Il peut bien ĂȘtre religieux dans son origine, mais
il ne saurait ĂȘtre une persĂ©cution pour motif religieux, puisque la religion de
personne ne prĂŽne comme un devoir le fait de manger du porc. La seule
base viable de condamnation de cet interdit serait que dans les goûts
personnels et les affaires qui ne regardent que les individus eux-mĂȘmes, le
public n'a pas Ă s'immiscer.
IV §15
Pour en venir Ă quelque chose de plus proche de chez nous : la
majoritĂ© des Espagnols regardent comme une impiĂ©tĂ© grossiĂšre â
offensante au plus haut degrĂ© vis-Ă -vis de l'Etre SuprĂȘme â de lui rendre un
culte d'une maniÚre différente du culte catholique romain. Et aucun autre
culte public n'est légal sur le sol espagnol. Les gens de toute l'Europe du
sud tiennent un clergé marié non seulement pour irréligieux, mais encore ils
le tiennent pour lascif, impudique, grossier, dégoutant. Que pensent les
16 Le cas des PĂąrsĂź de Bombay est un exemple curieux sur ce point. Lorsque cette tribu industrieuse et entreprenante,
descendant des adorateurs du feu de Perse, quittant leur pays natal avant l'arrivée des califes, arrivÚrent dans l'ouest
de l'Inde, les souverains hindous acceptÚrent de tolérer leur présence, à la condition qu'ils ne mangeraient pas de
bĆuf. Lorsque par la suite, ces rĂ©gions tombĂšrent sous la domination des conquĂ©rants musulmans, les PĂąrsĂź
obtinrent d'eux que l'indulgence Ă leur Ă©gard se poursuive, Ă la condition qu'ils ne mangeraient pas de porc. Ce qui
ne fut d'abord que de l'obéissance à l'autorité devint une seconde nature, et depuis ce temps, les Pùrsß s'abstiennent
et de manger du bĆuf, et de manger du porc. Quoiqu'elle ne soit pas exigĂ©e par leur religion, cette double
abstinence a eu le temps de se muer en coutume dans leur tribu â et la coutume, dans l'est, est une religion.
122
protestants de ces sentiments parfaitement sincĂšres, et de la tentative de les
imposer aux non-catholiques ? Cependant, si les hommes peuvent
lĂ©gitimement s'immiscer dans les choses qui ne regardent pas les intĂ©rĂȘts
des autres, au détriment de la liberté de chacun, sur la base de quel principe
est-il possible de repousser ces cas de figure de maniÚre cohérente ? Ou
alors, qui peut blùmer les gens de désirer supprimer ce qu'ils considÚrent
comme Ă©tant un scandale aux yeux de Dieu et de l'homme ? On ne peut
montrer d'exemple plus fort de l'interdiction de quelque chose qui est
considéré comme de l'immoralité personnelle que ce qui est fait pour
supprimer ces pratiques de la vue de ceux qui les considĂšrent comme
impies. Et à moins que nous voulions adopter la logique des persécuteurs,
et affirmer que nous pouvons persécuter les autres pour la bonne raison que
nous sommes dans le vrai, et leur nier le droit de nous persécuter pour la
bonne raison qu'ils ont tort, nous devons prendre garde Ă n'admettre aucun
principe dont l'application Ă nous-mĂȘmes doive nous indigner comme une
injustice criante.
IV §16
On pourrait objecter â quoique dĂ©raisonnablement â aux exemples
précédents, qu'ils sont tirés d'éventualités impossibles chez nous : l'opinion
dans notre pays n'ayant aucune chance d'imposer de s'abstenir de certaines
viandes, ni de s'immiscer dans la façon dont les gens rendent leur culte, ni
dans leur mariage ou leur célibat, sur la base de son credo ou de ses
penchants. L'exemple qui va suivre, cependant, doit ĂȘtre tirĂ© d'une entrave Ă
la liberté dont aucun moyen jusqu'ici n'a pu tout-à -fait supprimer la menace.
Partout oĂč les puritains sont suffisamment en force, comme en Nouvelle-
Angleterre et en Grande-Bretagne du temps de la RĂ©publique de Cromwell,
ils se sont évertués, avec un succÚs considérable, à abolir tous les
divertissements publics, et presque tous ceux qui sont privés : spécialement
123
la musique, la danse, les jeux publics â ou autres dispositifs ayant pour but
de divertir â, et le thĂ©Ăątre. Il existe encore dans ce pays de vastes masses
de personnes dont les notions morales ou religieuses condamnent ces
loisirs. Et, ces personnes appartenant principalement Ă la classe moyenne,
qui a le pouvoir dominant dans les conditions sociales et politiques du
royaume aujourd'hui, il n'est en aucune maniĂšre impossible que des
personnes de ce sentiment puissent de temps à autres diriger une majorité
au Parlement. Comment le reste de la communauté goûtera-t-elle les
divertissements qui leur seront permis, contrÎlés par les sentiments moraux
et religieux des calvinistes et des méthodistes les plus stricts ? Ne
désireraient-ils pas, d'une maniÚre considérablement péremptoire, que ces
membres de la société importunément pieux se préoccupassent de leurs
propres affaires ? C'est prĂ©cisĂ©ment ce qui devrait ĂȘtre objectĂ© Ă tout
gouvernement et à tout public qui prétend que personne ne doit éprouver
aucun plaisir qu'il estime mauvais. Mais si le principe de cette prétention est
admis, personne ne peut raisonnablement protester à l'idée de se conformer
à la direction de la majorité, ou de quelque autre pouvoir prépondérant dans
le pays. Et tout le monde doit ĂȘtre prĂȘt Ă se conformer Ă l'idĂ©e d'une
RĂ©publique chrĂ©tienne, dans le sens oĂč l'entendirent les premier colons de
la Nouvelle-Angleterre, si une confession religieuse semblable Ă la leur a
d'arriver jamais Ă regagner le terrain qu'elle a perdu, comme font si souvent
â d'aprĂšs ce qu'on dit â les religions qu'on prĂ©tend en dĂ©clin.
IV §17
Imaginons une autre Ă©ventualitĂ©, qui a peut-ĂȘtre plus de chances de se
réaliser que la précédente. De l'aveu général, il existe une tendance lourde
de notre monde moderne à se diriger vers une constitution démocratique de
la société, qu'elle s'accompagne ou non d'institutions politiques populaires.
L'on affirme que dans le pays oĂč cette tendance est la plus complĂštement
124
rĂ©alisĂ©e â oĂč Ă la fois la sociĂ©tĂ© et le gouvernement sont les plus
dĂ©mocratiques â les Ătats-Unis, le sentiment de la majoritĂ©, pour qui la
moindre apparence d'un style de vie plus dispendieux ou plus tape-Ă -l'Ćil
que ce qu'ils peuvent espĂ©rer pour eux-mĂȘmes est dĂ©sagrĂ©able, Ćuvre
comme une loi somptuaire assez efficace. Et mĂȘme, dans beaucoup
d'endroits aux Ătats-Unis, il est vraiment difficile pour une personne
possédant de trÚs hauts revenus de trouver comment les dépenser sans
encourir la dĂ©sapprobation populaire. MĂȘme si de telles dĂ©clarations sont
sans doute une représentation bien exagérée des faits réels, l'état de choses
qu'elles décrivent n'est pas seulement un résultat concevable ou simplement
possible du sentiment démocratique, mais c'en est un résultat probable,
combiné à la notion d'aprÚs laquelle le public a droit de veto sur la maniÚre
dont les individus dépensent leurs revenus. Qu'on suppose au surplus une
diffusion considérable des opinions socialistes, et il peut devenir abject aux
yeux de la majorité d'avoir davantage de biens qu'une toute petite quantité,
ou quelque revenu qui ne provienne pas du travail manuel. Des opinions
similaires en principes à celles-là prévalent déjà largement dans la classe
des artisans, et opprime pesamment ceux qui sont responsables de l'opinion
principalement dans cette classe, autrement dit ses propres membres. Il est
connu que les mauvais travailleurs qui forment la majorité des ouvriers dans
beaucoup de branches de l'industrie sont résolument de l'opinion d'aprÚs
laquelle les mauvais travailleurs doivent recevoir les mĂȘmes paies que les
bons, et que personne ne devrait ĂȘtre autorisĂ© â par le travail aux piĂšces ou
d'une autre maniĂšre â Ă gagner par une disposition Ă l'application ou une
compétence supérieure davantage que ne le peuvent ceux qui en sont
dépourvus. Et ils emploient une police morale (qui occasionnellement en
devient une bien physique) pour dissuader les travailleurs compétents de
recevoir (et les employeurs de donner) une large rémunération en
contrepartie d'un service plus utile. Si le public a quelque droit sur les
125
affaires privées, alors je n'arrive pas du tout à voir comment ces gens sont
en faute, ni non plus comment on pourrait blĂąmer n'importe quel particulier
affirmant la mĂȘme autoritĂ© sur sa conduite individuelle, que le public en
général affirme sur les gens en général.
IV §18
Cependant, sans m'appesantir sur des situations tout-Ă -fait
hypothétiques, on pratique à ce jour des usurpations grossiÚres de la liberté
dans la vie privée, et de plus grandes libertés encore sont menacées avec
quelque espoir de victoire. L'on suggĂšre des opinions qui affirment un droit
illimitĂ© du public non seulement Ă interdire par la loi tout ce qu'il pense ĂȘtre
fait Ă tort, mais encore â en vue d'atteindre ces derniĂšres â, d'interdire un
certain nombre de choses dont on admet qu'elles sont innocentes.
IV §19
Sous prĂ©texte d'empĂȘcher d'intempĂ©rance, le peuple d'une colonie
anglaise, et de presque la moitiĂ© des Ătats-Unis, se sont vus interdire par la
loi tout usage de boissons fermentées, sauf à but médical : car la prohibition
de leur vente est en fait, comme on se le propose, une interdiction de leur
usage. Et mĂȘme si l'impossibilitĂ© pratique de mettre cette loi Ă exĂ©cution
amena plusieurs Ătats qui l'avaient adoptĂ©e Ă l'abroger (mĂȘme celui qui lui
avait donnĂ© son nom), nonobstant, une tentative a Ă©tĂ© initiĂ©e â et se poursuit
avec le zĂšle considĂ©rable de nombreux philanthropes patentĂ©s â pour faire
campagne en faveur d'une loi similaire dans ce pays. L'association ou
« Alliance » comme elle se nomme elle-mĂȘme, qui s'est formĂ©e dans ce but,
s'est acquise quelque notoriété à travers la publicité que lui a donnée la
correspondance entre son secrétaire et l'un des trÚs rares hommes publics
anglais qui tiennent à ce que les opinions des politiciens soient fondées sur
des principes. La part que lord Stanley prend Ă cette correspondance est
calculée pour renforcer les espoirs que fondent déjà sur lui ceux qui savent
126
combien les qualités qu'il manifeste dans ses apparitions publiques, sont
malheureusement rares chez ceux qui représentent la vie politique. Le porte-
parole de l'Alliance, qui déplorerait « profondément la reconnaissance
d'aucun principe susceptible d'ĂȘtre imposĂ© pour justifier la bigoterie et la
persécution », promet d'insister sur « la vaste et infranchissable barriÚre »
qui sépare de tels principes de ceux de l'association. « Toute chose
attenante Ă la pensĂ©e, Ă l'opinion, Ă la conscience m'apparaĂźt â dit-il â se
trouver en dehors de la sphÚre de la législation ; tout ce qui se rapporte à un
acte social, Ă une habitude, Ă une relation ne m'apparaĂźt ĂȘtre sujet qu'au
pouvoir discrĂ©tionnaire dont l'Ătat est lui-mĂȘme investi, et dont l'individu n'est
pas dépositaire ». Il n'est fait aucune mention d'une classe tierce, distincte
de ces deux-lĂ : une classe d'actes et d'habitudes qui ne seraient pas
sociaux, mais individuels. Quoique ce soit pourtant Ă cette classe,
assurément, qu'appartient l'acte de boire des alcools fermentés. Vendre des
alcools fermentés, cependant, est du commerce ; et le commerce est un
acte social. Mais l'infraction que l'on dénonce ne porte pas sur la liberté du
vendeur, sinon sur celle de l'acheteur ou du consommateur, puisque l'Ătat
pourrait tout aussi bien lui interdire de boire du vin, plutĂŽt que de lui en
rendre l'obtention impossible sciemment. Le secrétaire déclare cependant :
« Comme citoyen, je réclame le droit de légiférer toutes les fois que mes
droits sociaux sont attaqués par les actes sociaux d'un autre ». Et venons-en
à présent à la définition de ces « droits sociaux » : « Si quelque chose
attaque mes droits sociaux, c'est bien le trafic de boissons fortes. Il détruit
mon droit fondamental à la sécurité, en créant et en entretenant
constamment le désordre social. Il attaque mon droit à l'égalité, en tirant
profit de la création d'une misÚre pour l'entretien de laquelle je paie des
impÎts. Il fait obstacle à mon droit à un développement moral et intellectuel
libre, en environnant mon chemin de dangers, et en affaiblissant et
démoralisant la société de laquelle j'ai droit de réclamer de l'aide et des
127
rapports mutuels ». Une thĂ©orie des « droits sociaux », celle-lĂ mĂȘme qui
n'avait probablement jamais trouvé sa formulation dans un langage clair,
n'Ă©tant rien de moins que cela : c'est-Ă -dire le droit social absolu de tout
individu, d'aprĂšs lequel tout autre individu doit agir Ă tous Ă©gards absolument
comme il devrait, d'aprĂšs lequel quiconque Ă©choue en cela le moins du
monde viole mon droit social, et m'autorise à exiger de la législature la
suppression du sujet de la plainte. Un principe aussi monstrueux est plus
dangereux (et de beaucoup !) que n'importe quelle intrusion simple dans la
liberté d'autrui : il n'est pas de violation de la liberté qu'un tel principe ne
justifierait. Il ne reconnaßt aucun droit à quelque liberté que ce soit, sauf
peut-ĂȘtre Ă celle de tenir secrĂštes ses opinions, sans jamais les publier. En
effet, du moment qu'une opinion que je considĂšre comme nocive franchit les
lÚvres de quelqu'un, elle prend d'assaut tous les « droits sociaux » dont
l'Alliance me pourvoit. La doctrine attribue Ă tous les hommes un droit sur la
perfection morale, intellectuelle, et mĂȘme physique des uns et des autres, Ă
définir selon le standard propre de chaque demandeur.
IV §20
Un autre exemple important d'immixtion illégitime dans ce qui relÚve de
plein droit de la liberté de l'individu, qui ne la menace pas seulement, mais
qui a depuis longtemps apporté ses effets triomphants, est la législation sur
le repos dominical. Sans aucun doute, s'abstenir un jour par semaine de
l'occupation quotidienne habituelle, autant que le permettent les exigences
de la vie, cependant sans que le respect en soit religieusement obligatoire
pour quiconque excepté pour les juifs, est une coutume hautement
bienfaisante. Et vu que cette coutume ne peut ĂȘtre respectĂ©e sans un
consentement général à cet effet parmi les classes laborieuses, par
conséquent, pour autant que quelques personnes imposent aux autres de
travailler si elles le font elles-mĂȘmes, il peut ĂȘtre admissible et juste que la
128
loi doive garantir Ă chacun que les autres respectent la coutume, en
suspendant les plus grandes opérations d'industrie en ce jour particulier.
Mais cette justification, fondĂ©e sur l'intĂ©rĂȘt direct qu'ont tous les autres au
respect par chaque individu de cette pratique, ne s'applique pas aux
occupations choisies librement par chacun, pour lesquelles quelqu'un pense
qu'il convient d'y employer son loisir, pas plus qu'elle ne tient bon â pas
mĂȘme dans le moindre degrĂ© â pour justifier la restriction des
divertissements par la loi. Il est vrai que le loisir d'untel est jour de travail
pour les autres. Mais le plaisir, pour ne pas dire l'utile récréation de
beaucoup de monde, vaut le travail d'un petit nombre de gens, pourvu que
l'occupation soit choisie librement, et qu'on puisse librement en
démissionner. Les ouvriers ont parfaitement raison de penser que si tout le
monde travaillait le dimanche, le travail de sept jours devrait s'Ă©changer
contre six jours de salaire. Mais pourvu que la grande masse des emplois
soient suspendus, le petit nombre de ceux qui, pour l'amusement des autres,
doivent travailler encore, obtient un accroissement proportionnel de ses
revenus. Et ils ne sont pas obligés de poursuivre ces occupations, s'ils
préfÚrent les loisirs au revenu. Si l'on cherche un remÚde additionnel, il
pourrait ĂȘtre trouvĂ© dans l'institution d'une coutume qui transformerait en
congé un autre jour de la semaine pour ces classes particuliÚres de
personnes. Aussi, le seul fondement sur la base duquel des restrictions dans
les loisirs du dimanche peuvent ĂȘtre dĂ©fendues doit-il ĂȘtre qu'ils sont
religieusement condamnables, ce qui est un motif de législation contre
lequel on ne saurait jamais protester avec trop d'ardeur. Comme l'a dit Tacite
: « Laissons aux dieux le soin des injustices qu'on commet envers eux. » Il
reste à prouver que la société ou l'un de ses fonctionnaires puisse tenir une
commission d'en-Haut pour venger quelque supposĂ©e offense faite Ă
l'Omnipotence, qui ne soit pas elle aussi un mal pour nos semblables. La
notion d'aprĂšs laquelle c'est le devoir d'un homme qu'un autre homme soit
129
religieux, fut le fondement de toutes les persécutions religieuses qui ont
jamais pu ĂȘtre perpĂ©trĂ©es. Et si on l'admet, on les justifie pleinement.
Quoique le sentiment qui Ă©merge des tentatives rĂ©pĂ©tĂ©es d'arrĂȘter le train du
dimanche, des résistances à l'ouverture des musées, etc. n'ait pas la
cruauté des anciens persécuteurs, l'état d'esprit que ces faits indiquent est
fondamentalement identique. C'est une détermination à ne pas tolérer que
les autres fassent ce qui est permis par leur religion, au motif que ce n'est
pas permis par la leur. C'est une croyance d'aprĂšs laquelle Dieu ne vomit
pas seulement les actes du mécréant, mais encore d'aprÚs laquelle Dieu ne
nous tiendra pas pour innocents si nous le laissons tranquille.
IV §21
Je ne puis m'empĂȘcher d'ajouter Ă ces exemples du peu de cas qu'on
fait communément de la liberté humaine, le langage de persécution effrontée
qui émerge dans la presse de ce pays, chaque fois qu'elle se sent obligée
de rendre compte du phénomÚne remarquable du mormonisme. Beaucoup
pourrait ĂȘtre dit sur un fait inattendu et instructif, qui est qu'une nouvelle
révélation prétendue, ainsi qu'une religion fondée sur elle, produit d'une
imposture manifeste, pas mĂȘme soutenue par le prestige de qualitĂ©s
extraordinaires chez son fondateur, est crue par des centaines de milliers de
gens, et qu'on en a fait le fondement d'une société, à l'époque des journaux,
des trains et du télégraphe électrique. Ce qui nous intéresse ici, c'est que
cette religion, comme les autres religions, comme les religions meilleures, a
ses martyres ; que son prophĂšte et fondateur fut mis Ă mort par la foule Ă
cause de ses enseignements ; que d'autres fidĂšles de cette foi perdirent leur
vie dans la mĂȘme violence anarchique ; qu'ils furent expulsĂ©s
manu militari
,
en masse, du pays oĂč ils avaient d'abord grandi ; tandis qu'Ă prĂ©sent qu'ils
ont été chassés dans un recoin solitaire au milieu d'un désert, beaucoup de
gens dans ce pays déclarent ouvertement qu'il serait juste (seulement, ce ne
130
serait pas commode) d'envoyer contre eux une expédition, et de les plier par
force Ă se conformer Ă l'opinion des autres gens. L'article de foi de la
doctrine des mormons qui suscite le plus l'antipathie qui perce alors malgré
les freins ordinaires de la tolérance religieuse, est leur approbation de la
polygamie, laquelle â quoique permise aux musulmans, aux hindous et aux
Chinois â semble exciter une animositĂ© insatiable lorsqu'elle est pratiquĂ©e
par des personnes qui parlent Anglais, et qui professent ĂȘtre des chrĂ©tiens
d'une certaine sorte. Personne ne désapprouve plus profondément que moi
cette institution mormone â Ă la fois pour d'autres raisons et parce que loin
d'ĂȘtre approuvĂ©e en quelque façon que ce soit par le principe de libertĂ©, elle
est en infraction directe par rapport Ă ce principe, Ă©tant un rivetage des
chaßnes d'une moitié de la communauté, et une émancipation de l'autre par
réciprocité de l'obligation de la premiÚre envers celle-là . Néanmoins, l'on doit
se souvenir que cette relation est aussi volontaire de la part des femmes
concernées, dont on pourrait penser qu'elles en sont les victimes, que dans
n'importe quelle autre forme d'institution matrimoniale. Et quelque
surprenant que puisse paraĂźtre ce fait, il trouve son explication dans les
idées et les coutumes communes dans le monde qui, en enseignant aux
femmes l'idée d'aprÚs laquelle le mariage est la seule chose nécessaire,
rendent comprĂ©hensible que plus d'une femme doive prĂ©fĂ©rer ĂȘtre une
Ă©pouse parmi d'autres, Ă n'ĂȘtre la femme de personne. On ne demande pas
aux autres pays de reconnaĂźtre de telles unions, ou d'affranchir quelque
portion que ce soit de leurs habitants de leurs propres lois, en raison de
l'opinion des mormons. Mais lorsque ceux qui ne sont pas d'accord avec ces
lois ont trop concĂ©dĂ© aux sentiments hostiles des autres, beaucoup trop â et
de loin ! - par rapport Ă ce qui aurait pu ĂȘtre justement rĂ©clamĂ© ; quand ils
ont quitté les pays pour qui leurs doctrines étaient inacceptables ; quand ils
se sont eux-mĂȘmes Ă©tablis dans un coin reculĂ© de la Terre, qu'ils furent les
premiers Ă rendre humainement habitable, il est difficile de voir sur quels
131
principes â si ce ne sont ceux de la tyrannie â on peut les empĂȘcher de vivre
sous les lois qui leur plaisent, pourvu qu'ils n'attaquent pas les autres
nations, et qu'ils permettent une liberté parfaite de s'en aller à ceux qui ne
sont pas satisfaits par leurs façons de faire. Un écrivain récent, d'un mérite
considérable à certains égards, propose non pas une croisade, mais pour
user de ses propres termes : une « civilisade » contre cette communauté
polygame, pour mettre fin Ă ce qui lui semble ĂȘtre un stade rĂ©actionnaire de
la civilisation. Je pense la mĂȘme chose, seulement je n'ai jamais entendu
dire qu'une communauté ait le droit d'en forcer une autre à se civiliser. Du
moment que ceux qui pĂątissent de la mauvaise loi ne demandent pas
l'assistance des autres communautés, je ne peux admettre que des gens qui
n'ont absolument aucun rapport avec eux doivent intervenir et requérir de
mettre un terme Ă un Ă©tat de fait dont tous ceux qui sont directement parties
prenantes paraissent satisfaits, au motif que c'est un scandale pour des
gens Ă des milliers de kilomĂštres de lĂ , qui n'ont rien Ă y voir, et que cela ne
concerne pas. Si cela leur fait plaisir, qu'ils envoient des missionnaires pour
y prĂȘcher contre cela, et â par quelque juste moyen, dont ne fait pas partie le
fait de rĂ©duire les professeurs au silence â qu'ils fassent barrage au progrĂšs
de doctrines similaires au sein de leur propre peuple. Si la civilisation
triompha de la barbarie lorsque la barbarie avait le monde pour elle, c'est
vraiment excessif de dire qu'on craint que la barbarie, aprÚs avoir été
légitimement maßtrisée, ne revienne à la vie, et conquiÚre la civilisation. Une
civilisation qui peut ainsi succomber sous les coups de son ennemi vaincu
doit d'abord avoir tellement dĂ©clinĂ© que ni ses prĂȘtres dĂ©signĂ©s, ni ses
professeurs, ni qui que ce soit d'autre n'ait la capacité de se lever pour elle,
ou n'en prenne la peine. S'il en est ainsi, plus tĂŽt une telle civilisation prendra
congé, mieux ce sera. Elle ne peut aller que de mal en pis, jusqu'à sa
destruction et sa régénération (comme l'empire de l'ouest) par d'énergiques
barbares.
132
5. APPLICATIONS
§ CHAPITRE V §
V §1
Les principes affirmĂ©s dans ces pages doivent ĂȘtre auparavant plus
largement admis comme base d'une discussion portant sur les détails, si l'on
veut pouvoir tenter de les appliquer de maniÚre cohérente à tous les
différents secteurs du gouvernement des hommes et de la morale, avec
quelque chance d'y gagner quelque chose. Le peu d'observations que je me
propose de faire sur des questions de détail ont pour but d'illustrer les
principes, plutÎt que de les suivre jusque dans leurs conséquences. Ce que
je propose, ce ne sont pas tant des applications, que des spécimens
d'application, qui peuvent servir à porter à un plus grand degré de clarté la
portée et les limites des deux grandes maximes qui forment ensemble
l'entiĂšre doctrine de cet essai, et Ă aider le jugement Ă maintenir l'Ă©quilibre
entre elles, dans les cas oĂč l'on se mettrait Ă hĂ©siter entre l'application de
telle maxime, et celle de telle autre.
V §2
La premiÚre de ces maximes est que l'individu n'a à répondre d'aucune
de ses actions devant la société, pour autant que ces actions ne concernent
133
les intĂ©rĂȘts de personne d'autre que lui-mĂȘme. Le conseil, l'instruction, la
persuasion, et l'Ă©vitement de la personne par d'autres gens s'ils pensent cela
nécessaire en vue de leur propre bien : voilà les seules mesures par
lesquelles la société peut légitimement exprimer son dégoût ou sa
désapprobation vis-à -vis de sa conduite. La seconde est que d'actions qui
sont telles qu'elles sont prĂ©judiciables aux intĂ©rĂȘts des autres, l'individu a Ă
répondre, et qu'il peut faire l'objet soit d'une punition sociale, soit d'une
punition légale, si la société juge l'une ou l'autre nécessaire à sa propre
protection.
V §3
En premier lieu, l'on ne doit en aucun cas supposer qu'un préjudice, ou
une probabilitĂ© de prĂ©judice portĂ© Ă l'intĂ©rĂȘt des autres justifient Ă eux seuls
l'ingérence de la société, car il s'ensuivrait qu'une telle ingérence serait
toujours justifiée. Dans beaucoup de situations, un individu, en tentant
d'atteindre un but lĂ©gitime, occasionne nĂ©cessairement â et donc
lĂ©gitimement â une peine ou une perte aux autres, ou bien il intercepte un
bien qu'ils avaient un espoir raisonnable d'obtenir. De tels conflits d'intĂ©rĂȘts
entre les individus proviennent souvent de mauvaises institutions sociales,
mais ils sont inévitables tant que durent ces institutions, et certains d'entre
eux seraient inévitables sous n'importe quelle institution. Quiconque réussit
dans une profession engorgĂ©e, ou Ă un concours, quiconque est prĂ©fĂ©rĂ© Ă
un autre dans la lutte pour un objet qu'ils désirent tous deux, récolte le
bénéfice au détriment des autres, au prix de leurs efforts vains et de leur
dĂ©ception. Mais, de l'aveu gĂ©nĂ©ral, il est meilleur pour l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de
l'humanitĂ© que les gens poursuivent leurs objectifs sans s'arrĂȘter Ă ce genre
de conséquences. En d'autres termes, la société ne reconnaßt aucun droit ni
moral, ni lĂ©gal, aux compĂ©titeurs dĂ©sappointĂ©s, d'ĂȘtre protĂ©gĂ©s de cette
sorte de souffrance. Et elle ne se sent forcée à intervenir que lorsque les
134
moyens de rĂ©ussir qui ont Ă©tĂ© employĂ©s sont contraires Ă l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral â
autrement dit : la fraude et la tricherie, ainsi que la force.
V §4
Encore une fois, le commerce est un acte social. Quiconque entreprend
de vendre au public quelque sorte de biens, fait quelque chose qui affecte
l'intĂ©rĂȘt des autres, et de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral. Et ainsi sa conduite, en
principe, entre dans la juridiction de la société. Aussi, l'on tenait jadis pour un
devoir du gouvernement, dans tous les cas importants, de fixer les prix et de
rĂ©guler la production des manufactures. Mais l'on reconnaĂźt Ă prĂ©sent, mĂȘme
s'il fallut d'abord en passer par une longue lutte, que le caractĂšre bon
marchĂ© en mĂȘme temps que la bonne qualitĂ© des biens sont fournis le plus
efficacement du monde en laissant parfaitement libres producteurs et
vendeurs, placés sous le seul contrÎle d'acheteurs tout aussi libres d'aller
s'approvisionner ailleurs. C'est lĂ la doctrine dite du
libre Ă©change
, qui
repose sur des fondements différents du principe de liberté individuelle
qui est affirmĂ© dans cet essai â, mĂȘme s'ils sont tout aussi solides. Imposer
des restrictions au commerce, ou Ă ce qu'on produit en vue du commerce,
c'est de fait imposer des entraves. Et toute entrave, en tant qu'elle est
entrave, est un mal. Mais les entraves en question affectent seulement cette
partie de la conduite que la société est habilitée à entraver, et elles ne sont
mauvaises que parce qu'elles ne produisent pas vraiment les résultats que
l'on désire les voir produire. Le principe de liberté individuelle n'est pas plus
impliqué dans la doctrine du libre-échange, que dans la plupart des
questions qui se font jour, eu Ă©gard aux limites de cette doctrine ; comme
par exemple : quelle quantitĂ© de contrĂŽle public peut ĂȘtre tolĂ©rĂ©e pour
empĂȘcher la fraude que constituent les marchandises frelatĂ©es ? Jusqu'oĂč
17 Ce point mérite toute l'attention du lecteur/auditeur. Il signifie que liberté politique et liberté commerciale,
dĂ©mocratie et capitalisme libre-Ă©changiste ne se fondent pas l'un sur l'autre â comme on l'entend parfois dire,
particuliÚrement dans les débats au sujet du développement économique de la Chine. Et, ce qui est rare de nos
jours, c'est ici un libre-échangiste qui le déclare.
135
les précautions sanitaires, ou les dispositifs pour protéger les travailleurs
employĂ©s Ă des tĂąches dangereuses, doivent ĂȘtre imposĂ©es aux employeurs
? De telles questions n'impliquent la prise en compte de la liberté que pour
autant qu'il vaut toujours mieux â toutes choses Ă©gales par ailleurs â laisser
les gens faire à leur gré, que de les contrÎler. Mais qu'à ces fins-là , ils
puissent ĂȘtre lĂ©gitimement contrĂŽlĂ©s, c'est un principe indĂ©niable. D'un autre
cÎté, il y a des questions en lien avec l'immixtion dans les échanges, qui
sont essentiellement des questions de liberté. Ainsi en va-t-il de la loi du
Maine â sujet qu'on a dĂ©jĂ effleurĂ©
â, de l'interdiction d'importer de l'opium
en Chine, de la restriction pesant sur la vente des poisons ; de tous les cas
en bref, oĂč le but de l'intervention est de rendre difficile ou impossible
l'obtention d'une marchandise particuliĂšre. Ces interventions sont
répréhensibles, non en tant qu'elles violent la liberté du producteur ou du
vendeur, mais en tant qu'elles violent celle de l'acheteur.
V §5
L'un de ces exemples, celui de la vente des poisons, mĂšne Ă une autre
question : celle des limites convenables de ce qu'on appelle le rĂŽle de la
police. Dans quelle mesure peut-on empiéter sur la liberté pour éviter le
crime ou l'accident ? C'est une des fonctions incontestées du gouvernement
que de prévenir le crime avant qu'il ait été commis, aussi bien que de le
repérer et de le punir aprÚs-coup. Cependant, la fonction préventive du
gouvernement est beaucoup plus susceptible de tourner en abus, au
détriment de la liberté, que la fonction punitive. En effet, il n'existe presque
aucune dimension de la libertĂ© d'action lĂ©gitime que possĂšde un ĂȘtre
humain, qui ne puisse reprĂ©senter aux yeux de certains â et qui ne soit
effectivement â quelque chose qui facilite telle ou telle forme de
dĂ©linquance. NĂ©anmoins, si une autoritĂ© publique, ou mĂȘme une personne
18 Il s'agit d'une loi de prohibition de l'alcool
136
privée, remarque que de toute évidence quelqu'un se prépare à commettre
un crime, ils ne sont pas obligés d'assister à cela en spectateurs passifs,
mais ils peuvent intervenir pour l'empĂȘcher. Si les poisons n'Ă©taient jamais
achetés ou utilisés à d'autres fins que de commettre des meurtres, il serait
juste d'en interdire la production et la vente. Or, on peut en avoir besoin non
seulement Ă des fins innocentes, mais aussi Ă des fins utiles, et les
restrictions ne peuvent ĂȘtre imposĂ©es Ă un cas sans avoir d'effet sur l'autre.
Encore une fois, c'est le rÎle qui convient à l'autorité publique, de protéger
contre les accidents. Si un officier public ou n'importe qui d'autre voyait
quelqu'un essayant de traverser un pont dont on est certain qu'il n'est pas
sûr, et s'il n'y avait pas le temps de l'avertir du danger, ils pourraient s'en
emparer et lui faire faire demi-tour, sans pour autant violer véritablement sa
liberté. Car la liberté consiste à faire ce que l'on désire, et il ne désire pas se
précipiter dans le fleuve. Néanmoins, lorsqu'il n'y a pas de certitude, lorsqu'il
n'y a qu'un risque de dommage, personne d'autre que la personne elle-
mĂȘme ne peut juger si les motifs qui le poussent Ă encourir ce risque sont
suffisants. Dans ce cas, par conséquent, à moins qu'il s'agisse d'un enfant
ou d'une personne délirante, ou en état d'excitation ou de concentration
incompatible avec le plein exercice de sa facultĂ© de rĂ©flĂ©chir, il doit â je
pense â ĂȘtre simplement averti du danger, et non empĂȘchĂ© de s'y exposer
par la force. Des considérations similaires, appliquées à des questions telles
que celles de la vente de poisons, peut nous permettre de décider quels
modes de régulation sont contraires au principe, et lesquels ne le sont pas,
parmi tous les modes de régulation possibles. Par exemple, une précaution
comme celle d'Ă©tiqueter les drogues en y inscrivant un message exprimant
leur caractĂšre dangereux, peut ĂȘtre imposĂ©e sans violation de la libertĂ© :
l'acheteur ne peut pas ne pas vouloir savoir que la chose qu'il possĂšde a les
propriétés d'un poison. Mais exiger à chaque fois la certification d'un
praticien de la médecine rendrait l'obtention de l'article à des fins légitimes
137
parfois impossible, en tous cas toujours onéreuse. La seule maniÚre que je
vois, de pouvoir ainsi ajouter au crime des difficultés supplémentaires, sans
enfreindre en aucune maniÚre la liberté de ceux qui désirent la substance
toxique pour d'autres fins (ce qui mĂ©rite d'ĂȘtre pris en compte), consiste Ă
fournir ce que Bentham appelle â dans son langage appropriĂ© â une
« déposition préconvenue ». Cette disposition est familiÚre à tout le monde
dans le cas des contrats. Il est habituel et juste que la loi, lorsqu'un contrat
est passé, puisse exiger comme conditions de son pouvoir contraignant que
certaines formalités soient respectées, telles que des signatures, une
attestation, et ainsi de suite, afin qu'en cas de contestation ultérieure, il
puisse y avoir des preuves qui montrent que le contrat a authentiquement
été passé, et qu'il ne se trouvait aucune circonstance qui le rendßt
légalement nul et non avenu. L'effet en est de mettre un frein important aux
contrats fictifs, ou Ă ceux dont les circonstances les invalideraient, si elles
Ă©taient connues. Des prĂ©cautions d'une nature similaire pourraient ĂȘtre
imposĂ©es Ă la vente d'articles susceptibles d'ĂȘtre utilisĂ©s Ă des fins
criminelles. On pourrait exiger du vendeur, par exemple, qu'il note sur un
registre l'heure exacte de la transaction, le nom et l'adresse de l'acheteur, la
nature et la quantité de la vente ; qu'il demande dans quel but il en a besoin,
et qu'il archive la réponse reçue. En l'absence d'ordonnance médicale, la
prĂ©sence d'un tiers pourrait ĂȘtre requise, pour que l'acquĂ©reur prenne la
pleine mesure du fait, au cas oĂč par la suite il devrait y avoir des raisons de
croire que l'article a servi à des fins criminelles. De telles réglementations
n'empĂȘcheraient gĂ©nĂ©ralement pas l'obtention de l'article, mais
empĂȘcheraient fort considĂ©rablement qu'on en fasse un mauvais usage sans
ĂȘtre repĂ©rĂ©.
V §6
Le droit inhérent à la société d'éviter les crimes commis à son encontre
138
par des précautions préalables, suggÚre évidemment d'imposer des
limitations Ă la maximes d'aprĂšs laquelle il convient de ne pas se mĂȘler de la
mauvaise conduite des individus dans ce qui ne regarde qu'eux-mĂȘmes
exclusivement, que ce soit pour empĂȘcher ou pour punir. L'ivrognerie, par
exemple, dans les cas ordinaires, n'est pas un sujet sur lequel la loi puisse
convenablement intervenir. Mais j'estimerais qu'il serait parfaitement légitime
qu'une personne, qui a déjà été convaincue d'un acte de violence
quelconque vis-Ă -vis d'autrui sous l'influence de l'alcool, doive faire l'objet de
restrictions légales particuliÚres, qui lui soient personnelles. J'estimerais qu'il
serait parfaitement légitime qu'il soit passible d'une peine si on le trouve
saoul par la suite, et que la punition à laquelle il soit exposé pour un autre
délit commis en cet état soit d'une sévérité accrue, si cela avait d'arriver. Se
saouler, pour une personne que l'ébriété pousse à faire du mal aux autres,
est une nuisance vis-Ă -vis des autres. De la mĂȘme façon, la paresse, encore
une fois, ne peut sans tyrannie faire l'objet d'une peine légale, sauf chez
quelqu'un qui reçoit le soutien du public, ou lorsqu'elle constitue un cas de
rupture de contrat. Mais si, soit par paresse, soit Ă cause de quelque chose
d'évitable, un homme échoue à remplir ses obligations légales envers les
autres â comme par exemple Ă subvenir aux besoins de ses enfants â il n'y
a aucune tyrannie à le forcer à remplir cette obligation, par le travail forcé, si
aucun autre moyen n'est Ă disposition.
V §7
Derechef, il y a beaucoup d'actes qui, n'étant directement préjudiciables
qu'aux agents eux-mĂȘmes, n'ont pas Ă ĂȘtre interdits par la loi, mais qui vont
Ă l'encontre des bonnes maniĂšres s'ils sont commis publiquement, et qui â
entrant ainsi dans la catégorie de ce qui nuit à autrui, peuvent à bon droit
ĂȘtre interdits. Entrent dans cette catĂ©gorie les atteintes Ă la dĂ©cence, sur
lesquelles il n'est pas nécessaire de s'étendre, d'autant plus qu'elles ne sont
139
qu'indirectement relatives à notre sujet, les inconvénients de l'exposition
publique Ă©tant d'une force Ă©gale dans le cas de beaucoup d'actions qui ne
sont ni condamnables en elles-mĂȘmes, ni supposĂ©es l'ĂȘtre.
V §8
Il est une autre question à laquelle on doit trouver une réponse qui soit
cohérente avec les principes qui ont été établis. Dans le cas de conduites
personnelles dont on suppose qu'elles sont blùmables, mais que la société
se trouve dans l'impossibilitĂ© d'empĂȘcher ou de punir par respect de la
liberté, parce que le mal qui en résulte n'accable que l'agent, ce que l'agent
est libre de faire, d'autres personnes doivent-elles ĂȘtre Ă©galement libres de
le conseiller, ou d'y pousser ? Cette question n'est pas sans difficultés. Le
cas de quelqu'un qui sollicite quelqu'un d'autre pour accomplir un acte n'est
pas tout-Ă -fait une conduite qui ne regarde que le premier. Donner un
conseil, ou encourager quelqu'un est un acte social, et l'on peut par
consĂ©quent le supposer ĂȘtre du ressort du contrĂŽle social, comme toutes les
actions qui affectent les autres. Mais une légÚre réflexion corrige cette
premiĂšre impression, en montrant que si le cas ne tombe pas strictement
sous la définition de la liberté individuelle, cependant les raisons sur
lesquelles ce principe se fonde lui sont applicables. Si les gens doivent ĂȘtre
autorisés, dans ce qui ne concerne qu'eux, à agir d'aprÚs ce qu'ils pensent
ĂȘtre le meilleur pour eux-mĂȘmes, Ă leurs risques et pĂ©rils, ils doivent
Ă©galement ĂȘtre libres de se consulter les uns les autres sur ce qu'il convient
de faire dans ce sens, d'Ă©changer leurs opinions, de donner et de recevoir
des suggestions. Tout ce qu'il est permis de faire, on doit permettre de
conseiller de le faire. La question n'est sujette au doute que lorsque celui qui
incite tire un profit personnel de son conseil, lorsqu'il fait profession vivriĂšre
ou pĂ©cuniairement intĂ©ressĂ©e de promouvoir ce que la sociĂ©tĂ© et l'Ătat
considÚrent comme un mal. Alors, de fait, un nouvel élément vient
140
compliquer les choses, Ă savoir l'existence de classes de personnes dont les
intĂ©rĂȘts sont opposĂ©s Ă ce qu'on considĂšre comme Ă©tant le bien public, et
dont le mode de vie a pour condition de le contrarier. Faut-il s'en mĂȘler, ou
non ? La fornication, par exemple, doit ĂȘtre tolĂ©rĂ©e, de mĂȘme que les jeux
d'argent. Mais une personne doit-elle ĂȘtre libre d'ĂȘtre un maquereau, ou de
tenir un casino ? Ce cas est de ceux qui se trouvent exactement Ă la
frontiÚre entre deux principes, et savoir duquel des deux il dépend n'est pas
immédiatement évident. Il y a des arguments des deux cÎtés. Du cÎté de la
tolérance, on peut dire que le fait d'avoir une occupation, et d'en vivre ou
d'en tirer profit ne saurait rendre criminel ce qui sans cela serait admissible,
que l'acte en question ou bien doit ĂȘtre permis de maniĂšre cohĂ©rente, ou
bien ĂȘtre interdit de maniĂšre cohĂ©rente ; que si les principes que nous avons
défendus jusqu'ici sont vrais, la société en tant qu'elle est la société n'a pas
à décider que quelque chose qui ne concerne que l'individu est mauvais ;
qu'elle ne peut faire davantage que dissuader, et qu'une personne doit
pouvoir ĂȘtre aussi libre de persuader que l'est une autre de dissuader.
Contre cela, on peut soutenir que, quoique le public ou l'Ătat n'ait aucune
lĂ©gitimitĂ© pour dĂ©cider d'autoritĂ© â afin de rĂ©primer ou de punir â que telle ou
telle conduite n'affectant que les intĂ©rĂȘts de l'individu est bonne ou
mauvaise, au moins sont-ils fondés à prétendre que son caractÚre bon ou
mauvais est sujet à discussion, s'ils la jugent mauvaise. Cela étant supposé,
on peut soutenir qu'ils ne sauraient mal agir en s'efforçant d'Îter toute
influence aux sollicitations qui ne sont pas désintéressées, aux incitateurs
dont on sait qu'ils ne sont pas impartiaux â qui ont un intĂ©rĂȘt personnel direct
Ă ce qu'un parti soit pris, lequel est celui que l'Ătat juge ĂȘtre mauvais, et qui
de leur propre aveu ne le promeuvent qu'Ă des fins personnelles. On ne
perdrait â conseillera-t-on peut-ĂȘtre â on ne sacrifierait aucun bien, en
faisant les choses de telle maniĂšre que les gens doivent choisir, de maniĂšre
sage ou insensĂ©e, par eux-mĂȘmes, affranchis autant qu'il est possible des
141
artifices de ceux qui aiguillonnent leurs penchants dans un sens qui
intĂ©resse les leurs. Aussi, pourrait-on dire, mĂȘme si les lois concernant les
jeux illĂ©gaux sont tout-Ă -fait indĂ©fendables, mĂȘme si tout le monde doit ĂȘtre
libre de jouer aux jeux d'argent Ă domicile, ou dans le domicile des autres,
ou dans n'importe quel lieu de rencontre fonctionnant grĂące Ă leurs propres
souscriptions â ouvert seulement aux membres et Ă ceux qui les
accompagnent â, cependant les casinos, ouverts aux public, ne devraient
pas ĂȘtre tolĂ©rĂ©s. Il est vrai que la prohibition n'est jamais efficace, et qu'Ă
quelque degré de tyrannie que l'on porte le pouvoir de la police, les casinos
peuvent toujours se trouver des façades derriÚre lesquelles se perpétuer.
Mais il se peut qu'elles soient forcées d'entourer les opérations qu'elles
mĂšnent d'un peu de secret et de mystĂšre, de sorte que personne d'autre que
ceux qui les recherchent ne les connaissent â et plus encore, afin que la
société ne les prenne pas pour cible. Ces arguments sont d'une force
considérable. Je ne me hasarderai pas à trancher la question de savoir s'ils
suffisent Ă justifier l'anomalie morale qui consiste Ă punir les complices,
lorsque le commanditaire est â comme il se doit par ailleurs â laissĂ© en
liberté ; à mettre à l'amende ou à emprisonner le proxénÚte, mais pas le
fornicateur ; le tenancier de casino, mais pas le joueur. Encore moins faut-il
intervenir â pour des motifs analogues â sur les transactions plus banales.
On peut abuser de presque n'importe quel article qui s'achĂšte et se vend, et
les vendeurs ont un intĂ©rĂȘt pĂ©cuniaire Ă encourager l'abus. Cependant,
aucun argument ne saurait se fonder là -dessus pour défendre la loi du
Maine, par exemple. En effet, la classe des marchands de spiritueux, mĂȘme
s'ils ont intĂ©rĂȘt Ă l'abus d'alcool, est tout-Ă -fait indispensable pour son usage
lĂ©gitime. Toutefois, l'intĂ©rĂȘt qu'ont ces commerçants Ă promouvoir
l'intempĂ©rance est un mal vĂ©ritable, qui justifie que l'Ătat impose des
restrictions et exige des garanties qui â sans ce motif â seraient des
violations de la liberté légitime.
142
V §9
C'est une question supplémentaire que celle qui consiste à savoir si
l'Ătat doit dĂ©courager une conduite qu'il estime contraire aux intĂ©rĂȘts
majeurs de l'agent, alors mĂȘme qu'il l'autorise ; si par exemple il doit prendre
des mesures pour rendre plus onéreux les moyens de se saouler, ou
accroßtre la difficulté de se les procurer, en limitant le nombre de points de
vente. LĂ -dessus, comme sur la plupart des autres questions pratiques,
plusieurs distinctions doivent ĂȘtre faites. Taxer les stimulants dans l'unique
but de les rendre plus difficiles Ă obtenir, voilĂ une mesure qui ne diffĂšre
qu'en degré de leur prohibition intégrale, et qui ne serait justifiable que si et
seulement si cette derniĂšre Ă©tait justifiable. Toute augmentation des prix est
une prohibition à l'égard de ceux dont les moyens ne sont pas proportionnés
au prix qui s'est Ă©levĂ© ; et Ă l'Ă©gard de qui en a les moyens, cela revient Ă
leur mettre une amende parce qu'ils satisfont un goût particulier. Les plaisirs
qu'ils choisissent, et la maniĂšre dont ils dĂ©pensent leurs revenus â une fois
qu'ils ont satisfait leurs obligations lĂ©gales et morales envers l'Ătat et envers
les individus, ne regardent qu'eux, et ne doivent dépendre que de leur
propre jugement. Ces considérations peuvent sembler à premiÚre vue
condamner la taxation de l'ensemble des stimulants pour en tirer des
recettes. Mais l'on doit se souvenir que la taxation en tant que dispositif
fiscal est absolument inévitable ; que dans la plupart des pays, il est
nĂ©cessaire qu'une part considĂ©rable de l'impĂŽt soit indirect ; que l'Ătat â par
consĂ©quent â ne peut s'empĂȘcher de mettre des amendes, qui seront
prohibitives pour certaines personnes, pour l'usage de certains biens de
consommation. D'oĂč le devoir qu'a l'Ătat de se demander, en faisant payer
des taxes, quels sont les biens dont les consommateurs peuvent le mieux se
passer et, à plus forte raison, de sélectionner de préférence ceux dont il
estime que l'usage est nuisible s'il passe la stricte modération. En
143
consĂ©quence, la taxation des stimulants, dans la mesure oĂč elle produit la
plus forte quantitĂ© de recettes (Ă supposer que l'Ătat ait besoin de toutes les
recettes qu'elle rapporte) non seulement est tolĂ©rable, mais doit ĂȘtre
approuvée.
V §10
La question de faire de la vente de ces marchandises un privilĂšge plus
ou moins exclusif doit trouver une réponse différente, suivant les buts
auxquels on veut subordonner la restriction. Tout lieu ouvert au public
nécessite le contrÎle d'une police, et les lieux de cette espÚce tout
particuliĂšrement, car ils sont particuliĂšrement susceptibles de voir naĂźtre des
nuisances à l'égard de la société. Par conséquent, il convient de restreindre
la possibilité de vendre ces marchandises (au moins en ce qui concerne la
consommation sur place) Ă des personnes notoirement respectables par leur
conduite, ou dont on se porte garant. Il convient de faire des rĂšglements
relatifs aux horaires d'ouverture et de fermeture de maniĂšre Ă ce qu'ils
correspondent avec ce qu'exige la surveillance publique, et de retirer au
commerçant sa licence si des troubles de l'ordre répétés ont lieu avec la
connivence ou à cause de l'incapacité du tenancier ou si l'endroit devient un
lieu de rendez-vous pour préparer et fomenter des crimes ou des délits. En
principe, je ne conçois pas qu'aucune autre restriction supplémentaire
puisse ĂȘtre justifiĂ©e. Par exemple, la limitation du nombre de brasseries et
de bars dans le but exprĂšs de les rendre plus difficiles d'accĂšs, et de
diminuer les occasions d'ĂȘtre tentĂ©, non seulement expose tout le monde Ă
un inconvénient au motif que tout le monde abuserait de la facilité, mais
encore n'est approprié qu'à un état de la société dans lequel les classes
laborieuses sont ouvertement traitées comme des enfants ou comme des
sauvages, et soumis Ă une Ă©ducation par la contrainte, qui vise Ă les rendre
à terme dignes des privilÚges de la liberté. De leur propre aveu, ce n'est pas
144
d'aprĂšs ce principe que les classes laborieuses des pays libres sont
gouvernées, et personne parmi ceux qui estiment la liberté à sa juste valeur
ne consentira à ce qu'ils soient ainsi gouvernés, à moins qu'on ait épuisé
tous les efforts possibles à les éduquer à la liberté, et à les gouverner
comme des hommes libres, et que la preuve soit faite qu'on ne puisse les
gouverner autrement que comme des enfants. La simple exposition de
l'alternative montre l'absurdité qu'il y aurait à supposer qu'on ait un jour fait
de tels efforts, dans quelque cas qui mĂ©riterait d'ĂȘtre signalĂ© ici. C'est
seulement parce que les institutions de ce pays sont un fatras incohérent
que des Ă©lĂ©ments de despotisme â ce qu'on appelle le paternalisme du
gouvernement â se trouvent admis en pratique, alors que la libertĂ© gĂ©nĂ©rale
de nos institutions exclut d'exercer le contrÎle à un degré suffisant pour que
la contrainte soit de quelque efficacité réelle comme éducation morale.
V §11
L'on a fait remarquer, plus tÎt dans cet essai, que la liberté de l'individu,
dans les choses oĂč l'individu est seul concernĂ©, implique une libertĂ©
correspondante chez un nombre quelconque d'individus, de régler par des
accords mutuels les choses qui sont telles qu'elles les concernent tous, et ne
concerne qu'eux. Cette question ne présente aucune difficulté, aussi
longtemps que la volonté de toutes les personnes impliquées demeure
inchangée. Mais dÚs que cette volonté est susceptible de changer, il est
souvent nĂ©cessaire que, mĂȘme dans les choses qui ne concernent qu'eux,
ils doivent s'engager les uns vis-Ă -vis des autres. Et lorsque tel est le cas,
c'est une rÚgle générale qu'il convient de tenir ces engagements.
Cependant, dans les lois de probablement tous les pays, il existe certaines
exceptions à cette rÚgle générale. Non seulement les gens ne sont pas
contraints par les engagements qui violent les droits d'un tiers, mais encore,
s'il est prĂ©judiciable aux parties elles-mĂȘmes, l'on considĂšre parfois qu'il
145
s'agit d'une raison suffisante pour les délivrer d'un engagement. Dans ce
pays, et dans la plupart des pays civilisés, par exemple un engagement par
lequel quelqu'un se vendrait lui-mĂȘme, ou permettrait lui-mĂȘme qu'on le
vende comme esclave, serait nul et non avenu, et ne serait appuyé ni par la
loi, ni par l'opinion. La raison fondamentale pour limiter ainsi le pouvoir qu'il a
de disposer volontairement de son propre sort dans la vie, est manifeste et
se voit trĂšs clairement dans ce cas extrĂȘme. La raison pour laquelle il ne faut
pas se mĂȘler les actes volontaires d'une personne â Ă moins que ce soit
pour le bien des autres â est la prise en compte de sa libertĂ©. Son choix
volontaire est le signe qui montre que ce qu'il choisit ainsi est désirable, ou
au moins supportable pour lui ; et c'est pourvoir Ă son bien dans l'ensemble
que de lui permettre de choisir lui-mĂȘme les moyens de le rechercher. Mais
en se vendant lui-mĂȘme comme esclave, il renonce Ă sa libertĂ©. Il se prive
de pouvoir en faire quelque usage que ce soit, aprĂšs cet unique acte-ci. Par
consĂ©quent, dans la situation qui est la sienne, il va Ă l'encontre de ce qui â
prĂ©cisĂ©ment â justifie qu'on le laisse disposer de lui-mĂȘme. Il n'est plus libre.
Mais il se trouve dÚs lors dans une situation dont on ne peut plus présumer
â si l'on veut la dĂ©fendre â qu'elle rĂ©sulte de son choix volontaire de s'y
maintenir. Le principe de libertĂ© ne peut exiger qu'il soit libre de ne pas ĂȘtre
libre. Etre autorisé à aliéner sa liberté n'est pas une liberté. Ces raisons,
dont la force est si manifeste dans ce cas particulier, ont Ă©videmment un
champ d'application beaucoup plus large. Cependant, partout, les nécessités
de la vie leur font barrage en exigeant continuellement, non pas que nous
renoncions à notre liberté, mais plutÎt que nous consentions à la borner en
ceci ou en cela. Pourtant, le principe qui réclame une liberté d'action sans
entrave dans ce qui ne concerne que les agents eux-mĂȘmes, requiert que
ceux qui se sont liés les uns aux autres, pour des choses qui ne concernent
aucun tiers, puissent se libĂ©rer les uns les autres de l'engagement. Et mĂȘme
sans une telle rupture Ă l'amiable, il n'y a peut-ĂȘtre aucun contrat ni aucun
146
engagement â si ce ne sont ceux qui ont rapport Ă l'argent ou Ă la valeur de
la monnaie â desquelles on puisse s'aventurer Ă dire qu'ils ne doivent laisser
aucune liberté de se rétracter. Le baron Wilhelm Von Humboldt, dans
l'excellent essai dont j'ai déjà cité des extraits, déclare qu'il est convaincu
que les engagements qui impliquent des relations personnelles ou des
services, ne devraient jamais ĂȘtre lĂ©galement contraignants au-delĂ d'une
certaine limite de durée, et que le plus important de ces engagements, le
mariage, ayant comme particularité que ses buts sont manqués à moins que
les sentiments des deux parties soient en harmonie avec lui, ne devraient
rien exiger de plus que la volonté déclarée de l'une ou de l'autre partie pour
ĂȘtre dissout. Ce sujet est trop important et trop complexe, pour qu'on n'en
discute que par parenthÚses, et je ne l'effleure qu'autant qu'il est nécessaire
pour illustrer notre propos. Si la concision et la généralité de la dissertation
du baron Humboldt ne l'avait pas obligé, sur ce cas précis, à se contenter
d'énoncer sa conclusion sans discuter ses prémisses, il aurait sans doute
reconnu que la question ne saurait ĂȘtre tranchĂ©e sur la base de choses
aussi simples que celles auxquelles il s'est limité. Lorsque quelqu'un, soit
par promesse expresse, soit par sa conduite, a encouragé quelqu'un d'autre
Ă compter sur le fait qu'il continue d'agir d'une certaine maniĂšre â Ă instituer
des attentes et des anticipations, et Ă miser une partie de son plan de vie sur
cette supposition â Ă©merge une nouvelle sĂ©rie d'obligations morales qu'il a
envers cette personne, qui peuvent Ă©ventuellement ĂȘtre rejetĂ©es, mais qui
ne peuvent ĂȘtre ignorĂ©es. Et Ă nouveau, si la relation entre les deux parties
contractantes a été suivie de conséquences pour les autres, si elle a placé
des tiers dans une position particuliĂšre, ou â comme dans le cas du mariage
â, si elle a mĂȘme fait exister des tiers, des obligations se font jour, des deux
parties contractantes Ă l'endroit des tiers. Et le fait de remplir ou non ces
obligations, ou en tous cas la maniÚre dont elles seront remplies, dépendra
dans une grande mesure de la poursuite ou de la rupture de la relation entre
147
les parties qui furent Ă l'origine du contrat. Il ne s'ensuit pas (et je ne puis
admettre) que ces obligations aillent jusqu'à exiger l'exécution du contrat
quoiqu'il en coûte au bonheur de la partie réticente, mais elles sont une
donnĂ©e nĂ©cessaire du problĂšme. Et mĂȘme si, comme le soutient Von
Humboldt, elles doivent ne rien changer à la liberté
légale
des parties de se
rétracter (et je pense aussi qu'elles ne doivent pas y changer grand-chose),
elles font nécessairement une grande différence au niveau de la liberté
morale
. Une personne est obligée de prendre en compte toutes ces
circonstances, avant de se résoudre à faire un pas qui peut affecter chez les
autres des intĂ©rĂȘts si importants. Et si elle n'accorde pas le poids qui
convient Ă ces intĂ©rĂȘts, elle est moralement responsable du tort qu'elle
fait.
J'ai fait ces remarques évidentes afin de mieux illustrer le principe général
de la liberté, et non parce qu'elles étaient tout-à -fait nécessaires sur cette
question particuliĂšre, qu'on aborde gĂ©nĂ©ralement â au contraire â comme si
l'intĂ©rĂȘt des enfants Ă©tait tout, et celui des grandes personnes, rien.
V
§12
J'ai déjà fait remarquer qu'à cause de l'absence de certains principes
gĂ©nĂ©raux reconnus, la libertĂ© est souvent accordĂ©e lĂ oĂč l'on devrait la
refuser, aussi bien que refusĂ©e lĂ oĂč l'on devrait l'accorder. Et l'une des
situations dans lesquelles, au sein du monde européen moderne, le
sentiment de libertĂ© est le plus fort, est Ă mes yeux une situation oĂč il est
tout-Ă -fait dĂ©placĂ©. Toute personne doit ĂȘtre libre d'agir comme il lui plaĂźt
dans les choses qui la concernent. Mais elle n'a pas Ă ĂȘtre libre d'agir
comme il lui plaßt dans ce qui concerne un autre, sous prétexte que les
affaires d'autrui sont les siennes. L'Ătat, tant qu'il respecte la libertĂ© de
chaque individu dans ce qui les concerne particuliÚrement, est obligé de
maintenir un contrĂŽle vigilant quant Ă l'exercice de tous les pouvoirs sur les
autres que cette liberté permet aux individus d'obtenir. Cette obligation est
148
presque entiÚrement négligée dans le cas des relations familiales, c'est-à -
dire dans un cas qui, par son impact direct sur le bonheur humain, est plus
important que tous les autres pris ensemble. Ce n'est pas ici le lieu de
s'Ă©tendre sur le pouvoir presque despotique des maris sur leur femme, car
rien n'est plus nécessaire à la suppression complÚte du mal que l'obtention
par les Ă©pouses des mĂȘmes droits que tout le monde, et que leur accĂšs Ă la
protection de la loi, de la mĂȘme maniĂšre que tout le monde
. Et car, sur ce
sujet, les dĂ©fenseurs de l'injustice installĂ©e ne font pas usage eux-mĂȘmes de
l'argument de la liberté, mais se mettent en avant, ouvertement, comme les
champions du pouvoir. C'est dans le cas des enfants que les notions de
liberté, mal appliquées, font véritablement obstacle à l'accomplissement par
l'Ătat de ses devoirs. L'on penserait presque que l'enfant d'une personne est
tenu pour une part de cette mĂȘme personne, en un sens littĂ©ral et non
métaphorique, tant l'opinion préserve jalousement de la moindre intervention
de la loi le contrĂŽle absolu et exclusif que le parent Ă sur eux â plus
jalousement que pour presque n'importe quelle immixtion dans leur propre
liberté d'agir, tant la majorité des hommes valorise moins la liberté que le
pouvoir. Que l'on considĂšre, Ă titre d'exemple, le cas de l'Ă©ducation. N'est-ce
pas quasiment un axiome Ă©vident que l'Ătat doive exiger et imposer
l'Ă©ducation, jusqu'Ă un certain niveau, de tout ĂȘtre humain qui en est citoyen
de naissance ? Pourtant, qui ne s'effarouche de reconnaĂźtre et d'affirmer
cette vérité ? Presque personne, de fait, ne niera que l'un des devoirs les
plus sacrés des parents (ou, comme la loi et l'usage l'établissent : du pÚre),
aprĂšs avoir fait venir au monde un ĂȘtre humain, soit de donner Ă cet ĂȘtre une
Ă©ducation qui le rende apte Ă bien tenir son rĂŽle dans la vie, Ă l'Ă©gard des
autres et envers lui-mĂȘme. Mais tandis qu'unanimement on dĂ©clare qu'il
s'agit du devoir du pĂšre, presque personne dans ce pays ne supporterait
d'entendre qu'on l'oblige Ă l'accomplir. Au lieu d'exiger qu'il fasse quelque
19
Voir John Stuart Mill,
L'Assujettissement des femmes
(1869), dont c'est la thĂšse principale. (NDT)
149
effort ou quelque sacrifice pour assurer l'Ă©ducation de l'enfant, on lui laisse le
choix d'accepter ou non, alors qu'elle est fournie gratuitement ! L'on ne
reconnaĂźt toujours pas que donner le jour Ă un enfant sans avoir
suffisamment la possibilité, non seulement de nourrir son corps, mais encore
de pourvoir aux besoins de son esprit par l'instruction et la formation, est un
crime moral, tout à la fois contre la malheureuse progéniture, et contre la
sociĂ©tĂ© ; et que si le parent ne remplit pas cette obligation, l'Ătat doit veiller Ă
ce qu'elle soit remplie, Ă la charge du parent dans la mesure du possible.
V §13
Admettrait-on soudain le devoir d'imposer une Ă©ducation universelle,
que l'on mettrait aussitĂŽt fin aux difficultĂ©s qu'il y a au sujet de ce que l'Ătat
doit enseigner, de la maniĂšre dont il doit l'enseigner â difficultĂ©s qui font
actuellement de ce sujet un champ de bataille oĂč s'affrontent sectes et
partis, perdant le temps et l'effort qu'on devrait consacrer Ă l'Ă©ducation, dans
des querelles à propos de l'éducation. Si le gouvernement se faisait à l'idée
d'
exiger
une bonne Ă©ducation pour chaque enfant, il s'Ă©viterait la peine de la
fournir
. Il pourrait laisser aux parents le soin d'obtenir l'Ă©ducation lĂ oĂč cela
leur plaĂźt, et comme cela leur plaĂźt, et se contenter d'aider les enfants des
classes les plus pauvres à payer les frais scolaires, et de défrayer
entiÚrement pour ces dépenses ceux pour qui personne d'autre ne peut
payer. Les objections qu'on oppose avec raison Ă l'Ă©ducation nationale ne
portent pas sur l'obligation de scolaritĂ© formulĂ©e par l'Ătat, mais sur le fait
que l'Ătat prenne en charge la direction de l'Ă©ducation : ce qui est une chose
toute différente. Je désapprouve autant que n'importe qui le fait que
l'Ă©ducation du peuple tout entiĂšre ou pour une grande partie, se trouve entre
les mains de l'Ătat. Tout ce qu'on a dit Ă propos de l'importance de
l'individualité de la personnalité, et de la diversité des opinions et des modes
de conduite, implique que la diversitĂ© de l'Ă©ducation soit de la mĂȘme
150
ineffable importance. Une éducation nationale générale n'est qu'un dispositif
pour former les gens exactement dans le mĂȘme moule. Et comme le moule
dans lequel on les coule est celui qui convient au bon plaisir du pouvoir
dominant au sein du gouvernement â que celui-ci soit un monarque, un
clergĂ©, une aristocratie, ou la majoritĂ© de la gĂ©nĂ©ration existante â Ă mesure
qu'il se fait influent et qu'il réussit, il établit un despotisme sur l'esprit, qui
tend naturellement Ă en imposer un au corps. Une Ă©ducation Ă©tablie et
contrĂŽlĂ©e par l'Ătat ne doit exister â si elle existe â que comme une
expérience parmi de nombreuses autres expériences concurrentes, menée
dans un but d'exemplarité et de stimulation, afin de maintenir les autres à un
certain niveau d'excellence. A moins que, de fait, la société en général ne se
trouve dans une situation si arriérée qu'elle ne puisse fournir, ou qu'elle ne
soit pas disposée à fournir à son propre usage aucune institution éducative
convenable, si le gouvernement ne se charge de cette tĂąche : alors, de fait,
le gouvernement peut choisir (comme de deux grands maux, le moindre) de
prendre en charge les affaires scolaires et universitaires, comme il peut faire
à l'égard des sociétés par actions, lorsqu'il n'existe pas dans le pays
d'entreprise privée dont la forme convienne à la prise en charge des grands
travaux de l'industrie. Mais en général, si le pays contient un nombre
suffisant de personnes qualifiées pour pourvoir à l'éducation sous les
auspices du gouvernement, les mĂȘmes personnes seraient aptes et
disposées à fournir une éducation également bonne sur la base d'un
principe volontaire, avec l'assurance d'ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©es Ă cause d'une loi
rendant l'Ă©ducation obligatoire, combinĂ©e avec une aide de l'Ătat adressĂ©e Ă
ceux qui n'ont pas les moyens de la payer.
V §14
L'outil pour mettre la loi en application ne saurait ĂȘtre autre chose que
des examens publics, pour tous les enfants, et commençant à l'ùge le plus
151
tendre. On pourrait fixer un Ăąge auquel tous les enfants devraient passer un
examen, afin d'Ă©tablir si chacun et chacune sait lire. Si un enfant s'en montre
incapable, le pĂšre (Ă moins qu'il ait des excuses suffisantes) pourrait ĂȘtre
sujet Ă une amende d'un montant modĂ©rĂ©, Ă rĂ©gler â si nĂ©cessaire â par son
travail, et l'enfant pourrait ĂȘtre placĂ© dans une Ă©cole Ă ses frais. Une fois par
an, on renouvellerait l'examen, avec une série de sujets progressivement de
plus en plus Ă©tendue, de maniĂšre Ă faire acquĂ©rir universellement â et mieux
encore â de maniĂšre Ă faire retenir, un certain minimum de connaissances
générales potentiellement obligatoire. Au-delà de ce minimum, il y aurait des
examens volontaires sur tous les sujets, Ă l'occasion desquels tous ceux qui
parviennent à un certain niveau de compétence pourraient briguer un
certificat. Pour Ă©viter â par ces dispositions â que l'Ătat n'exerce une
influence déplacée sur l'opinion, les connaissances dont on exigerait qu'elles
dussent ĂȘtre soumises Ă un examen (au-delĂ de celles qui sont purement
instrumentales, comme le sont les langues et leur usage) devraient se limiter
seulement aux faits et Ă la science positive, mĂȘme pour les niveaux
d'examen les plus élevés. Des examens sur la religion, la politique, ou tout
autre sujet discuté, devraient ne pas s'orienter vers la vérité ou la fausseté
des opinions, mais s'attacher plutĂŽt au fait que telle ou telle opinion est
soutenue, sur la base de telle ou telle raison, par tel ou tel auteur, ou telle ou
telle école, ou telle ou telle église. Dans ce systÚme, la génération à venir ne
se trouverait pas plus mal lotie relativement Ă toutes les vĂ©ritĂ©s sujettes Ă
discussion, que ne l'est la génération actuelle. On y élÚverait de futurs
hommes d'Ă©glise, ou de futurs dissidents, comme aujourd'hui ; l'Ătat prenant
seulement soin que ce soient des hommes d'Ă©glise instruits, ou des
dissidents instruits. Rien n'empĂȘcherait qu'on leur enseignĂąt la religion lĂ oĂč
d'autres choses leur seraient enseignées, si c'est là le choix des parents.
Toute tentative faite par l'Ătat d'influencer les conclusions de ses citoyens
sur des sujets soumis Ă la discussion, est un mal. Mais il peut fort
152
convenablement proposer de s'assurer ou de certifier qu'une personne
possĂšde la connaissance requise pour rendre digne d'attention ses
conclusions sur tel ou tel sujet. Un Ă©tudiant en philosophie serait le mieux Ă -
mĂȘme de rĂ©ussir une Ă©preuve d'examen sur Locke, aussi bien que sur Kant,
quel que soit celui des deux pour lequel il a de la sympathie, ou mĂȘme s'il
n'en a ni pour l'un, ni pour l'autre ; et l'on ne peut raisonnablement rien
objecter au fait qu'un athée doive passer un examen sur les preuves du
christianisme, du moment qu'on exige pas de lui qu'il en fasse une
profession de foi. Cependant, les examens dans des branches plus hautes
de la connaissance devraient ĂȘtre, Ă mon avis, entiĂšrement volontaires. Ce
serait donner un pouvoir trop dangereux aux gouvernements, si on leur
permettait d'exclure quiconque de certaines professions, mĂȘme de celle
d'enseignant, sous prétexte d'un défaut de qualifications. Et je pense, avec
Wilhelm Von Humboldt, que les grades universitaires â ou tout autre
certificat public de connaissances scientifiques ou de compétence
professionnelle â devraient ĂȘtre donnĂ©s Ă tous ceux qui se prĂ©sentent Ă
l'examen et qui réussissent l'épreuve, mais que de tels certificats ne
devraient conférer aucun autre avantage sur les concurrents que le poids qui
peut leur ĂȘtre accordĂ© par l'opinion publique.
V §15
Ce n'est pas seulement sur le sujet de l'Ă©ducation, que des notions mal
appliquĂ©es concernant la libertĂ© empĂȘchent que les parents reconnaissent
leurs obligations morales, et qu'elles empĂȘchent que les obligations lĂ©gales
soient imposĂ©es, toujours lĂ oĂč les raisons les plus fortes soutiennent les
premiĂšres, et aussi dans bien des cas oĂč il y en a de telles pour les
secondes. Causer l'existence d'un ĂȘtre humain, c'est par le fait mĂȘme de
cette action assumer l'une des plus lourdes responsabilités dans le champ
de la vie humaine. Prendre en charge cette responsabilitĂ© â donner Ă
153
quelqu'un la vie, laquelle peut ĂȘtre ou bien une malĂ©diction, ou bien une
bĂ©nĂ©diction â Ă moins que celui Ă qui on la donne ait au moins les chances
ordinaires de mener une existence désirable, est un crime que l'on commet
contre lui. Et dans un pays qui est soit surpeuplĂ©, soit menacĂ© de l'ĂȘtre,
engendrer plus qu'un petit nombre d'enfants, avec pour conséquence de
rĂ©duire le revenu du travail Ă cause de leur compĂ©tition, nuit sĂ©rieusement Ă
tous ceux qui vivent grùce à la rémunération de leur travail. Les lois qui,
dans beaucoup de pays du Continent, interdisent le mariage si les
intéressés ne peuvent exhiber des preuves du fait qu'ils ont les moyens
d'assumer une famille, ne vont pas au-delĂ des pouvoirs lĂ©gitimes de l'Ătat
Et que de telles lois soient ou non opportunes (question qui dépend
principalement des circonstances et des sentiments locaux), on ne saurait
leur reprocher d'ĂȘtre des violations de la libertĂ©. De telles lois sont des
interventions de l'Ătat visant Ă interdire un acte malveillant â un acte
préjudiciable aux autres, qui doit faire l'objet d'une réprobation et d'une
stigmatisation sociale, mĂȘme si l'on n'estime pas opportun d'y surajouter une
punition légale. Pourtant, les idées courantes au sujet de la liberté, qui
cĂšdent si facilement Ă d'authentiques intrusions dans les choses qui ne
concernent que l'individu, au mépris de sa liberté, rejetteraient toute tentative
de poser quelque contrainte que ce soit sur ses inclinations alors que la
conséquence de leur complaisance est une ou plusieurs vies de misÚres et
de dépravation pour le rejeton, assorties de multiples maux pour ceux qui
sont suffisamment Ă leur portĂ©e, pour ĂȘtre affectĂ©s d'une maniĂšre ou d'une
autre par leurs actions. Lorsque nous comparons l'Ă©trange respect que les
hommes ont pour la libertĂ©, avec l'Ă©trange manque de respect qu'ils ont Ă
son Ă©gard, nous pourrions imaginer que l'homme a un doit imprescriptible de
20
Cette affirmation cesse d'ĂȘtre Ă©tonnante (ou choquante) si l'on se rappelle que jusqu'Ă il y a peu, le mariage avait
pour but dĂ©clarĂ© la procrĂ©ation. Le cas d'un mariage d'amour, sans dĂ©sir de procrĂ©er â qui n'est pas examinĂ© ici,
n'impliquerait pas que les Ă©poux fussent en Ă©tat de justifier de biens suffisants pour Ă©lever des enfants, puisqu'ils
n'en désireraient pas. (NDT)
154
faire du mal aux autres, et aucun droit de se satisfaire lui-mĂȘme sans faire
souffrir quelqu'un.
V §16
Je me suis réservé pour la fin une vaste catégorie de questions
relatives aux limites de l'intervention gouvernementale, qui,
quoiqu'étroitement reliée au sujet de cet essai, n'en fait pas partie, au sens
strict. Ce sont de ces situations oĂč les raisons contre l'intervention ne
relÚvent pas du principe de liberté : il ne s'agit pas de restreindre le champ
d'action des individus, mais de les aider. Ce que l'on se demande, c'est si le
gouvernement doit agir ou occasionner quelque chose en vue d'un bienfait
pour eux, au lieu de les laisser se le procurer par eux-mĂȘmes,
individuellement ou en associations volontaires.
V §17
Les objections aux interventions du gouvernement, lorsqu'elles ne sont
pas telles qu'elles impliquent de violer la libertĂ©, peuvent ĂȘtre de trois sortes.
V §18
Le premier cas est celui oĂč les choses Ă faire ont des chances d'ĂȘtre
mieux réalisées par des individus que par le gouvernement. D'une maniÚre
générale, il n'y a personne qui convienne mieux pour mener quelque affaire
que ce soit, ou pour dĂ©terminer comment et par qui elle doit ĂȘtre menĂ©e, que
ceux qui y ont un intĂ©rĂȘt personnel. Ce principe condamne les interventions,
jadis si communes, du pouvoir législatif ou des fonctionnaires dans les
fonctionnements ordinaires de l'industrie. Mais les spécialistes de l'économie
politique se sont déjà suffisamment étendus sur ce cÎté du sujet, qui
d'ailleurs n'est pas particuliĂšrement en lien avec les principes de cet essai.
155
V §19
Le second type d'objections est en lien plus intime avec notre sujet.
Dans beaucoup de cas, quoique les individus ne puissent pas faire la chose
en question aussi bien â en moyenne â que des fonctionnaires, il est
nĂ©anmoins dĂ©sirable que ce soient eux-mĂȘmes qui le fassent, plutĂŽt que le
gouvernement, en tant que c'est un moyen en vue de leur Ă©ducation
mentale, une maniÚre de renforcer leurs facultés actives, d'exercer leur
jugement, et de leur donner une connaissance familiĂšre des sujets dont on
les laisse ainsi s'occuper. C'est lĂ le motif principal (quoique ce ne soit pas le
seul), qui recommande les jurys populaires aux procĂšs (dans les cas qui ne
sont pas politiques), les institutions municipales ou locales libres et
populaires, le pilotage des entreprises industrielles et philanthropiques par
des associations volontaires. Il n'est pas question en cela de liberté. Ces
questions ne sont en rapport avec notre sujet que par de vagues tendances.
Elles sont des questions de
développement
. En une autre occasion que
celle-ci, on pourrait s'Ă©tendre sur ces choses en tant qu'elles font partie de
l'éducation nationale, en tant qu'elles sont véritablement la formation
spécifique du citoyen, la partie pratique de l'éducation politique d'un peuple
libre, extrayant ses membres du cercle Ă©troit de l'Ă©goĂŻsme personnel et
familial, et les accoutumant Ă la comprĂ©hension des intĂ©rĂȘts collectifs, Ă la
gestion des affaires collectives â les habituant Ă agir d'aprĂšs des motifs
publics ou semi-publics, et Ă diriger leur conduite vers des objectifs qui les
unissent les uns aux autres, au lieu de les isoler. Sans ces dispositions et
ces potentialités, une constitution libre ne peut ni fonctionner, ni se maintenir,
comme le montre la nature trop souvent transitoire de la liberté politique
dans les pays oĂč elle ne repose pas sur une base suffisante de libertĂ©
locale. La gestion par la localité des affaires purement locales, et des
grandes entreprises de l'industrie par l'union de ceux qui en fournissent
156
volontairement les moyens pécuniaires, se recommande bien davantage par
tous les avantages de l'individualité du développement, et de la diversité des
modes d'action, qu'on a exposés dans cet essai. Les opérations
gouvernementales ont tendance Ă ĂȘtre uniformes. Avec des individus et des
associations volontaires, au contraire, des expériences variées ont lieu et il
existe une infinie diversitĂ© dans l'expĂ©rience. Ce que l'Ătat peut faire d'utile,
c'est faire de lui-mĂȘme le dĂ©positaire central de l'expĂ©rience qui rĂ©sulte de
beaucoup d'essais, lequel la diffuse et la fait circuler activement. Son affaire
est d'amener chaque expérimentateur à bénéficier des expériences des
autres, plutÎt que de ne tolérer aucune expérience qui ne soit la sienne
propre.
V §20
La troisiĂšme raison, la plus puissante, qu'il y a de limiter l'intervention du
gouvernement, est le grand mal qu'il y a Ă ajouter Ă son pouvoir, sans
nécessité. Toute fonction qu'on surajoute à celles qu'exerce le gouvernement
occasionne une diffusion plus Ă©tendue de son influence sur les attentes et
les craintes, et transforme chaque fois davantage la partie active et
ambitieuse du public, en parasite du gouvernement, ou de quelque parti qui
vise à gouverner. Si les routes, les chemins de fer, les banques, les sociétés
d'assurance, les grandes entreprises par actions, les universités, et la
charité publique, si tout cela étaient des branches du gouvernement ; si au
surplus, les municipalités et les comités locaux, avec tout ce qui leur
incombe à présent, devenaient les subdivisions d'une administration
centrale, si les employés de toutes ces différentes entreprises étaient
désignés et payés par le gouvernement, et comptait sur le gouvernement
pour toute amélioration de leur sort, aucune liberté de la presse, ni non plus
aucune constitution populaire du pouvoir législatif n'y changerait rien : ce
pays ou n'importe quel pays semblable, n'aurait d'un pays libre que le nom.
157
Et le mal serait d'autant plus grand que la machine administrative serait
construite de maniĂšre plus efficace, et plus scientifique. Le mal serait
d'autant plus grand que les mesures pour réussir à la faire fonctionner avec
les bras et les cerveaux les plus qualifiés, seraient plus habiles. Ces derniers
temps, en Angleterre, l'on a proposé que tous les membres du service civil
du gouvernement soient sélectionnés par concours, afin d'obtenir pour ces
emplois les personnes les plus intelligentes et les plus instruites qu'il est
possible de se procurer. Et beaucoup a été dit et écrit pour ou contre cette
proposition. L'un des arguments sur lesquels ses adversaires ont le plus
insistĂ© est que le poste de serviteur permanent de l'Ătat n'offre pas des
perspectives de revenu et de prestige suffisantes pour attirer les plus grands
talents, qui pourront toujours trouver des carriĂšres plus attrayantes dans les
métiers de l'entreprise privée ou à leur service, comme dans d'autres
organismes Ă disposition du public. L'on ne serait pas surpris si cet
argument avait été utilisé par les partisans de la proposition, comme
réponse à sa principale difficulté. Mais venant de la part de ses adversaires,
il est assez Ă©trange â ce qu'on prĂ©sente comme une objection est la
soupape de sécurité du systÚme. Si, de fait, tout ce qu'il y a de grands
talents dans le pays pouvait ĂȘtre recrutĂ© par le gouvernement, une
proposition tendant à susciter ce résultat pourrait bien inspirer de
l'inquiétude. Si chaque aspect des affaires de la société requérant une
concertation organisée, ou des vues larges et compréhensives, se trouvait
entre les mains du gouvernement, et si les charges du gouvernement Ă©taient
universellement remplies par les hommes les plus aptes, tout ce qu'il y a de
culture Ă©tendue, et d'intelligence exercĂ©e dans le pays â sauf l'intelligence
purement spĂ©culative â serait concentrĂ© en une bureaucratie grouillante sur
laquelle, seule, tout le reste de la communauté devrait compter pour toutes
choses : la multitude pour ĂȘtre dirigĂ©e, et pour qu'on lui dicte en tout, ce
qu'elle doit faire ; les gens capables et ambitieux, pour leur avancement
158
personnel. Entrer au sein de cette bureaucratie et, une fois entré, y grimper
les échelons, seraient les seuls objets de l'ambition. Sous ce régime, non
seulement le public extérieur, à cause de son manque d'expérience pratique,
n'a pas qualité pour critiquer ou pour contrÎler les procédures de la
bureaucratie, mais mĂȘme si les accidents de fonctionnement d'institutions
despotiques ou le fonctionnement naturel d'institutions populaires portaient Ă
leur sommet un ou plusieurs législateurs aux penchants réformistes, aucune
rĂ©forme contraire aux intĂ©rĂȘts de la bureaucratie ne pourrait ĂȘtre effectuĂ©e.
Telle est la triste condition de l'empire russe, tel qu'il est présenté dans les
récits de ceux qui ont eu des occasions suffisantes pour l'observer. Le Czar
lui-mĂȘme n'a aucun pouvoir, en face du corps bureaucratique. Il peut
envoyer n'importe quel bureaucrate en Sibérie, mais il ne peut gouverner ni
sans eux, ni contre leur volonté. Sur chacun de ses décrets, ils ont un droit
de
veto
tacite, tout simplement en freinant sa mise en application. Dans des
pays à la civilisation plus avancée, et à l'esprit plus insurrectionnel, le public,
accoutumĂ© Ă attendre que tout soit fait pour lui par l'Ătat, ou du moins Ă ne
rien faire pour lui-mĂȘme sans demander Ă l'Ătat, non seulement de le laisser
faire, mais mĂȘme comment faire, tient naturellement l'Ătat pour responsable
de tous les maux qui l'accablent, et lorsque le mal excĂšde son seuil de
tolérance, il s'élÚve contre le gouvernement, et fait ce que l'on appelle une
Révolution. Et là -dessus, quelqu'un d'autre, pourvu ou non d'une autorité
légitime tirée de la nation, se rue sur le trÎne, donne ses ordres à la
bureaucratie, et tout continue en dépit de ce qu'il en était auparavant, la
bureaucratie demeurant inchangée, et personne d'autre n'étant capable de
la remplacer.
V §21
Un peuple habitué à gérer ses propres affaires fait voir un tout autre
spectacle. En France, une grande partie du peuple ayant été appelée au
159
service militaire â au sein de laquelle il s'en trouve beaucoup qui ont au
moins accĂ©dĂ© au grade de sous-officier â il y a plusieurs personnes
compĂ©tentes pour prendre la tĂȘte d'une insurrection populaire, Ă chaque fois,
et pour improviser quelque tactique plausible. Ce que sont les Français dans
les choses militaires, les Américains le sont dans toutes sortes d'affaires
civiles. Qu'on les laisse sans gouvernement : chaque AmĂ©ricain peut gĂ©rer Ă
l'improviste une affaire publique, et mener telle ou telle autre avec un degré
suffisant d'intelligence, d'ordre et de dĂ©cision. C'est ce que doit ĂȘtre tout
peuple libre. Et un peuple capable de cela est certain d'ĂȘtre libre. Il ne se
laissera jamais réduire en esclavage par aucun homme, ni non plus par
aucun groupe d'hommes, au motif que ces derniers sont capables de
s'emparer de l'administration centrale et d'en tirer les rĂȘnes. Aucune
bureaucratie ne peut espérer faire faire ou faire subir à un peuple tel que
celui-ci quoique ce soit qu'il refuse. Mais lĂ oĂč tout en passe par la
bureaucratie, rien de ce Ă quoi la bureaucratie s'oppose vraiment ne peut
ĂȘtre accompli, en aucun cas. La Constitution de tels pays est une
organisation de l'expérience et des aptitudes pratiques de la nation en un
corps discipliné afin dans le but de gouverner le reste de la nation. Et plus
cette organisation est parfaite en elle-mĂȘme, plus elle rĂ©ussit Ă attirer Ă elle
et à éduquer dans un sens qui lui convient les personnes aux capacités les
plus grandes, quel que soit leur rang d'origine dans la communauté, plus
s'accomplit l'asservissement de tous, y inclus les membres de la
bureaucratie. Car les gouvernants sont tout autant esclaves Ă l'Ă©gard de leur
organisation et de leur discipline, que les gouvernés à l'égard des
gouvernants. Un mandarin chinois est tout autant l'outil et la créature d'un
despotisme, que le plus humble cultivateur. Un individu jésuite est au plus
haut degré d'humiliation l'esclave de son ordre, quoique son ordre n'existe
que par la puissance et l'importance collectives de ses membres.
160
V §22
Aussi ne faut-il pas oublier que l'absorption de tout ce que le pays
compte d'aptitudes importantes par le corps de l'Ătat est fatal, tĂŽt ou tard, Ă
l'activitĂ© mentale et aux progrĂšs possibles de ce corps lui-mĂȘme. Formant la
bande qu'ils forment â faisant marcher un systĂšme qui, comme tous les
systĂšmes, procĂšde par rĂšgles fixes, dans une large mesure â le corps des
officiels vit sous la tentation constante de sombrer dans la routine indolente,
ou bien, s'ils quittent de temps en temps ce manĂšge, de se ruer dans
quelque projet mal dégrossi, à demi pensé, qui a frappé l'imagination d'un
quelconque membre dirigeant du corps auquel ils appartiennent. Et l'unique
contrÎle qu'il y a sur ces tendances intimement reliées, quoiqu'opposées en
apparence, le seul stimulus qui peut maintenir Ă un certain niveau les
aptitudes de ce corps est son assujettissement Ă la critique vigilante de ceux
qui, hors de ce corps, ont une aptitude équivalente. Il est par conséquent
indispensable qu'il existe des moyens de former de telles aptitudes
indépendamment du gouvernement, et de les procurer avec l'expérience et
les perspectives nécessaires pour pouvoir juger correctement les grandes
affaires pratiques. Si nous possédions de maniÚre permanente un corps
compĂ©tent et efficace de fonctionnaires â surtout, un corps capable de
gĂ©nĂ©rer et dĂ©sirant adopter des amĂ©liorations â, si notre bureaucratie n'avait
pas dégénéré en pédantocratie, ce corps n'absorberait pas toutes les
occupations qui forment et cultivent toutes les facultés requises pour le
gouvernement des hommes.
V §23
DĂ©terminer le point oĂč commencent ces maux si inquiĂ©tants pour la
libertĂ© et le progrĂšs des hommes, ou plutĂŽt le point oĂč ils commencent Ă
l'emporter sur les bienfaits liés à l'application collective de la force de la
société, sous les ordres de ses chefs reconnus, pour l'abolition des
161
obstacles qui se tiennent sur la voie de son bien-ĂȘtre ; s'assurer les
avantages d'un pouvoir et d'une intelligence centralisée, autant qu'il est
possible sans transformer par là une trop grande proportion de l'activité
générale en filiÚres gouvernementales, voilà l'une des questions les plus
difficiles et les plus complexes de l'art de gouverner. Dans une grande
mesure, c'est une question qui se joue sur des détails, au sujet desquels des
considĂ©rations nombreuses et variĂ©es doivent ĂȘtre prĂ©sentes Ă l'esprit, et
auxquels aucune rĂšgle absolue ne saurait s'appliquer. Mais je crois que le
principe pratique sur lequel repose cette assurance, l'idéal qu'il faut garder
présent à l'esprit, la norme à laquelle rapporter toutes les dispositions qui
visent Ă surmonter cette difficultĂ©, peut ĂȘtre Ă©voquĂ©e par ces mots : la plus
grande dispersion de pouvoir compatible avec l'efficacité, mais la plus
grande concentration d'informations possible, et sa diffusion maximum Ă
partir du centre. Ainsi, dans l'administration municipale, il y aurait â comme
dans les Ătats de la Nouvelle-Angleterre â une division trĂšs minutieuse de
toutes les affaires qu'il vaut mieux ne pas laisser aux personnes directement
intéressées, entre des fonctionnaires distincts, choisis par les localités. Mais
en plus de cela, il y aurait dans chaque département des affaires locales une
surintendance centrale, formant une branche du gouvernement général.
L'organe surintendant concentrerait, comme en un foyer d'optique, toute la
variété des informations et des expériences tirées de la marche de chaque
branche des affaires publiques, dans toutes les localités ; de tout ce qui
serait fait d'analogue dans les pays étrangers, et des principes généraux de
la science politique. Cet organisme central devrait avoir un droit de regard
sur tout ce qui est fait, et son devoir particulier devrait ĂȘtre de placer le
savoir acquis à la disposition des autres. Libéré des préjugés mesquins et
des vues bornées de la localité par sa position élevée et par son large
panorama d'observation, son conseil aurait naturellement plus d'autorité.
Mais son pouvoir actuel, comme institution permanente, devrait â je pense â
162
ĂȘtre limitĂ© Ă forcer les fonctionnaires locaux Ă obĂ©ir Ă la loi Ă©tablie pour les
conduire. Dans toutes les choses oĂč les rĂšgles gĂ©nĂ©rales n'apportent pas de
solution, on devrait s'en remettre au jugement propre de ces fonctionnaires,
responsables devant leurs Ă©lecteurs. En cas de violation de ces rĂšgles, ils
devraient ĂȘtre responsables devant la loi, et les rĂšgles elles-mĂȘmes
devraient ĂȘtre Ă©tablies par le pouvoir lĂ©gislatif. L'autoritĂ© administrative
centrale ne veillant qu'Ă leur exĂ©cution et, dans les cas oĂč elles ne seraient
pas mises en application, en appelant â suivant la nature du cas en question
â aux tribunaux, pour faire appliquer la loi, ou aux Ă©lecteurs afin qu'ils
démettent de leurs fonctions les fonctionnaires qui n'ont pas agi d'aprÚs
l'esprit des lois. Telle est, dans son principe général, la surintendance
centrale que le
Poor Law Board
a l'intention d'exercer sur les administrateurs
du
Poor Rate
, à travers tout le pays. Quelques justes et nécessaires dans ce
cas particulier que soient les pouvoirs que le
Board
exerce au-delĂ de cette
limite pour remédier aux habitudes enracinées de mauvaise administration
dans ce qui ne se limite pas à affecter profondément les localités, mais
affecte l'entiÚre communauté, malgré cela, aucune localité n'a le droit moral
de faire d'elle-mĂȘme, Ă cause d'une mauvaise gestion, un nid de
paupérisme, qui rejaillit nécessairement sur les autres localités, et qui
détériore les conditions physiques et morales de toute la communauté
laborieuse. Les pouvoirs de la contrainte administrative et de la législation
subordonnée, possédés par le
Poor Law Board
(lesquels sont toutefois
insuffisamment exercés par eux, à cause de l'état de l'opinion à ce sujet),
quoique parfaitement justifiables en cas d'intĂ©rĂȘt national de premier plan,
seraient totalement dĂ©placĂ©s pour une surintendance aux intĂ©rĂȘts purement
locaux. Mais un organisme central pour l'information et l'instruction dans
toutes les localités serait également valable dans tous les départements de
l'administration. Un gouvernement ne peut avoir en excÚs ces activités qui
n'empĂȘchent pas, mais qui aident et qui stimulent, l'effort et le
163
dĂ©veloppement individuel. Le malheur commence lĂ oĂč, au lieu d'en appeler
à l'activité et aux potentialités des individus et des corps intermédiaires, il
substitue sa propre activitĂ© Ă la leur ; lĂ oĂč, au lieu d'informer, de conseiller
et à l'occasion de dénoncer, il les fait travailler entravés, ou les presse de se
tenir Ă l'Ă©cart et fait leur travail Ă leur place. La valeur d'un Ătat, en ultime
instance, c'est la valeur des individus qui le composent. Et un Ătat qui
subordonne l'intĂ©rĂȘt que les individus ont au dĂ©veloppement et Ă l'Ă©lĂ©vation
de leur esprit, à un peu plus de compétence administrative, ou au semblant
de compétence administrative que donne la pratique, dans le détail des
affaires ; un Ătat qui rapetisse ses hommes afin qu'ils puissent ĂȘtre entre ses
mains des instruments plus dociles, mĂȘme pour des objectifs bĂ©nĂ©fiques,
verra qu'avec de petits hommes, rien de grand ne peut vraiment ĂȘtre
accompli, et que le perfectionnement de la machine Ă laquelle il aura tout
sacrifié ne servira finalement à rien, faute de ce pouvoir vital qu'afin de
pouvoir faciliter le fonctionnement de la machine, l'Ătat aura prĂ©fĂ©rĂ© sacrifier.
164
John Stuart Mill
Mes MĂ©moires.
Histoire de ma vie et de mes idées
, ch. 7
(extraits concernant
Sur la liberté
§ 1
Pendant les deux années qui s'écoulÚrent juste avant la fin de ma vie
d'officiel, ma femme et moi travaillions ensemble au texte sur la liberté. Je ne
prévoyais initialement d'écrire qu'un bref essai, que j'écrivis effectivement en
1854. C'est en gravissant les marches du Capitole, en janvier 1855, que me
vint pour la premiÚre fois l'idée d'en faire un volume. Aucun de mes écrits n'a
été ni si soigneusement composé, ni si assidûment corrigé que celui-ci.
AprĂšs l'avoir rĂ©digĂ© deux fois â comme c'Ă©tait notre habitude â nous le
gardions par devers nous, y revenant de temps Ă autres, le parcourant Ă
nouveau, lisant, pesant et critiquant chacune de ses phrases. Sa relecture
dĂ©finitive aurait dĂ» avoir lieu pendant l'hiver 1858-1859 â le premier qui
suivait ma retraite, que nous avions programmé de passer en Europe
mĂ©diterranĂ©enne. Cet espoir, de mĂȘme que tous mes autres espoirs, furent
compromis par la calamité la plus inattendue et la plus amÚre : la mort de
ma femme en Avignon, sur la route qui mĂšne Ă Montpellier, suite Ă une
21 Le découpage en paragraphe est ici de pure commodité, et ne reflÚte ni le découpage de Mill, ni l'ordre de ses
MĂ©moires (NDT)
165
congestion pulmonaire soudaine.
§ 2
DÚs lors, j'ai recherché les consolations que mon état permettait, par
le mode de vie qui fût le plus propre à me la faire sentir prÚs de moi.
J'achetai une maison de campagne aussi proche que possible de l'endroit
oĂč elle Ă©tait enterrĂ©e, et c'est lĂ que sa fille (qui m'est unie dans la douleur,
et qui est à présent ma principale consolation) et moi, vivons une grande
partie de l'année. Mes buts dans la vie ne sont autres que ceux qui furent les
siens ; mes recherches et mes occupations ne sont autres que celles qu'elle
partageait avec moi, avec lesquelles elle Ă©tait d'accord, et auxquelles elle se
trouve indissolublement associée. Sa mémoire m'est une religion, et son
approbation est la norme résumant tout ce qui a de la valeur, par laquelle je
m'efforce de régler ma vie.
§ 3
Lorsque deux personnes partagent complÚtement leurs pensées et
leurs spéculations, lorsqu'elles discutent entre elles, dans la vie de tous les
jours, de tous les sujets qui ont un intĂ©rĂȘt moral ou intellectuel, et qu'elles les
explorent Ă une plus grande profondeur que celle que sondent d'habitude et
par facilité les écrits destinés aux lecteurs moyens ; lorsqu'elles partent des
mĂȘmes principes, et arrivent Ă leurs conclusions par des voies suivies en
commun, il est de peu d'intĂ©rĂȘt, du point de vue de la question de
l'originalité, de savoir lequel des deux tient la plume. Celui qui contribue le
moins à la composition peut contribuer davantage à la pensée ; les écrits qui
en sont le résultat sont le produit des deux pris ensemble, et il doit souvent
ĂȘtre impossible de dĂ©mĂȘler la part qu'ils y ont chacun, respectivement, et
d'affirmer laquelle appartient Ă l'un, et laquelle, Ă l'autre. Ainsi, au sens large,
non seulement durant nos années de vie maritale, mais encore durant les
nombreuses années de complicité qui les précédÚrent, toutes mes
166
publications furent tout autant les Ćuvres de ma femme que les miennes ; la
part qu'elle y a pris augmenta constamment, comme les années passaient.
Mais dans certains cas, ce qui lui appartient peut ĂȘtre distinguĂ©, et
particuliÚrement identifié. Bien au-delà de l'influence générale que son esprit
avait sur le mien, les idées et les particularités les plus précieuses de ces
productions conjointes â celles qui ont Ă©tĂ© les plus fructueuses en rĂ©sultats
importants, et qui ont le plus contribué au succÚs et à la réputation des
Ćuvres elles-mĂȘmes, crĂ©Ă©es avec elles â furent des Ă©manations de son
esprit, ma part Ă moi n'y Ă©tant pas plus grande que celle que je peux avoir
dans les pensées que je trouvais chez les auteurs précédents, et que je ne
m'appropriais qu'en les intégrant dans mon propre systÚme de pensée.
Durant la plus grande partie de ma vie culturelle, j'ai joué auprÚs d'elle le
rÎle que presque depuis le début, j'avais considéré comme la chose la plus
utile que j'étais capable de faire dans le domaine de la pensée : celui
d'interprÚte des penseurs originaux, et d'intermédiaire entre eux, et le public.
En effet, j'avais toujours une opinion humble de mes propres potentialités
comme penseur original, sauf pour ce qui est de la science abstraite (la
logique, la métaphysique, et les principes spéculatifs de l'économie politique
et de la politique), quoique je fusse bien supérieur à la plupart de mes
contemporains pour ce qui est de la volonté et de la capacité d'apprendre de
n'importe qui. Comme je ne trouvais presque personne qui prĂźt sur lui
d'examiner ce qui était dit pour la défense de toutes les opinions, quelques
nouvelles ou quelques anciennes qu'elles fussent, avec la conviction que
mĂȘme si elles Ă©taient erronĂ©es, il pĂ»t y avoir lĂ -dessous quelque fond de
vĂ©ritĂ© â et que dans tous les cas, la dĂ©couverte de ce qui les rendait
vraisemblables serait profitable Ă la vĂ©ritĂ© â en consĂ©quence, j'ai dĂ©limitĂ©
cela comme étant un domaine d'utilité, pour lequel j'étais dans une obligation
particuliĂšre de jouer un rĂŽle actif. (...)
167
§ 4
Sur la liberté fut plus directement et plus au pied de la lettre notre
production conjointe que n'importe quel autre ouvrage portant mon nom, car
il ne comportait pas une seule phrase que nous n'ayons revue plusieurs fois
ensemble, retournée dans plusieurs sens, et soigneusement débarrassée de
toutes les fautes, tant dans la pensée que dans l'expression, que nous y
pouvions détecter. C'est en conséquence de cela que, quoiqu'il ne subßt
jamais de révision définitive, il surpasse de loin, simplement par sa
composition, tout ce qui a jamais pu venir de moi auparavant, ou par la suite.
En ce qui concerne les idées, il est difficile d'identifier une partie ou un
élément en particulier qui soit plus à elle que tout le reste. Toute la maniÚre
de penser dont ce livre est l'expression fut au plus haut degré la sienne.
Mais aussi, j'en Ă©tais tellement pĂ©nĂ©trĂ© que les mĂȘmes pensĂ©es nous
arrivaient naturellement Ă tous deux. Cependant, que j'en fusse ainsi
pénétré, je le dois en grande partie à elle. Il y eut un moment, dans mon
progrĂšs mental, oĂč j'aurais facilement pu tomber dans une tendance Ă
l'Ă©tatisme excessif, tant au niveau social que politique ; comme il y eut aussi
un moment oĂč, par rĂ©action Ă l'excĂšs contraire, j'aurais pu devenir moins
profondément radical et démocrate que je ne le suis. Sur ces deux points,
comme sur beaucoup d'autres, elle fit mon bien tant en me gardant dans le
vrai quand j'y étais, qu'en me menant à de nouvelles vérités, et en me
délivrant des erreurs. Ma grande promptitude et ma grande soif d'apprendre
de tout le monde, et de ménager une place parmi mes opinions pour toute
nouvelle acquisition, en articulant les nouvelles avec les anciennes, aurait
pu, sans son influence pondérée, m'avoir conduit à trop modifier mes
premiÚres opinions. En rien elle n'a été plus précieuse pour mon
développement mental, que par sa juste mesure de l'importance relative des
168
différentes considérations, laquelle m'évita souvent d'accorder aux vérités
que je n'avais que récemment appris à voir, une place plus importante dans
mes pensées que celle qui leur convenait.
§ 5
Sur la liberté
a des chances de survivre plus longtemps que tout ce
que j'ai Ă©crit par ailleurs (Ă l'exception, peut-ĂȘtre, de la
Logique
), car la
conjonction de son esprit et du mien en a fait une sorte de manuel
philosophique contenant une unique vérité, que les changements qui
arrivent progressivement dans la société moderne tendent à mettre plus que
jamais en relief : l'importance, pour l'homme et pour la société, d'une grande
diversité dans les types de personnalité, et l'importance de donner à la
nature humaine une pleine liberté de s'épanouir dans des directions
innombrables et opposées. Rien ne peut mieux montrer à quel point les
fondements de cette vérité sont profonds, que la grande impression qu'a
faite son exposition en un temps qui, pour une observation superficielle, ne
semblait pas avoir besoin d'une telle leçon. Les craintes que nous
exprimions â que le dĂ©veloppement inĂ©vitable de l'Ă©galitĂ© sociale et du
gouvernement par l'opinion publique n'imposùt à l'humanité un joug
oppressant d'opinions et de pratiques uniformes â auraient aisĂ©ment pu
paraßtre chimériques à ceux qui considÚrent davantage les faits présents
que les tendances. Car la révolution progressive qui se met en place dans la
société et les institutions a, jusqu'ici, été résolument favorable au
développement d'opinions nouvelles, et leur a réservé un accueil plus
impartial que celui qu'elles avaient rencontré auparavant. Mais il s'agit d'un
caractÚre propre aux périodes de transition, lorsque de vieilles notions et de
vieux sentiments ont été bousculés, et qu'aucune doctrine dominante
nouvelle n'est venue les remplacer. En de telles Ă©poques, les gens qui ont
22
J.S. Mill,
SystÚme de logique déductive et inductive
(NDT)
169
quelque activité mentale ayant renoncé à beaucoup de leurs anciennes
croyances, et ne se sentant pas trĂšs sĂ»rs de ce que les autres puissent ĂȘtre
conservées telles quelles, écoutent attentivement les opinions nouvelles.
Mais cet état de choses est nécessairement transitoire : quelque corps de
doctrine particulier rallie bientÎt la majorité autour de lui, rÚgle d'aprÚs lui les
institutions sociales et les maniĂšres d'agir, l'Ă©ducation imprime cette
croyance nouvelle aux nouvelles générations, en faisant l'économie du
cheminement mental qui y a conduit, et graduellement, il acquiert
exactement le mĂȘme pouvoir de comprimer les individus que celui qui avait
été exercé si longtemps par le corps de doctrine dont il a pris la place. Ce
pouvoir nocif sera-t-il exercé ou non ? Cela dépendra de la question de
savoir si l'humanitĂ© d'alors aura ou non pris conscience qu'il ne peut ĂȘtre
exercĂ© sans retenir et rabougrir la nature humaine. C'est Ă ce moment-lĂ
que les enseignements de
Sur la liberté
auront leur plus grande valeur. Et il
est Ă craindre qu'ils conservent longtemps leur valeur.
§ 6
En ce qui concerne l'originalité, il n'en a bien entendu pas d'autre que
celle que tout esprit réfléchi donne à sa propre maniÚre de concevoir et
d'exprimer des vérités qui sont la propriété de tout le monde. La pensée
directrice du livre est de celles qui, quoiqu'elle fut limitée à quelques
penseurs isolés dans diverses époques, n'a jamais été absente parmi les
hommes, et ce depuis le début de la civilisation. Pour ne parler que des
quelques générations précédentes, elle est distinctement contenue dans
l'important courant de pensée au sujet de l'éducation et de la culture, qui
s'étendit sur l'esprit européen grùce aux travaux et au génie de Pestalozzi.
J'ai fait référence dans le livre à l'appui inconditionnel que Wilhelm Von
Humboldt lui a donné, mais en aucun cas il ne fut seul à la défendre dans
son propre pays. Tout au long du début de ce siÚcle, la doctrine des droits
170
de l'individualité, et l'exigence, pour la nature morale, de pouvoir se
dĂ©velopper elle-mĂȘme de sa propre façon, furent promus par toute une
Ă©cole d'auteurs allemands, mĂȘme jusqu'Ă la caricature ; et les Ă©crits de
Goethe, le plus célébré de tous les auteurs allemands, quoiqu'ils
n'appartiennent ni Ă cette Ă©cole, ni Ă aucune autre, sont entiĂšrement
pĂ©nĂ©trĂ©s de vues sur la morale et sur la conduite de la vie â souvent
indĂ©fendables Ă mon sens â, mais qui recherchent sans cesse toute la
défense qu'elles peuvent recevoir du cÎté de la théorie du droit et du devoir
de se dĂ©velopper soi-mĂȘme. Dans notre pays, avant que le livre
Sur la
liberté
ne fût écrit, la doctrine de l'individualité avait été affirmée avec
enthousiasme, dans un style vigoureusement déclamatoire rappelant parfois
celui de Fichte, par M. William Maccall, dans une série d'écrits parmi
lesquels le plus abouti s'intitulait :
ĂlĂ©ments d'individualisme
. Et un
Américain remarquable, M. Warren, a conçu un systÚme de société sur la
base de la « souveraineté de l'individu », a gagné nombre de partisans, et a
effectivement initié la formation d'une communauté-village (dont j'ignore si
elle existe Ă l'heure actuelle) qui, mĂȘme si elle prĂ©sente une ressemblance
apparente avec les projets des socialistes, leur est diamétralement opposée
en principe, puisqu'elle ne reconnaßt à la société aucune autre autorité sur
l'individu, que celle de mettre en vigueur une égale liberté de développement
pour tous les individus. Comme le livre qui comporte mon nom ne
revendique aucune originalité pour aucune de ses doctrines, et n'a pas pour
but d'en faire l'histoire, le seul auteur qui les ait affirmées avant moi, au sujet
de qui je pensais convenable de dire quelque chose, Ă©tait Humboldt, qui
fournit l'exergue de l'ouvrage ; quoique dans un passage, j'aie emprunté aux
Warrenites leur expression : la souveraineté de l'individu. Il est à peine
nécessaire de faire remarquer ici qu'il y a profusion de différences dans le
détail, entre la maniÚre dont cette doctrine fut conçue par tous les
prédécesseurs que j'ai mentionnés, et celle qui est exposée dans le livre.
171
§ 7
AprÚs la perte irréparable que j'avais subie, l'un de mes premiers
soins fut d'imprimer et de publier le traité, dont une si grande part avait été
l'Ćuvre de celle que j'avais perdue, et de le dĂ©dier Ă sa mĂ©moire. Je n'y ai
fait aucun changement, ni non plus aucune addition, et je n'en ferai jamais.
Quoiqu'il y manque la derniĂšre retouche de sa main, jamais la mienne
n'essayera d'y suppléer.
172
ici
8. Retour au texte français
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173
John Stuart Mill
On Liberty
I.
§ 1 â THE subject of this Essay is not the so-called Liberty
of the Will, so unfortunately opposed to the misnamed doctrine of
Philosophical Necessity; but Civil, or Social Liberty: the nature
and limits of the power which can be legitimately exercised by society
over the individual. A question seldom stated, and hardly ever discussed,
in general terms, but which profoundly influences the practical
controversies of the age by its latent presence, and is likely soon to make
itself recognized as the vital question of the future. It is so far from being
new, that, in a certain sense, it has divided mankind, almost from the
remotest ages, but in the stage of progress into which the more civilized
portions of the species have now entered, it presents itself under new
conditions, and requires a different and more fundamental treatment.
I.
§ 2 â The struggle between Liberty and Authority is the most
conspicuous feature in the portions of history with which we are
earliest familiar, particularly in that of Greece, Rome, and
England. But in old times this contest was between subjects, or some
classes of subjects, and the government. By liberty, was meant protection
against the tyranny of the political rulers. The rulers were conceived
(except in some of the popular governments of Greece) as in a
necessarily antagonistic position to the people whom they ruled. They
consisted of a governing One, or a governing tribe or caste, who derived
their authority from inheritance or conquest; who, at all events, did not
hold it at the pleasure of the governed, and whose supremacy men did not
174
venture, perhaps did not desire, to contest, whatever precautions might be
taken against its oppressive exercise. Their power was regarded as
necessary, but also as highly dangerous; as a weapon which they would
attempt to use against their subjects, no less than against external
enemies. To prevent the weaker members of the community from being
preyed upon by innumerable vultures, it was needful that there should be
an animal of prey stronger than the rest, commissioned to keep them
down. But as the king of the vultures would be no less bent upon preying
upon the flock than any of the minor harpies, it was indispensable to be
in a perpetual attitude of defence against his beak and claws. The aim,
therefore, of patriots, was to set limits to the power which the ruler
should be suffered to exercise over the community; and this limitation
was what they meant by liberty. It was attempted in two ways. First, by
obtaining a recognition of certain immunities, called political liberties or
rights, which it was to be regarded as a breach of duty in the ruler to
infringe, and which, if he did infringe, specific resistance, or general
rebellion, was held to be justifiable. A second, and generally a later
expedient, was the establishment of constitutional checks; by which the
consent of the community, or of a body of some sort supposed to
represent its interests, was made a necessary condition to some of the
more important acts of the governing power. To the first of these modes
of limitation, the ruling power, in most European countries, was
compelled, more or less, to submit. It was not so with the second; and to
attain this, or when already in some degree possessed, to attain it more
completely, became everywhere the principal object of the lovers of
liberty. And so long as mankind were content to combat one enemy by
another, and to be ruled by a master, on condition of being guaranteed
more or less efficaciously against his tyranny, they did not carry their
aspirations beyond this point.
I.
§ 3 â A time, however, came in the progress of human
affairs, when men ceased to think it a necessity of nature that their
governors should be an independent power, opposed in interest to
themselves. It appeared to them much better that the various magistrates
of the State should be their tenants or delegates, revocable at their
pleasure. In that way alone, it seemed, could they have complete security
that the powers of government would never be abused to their
175
disadvantage. By degrees, this new demand for elective and temporary
rulers became the prominent object of the exertions of the popular party,
wherever any such party existed; and superseded, to a considerable
extent, the previous efforts to limit the power of rulers. As the struggle
proceeded for making the ruling power emanate from the periodical
choice of the ruled, some persons began to think that too much
importance had been attached to the limitation of the power itself. That (it
might seem) was a ressource against rulers whose interests were
habitually opposed to those of the people. What was now wanted was,
that the rulers should be identified with the people; that their interest and
will should be the interest and will of the nation. The nation did not need
to be protected against its own will. There was no fear of its tyrannizing
over itself. Let the rulers be effectually responsible to it, promptly
removable by it, and it could afford to trust them with power of which it
could itself dictate the use to be made. Their power was but the nationâs
own power, concentrated, and in a form convenient for exercise. This
mode of thought, or rather perhaps of feeling, was common among the
last generation of European liberalism, in the Continental section of
which, it still apparently predominates. Those who admit any limit to
what a government may do, except in the case of such governments as
they think ought not to exist, stand out as brilliant exceptions among the
political thinkers of the Continent. A similar tone of sentiment might by
this time have been prevalent in our own country, if the circumstances
which for a time encouraged it had continued unaltered.
I.
§ 4 â But, in political and philosophical theories, as well as
in persons, success discloses faults and infirmities which failure
might have concealed from observation. The notion, that the
people have no need to limit their power over themselves, might seem
axiomatic, when popular government was a thing only dreamed about, or
read of as having existed at some distant period of the past. Neither was
that notion necessarily disturbed by such temporary aberrations as those
of the French Revolution, the worst of which were the work of an
usurping few, and which, in any case, belonged, not to the permanent
working of popular institutions, but to a sudden and convulsive outbreak
against monarchical and aristocratic despotism. In time, however, a
democratic republic came to occupy a large portion of the earthâs surface,
176
and made itself felt as one of the most powerful members of the
community of nations; and elective and responsible government became
subject to the observations and criticisms which wait upon a great
existing fact. It was now perceived that such phrases as « self-
government, » and « the power of the people over themselves, » do not
express the true state of the case. The « people » who exercise the power,
are not always the same people with those over whom it is exercised, and
the « self-government » spoken of, is not the government of each by
himself, but of each by all the rest. The will of the people, moreover,
practically means, the will of the most numerous or the most active part
of the people; the majority, or those who succeed in making themselves
accepted as the majority; the people, consequently, may desire to oppress
a part of their number; and precautions are as much needed against this,
as against any other abuse of power. The limitation, therefore, of the
power of government over individuals, loses none of its importance when
the holders of power are regularly accountable to the community, that is,
to the strongest party therein. This view of things, recommending itself
equally to the intelligence of thinkers and to the inclination of those
important classes in European society to whose real or supposed interests
democracy is adverse, has had no difficulty in establishing itself; and in
political speculations « the tyranny of the majority » is now generally
included among the evils against which society requires to be on its
guard.
I.
§ 5 â Like other tyrannies, the tyranny of the majority was at
first, and is still vulgarly, held in dread, chiefly as operating
through the acts of the public authorities. But reflecting persons
perceived that when society is itself the tyrant â society collectively,
over the separate individuals who compose it â its means of tyrannizing
are not restricted to the acts which it may do by the hands of its political
functionaries. Society can and does execute its own mandates: and if it
issues wrong mandates instead of right, or any mandates at all in things
with which it ought not to meddle, it practises a social tyranny more
formidable than many kinds of political oppression, since, though not
usually upheld by such extreme penalties, it leaves fewer means of
escape, penetrating much more deeply into the details of life, and
enslaving the soul itself. Protection, therefore, against the tyranny of the
177
magistrate is not enough; there needs protection also against the tyranny
of the prevailing opinion and feeling; against the tendency of society to
impose, by other means than civil penalties, its own ideas and practices
as rules of conduct on those who dissent from them; to fetter the
development, and, if possible, prevent the formation, of any individuality
not in harmony with its ways, and compel all characters to fashion
themselves upon the model of its own. There is a limit to the legitimate
interference of collective opinion with individual independence; and to
find that limit, and maintain it against encroachment, is as indispensable
to a good condition of human affairs, as protection against political
despotism.
I.
§ 6 â But though this proposition is not likely to be
contested in general terms, the practical question, where to place
the limit â how to make the fitting adjustment between
individual independence and social control â is a subject on which
nearly everything remains to be done. All that makes existence valuable
to any one, depends on the enforcement of restraints upon the actions of
other people. Some rules of conduct, therefore, must be imposed, by law
in the first place, and by opinion on many things which are not fit
subjects for the operation of law. What these rules should be, is the
principal question in human affairs; but if we except a few of the most
obvious cases, it is one of those which least progress has been made in
resolving. No two ages, and scarcely any two countries, have decided it
alike; and the decision of one age or country is a wonder to another. Yet
the people of any given age and country no more suspect any difficulty in
it, than if it were a subject on which mankind had always been agreed.
The rules which obtain among themselves appear to them self-evident
and self-justifying. This all but universal illusion is one of the examples
of the magical influence of custom, which is not only, as the proverb says
a second nature, but is continually mistaken for the first. The effect of
custom, in preventing any misgiving respecting the rules of conduct
which mankind impose on one another, is all the more complete because
the subJect is one on which it is not generally considered necessary that
reasons should be given, either by one person to others, or by each to
himself. People are accustomed to believe and have been encouraged in
the belief by some who aspire to the character of philosophers, that their
178
feelings, on subjects of this nature, are better than reasons, and render
reasons unnecessary. The practical principle which guides them to their
opinions on the regulation of human conduct, is the feeling in each
personâs mind that everybody should be required to act as he, and those
with whom he sympathizes, would like them to act. No one, indeed,
acknowledges to himself that his standard of judgment is his own liking;
but an opinion on a point of conduct, not supported by reasons, can only
count as one personâs preference; and if the reasons, when given, are a
mere appeal to a similar preference felt by other people, it is still only
many peopleâs liking instead of one. To an ordinary man, however, his
own preference, thus supported, is not only a perfectly satisfactory
reason, but the only one he generally has for any of his notions of
morality, taste, or propriety, which are not expressly written in his
religious creed; and his chief guide in the interpretation even of that.
Menâs opinions, accordingly, on what is laudable or blamable, are
affected by all the multifarious causes which influence their wishes in
regard to the conduct of others, and which are as numerous as those
which determine their wishes on any other subject. Sometimes their
reason â at other times their prejudices or superstitions: often their
social affections, not seldom their anti-social ones, their envy or jealousy,
their arrogance or contemptuousness: but most commonly, their desires
or fears for themselves â their legitimate or illegitimate self-interest.
Wherever there is an ascendant class, a large portion of the morality of
the country emanates from its class interests, and its feelings of class
superiority. The morality between Spartans and Helots, between planters
and negroes, between princes and subjects, between nobles and roturiers,
between men and women, has been for the most part the creation of these
class interests and feelings: and the sentiments thus generated, react in
turn upon the moral feelings of the members of the ascendant class, in
their relations among themselves. Where, on the other hand, a class,
formerly ascendant, has lost its ascendency, or where its ascendency is
unpopular, the prevailing moral sentiments frequently bear the impress of
an impatient dislike of superiority. Another grand determining principle
of the rules of conduct, both in act and forbearance which have been
enforced by law or opinion, has been the servility of mankind towards the
supposed preferences or aversions of their temporal masters, or of their
gods. This servility though essentially selfish, is not hypocrisy; it gives
179
rise to perfectly genuine sentiments of abhorrence; it made men burn
magicians and heretics. Among so many baser influences, the general and
obvious interests of society have of course had a share, and a large one, in
the direction of the moral sentiments: less, however, as a matter of
reason, and on their own account, than as a consequence of the
sympathies and antipathies which grew out of them: and sympathies and
antipathies which had little or nothing to do with the interests of society,
have made themselves felt in the establishment of moralities with quite as
great force.
I.
§ 7 â The likings and dislikings of society, or of some
powerful portion of it, are thus the main thing which has
practically determined the rules laid down for general observance,
under the penalties of law or opinion. And in general, those who have
been in advance of society in thought and feeling, have left this condition
of things unassailed in principle, however they may have come into
conflict with it in some of its details. They have occupied themselves
rather in inquiring what things society ought to like or dislike, than in
questioning whether its likings or dislikings should be a law to
individuals. They preferred endeavouring to alter the feelings of mankind
on the particular points on which they were themselves heretical, rather
than make common cause in defence of freedom, with heretics generally.
The only case in which the higher ground has been taken on principle and
maintained with consistency, by any but an individual here and there, is
that of religious belief: a case instructive in many ways, and not least so
as forming a most striking instance of the fallibility of what is called the
moral sense: for the odium theologicum, in a sincere bigot, is one of the
most unequivocal cases of moral feeling. Those who first broke the yoke
of what called itself the Universal Church, were in general as little
willing to permit difference of religious opinion as that church itself. But
when the heat of the conflict was over, without giving a complete victory
to any party, and each church or sect was reduced to limit its hopes to
retaining possession of the ground it already occupied; minorities, seeing
that they had no chance of becoming majorities, were under the necessity
of pleading to those whom they could not convert, for permission to
differ. It is accordingly on this battlefield, almost solely, that the rights of
the individual against society have been asserted on broad grounds of
180
principle, and the claim of society to exercise authority over dissentients
openly controverted. The great writers to whom the world owes what
religious liberty it possesses, have mostly asserted freedom of conscience
as an indefeasible right, and denied absolutely that a human being is
accountable to others for his religious belief. Yet so natural to mankind is
intolerance in whatever they really care about, that religious freedom has
hardly anywhere been practically realized, except where religious
indifference, which dislikes to have its peace disturbed by theological
quarrels, has added its weight to the scale. In the minds of almost all
religious persons, even in the most tolerant countries, the duty of
toleration is admitted with tacit reserves. One person will bear with
dissent in matters of church government, but not of dogma; another can
tolerate everybody, short of a Papist or an Unitarian; another, every one
who believes in revealed religion; a few extend their charity a little
further, but stop at the belief in a God and in a future state. Wherever the
sentiment of the majority is still genuine and intense, it is found to have
abated little of its claim to be obeyed.
I.
§ 8 â In England, from the peculiar circumstances of our
political history, though the yoke of opinion is perhaps heavier,
that of law is lighter, than in most other countries of Europe; and
there is considerable jealousy of direct interference, by the legislative or
the executive power with private conduct; not so much from any just
regard for the independence of the individual, as from the still subsisting
habit of looking on the government as representing an opposite interest to
the public. The majority have not yet learnt to feel the power of the
government their power, or its opinions their opinions. When they do so,
individual liberty will probably be as much exposed to invasion from the
government, as it already is from public opinion. But, as yet, there is a
considerable amount of feeling ready to be called forth against any
attempt of the law to control individuals in things in which they have not
hitherto been accustomed to be controlled by it; and this with very little
discrimination as to whether the matter is, or is not, within the legitimate
sphere of legal control; insomuch that the feeling, highly salutary on the
whole, is perhaps quite as often misplaced as well grounded in the
particular instances of its application. There is, in fact, no recognized
principle by which the propriety or impropriety of government
181
interference is customarily tested. People decide according to their
personal preferences. Some, whenever they see any good to be done, or
evil to be remedied, would willingly instigate the government to
undertake the business; while others prefer to bear almost any amount of
social evil, rather than add one to the departments of human interests
amenable to governmental control. And men range themselves on one or
the other side in any particular case, according to this general direction of
their sentiments; or according to the degree of interest which they feel in
the particular thing which it is proposed that the government should do;
or according to the belief they entertain that the government would, or
would not, do it in the manner they prefer; but very rarely on account of
any opinion to which they consistently adhere, as to what things are fit to
be done by a government. And it seems to me that, in consequence of this
absence of rule or principle, one side is at present as often wrong as the
other; the interference of government is, with about equal frequency,
improperly invoked and improperly condemned.
I.
§ 9 â The object of this Essay is to assert one very simple
principle, as entitled to govern absolutely the dealings of society
with the individual in the way of compulsion and control, whether
the means used be physical force in the form of legal penalties, or the
moral coercion of public opinion. That principle is, that the sole end for
which mankind are warranted, individually or collectively in interfering
with the liberty of action of any of their number, is self-protection. That
the only purpose for which power can be rightfully exercised over any
member of a civilized community, against his will, is to prevent harm to
others. His own good, either physical or moral, is not a sufficient warrant.
He cannot rightfully be compelled to do or forbear because it will be
better for him to do so, because it will make him happier, because, in the
opinions of others, to do so would be wise, or even right. These are good
reasons for remonstrating with him, or reasoning with him, or persuading
him, or entreating him, but not for compelling him, or visiting him with
any evil, in case he do otherwise. To justify that, the conduct from which
it is desired to deter him must be calculated to produce evil to some one
else. The only part of the conduct of any one, for which he is amenable to
society, is that which concerns others. In the part which merely concerns
himself, his independence is, of right, absolute. Over himself, over his
182
own body and mind, the individual is sovereign.
I.
§ 10 â It is, perhaps, hardly necessary to say that this
doctrine is meant to apply only to human beings in the maturity of
their faculties. We are not speaking of children, or of young
persons below the age which the law may fix as that of manhood or
womanhood. Those who are still in a state to require being taken care of
by others, must be protected against their own actions as well as against
external injury. For the same reason, we may leave out of consideration
those backward states of society in which the race itself may be
considered as in its nonage. The early difficulties in the way of
spontaneous progress are so great, that there is seldom any choice of
means for overcoming them; and a ruler full of the spirit of improvement
is warranted in the use of any expedients that will attain an end, perhaps
otherwise unattainable. Despotism is a legitimate mode of government in
dealing with barbarians, provided the end be their improvement, and the
means justified by actually effecting that end. Liberty, as a principle, has
no application to any state of things anterior to the time when mankind
have become capable of being improved by free and equal discussion.
Until then, there is nothing for them but implicit obedience to an Akbar
or a Charlemagne, if they are so fortunate as to find one. But as soon as
mankind have attained the capacity of being guided to their own
improvement by conviction or persuasion (a period long since reached in
all nations with whom we need here concern ourselves), compulsion,
either in the direct form or in that of pains and penalties for
noncompliance, is no longer admissible as a means to their own good,
and justifiable only for the security of others.
I.
§ 11 â It is proper to state that I forego any advantage which
could be derived to my argument from the idea of abstract right as
a thing independent of utility. I regard utility as the ultimate
appeal on all ethical questions; but it must be utility in the largest sense,
grounded on the permanent interests of man as a progressive being.
Those interests, I contend, authorize the subjection of individual
spontaneity to external control, only in respect to those actions of each,
which concern the interest of other people. If any one does an act hurtful
183
to others, there is a prima facie case for punishing him, by law, or, where
legal penalties are not safely applicable, by general disapprobation. There
are also many positive acts for the benefit of others, which he may
rightfully be compelled to perform; such as, to give evidence in a court of
justice; to bear his fair share in the common defence, or in any other joint
work necessary to the interest of the society of which he enjoys the
protection; and to perform certain acts of individual beneficence, such as
saving a fellow-creatureâs life, or interposing to protect the defenceless
against illusage, things which whenever it is obviously a manâs duty to
do, he may rightfully be made responsible to society for not doing. A
person may cause evil to others not only by his actions but by his
inaction, and in neither case he is justly accountable to them for the
injury. The latter case, it is true, requires a much more cautious exercise
of compulsion than the former. To make any one answerable for doing
evil to others, is the rule; to make him answerable for not preventing evil,
is, comparatively speaking, the exception. Yet there are many cases clear
enough and grave enough to justify that exception. In all things which
regard the external relations of the individual, he is de jure amenable to
those whose interests are concerned, and if need be, to society as their
protector. There are often good reasons for not holding him to the
responsibility; but these reasons must arise from the special expediencies
of the case: either because it is a kind of case in which he is on the whole
likely to act better, when left to his own discretion, than when controlled
in any way in which society have it in their power to control him; or
because the attempt to exercise control would produce other evils, greater
than those which it would prevent. When such reasons as these preclude
the enforcement of responsibility, the conscience of the agent himself
should step into the vacant judgment-seat, and protect those interests of
others which have no external protection; judging himself all the more
rigidly, because the case does not admit of his being made accountable to
the judgment of his fellow-creatures.
I.
§ 12 â But there is a sphere of action in which society, as
distinguished from the individual, has, if any, only an indirect
interest; comprehending all that portion of a personâs life and
conduct which affects only himself, or, if it also affects others, only with
their free, voluntary, and undeceived consent and participation. When I
184
say only himself, I mean directly, and in the first instance: for whatever
affects himself, may affect others through himself; and the objection
which may be grounded on this contingency, will receive consideration in
the sequel. This, then, is the appropriate region of human liberty. It
comprises, first, the inward domain of consciousness; demanding liberty
of conscience, in the most comprehensive sense; liberty of thought and
feeling; absolute freedom of opinion and sentiment on all subjects,
practical or speculative, scientific, moral, or theological. The liberty of
expressing and publishing opinions may seem to fall under a different
principle, since it belongs to that part of the conduct of an individual
which concerns other people; but, being almost of as much importance as
the liberty of thought itself, and resting in great part on the same reasons,
is practically inseparable from it. Secondly, the principle requires liberty
of tastes and pursuits; of framing the plan of our life to suit our own
character; of doing as we like, subject to such consequences as may
follow; without impediment from our fellowcreatures, so long as what we
do does not harm them even though they should think our conduct
foolish, perverse, or wrong. Thirdly, from this liberty of each individual,
follows the liberty, within the same limits, of combination among
individuals; freedom to unite, for any purpose not involving harm to
others: the persons combining being supposed to be of full age, and not
forced or deceived.
I.
§ 13 â No society in which these liberties are not, on the
whole, respected, is free, whatever may be its form of
government; and none is completely free in which they do not
exist absolute and unqualified. The only freedom which deserves the
name, is that of pursuing our own good in our own way, so long as we do
not attempt to deprive others of theirs, or impede their efforts to obtain it.
Each is the proper guardian of his own health, whether bodily, or mental
or spiritual. Mankind are greater gainers by suffering each other to live as
seems good to themselves, than by compelling each to live as seems good
to the rest.
I.
§ 14 â Though this doctrine is anything but new, and, to
some persons, may have the air of a truism, there is no doctrine
185
which stands more directly opposed to the general tendency of existing
opinion and practice. Society has expended fully as much effort in the
attempt (according to its lights) to compel people to conform to its
notions of personal, as of social excellence. The ancient commonwealths
thought themselves entitled to practise, and the ancient philosophers
countenanced, the regulation of every part of private conduct by public
authority, on the ground that the State had a deep interest in the whole
bodily and mental discipline of every one of its citizens, a mode of
thinking which may have been admissible in small republics surrounded
by powerful enemies, in constant peril of being subverted by foreign
attack or internal commotion, and to which even a short interval of
relaxed energy and self-command might so easily be fatal, that they could
not afford to wait for the salutary permanent effects of freedom. In the
modern world, the greater size of political communities, and above all,
the separation between the spiritual and temporal authority (which placed
the direction of menâs consciences in other hands than those which
controlled their worldly affairs), prevented so great an interference by
law in the details of private life; but the engines of moral repression have
been wielded more strenuously against divergence from the reigning
opinion in self-regarding, than even in social matters; religion, the most
powerful of the elements which have entered into the formation of moral
feeling, having almost always been governed either by the ambition of a
hierarchy, seeking control over every department of human conduct, or
by the spirit of Puritanism. And some of those modern reformers who
have placed themselves in strongest opposition to the religions of the
past, have been noway behind either churches or sects in their assertion
of the right of spiritual domination: M. Comte, in particular, whose social
system, as unfolded in his Traite de Politique Positive, aims at
establishing (though by moral more than by legal appliances) a despotism
of society over the individual, surpassing anything contemplated in the
political ideal of the most rigid disciplinarian among the ancient
philosophers.
I.
§ 15 â Apart from the peculiar tenets of individual thinkers,
there is also in the world at large an increasing inclination to
stretch unduly the powers of society over the individual, both by
the force of opinion and even by that of legislation: and as the tendency
186
of all the changes taking place in the world is to strengthen society, and
diminish the power of the individual, this encroachment is not one of the
evils which tend spontaneously to disappear, but, on the contrary, to grow
more and more formidable. The disposition of mankind, whether as rulers
or as fellowcitizens, to impose their own opinions and inclinations as a
rule of conduct on others, is so energetically supported by some of the
best and by some of the worst feelings incident to human nature, that it is
hardly ever kept under restraint by anything but want of power; and as
the power is not declining, but growing, unless a strong barrier of moral
conviction can be raised against the mischief, we must expect, in the
present circumstances of the world, to see it increase.
I.
§ 16 â It will be convenient for the argument, if, instead of at
once entering upon the general thesis, we confine ourselves in the
first instance to a single branch of it, on which the principle here
stated is, if not fully, yet to a certain point, recognized by the current
opinions. This one branch is the Liberty of Thought: from which it is
impossible to separate the cognate liberty of speaking and of writing.
Although these liberties, to some considerable amount, form part of the
political morality of all countries which profess religious toleration and
free institutions, the grounds, both philosophical and practical, on which
they rest, are perhaps not so familiar to the general mind, nor so
thoroughly appreciated by many even of the leaders of opinion, as might
have been expected. Those grounds, when rightly understood, are of
much wider application than to only one division of the subject, and a
thorough consideration of this part of the question will be found the best
introduction to the remainder. Those to whom nothing which I am about
to say will be new, may therefore, I hope, excuse me, if on a subject
which for now three centuries has been so often discussed, I venture on
one discussion more.
II.
§ 1 â THE time, it is to be hoped, is gone by when any
defence would be necessary of the « liberty of the press » as one
of the securities against corrupt or tyrannical government. No
argument, we may suppose, can now be needed, against permitting a
legislature or an executive, not identified in interest with the people, to
187
prescribe opinions to them, and determine what doctrines or what
arguments they shall be allowed to hear. This aspect of the question,
besides, has been so often and so triumphantly enforced by preceding
writers, that it needs not be specially insisted on in this place. Though the
law of England, on the subject of the press, is as servile to this day as it
was in the time of the Tudors, there is little danger of its being actually
put in force against political discussion, except during some temporary
panic, when fear of insurrection drives ministers and judges from their
propriety; and, speaking generally, it is not, in constitutional countries, to
be apprehended that the government, whether completely responsible to
the people or not, will often attempt to control the expression of opinion,
except when in doing so it makes itself the organ of the general
intolerance of the public. Let us suppose, therefore, that the government
is entirely at one with the people, and never thinks of exerting any power
of coercion unless in agreement with what it conceives to be their voice.
But I deny the right of the people to exercise such coercion, either by
themselves or by their government. The power itself is illegitimate. The
best government has no more title to it than the worst. It is as noxious, or
more noxious, when exerted in accordance with public opinion, than
when in opposition to it. If all mankind minus one, were of one opinion,
and only one person were of the contrary opinion, mankind would be no
more justified in silencing that one person, than he, if he had the power,
would be justified in silencing mankind. Were an opinion a personal
possession of no value except to the owner; if to be obstructed in the
enjoyment of it were simply a private injury, it would make some
difference whether the injury was inflicted only on a few persons or on
many. But the peculiar evil of silencing the expression of an opinion is,
that it is robbing the human race; posterity as well as the existing
generation; those who dissent from the opinion, still more than those who
hold it. If the opinion is right, they are deprived of the opportunity of
exchanging error for truth: if wrong, they lose, what is almost as great a
benefit, the clearer perception and livelier impression of truth, produced
by its collision with error.
II.
§ 2 â It is necessary to consider separately these two
hypotheses, each of which has a distinct branch of the argument
corresponding to it. We can never be sure that the opinion we are
188
endeavouring to stifle is a false opinion; and if we were sure, stifling it
would be an evil still.
II.
§ 3 â First the opinion which it is attempted to suppress by
authority may possibly be true. Those who desire to suppress it, of
course deny its truth; but they are not infallible. They have no
authority to decide the question for all mankind, and exclude every other
person from the means of judging. To refuse a hearing to an opinion,
because they are sure that it is false, is to assume that their certainty is the
same thing as absolute certainty. All silencing of discussion is an
assumption of infallibility. Its condemnation may be allowed to rest on
this common argument, not the worse for being common.
II.
§ 4 â Unfortunately for the good sense of mankind, the fact
of their fallibility is far from carrying the weight in their practical
judgment, which is always allowed to it in theory; for while every
one well knows himself to be fallible, few think it necessary to take any
precautions against their own fallibility, or admit the supposition that any
opinion of which they feel very certain, may be one of the examples of
the error to which they acknowledge themselves to be liable. Absolute
princes, or others who are accustomed to unlimited deference, usually
feel this complete confidence in their own opinions on nearly all subjects.
People more happily situated, who sometimes hear their opinions
disputed, and are not wholly unused to be set right when they are wrong,
place the same unbounded reliance only on such of their opinions as are
shared by all who surround them, or to whom they habitually defer: for in
proportion to a manâs want of confidence in his own solitary judgment,
does he usually repose, with implicit trust, on the infallibility of « the
world » in general. And the world, to each individual, means the part of it
with which he comes in contact; his party, his sect, his church, his class
of society: the man may be called, by comparison, almost liberal and
large-minded to whom it means anything so comprehensive as his own
country or his own age. Nor is his faith in this collective authority at all
shaken by his being aware that other ages, countries, sects, churches,
classes, and parties have thought, and even now think, the exact reverse.
He devolves upon his own world the responsibility of being in the right
189
against the dissentient worlds of other people; and it never troubles him
that mere accident has decided which of these numerous worlds is the
object of his reliance, and that the same causes which make him a
Churchman in London, would have made him a Buddhist or a Confucian
in Pekin. Yet it is as evident in itself as any amount of argument can make
it, that ages are no more infallible than individuals; every age having held
many opinions which subsequent ages have deemed not only false but
absurd; and it is as certain that many opinions, now general, will be
rejected by future ages, as it is that many, once general, are rejected by
the present.
II.
§ 5 â The objection likely to be made to this argument,
would probably take some such form as the following. There is no
greater assumption of infallibility in forbidding the propagation of
error, than in any other thing which is done by public authority on its own
judgment and responsibility. Judgment is given to men that they may use
it. Because it may be used erroneously, are men to be told that they ought
not to use it at all? To prohibit what they think pernicious, is not claiming
exemption from error, but fulfilling the duty incumbent on them,
although fallible, of acting on their conscientious conviction. If we were
never to act on our opinions, because those opinions may be wrong, we
should leave all our interests uncared for, and all our duties unperformed.
An objection which applies to all conduct can be no valid objection to
any conduct in particular. It is the duty of governments, and of
individuals, to form the truest opinions they can; to form them carefully,
and never impose them upon others unless they are quite sure of being
right. But when they are sure (such reasoners may say), it is not
conscientiousness but cowardice to shrink from acting on their opinions,
and allow doctrines which they honestly think dangerous to the welfare
of mankind, either in this life or in another, to be scattered abroad without
restraint, because other people, in less enlightened times, have persecuted
opinions now believed to be true. Let us take care, it may be said, not to
make the same mistake: but governments and nations have made
mistakes in other things, which are not denied to be fit subjects for the
exercise of authority: they have laid on bad taxes, made unjust wars.
Ought we therefore to lay on no taxes, and, under whatever provocation,
make no wars? Men, and governments, must act to the best of their
190
ability. There is no such thing as absolute certainty, but there is assurance
sufficient for the purposes of human life. We may, and must, assume our
opinion to be true for the guidance of our own conduct: and it is
assuming no more when we forbid bad men to pervert society by the
propagation of opinions which we regard as false and pernicious.
II.
§ 6 â I answer, that it is assuming very much more. There is
the greatest difference between presuming an opinion to be true,
because, with every opportunity for contesting it, it has not been
refuted, and assuming its truth for the purpose of not permitting its
refutation. Complete liberty of contradicting and disproving our opinion,
is the very condition which justifies us in assuming its truth for purposes
of action; and on no other terms can a being with human faculties have
any rational assurance of being right.
II.
§ 7 â When we consider either the history of opinion, or the
ordinary conduct of human life, to what is it to be ascribed that
the one and the other are no worse than they are? Not certainly to
the inherent force of the human understanding; for, on any matter not
self-evident, there are ninetynine persons totally incapable of judging of
it, for one who is capable; and the capacity of the hundredth person is
only comparative; for the majority of the eminent men of every past
generation held many opinions now known to be erroneous, and did or
approved numerous things which no one will now justify. Why is it, then,
that there is on the whole a preponderance among mankind of rational
opinions and rational conduct? If there really is this preponderance â
which there must be, unless human affairs are, and have always been, in
an almost desperate state â it is owing to a quality of the human mind,
the source of everything respectable in man, either as an intellectual or as
a moral being, namely, that his errors are corrigible. He is capable of
rectifying his mistakes by discussion and experience. Not by experience
alone. There must be discussion, to show how experience is to be
interpreted. Wrong opinions and practices gradually yield to fact and
argument: but facts and arguments, to produce any effect on the mind,
must be brought before it. Very few facts are able to tell their own story,
without comments to bring out their meaning. The whole strength and
191
value, then, of human judgment, depending on the one property, that it
can be set right when it is wrong, reliance can be placed on it only when
the means of setting it right are kept constantly at hand. In the case of any
person whose judgment is really deserving of confidence, how has it
become so? Because he has kept his mind open to criticism of his
opinions and conduct. Because it has been his practice to listen to all that
could be said against him; to profit by as much of it as was just, and
expound to himself, and upon occasion to others, the fallacy of what was
fallacious. Because he has felt, that the only way in which a human being
can make some approach to knowing the whole of a subject, is by hearing
what can be said about it by persons of every variety of opinion, and
studying all modes in which it can be looked at by every character of
mind. No wise man ever acquired his wisdom in any mode but this; nor is
it in the nature of human intellect to become wise in any other manner.
The steady habit of correcting and completing his own opinion by
collating it with those of others, so far from causing doubt and hesitation
in carrying it into practice, is the only stable foundation for a just reliance
on it: for, being cognizant of all that can, at least obviously, be said
against him, and having taken up his position against all gainsayers
knowing that he has sought for objections and difficulties, instead of
avoiding them, and has shut out no light which can be thrown upon the
subject from any quarter â he has a right to think his judgment better
than that of any person, or any multitude, who have not gone through a
similar process.
II.
§ 8 â It is not too much to require that what the wisest of
mankind, those who are best entitled to trust their own judgment,
find necessary to warrant their relying on it, should be submitted
to by that miscellaneous collection of a few wise and many foolish
individuals, called the public. The most intolerant of churches, the
Roman Catholic Church, even at the canonization of a saint, admits, and
listens patiently to, a « devilâs advocate. » The holiest of men, it appears,
cannot be admitted to posthumous honors, until all that the devil could
say against him is known and weighed. If even the Newtonian philosophy
were not permitted to be questioned, mankind could not feel as complete
assurance of its truth as they now do. The beliefs which we have most
warrant for, have no safeguard to rest on, but a standing invitation to the
192
whole world to prove them unfounded. If the challenge is not accepted,
or is accepted and the attempt fails, we are far enough from certainty still;
but we have done the best that the existing state of human reason admits
of; we have neglected nothing that could give the truth a chance of
reaching us: if the lists are kept open, we may hope that if there be a
better truth, it will be found when the human mind is capable of receiving
it; and in the meantime we may rely on having attained such approach to
truth, as is possible in our own day. This is the amount of certainty
attainable by a fallible being, and this the sole way of attaining it.
II.
§ 9 â Strange it is, that men should admit the validity of the
arguments for free discussion, but object to their being « pushed
to an extreme; » not seeing that unless the reasons are good for an
extreme case, they are not good for any case. Strange that they should
imagine that they are not assuming infallibility when they acknowledge
that there should be free discussion on all subjects which can possibly be
doubtful, but think that some particular principle or doctrine should be
forbidden to be questioned because it is so certain, that is, because they
are certain that it is certain. To call any proposition certain, while there is
any one who would deny its certainty if permitted, but who is not
permitted, is to assume that we ourselves, and those who agree with us,
are the judges of certainty, and judges without hearing the other side.
II.
§ 10 â In the present age â which has been described as
« destitute of faith, but terrified at scepticism, » â in which
people feel sure, not so much that their opinions are true, as that
they should not know what to do without them â the claims of an
opinion to be protected from public attack are rested not so much on its
truth, as on its importance to society. There are, it is alleged, certain
beliefs, so useful, not to say indispensable to well-being, that it is as
much the duty of governments to uphold those beliefs, as to protect any
other of the interests of society. In a case of such necessity, and so
directly in the line of their duty, something less than infallibility may, it is
maintained, warrant, and even bind, governments, to act on their own
opinion, confirmed by the general opinion of mankind. It is also often
argued, and still oftener thought, that none but bad men would desire to
193
weaken these salutary beliefs; and there can be nothing wrong, it is
thought, in restraining bad men, and prohibiting what only such men
would wish to practise. This mode of thinking makes the justification of
restraints on discussion not a question of the truth of doctrines, but of
their usefulness; and flatters itself by that means to escape the
responsibility of claiming to be an infallible judge of opinions. But those
who thus satisfy themselves, do not perceive that the assumption of
infallibility is merely shifted from one point to another. The usefulness of
an opinion is itself matter of opinion: as disputable, as open to discussion
and requiring discussion as much, as the opinion itself. There is the same
need of an infallible judge of opinions to decide an opinion to be noxious,
as to decide it to be false, unless the opinion condemned has full
opportunity of defending itself. And it will not do to say that the heretic
may be allowed to maintain the utility or harmlessness of his opinion,
though forbidden to maintain its truth. The truth of an opinion is part of
its utility. If we would know whether or not it is desirable that a
proposition should be believed, is it possible to exclude the consideration
of whether or not it is true? In the opinion, not of bad men, but of the best
men, no belief which is contrary to truth can be really useful: and can you
prevent such men from urging that plea, when they are charged with
culpability for denying some doctrine which they are told is useful, but
which they believe to be false? Those who are on the side of received
opinions, never fail to take all possible advantage of this plea; you do not
find them handling the question of utility as if it could be completely
abstracted from that of truth: on the contrary, it is, above all, because their
doctrine is « the truth, » that the knowledge or the belief of it is held to be
so indispensable. There can be no fair discussion of the question of
usefulness, when an argument so vital may be employed on one side, but
not on the other. And in point of fact, when law or public feeling do not
permit the truth of an opinion to be disputed, they are just as little tolerant
of a denial of its usefulness. The utmost they allow is an extenuation of
its absolute necessity or of the positive guilt of rejecting it.
II.
§ 11 â In order more fully to illustrate the mischief of
denying a hearing to opinions because we, in our own judgment,
have condemned them, it will be desirable to fix down the
discussion to a concrete case; and I choose, by preference, the cases
194
which are least favourable to me â in which the argument against
freedom of opinion, both on the score of truth and on that of utility, is
considered the strongest. Let the opinions impugned be the belief in a
God and in a future state, or any of the commonly received doctrines of
morality. To fight the battle on such ground, gives a great advantage to an
unfair antagonist; since he will be sure to say (and many who have no
desire to be unfair will say it internally), Are these the doctrines which
you do not deem sufficiently certain to be taken under the protection of
law? Is the belief in a God one of the opinions, to feel sure of which, you
hold to be assuming infallibility? But I must be permitted to observe, that
it is not the feeling sure of a doctrine (be it what it may) which I call an
assumption of infallibility. It is the undertaking to decide that question for
others, without allowing them to hear what can be said on the contrary
side. And I denounce and reprobate this pretension not the less, if put
forth on the side of my most solemn convictions. However positive any
oneâs persuasion may be, not only of the falsity, but of the pernicious
consequences â not only of the pernicious consequences, but (to adopt
expressions which I altogether condemn) the immorality and impiety of
an opinion; yet if, in pursuance of that private judgment, though backed
by the public judgment of his country or his cotemporaries, he prevents
the opinion from being heard in its defence, he assumes infallibility. And
so far from the assumption being less objectionable or less dangerous
because the opinion is called immoral or impious, this is the case of all
others in which it is most fatal. These are exactly the occasions on which
the men of one generation commit those dreadful mistakes which excite
the astonishment and horror of posterity. It is among such that we find the
instances memorable in history, when the arm of the law has been
employed to root out the best men and the noblest doctrines; with
deplorable success as to the men, though some of the doctrines have
survived to be (as if in mockery) invoked, in defence of similar conduct
towards those who dissent from them, or from their received
interpretation.
II.
§ 12 â Mankind can hardly be too often reminded, that there
was once a man named Socrates, between whom and the legal
authorities and public opinion of his time, there took place a
memorable collision. Born in an age and country abounding in individual
195
greatness, this man has been handed down to us by those who best knew
both him and the age, as the most virtuous man in it; while we know him
as the head and prototype of all subsequent teachers of virtue, the source
equally of the lofty inspiration of Plato and the judicious utilitarianism of
Aristotle, « i maestri di color che sanno, » the two headsprings of ethical
as of all other philosophy. This acknowledged master of all the eminent
thinkers who have since lived â whose fame, still growing after more
than two thousand years, all but outweighs the whole remainder of the
names which make his native city illustrious â was put to death by his
countrymen, after a judicial conviction, for impiety and immorality.
Impiety, in denying the gods recognized by the State; indeed his accuser
asserted (see the « Apologia ») that he believed in no gods at all.
Immorality, in being, by his doctrines and instructions, a « corrupter of
youth. » Of these charges the tribunal, there is every ground for
believing, honestly found him guilty, and condemned the man who
probably of all then born had deserved best of mankind, to be put to
death as a criminal.
II.
§ 13 â To pass from this to the only other instance of judicial
iniquity, the mention of which, after the condemnation of
Socrates, would not be an anti-climax: the event which took place
on Calvary rather more than eighteen hundred years ago. The man who
left on the memory of those who witnessed his life and conversation,
such an impression of his moral grandeur, that eighteen subsequent
centuries have done homage to him as the Almighty in person, was
ignominiously put to death, as what? As a blasphemer. Men did not
merely mistake their benefactor; they mistook him for the exact contrary
of what he was, and treated him as that prodigy of impiety, which they
themselves are now held to be, for their treatment of him. The feelings
with which mankind now regard these lamentable transactions, especially
the latter of the two, render them extremely unjust in their judgment of
the unhappy actors. These were, to all appearance, not bad men â not
worse than men most commonly are, but rather the contrary; men who
possessed in a full, or somewhat more than a full measure, the religious,
moral, and patriotic feelings of their time and people: the very kind of
men who, in all times, our own included, have every chance of passing
through life blameless and respected. The highpriest who rent his
196
garments when the words were pronounced, which, according to all the
ideas of his country, constituted the blackest guilt, was in all probability
quite as sincere in his horror and indignation, as the generality of
respectable and pious men now are in the religious and moral sentiments
they profess; and most of those who now shudder at his conduct, if they
had lived in his time and been born Jews, would have acted precisely as
he did. Orthodox Christians who are tempted to think that those who
stoned to death the first martyrs must have been worse men than they
themselves are, ought to remember that one of those persecutors was
Saint Paul.
II.
§ 14 â Let us add one more example, the most striking of all,
if the impressiveness of an error is measured by the wisdom and
virtue of him who falls into it. If ever any one, possessed of
power, had grounds for thinking himself the best and most enlightened
among his cotemporaries, it was the Emperor Marcus Aurelius. Absolute
monarch of the whole civilized world, he preserved through life not only
the most unblemished justice, but what was less to be expected from his
Stoical breeding, the tenderest heart. The few failings which are
attributed to him, were all on the side of indulgence: while his writings,
the highest ethical product of the ancient mind, differ scarcely
perceptibly, if they differ at all, from the most characteristic teachings of
Christ. This man, a better Christian in all but the dogmatic sense of the
word, than almost any of the ostensibly Christian sovereigns who have
since reigned, persecuted Christianity. Placed at the summit of all the
previous attainments of humanity, with an open, unfettered intellect, and
a character which led him of himself to embody in his moral writings the
Christian ideal, he yet failed to see that Christianity was to be a good and
not an evil to the world, with his duties to which he was so deeply
penetrated. Existing society he knew to be in a deplorable state. But such
as it was, he saw or thought he saw, that it was held together and
prevented from being worse, by belief and reverence of the received
divinities. As a ruler of mankind, he deemed it his duty not to suffer
society to fall in pieces; and saw not how, if its existing ties were
removed, any others could be formed which could again knit it together.
The new religion openly aimed at dissolving these ties: unless, therefore,
it was his duty to adopt that religion, it seemed to be his duty to put it
197
down. Inasmuch then as the theology of Christianity did not appear to
him true or of divine origin; inasmuch as this strange history of a
crucified God was not credible to him, and a system which purported to
rest entirely upon a foundation to him so wholly unbelievable, could not
be foreseen by him to be that renovating agency which, after all
abatements, it has in fact proved to be; the gentlest and most amiable of
philosophers and rulers, under a solemn sense of duty, authorized the
persecution of Christianity. To my mind this is one of the most tragical
facts in all history. It is a bitter thought, how different a thing the
Christianity of the world might have been, if the Christian faith had been
adopted as the religion of the empire under the auspices of Marcus
Aurelius instead of those of Constantine. But it would be equally unjust
to him and false to truth, to deny, that no one plea which can be urged for
punishing anti-Christian teaching, was wanting to Marcus Aurelius for
punishing, as he did, the propagation of Christianity. No Christian more
firmly believes that Atheism is false, and tends to the dissolution of
society, than Marcus Aurelius believed the same things of Christianity; he
who, of all men then living, might have been thought the most capable of
appreciating it. Unless any one who approves of punishment for the
promulgation of opinions, flatters himself that he is a wiser and better
man than Marcus Aurelius â more deeply versed in the wisdom of his
time, more elevated in his intellect above it â more earnest in his search
for truth, or more single-minded in his devotion to it when found; â let
him abstain from that assumption of the joint infallibility of himself and
the multitude, which the great Antoninus made with so unfortunate a
result.
II.
§ 15 â Aware of the impossibility of defending the use punishment for restraining irreligious opinions, by any argume198
II.
§ 16 â A theory which maintains that truth may justifiably persecuted because persecution cannot possibly do it any harmII.
§ 17 â But, indeed, the dictum that truth always triumover persecution, is one of those pleasant falsehoods which me199
of Luther, wherever persecution was persisted in, it was successful. In
Spain, Italy, Flanders, the Austrian empire, Protestantism was rooted out;
and, most likely, would have been so in England, had Queen Mary lived,
or Queen Elizabeth died. Persecution has always succeeded, save where
the heretics were too strong a party to be effectually persecuted. No
reasonable person can doubt that Christianity might have been extirpated
in the Roman empire. It spread, and became predominant, because the
persecutions were only occasional, lasting but a short time, and separated
by long intervals of almost undisturbed propagandism. It is a piece of idle
sentimentality that truth, merely as truth, has any inherent power denied
to error, of prevailing against the dungeon and the stake. Men are not
more zealous for truth than they often are for error, and a sufficient
application of legal or even of social penalties will generally succeed in
stopping the propagation of either. The real advantage which truth has,
consists in this, that when an opinion is true, it may be extinguished once,
twice, or many times, but in the course of ages there will generally be
found persons to rediscover it, until some one of its reappearances falls
on a time when from favourable circumstances it escapes persecution
until it has made such head as to withstand all subsequent attempts to
suppress it.
II.
§ 18 â It will be said, that we do not now put to death theintroducers of new opinions: we are not like our fathers who sle200
the judge and one of the counsel, because they honestly declared that
they had no theological belief; and a third, a foreigner, for the same
reason, was denied justice against a thief. This refusal of redress took
place in virtue of the legal doctrine, that no person can be allowed to give
evidence in a court of justice, who does not profess belief in a God (any
god is sufficient) and in a future state; which is equivalent to declaring
such persons to be outlaws, excluded from the protection of the tribunals;
who may not only be robbed or assaulted with impunity, if no one but
themselves, or persons of similar opinions, be present, but any one else
may be robbed or assaulted with impunity, if the proof of the fact
depends on their evidence. The assumption on which this is grounded, is
that the oath is worthless, of a person who does not believe in a future
state; a proposition which betokens much ignorance of history in those
who assent to it (since it is historically true that a large proportion of
infidels in all ages have been persons of distinguished integrity and
honor); and would be maintained by no one who had the smallest
conception how many of the persons in greatest repute with the world,
both for virtues and for attainments, are well known, at least to their
intimates, to be unbelievers. The rule, besides, is suicidal, and cuts away
its own foundation. Under pretence that atheists must be liars, it admits
the testimony of all atheists who are willing to lie, and rejects only those
who brave the obloquy of publicly confessing a detested creed rather than
affirm a falsehood. A rule thus self-convicted of absurdity so far as
regards its professed purpose, can be kept in force only as a badge of
hatred, a relic of persecution; a persecution, too, having the peculiarity
that the qualification for undergoing it is the being clearly proved not to
deserve it. The rule, and the theory it implies, are hardly less insulting to
believers than to infidels. For if he who does not believe in a future state
necessarily lies, it follows that they who do believe are only prevented
from lying, if prevented they are, by the fear of hell. We will not do the
authors and abettors of the rule the injury of supposing, that the
conception which they have formed of Christian virtue is drawn from
their own consciousness.
II.
§ 19 â These, indeed, are but rags and remnants persecution, and may be thought to be not so much an indicati201
infirmity of English minds, which makes them take a preposterous
pleasure in the assertion of a bad principle, when they are no longer bad
enough to desire to carry it really into practice. But unhappily there is no
security in the state of the public mind, that the suspension of worse
forms of legal persecution, which has lasted for about the space of a
generation, will continue. In this age the quiet surface of routine is as
often ruffled by attempts to resuscitate past evils, as to introduce new
benefits. What is boasted of at the present time as the revival of religion,
is always, in narrow and uncultivated minds, at least as much the revival
of bigotry; and where there is the strongest permanent leaven of
intolerance in the feelings of a people, which at all times abides in the
middle classes of this country, it needs but little to provoke them into
actively persecuting those whom they have never ceased to think proper
objects of persecution. For it is this â it is the opinions men entertain,
and the feelings they cherish, respecting those who disown the beliefs
they deem important, which makes this country not a place of mental
freedom. For a long time past, the chief mischief of the legal penalties is
that they strengthen the social stigma. It is that stigma which is really
effective, and so effective is it, that the profession of opinions which are
under the ban of society is much less common in England, than is, in
many other countries, the avowal of those which incur risk of judicial
punishment. In respect to all persons but those whose pecuniary
circumstances make them independent of the good will of other people,
opinion, on this subject, is as efficacious as law; men might as well be
imprisoned, as excluded from the means of earning their bread. Those
whose bread is already secured, and who desire no favors from men in
power, or from bodies of men, or from the public, have nothing to fear
from the open avowal of any opinions, but to be ill-thought of and ill-
spoken of, and this it ought not to require a very heroic mould to enable
them to bear. There is no room for any appeal ad misericordiam in behalf
of such persons. But though we do not now inflict so much evil on those
who think differently from us, as it was formerly our custom to do, it may
be that we do ourselves as much evil as ever by our treatment of them.
Socrates was put to death, but the Socratic philosophy rose like the sun in
heaven, and spread its illumination over the whole intellectual firmament.
Christians were cast to the lions, but the Christian Church grew up a
stately and spreading tree, overtopping the older and less vigorous
202
growths, and stifling them by its shade. Our merely social intolerance,
kills no one, roots out no opinions, but induces men to disguise them, or
to abstain from any active effort for their diffusion. With us, heretical
opinions do not perceptibly gain or even lose, ground in each decade or
generation; they never blaze out far and wide, but continue to smoulder in
the narrow circles of thinking and studious persons among whom they
originate, without ever lighting up the general affairs of mankind with
either a true or a deceptive light. And thus is kept up a state of things very
satisfactory to some minds, because, without the unpleasant process of
fining or imprisoning anybody, it maintains all prevailing opinions
outwardly undisturbed, while it does not absolutely interdict the exercise
of reason by dissentients afflicted with the malady of thought. A
convenient plan for having peace in the intellectual world, and keeping
all things going on therein very much as they do already. But the price
paid for this sort of intellectual pacification, is the sacrifice of the entire
moral courage of the human mind. A state of things in which a large
portion of the most active and inquiring intellects find it advisable to
keep the genuine principles and grounds of their convictions within their
own breasts, and attempt, in what they address to the public, to fit as
much as they can of their own conclusions to premises which they have
internally renounced, cannot send forth the open, fearless characters, and
logical, consistent intellects who once adorned the thinking world. The
sort of men who can be looked for under it, are either mere conformers to
commonplace, or time-servers for truth whose arguments on all great
subjects are meant for their hearers, and are not those which have
convinced themselves. Those who avoid this alternative, do so by
narrowing their thoughts and interests to things which can be spoken of
without venturing within the region of principles, that is, to small
practical matters, which would come right of themselves, if but the minds
of mankind were strengthened and enlarged, and which will never be
made effectually right until then; while that which would strengthen and
enlarge menâs minds, free and daring speculation on the highest subjects,
is abandoned.
II.
§ 20 â Those in whose eyes this reticence on the part heretics is no evil, should consider in the first place, that i203
of heretical opinions; and that such of them as could not stand such a
discussion, though they may be prevented from spreading, do not
disappear. But it is not the minds of heretics that are deteriorated most, by
the ban placed on all inquiry which does not end in the orthodox
conclusions. The greatest harm done is to those who are not heretics, and
whose whole mental development is cramped, and their reason cowed, by
the fear of heresy. Who can compute what the world loses in the
multitude of promising intellects combined with timid characters, who
dare not follow out any bold, vigorous, independent train of thought, lest
it should land them in something which would admit of being considered
irreligious or immoral? Among them we may occasionally see some man
of deep conscientiousness, and subtile and refined understanding, who
spends a life in sophisticating with an intellect which he cannot silence,
and exhausts the ressources of ingenuity in attempting to reconcile the
promptings of his conscience and reason with orthodoxy, which yet he
does not, perhaps, to the end succeed in doing. No one can be a great
thinker who does not recognize, that as a thinker it is his first duty to
follow his intellect to whatever conclusions it may lead. Truth gains more
even by the errors of one who, with due study and preparation, thinks for
himself, than by the true opinions of those who only hold them because
they do not suffer themselves to think. Not that it is solely, or chiefly, to
form great thinkers, that freedom of thinking is required. On the contrary,
it is as much, and even more indispensable, to enable average human
beings to attain the mental stature which they are capable of. There have
been, and may again be, great individual thinkers, in a general
atmosphere of mental slavery. But there never has been, nor ever will be,
in that atmosphere, an intellectually active people. Where any people has
made a temporary approach to such a character, it has been because the
dread of heterodox speculation was for a time suspended. Where there is
a tacit convention that principles are not to be disputed; where the
discussion of the greatest questions which can occupy humanity is
considered to be closed, we cannot hope to find that generally high scale
of mental activity which has made some periods of history so remarkable.
Never when controversy avoided the subjects which are large and
important enough to kindle enthusiasm, was the mind of a people stirred
up from its foundations, and the impulse given which raised even persons
of the most ordinary intellect to something of the dignity of thinking
204
beings. Of such we have had an example in the condition of Europe
during the times immediately following the Reformation; another, though
limited to the Continent and to a more cultivated class, in the speculative
movement of the latter half of the eighteenth century; and a third, of still
briefer duration, in the intellectual fermentation of Germany during the
Goethian and Fichtean period. These periods differed widely in the
particular opinions which they developed; but were alike in this, that
during all three the yoke of authority was broken. In each, an old mental
despotism had been thrown off, and no new one had yet taken its place.
The impulse given at these three periods has made Europe what it now is.
Every single improvement which has taken place either in the human
mind or in institutions, may be traced distinctly to one or other of them.
Appearances have for some time indicated that all three impulses are
well-nigh spent; and we can expect no fresh start, until we again assert
our mental freedom.
II.
§ 21 â Let us now pass to the second division of targument, and dismissing the Supposition that any of the receiveII.
§ 22 â There is a class of persons (happily not quite snumerous as formerly) who think it enough if a person assent205
is seldom possible, and when it once gets in, beliefs not grounded on
conviction are apt to give way before the slightest semblance of an
argument. Waiving, however, this possibility â assuming that the true
opinion abides in the mind, but abides as a prejudice, a belief
independent of, and proof against, argument â this is not the way in
which truth ought to be held by a rational being. This is not knowing the
truth. Truth, thus held, is but one superstition the more, accidentally
clinging to the words which enunciate a truth.
II.
§ 23 â If the intellect and judgment of mankind ought to cultivated, a thing which Protestants at least do not deny, on wha206
relations, and the business of life, three-fourths of the arguments for
every disputed opinion consist in dispelling the appearances which favor
some opinion different from it. The greatest orator, save one, of antiquity,
has left it on record that he always studied his adversaryâs case with as
great, if not with still greater, intensity than even his own. What Cicero
practised as the means of forensic success, requires to be imitated by all
who study any subject in order to arrive at the truth. He who knows only
his own side of the case, knows little of that. His reasons may be good,
and no one may have been able to refute them. But if he is equally unable
to refute the reasons on the opposite side; if he does not so much as know
what they are, he has no ground for preferring either opinion. The
rational position for him would be suspension of judgment, and unless he
contents himself with that, he is either led by authority, or adopts, like the
generality of the world, the side to which he feels most inclination. Nor is
it enough that he should hear the arguments of adversaries from his own
teachers, presented as they state them, and accompanied by what they
offer as refutations. This is not the way to do justice to the arguments, or
bring them into real contact with his own mind. He must be able to hear
them from persons who actually believe them; who defend them in
earnest, and do their very utmost for them. He must know them in their
most plausible and persuasive form; he must feel the whole force of the
difficulty which the true view of the subject has to encounter and dispose
of, else he will never really possess himself of the portion of truth which
meets and removes that difficulty. Ninety-nine in a hundred of what are
called educated men are in this condition, even of those who can argue
fluently for their opinions. Their conclusion may be true, but it might be
false for anything they know: they have never thrown themselves into the
mental position of those who think differently from them, and considered
what such persons may have to say; and consequently they do not, in any
proper sense of the word, know the doctrine which they themselves
profess. They do not know those parts of it which explain and justify the
remainder; the considerations which show that a fact which seemingly
conflicts with another is reconcilable with it, or that, of two apparently
strong reasons, one and not the other ought to be preferred. All that part
of the truth which turns the scale, and decides the judgment of a
completely informed mind, they are strangers to; nor is it ever really
known, but to those who have attended equally and impartially to both
207
sides, and endeavored to see the reasons of both in the strongest light. So
essential is this discipline to a real understanding of moral and human
subjects, that if opponents of all important truths do not exist, it is
indispensable to imagine them and supply them with the strongest
arguments which the most skilful devilâs advocate can conjure up.
II.
§ 24 â To abate the force of these considerations, an enemy
of free discussion may be supposed to say, that there is no
necessity for mankind in general to know and understand all that
can be said against or for their opinions by philosophers and theologians.
That it is not needful for common men to be able to expose all the
misstatements or fallacies of an ingenious opponent. That it is enough if
there is always somebody capable of answering them, so that nothing
likely to mislead uninstructed persons remains unrefuted. That simple
minds, having been taught the obvious grounds of the truths inculcated
on them, may trust to authority for the rest, and being aware that they
have neither knowledge nor talent to resolve every difficulty which can
be raised, may repose in the assurance that all those which have been
raised have been or can be answered, by those who are specially trained
to the task.
II.
§ 25 â Conceding to this view of the subject the utmost that
can be claimed for it by those most easily satisfied with the
amount of understanding of truth which ought to accompany the
belief of it; even so, the argument for free discussion is no way
weakened. For even this doctrine acknowledges that mankind ought to
have a rational assurance that all objections have been satisfactorily
answered; and how are they to be answered if that which requires to be
answered is not spoken? Or how can the answer be known to be
satisfactory, if the objectors have no opportunity of showing that it is
unsatisfactory? If not the public, at least the philosophers and theologians
who are to resolve the difficulties, must make themselves familiar with
those difficulties in their most puzzling form; and this cannot be
accomplished unless they are freely stated, and placed in the most
advantageous light which they admit of. The Catholic Church has its own
way of dealing with this embarrassing problem. It makes a broad
208
separation between those who can be permitted to receive its doctrines on
conviction, and those who must accept them on trust. Neither, indeed, are
allowed any choice as to what they will accept; but the clergy, such at
least as can be fully confided in, may admissibly and meritoriously make
themselves acquainted with the arguments of opponents, in order to
answer them, and may, therefore, read heretical books; the laity, not
unless by special permission, hard to be obtained. This discipline
recognizes a knowledge of the enemyâs case as beneficial to the teachers,
but finds means, consistent with this, of denying it to the rest of the
world: thus giving to the elite more mental culture, though not more
mental freedom, than it allows to the mass. By this device it succeeds in
obtaining the kind of mental superiority which its purposes require; for
though culture without freedom never made a large and liberal mind, it
can make a clever nisi prius advocate of a cause. But in countries
professing Protestantism, this ressource is denied; since Protestants hold,
at least in theory, that the responsibility for the choice of a religion must
be borne by each for himself, and cannot be thrown off upon teachers.
Besides, in the present state of the world, it is practically impossible that
writings which are read by the instructed can be kept from the
uninstructed. If the teachers of mankind are to be cognizant of all that
they ought to know, everything must be free to be written and published
without restraint.
II.
§ 26 â If, however, the mischievous operation of the absence
of free discussion, when the received opinions are true, were
confined to leaving men ignorant of the grounds of those
opinions, it might be thought that this, if an intellectual, is no moral evil,
and does not affect the worth of the opinions, regarded in their influence
on the character. The fact, however, is, that not only the grounds of the
opinion are forgotten in the absence of discussion, but too often the
meaning of the opinion itself. The words which convey it, cease to
suggest ideas, or suggest only a small portion of those they were
originally employed to communicate. Instead of a vivid conception and a
living belief, there remain only a few phrases retained by rote; or, if any
part, the shell and husk only of the meaning is retained, the finer essence
being lost. The great chapter in human history which this fact occupies
and fills, cannot be too earnestly studied and meditated on.
209
II.
§ 27 â It is illustrated in the experience of almost all ethical
doctrines and religious creeds. They are all full of meaning and
vitality to those who originate them, and to the direct disciples of
the originators. Their meaning continues to be felt in undiminished
strength, and is perhaps brought out into even fuller consciousness, so
long as the struggle lasts to give the doctrine or creed an ascendency over
other creeds. At last it either prevails, and becomes the general opinion,
or its progress stops; it keeps possession of the ground it has gained, but
ceases to spread further. When either of these results has become
apparent, controversy on the subject flags, and gradually dies away. The
doctrine has taken its place, if not as a received opinion, as one of the
admitted sects or divisions of opinion: those who hold it have generally
inherited, not adopted it; and conversion from one of these doctrines to
another, being now an exceptional fact, occupies little place in the
thoughts of their professors. Instead of being, as at first, constantly on the
alert either to defend themselves against the world, or to bring the world
over to them, they have subsided into acquiescence, and neither listen,
when they can help it, to arguments against their creed, nor trouble
dissentients (if there be such) with arguments in its favor. From this time
may usually be dated the decline in the living power of the doctrine. We
often hear the teachers of all creeds lamenting the difficulty of keeping
up in the minds of believers a lively apprehension of the truth which they
nominally recognize, so that it may penetrate the feelings, and acquire a
real mastery over the conduct. No such difficulty is complained of while
the creed is still fighting for its existence: even the weaker combatants
then know and feel what they are fighting for, and the difference between
it and other doctrines; and in that period of every creedâs existence, not a
few persons may be found, who have realized its fundamental principles
in all the forms of thought, have weighed and considered them in all their
important bearings, and have experienced the full effect on the character,
which belief in that creed ought to produce in a mind thoroughly imbued
with it. But when it has come to be an hereditary creed, and to be
received passively, not actively â when the mind is no longer compelled,
in the same degree as at first, to exercise its vital powers on the questions
which its belief presents to it, there is a progressive tendency to forget all
of the belief except the formularies, or to give it a dull and torpid assent,
210
as if accepting it on trust dispensed with the necessity of realizing it in
consciousness, or testing it by personal experience; until it almost ceases
to connect itself at all with the inner life of the human being. Then are
seen the cases, so frequent in this age of the world as almost to form the
majority, in which the creed remains as it were outside the mind,
encrusting and petrifying it against all other influences addressed to the
higher parts of our nature; manifesting its power by not suffering any
fresh and living conviction to get in, but itself doing nothing for the mind
or heart, except standing sentinel over them to keep them vacant.
II.
§ 28 â To what an extent doctrines intrinsically fitted to
make the deepest impression upon the mind may remain in it as
dead beliefs, without being ever realized in the imagination, the
feelings, or the understanding, is exemplified by the manner in which the
majority of believers hold the doctrines of Christianity. By Christianity I
here mean what is accounted such by all churches and sects â the
maxims and precepts contained in the New Testament. These are
considered sacred, and accepted as laws, by all professing Christians. Yet
it is scarcely too much to say that not one Christian in a thousand guides
or tests his individual conduct by reference to those laws. The standard to
which he does refer it, is the custom of his nation, his class, or his
religious profession. He has thus, on the one hand, a collection of ethical
maxims, which he believes to have been vouchsafed to him by infallible
wisdom as rules for his government; and on the other, a set of every-day
judgments and practices, which go a certain length with some of those
maxims, not so great a length with others, stand in direct opposition to
some, and are, on the whole, a compromise between the Christian creed
and the interests and suggestions of worldly life. To the first of these
standards he gives his homage; to the other his real allegiance. All
Christians believe that the blessed are the poor and humble, and those
who are ill-used by the world; that it is easier for a camel to pass through
the eye of a needle than for a rich man to enter the kingdom of heaven;
that they should judge not, lest they be judged; that they should swear not
at all; that they should love their neighbor as themselves; that if one take
their cloak, they should give him their coat also; that they should take no
thought for the morrow; that if they would be perfect, they should sell all
that they have and give it to the poor. They are not insincere when they
211
say that they believe these things. They do believe them, as people
believe what they have always heard lauded and never discussed. But in
the sense of that living belief which regulates conduct, they believe these
doctrines just up to the point to which it is usual to act upon them. The
doctrines in their integrity are serviceable to pelt adversaries with; and it
is understood that they are to be put forward (when possible) as the
reasons for whatever people do that they think laudable. But any one who
reminded them that the maxims require an infinity of things which they
never even think of doing would gain nothing but to be classed among
those very unpopular characters who affect to be better than other people.
The doctrines have no hold on ordinary believers â are not a power in
their minds. They have an habitual respect for the sound of them, but no
feeling which spreads from the words to the things signified, and forces
the mind to take them in, and make them conform to the formula.
Whenever conduct is concerned, they look round for Mr. A and B to
direct them how far to go in obeying Christ.
II.
§ 29 â Now we may be well assured that the case was not
thus, but far otherwise, with the early Christians. Had it been thus,
Christianity never would have expanded from an obscure sect of
the despised Hebrews into the religion of the Roman empire. When their
enemies said, « See how these Christians love one another » (a remark
not likely to be made by anybody now), they assuredly had a much
livelier feeling of the meaning of their creed than they have ever had
since. And to this cause, probably, it is chiefly owing that Christianity
now makes so little progress in extending its domain, and after eighteen
centuries, is still nearly confined to Europeans and the descendants of
Europeans. Even with the strictly religious, who are much in earnest
about their doctrines, and attach a greater amount of meaning to many of
them than people in general, it commonly happens that the part which is
thus comparatively active in their minds is that which was made by
Calvin, or Knox, or some such person much nearer in character to
themselves. The sayings of Christ coexist passively in their minds,
producing hardly any effect beyond what is caused by mere listening to
words so amiable and bland. There are many reasons, doubtless, why
doctrines which are the badge of a sect retain more of their vitality than
those common to all recognized sects, and why more pains are taken by
212
teachers to keep their meaning alive; but one reason certainly is, that the
peculiar doctrines are more questioned, and have to be oftener defended
against open gainsayers. Both teachers and learners go to sleep at their
post, as soon as there is no enemy in the field.
II.
§ 30 â The same thing holds true, generally speaking, of all
traditional doctrines â those of prudence and knowledge of life,
as well as of morals or religion. All languages and literatures are
full of general observations on life, both as to what it is, and how to
conduct oneself in it; observations which everybody knows, which
everybody repeats, or hears with acquiescence, which are received as
truisms, yet of which most people first truly learn the meaning, when
experience, generally of a painful kind, has made it a reality to them.
How often, when smarting under some unforeseen misfortune or
disappointment, does a person call to mind some proverb or common
saying familiar to him all his life, the meaning of which, if he had ever
before felt it as he does now, would have saved him from the calamity.
There are indeed reasons for this, other than the absence of discussion:
there are many truths of which the full meaning cannot be realized, until
personal experience has brought it home. But much more of the meaning
even of these would have been understood, and what was understood
would have been far more deeply impressed on the mind, if the man had
been accustomed to hear it argued pro and con by people who did
understand it. The fatal tendency of mankind to leave off thinking about a
thing when it is no longer doubtful, is the cause of half their errors. A
contemporary author has well spoken of « the deep slumber of a decided
opinion. »
II.
§ 31 â But what! (it may be asked) Is the absence of
unanimity an indispensable condition of true knowledge? Is it
necessary that some part of mankind should persist in error, to
enable any to realize the truth? Does a belief cease to be real and vital as
soon as it is generally received and is a proposition never thoroughly
understood and felt unless some doubt of it remains? As soon as mankind
have unanimously accepted a truth, does the truth perish within them?
The highest aim and best result of improved intelligence, it has hitherto
213
been thought, is to unite mankind more and more in the acknowledgment
of all important truths: and does the intelligence only last as long as it has
not achieved its object? Do the fruits of conquest perish by the very
completeness of the victory?
II.
§ 32 â I affirm no such thing. As mankind improve, the
number of doctrines which are no longer disputed or doubted will
be constantly on the increase: and the well-being of mankind may
almost be measured by the number and gravity of the truths which have
reached the point of being uncontested. The cessation, on one question
after another, of serious controversy, is one of the necessary incidents of
the consolidation of opinion; a consolidation as salutary in the case of
true opinions, as it is dangerous and noxious when the opinions are
erroneous. But though this gradual narrowing of the bounds of diversity
of opinion is necessary in both senses of the term, being at once
inevitable and indispensable, we are not therefore obliged to conclude
that all its consequences must be beneficial. The loss of so important an
aid to the intelligent and living apprehension of a truth, as is afforded by
the necessity of explaining it to, or defending it against, opponents,
though not sufficient to outweigh, is no trifling drawback from, the
benefit of its universal recognition. Where this advantage can no longer
be had, I confess I should like to see the teachers of mankind endeavoring
to provide a substitute for it; some contrivance for making the difficulties
of the question as present to the learnerâs consciousness, as if they were
pressed upon him by a dissentient champion, eager for his conversion.
II.
§ 33 â But instead of seeking contrivances for this purpose,
they have lost those they formerly had. The Socratic dialectics, so
magnificently exemplified in the dialogues of Plato, were a
contrivance of this description. They were essentially a negative
discussion of the great questions of philosophy and life, directed with
consummate skill to the purpose of convincing any one who had merely
adopted the commonplaces of received opinion, that he did not
understand the subject â that he as yet attached no definite meaning to
the doctrines he professed; in order that, becoming aware of his
ignorance, he might be put in the way to attain a stable belief, resting on
214
a clear apprehension both of the meaning of doctrines and of their
evidence. The school disputations of the Middle Ages had a somewhat
similar object. They were intended to make sure that the pupil understood
his own opinion, and (by necessary correlation) the opinion opposed to it,
and could enforce the grounds of the one and confute those of the other.
These last-mentioned contests had indeed the incurable defect, that the
premises appealed to were taken from authority, not from reason; and, as
a discipline to the mind, they were in every respect inferior to the
powerful dialectics which formed the intellects of the «
Socratici viri
: »
but the modern mind owes far more to both than it is generally willing to
admit, and the present modes of education contain nothing which in the
smallest degree supplies the place either of the one or of the other. A
person who derives all his instruction from teachers or books, even if he
escape the besetting temptation of contenting himself with cram, is under
no compulsion to hear both sides; accordingly it is far from a frequent
accomplishment, even among thinkers, to know both sides; and the
weakest part of what everybody says in defence of his opinion, is what he
intends as a reply to antagonists. It is the fashion of the present time to
disparage negative logic â that which points out weaknesses in theory or
errors in practice, without establishing positive truths. Such negative
criticism would indeed be poor enough as an ultimate result; but as a
means to attaining any positive knowledge or conviction worthy the
name, it cannot be valued too highly; and until people are again
systematically trained to it, there will be few great thinkers, and a low
general average of intellect, in any but the mathematical and physical
departments of speculation. On any other subject no oneâs opinions
deserve the name of knowledge, except so far as he has either had forced
upon him by others, or gone through of himself, the same mental process
which would have been required of him in carrying on an active
controversy with opponents. That, therefore, which when absent, it is so
indispensable, but so difficult, to create, how worse than absurd is it to
forego, when spontaneously offering itself! If there are any persons who
contest a received opinion, or who will do so if law or opinion will let
them, let us thank them for it, open our minds to listen to them, and
rejoice that there is some one to do for us what we otherwise ought, if we
have any regard for either the certainty or the vitality of our convictions,
to do with much greater labor for ourselves.
215
II.
§ 34 â It still remains to speak of one of the principal causes
which make diversity of opinion advantageous, and will continue
to do so until mankind shall have entered a stage of intellectual
advancement which at present seems at an incalculable distance. We have
hitherto considered only two possibilities: that the received opinion may
be false, and some other opinion, consequently, true; or that, the received
opinion being true, a conflict with the opposite error is essential to a clear
apprehension and deep feeling of its truth. But there is a commoner case
than either of these; when the conflicting doctrines, instead of being one
true and the other false, share the truth between them; and the
nonconforming opinion is needed to supply the remainder of the truth, of
which the received doctrine embodies only a part. Popular opinions, on
subjects not palpable to sense, are often true, but seldom or never the
whole truth. They are a part of the truth; sometimes a greater, sometimes
a smaller part, but exaggerated, distorted, and disjoined from the truths
by which they ought to be accompanied and limited. Heretical opinions,
on the other hand, are generally some of these suppressed and neglected
truths, bursting the bonds which kept them down, and either seeking
reconciliation with the truth contained in the common opinion, or
fronting it as enemies, and setting themselves up, with similar
exclusiveness, as the whole truth. The latter case is hitherto the most
frequent, as, in the human mind, onesidedness has always been the rule,
and many-sidedness the exception. Hence, even in revolutions of opinion,
one part of the truth usually sets while another rises. Even progress,
which ought to superadd, for the most part only substitutes one partial
and incomplete truth for another; improvement consisting chiefly in this,
that the new fragment of truth is more wanted, more adapted to the needs
of the time, than that which it displaces. Such being the partial character
of prevailing opinions, even when resting on a true foundation; every
opinion which embodies somewhat of the portion of truth which the
common opinion omits, ought to be considered precious, with whatever
amount of error and confusion that truth may be blended. No sober judge
of human affairs will feel bound to be indignant because those who force
on our notice truths which we should otherwise have overlooked,
overlook some of those which we see. Rather, he will think that so long
as popular truth is one-sided, it is more desirable than otherwise that
216
unpopular truth should have one-sided asserters too; such being usually
the most energetic, and the most likely to compel reluctant attention to
the fragment of wisdom which they proclaim as if it were the whole.
II.
§ 35 â Thus, in the eighteenth century, when nearly all the
instructed, and all those of the uninstructed who were led by them,
were lost in admiration of what is called civilization, and of the
marvels of modern science, literature, and philosophy, and while greatly
overrating the amount of unlikeness between the men of modern and
those of ancient times, indulged the belief that the whole of the difference
was in their own favor; with what a salutary shock did the paradoxes of
Rousseau explode like bombshells in the midst, dislocating the compact
mass of one-sided opinion, and forcing its elements to recombine in a
better form and with additional ingredients. Not that the current opinions
were on the whole farther from the truth than Rousseauâs were; on the
contrary, they were nearer to it; they contained more of positive truth, and
very much less of error. Nevertheless there lay in Rousseauâs doctrine,
and has floated down the stream of opinion along with it, a considerable
amount of exactly those truths which the popular opinion wanted; and
these are the deposit which was left behind when the flood subsided. The
superior worth of simplicity of life, the enervating and demoralizing
effect of the trammels and hypocrisies of artificial society, are ideas
which have never been entirely absent from cultivated minds since
Rousseau wrote; and they will in time produce their due effect, though at
present needing to be asserted as much as ever, and to be asserted by
deeds, for words, on this subject, have nearly exhausted their power.
II.
§ 36 â In politics, again, it is almost a commonplace, that a
party of order or stability, and a party of progress or reform, are
both necessary elements of a healthy state of political life; until
the one or the other shall have so enlarged its mental grasp as to be a
party equally of order and of progress, knowing and distinguishing what
is fit to be preserved from what ought to be swept away. Each of these
modes of thinking derives its utility from the deficiencies of the other;
but it is in a great measure the opposition of the other that keeps each
within the limits of reason and sanity. Unless opinions favorable to
217
democracy and to aristocracy, to property and to equality, to co-operation
and to competition, to luxury and to abstinence, to sociality and
individuality, to liberty and discipline, and all the other standing
antagonisms of practical life, are expressed with equal freedom, and
enforced and defended with equal talent and energy, there is no chance of
both elements obtaining their due; one scale is sure to go up, and the
other down. Truth, in the great practical concerns of life, is so much a
question of the reconciling and combining of opposites, that very few
have minds sufficiently capacious and impartial to make the adjustment
with an approach to correctness, and it has to be made by the rough
process of a struggle between combatants fighting under hostile banners.
On any of the great open questions just enumerated, if either of the two
opinions has a better claim than the other, not merely to be tolerated, but
to be encouraged and countenanced, it is the one which happens at the
particular time and place to be in a minority. That is the opinion which,
for the time being, represents the neglected interests, the side of human
well-being which is in danger of obtaining less than its share. I am aware
that there is not, in this country, any intolerance of differences of opinion
on most of these topics. They are adduced to show, by admitted and
multiplied examples, the universality of the fact, that only through
diversity of opinion is there, in the existing state of human intellect, a
chance of fair play to all sides of the truth. When there are persons to be
found, who form an exception to the apparent unanimity of the world on
any subject, even if the world is in the right, it is always probable that
dissentients have something worth hearing to say for themselves, and that
truth would lose something by their silence.
II.
§ 37 â It may be objected, « But some received principles,
especially on the highest and most vital subjects, are more than
half-truths. The Christian morality, for instance, is the whole truth
on that subject and if any one teaches a morality which varies from it, he
is wholly in error. » As this is of all cases the most important in practice,
none can be fitter to test the general maxim. But before pronouncing what
Christian morality is or is not, it would be desirable to decide what is
meant by Christian morality. If it means the morality of the New
Testament, I wonder that any one who derives his knowledge of this from
the book itself, can suppose that it was announced, or intended, as a
218
complete doctrine of morals. The Gospel always refers to a preexisting
morality, and confines its precepts to the particulars in which that
morality was to be corrected, or superseded by a wider and higher;
expressing itself, moreover, in terms most general, often impossible to be
interpreted literally, and possessing rather the impressiveness of poetry or
eloquence than the precision of legislation. To extract from it a body of
ethical doctrine, has never been possible without eking it out from the
Old Testament, that is, from a system elaborate indeed, but in many
respects barbarous, and intended only for a barbarous people. St. Paul, a
declared enemy to this Judaical mode of interpreting the doctrine and
filling up the scheme of his Master, equally assumes a preexisting
morality, namely, that of the Greeks and Romans; and his advice to
Christians is in a great measure a system of accommodation to that; even
to the extent of giving an apparent sanction to slavery. What is called
Christian, but should rather be termed theological, morality, was not the
work of Christ or the Apostles, but is of much later origin, having been
gradually built up by the Catholic Church of the first five centuries, and
though not implicitly adopted by moderns and Protestants, has been much
less modified by them than might have been expected. For the most part,
indeed, they have contented themselves with cutting off the additions
which had been made to it in the Middle Ages, each sect supplying the
place by fresh additions, adapted to its own character and tendencies.
That mankind owe a great debt to this morality, and to its early teachers, I
should be the last person to deny; but I do not scruple to say of it, that it
is, in many important points, incomplete and one-sided, and that unless
ideas and feelings, not sanctioned by it, had contributed to the formation
of European life and character, human affairs would have been in a worse
condition than they now are. Christian morality (so called) has all the
characters of a reaction; it is, in great part, a protest against Paganism. Its
ideal is negative rather than positive; passive rather than active;
Innocence rather than Nobleness; Abstinence from Evil, rather than
energetic Pursuit of Good: in its precepts (as has been well said) « thou
shalt not » predominates unduly over « thou shalt. » In its horror of
sensuality, it made an idol of asceticism, which has been gradually
compromised away into one of legality. It holds out the hope of heaven
and the threat of hell, as the appointed and appropriate motives to a
virtuous life: in this falling far below the best of the ancients, and doing
219
what lies in it to give to human morality an essentially selfish character,
by disconnecting each manâs feelings of duty from the interests of his
fellow-creatures, except so far as a self-interested inducement is offered
to him for consulting them. It is essentially a doctrine of passive
obedience; it inculcates submission to all authorities found established;
who indeed are not to be actively obeyed when they command what
religion forbids, but who are not to be resisted, far less rebelled against,
for any amount of wrong to ourselves. And while, in the morality of the
best Pagan nations, duty to the State holds even a disproportionate place,
infringing on the just liberty of the individual; in purely Christian ethics
that grand department of duty is scarcely noticed or acknowledged. It is
in the Koran, not the New Testament, that we read the maxim â « A
ruler who appoints any man to an office, when there is in his dominions
another man better qualified for it, sins against God and against the
State. » What little recognition the idea of obligation to the public obtains
in modern morality, is derived from Greek and Roman sources, not from
Christian; as, even in the morality of private life, whatever exists of
magnanimity, high-mindedness, personal dignity, even the sense of
honor, is derived from the purely human, not the religious part of our
education, and never could have grown out of a standard of ethics in
which the only worth, professedly recognized, is that of obedience.
II.
§ 38 â I am as far as any one from pretending that these
defects are necessarily inherent in the Christian ethics, in every
manner in which it can be conceived, or that the many requisites
of a complete moral doctrine which it does not contain, do not admit of
being reconciled with it. Far less would I insinuate this of the doctrines
and precepts of Christ himself. I believe that the sayings of Christ are all,
that I can see any evidence of their having been intended to be; that they
are irreconcilable with nothing which a comprehensive morality requires;
that everything which is excellent in ethics may be brought within them,
with no greater violence to their language than has been done to it by all
who have attempted to deduce from them any practical system of conduct
whatever. But it is quite consistent with this, to believe that they contain
and were meant to contain, only a part of the truth; that many essential
elements of the highest morality are among the things which are not
provided for, nor intended to be provided for, in the recorded
220
deliverances of the Founder of Christianity, and which have been entirely
thrown aside in the system of ethics erected on the basis of those
deliverances by the Christian Church. And this being so, I think it a great
error to persist in attempting to find in the Christian doctrine that
complete rule for our guidance, which its author intended it to sanction
and enforce, but only partially to provide. I believe, too, that this narrow
theory is becoming a grave practical evil, detracting greatly from the
value of the moral training and instruction, which so many well-meaning
persons are now at length exerting themselves to promote. I much fear
that by attempting to form the mind and feelings on an exclusively
religious type, and discarding those secular standards (as for want of a
better name they may be called) which heretofore coexisted with and
supplemented the Christian ethics, receiving some of its spirit, and
infusing into it some of theirs, there will result, and is even now resulting,
a low, abject, servile type of character, which, submit itself as it may to
what it deems the Supreme Will, is incapable of rising to or sympathizing
in the conception of Supreme Goodness. I believe that other ethics than
any one which can be evolved from exclusively Christian sources, must
exist side by side with Christian ethics to produce the moral regeneration
of mankind; and that the Christian system is no exception to the rule that
in an imperfect state of the human mind, the interests of truth require a
diversity of opinions. It is not necessary that in ceasing to ignore the
moral truths not contained in Christianity, men should ignore any of those
which it does contain. Such prejudice, or oversight, when it occurs, is
altogether an evil; but it is one from which we cannot hope to be always
exempt, and must be regarded as the price paid for an inestimable good.
The exclusive pretension made by a part of the truth to be the whole,
must and ought to be protested against, and if a reactionary impulse
should make the protestors unjust in their turn, this one-sidedness, like
the other, may be lamented, but must be tolerated. If Christians would
teach infidels to be just to Christianity, they should themselves be just to
infidelity. It can do truth no service to blink the fact, known to all who
have the most ordinary acquaintance with literary history, that a large
portion of the noblest and most valuable moral teaching has been the
work, not only of men who did not know, but of men who knew and
rejected, the Christian faith.
221
II.
§ 39 â I do not pretend that the most unlimited use of the
freedom of enunciating all possible opinions would put an end to
the evils of religious or philosophical sectarianism. Every truth
which men of narrow capacity are in earnest about, is sure to be asserted,
inculcated, and in many ways even acted on, as if no other truth existed
in the world, or at all events none that could limit or qualify the first. I
acknowledge that the tendency of all opinions to become sectarian is not
cured by the freest discussion, but is often heightened and exacerbated
thereby; the truth which ought to have been, but was not, seen, being
rejected all the more violently because proclaimed by persons regarded as
opponents. But it is not on the impassioned partisan, it is on the calmer
and more disinterested bystander, that this collision of opinions works its
salutary effect. Not the violent conflict between parts of the truth, but the
quiet suppression of half of it, is the formidable evil: there is always hope
when people are forced to listen to both sides; it is when they attend only
to one that errors harden into prejudices, and truth itself ceases to have
the effect of truth, by being exaggerated into falsehood. And since there
are few mental attributes more rare than that judicial faculty which can sit
in intelligent judgment between two sides of a question, of which only
one is represented by an advocate before it, truth has no chance but in
proportion as every side of it, every opinion which embodies any fraction
of the truth, not only finds advocates, but is so advocated as to be listened
to.
II.
§ 40
â We have now recognized the necessity to the mental
well-being of mankind (on which all their other well-being
depends) of freedom of opinion, and freedom of the expression of
opinion, on four distinct grounds; which we will now briefly recapitulate.
II.
§ 41 â First, if any opinion is compelled to silence, that
opinion may, for aught we can certainly know, be true. To deny
this is to assume our own infallibility.
222
II.
§ 42 â Secondly, though the silenced opinion be an error, it
may, and very commonly does, contain a portion of truth; and
since the general or prevailing opinion on any object is rarely or
never the whole truth, it is only by the collision of adverse opinions that
the remainder of the truth has any chance of being supplied.
II.
§ 43 â Thirdly, even if the received opinion be not only true,
but the whole truth; unless it is suffered to be, and actually is,
vigorously and earnestly contested, it will, by most of those who
receive it, be held in the manner of a prejudice, with little comprehension
or feeling of its rational grounds. And not only this, but, fourthly, the
meaning of the doctrine itself will be in danger of being lost, or
enfeebled, and deprived of its vital effect on the character and conduct:
the dogma becoming a mere formal profession, inefficacious for good,
but cumbering the ground, and preventing the growth of any real and
heartfelt conviction, from reason or personal experience.
II.
§ 44 â Before quitting the subject of freedom of opinion, it is
fit to take notice of those who say, that the free expression of all
opinions should be permitted, on condition that the manner be
temperate, and do not pass the bounds of fair discussion. Much might be
said on the impossibility of fixing where these supposed bounds are to be
placed; for if the test be offence to those whose opinion is attacked, I
think experience testifies that this offence is given whenever the attack is
telling and powerful, and that every opponent who pushes them hard, and
whom they find it difficult to answer, appears to them, if he shows any
strong feeling on the subject, an intemperate opponent. But this, though
an important consideration in a practical point of view, merges in a more
fundamental objection. Undoubtedly the manner of asserting an opinion,
even though it be a true one, may be very objectionable, and may justly
incur severe censure. But the principal offences of the kind are such as it
is mostly impossible, unless by accidental self-betrayal, to bring home to
conviction. The gravest of them is, to argue sophistically, to suppress
facts or arguments, to misstate the elements of the case, or misrepresent
the opposite opinion. But all this, even to the most aggravated degree, is
so continually done in perfect good faith, by persons who are not
223
considered, and in many other respects may not deserve to be considered,
ignorant or incompetent, that it is rarely possible on adequate grounds
conscientiously to stamp the misrepresentation as morally culpable; and
still less could law presume to interfere with this kind of controversial
misconduct. With regard to what is commonly meant by intemperate
discussion, namely, invective, sarcasm, personality, and the like, the
denunciation of these weapons would deserve more sympathy if it were
ever proposed to interdict them equally to both sides; but it is only
desired to restrain the employment of them against the prevailing
opinion: against the unprevailing they may not only be used without
general disapproval, but will be likely to obtain for him who uses them
the praise of honest zeal and righteous indignation. Yet whatever mischief
arises from their use, is greatest when they are employed against the
comparatively defenceless; and whatever unfair advantage can be derived
by any opinion from this mode of asserting it, accrues almost exclusively
to received opinions. The worst offence of this kind which can be
committed by a polemic, is to stigmatize those who hold the contrary
opinion as bad and immoral men. To calumny of this sort, those who hold
any unpopular opinion are peculiarly exposed, because they are in
general few and uninfluential, and nobody but themselves feels much
interest in seeing justice done them; but this weapon is, from the nature
of the case, denied to those who attack a prevailing opinion: they can
neither use it with safety to themselves, nor if they could, would it do
anything but recoil on their own cause. In general, opinions contrary to
those commonly received can only obtain a hearing by studied
moderation of language, and the most cautious avoidance of unnecessary
offence, from which they hardly ever deviate even in a slight degree
without losing ground: while unmeasured vituperation employed on the
side of the prevailing opinion, really does deter people from professing
contrary opinions, and from listening to those who profess them. For the
interest, therefore, of truth and justice, it is far more important to restrain
this employment of vituperative language than the other; and, for
example, if it were necessary to choose, there would be much more need
to discourage offensive attacks on infidelity, than on religion. It is,
however, obvious that law and authority have no business with
restraining either, while opinion ought, in every instance, to determine its
verdict by the circumstances of the individual case; condemning every
224
one, on whichever side of the argument he places himself, in whose mode
of advocacy either want of candor, or malignity, bigotry or intolerance of
feeling manifest themselves, but not inferring these vices from the side
which a person takes, though it be the contrary side of the question to our
own; and giving merited honor to every one, whatever opinion he may
hold, who has calmness to see and honesty to state what his opponents
and their opinions really are, exaggerating nothing to their discredit,
keeping nothing back which tells, or can be supposed to tell, in their
favor. This is the real morality of public discussion; and if often violated,
I am happy to think that there are many controversialists who to a great
extent observe it, and a still greater number who conscientiously strive
towards it.
III. § 1 â SUCH being the reasons which make it imperative that
human beings should be free to form opinions, and to express
their opinions without reserve; and such the baneful consequences
to the intellectual, and through that to the moral nature of man, unless
this liberty is either conceded, or asserted in spite of prohibition; let us
next examine whether the same reasons do not require that men should be
free to act upon their opinions â to carry these out in their lives, without
hindrance, either physical or moral, from their fellow-men, so long as it
is at their own risk and peril. This last proviso is of course indispensable.
No one pretends that actions should be as free as opinions. On the
contrary, even opinions lose their immunity, when the circumstances in
which they are expressed are such as to constitute their expression a
positive instigation to some mischievous act. An opinion that corn-
dealers are starvers of the poor, or that private property is robbery, ought
to be unmolested when simply circulated through the press, but may
justly incur punishment when delivered orally to an excited mob
assembled before the house of a corndealer, or when handed about among
the same mob in the form of a placard. Acts of whatever kind, which,
without justifiable cause, do harm to others, may be, and in the more
important cases absolutely require to be, controlled by the unfavorable
sentiments, and, when needful, by the active interference of mankind.
The liberty of the individual must be thus far limited; he must not make
himself a nuisance to other people. But if he refrains from molesting
others in what concerns them, and merely acts according to his own
225
inclination and judgment in things which concern himself, the same
reasons which show that opinion should be free, prove also that he should
be allowed, without molestation, to carry his opinions into practice at his
own cost. That mankind are not infallible; that their truths, for the most
part, are only half-truths; that unity of opinion, unless resulting from the
fullest and freest comparison of opposite opinions, is not desirable, and
diversity not an evil, but a good, until mankind are much more capable
than at present of recognizing all sides of the truth, are principles
applicable to menâs modes of action, not less than to their opinions. As it
is useful that while mankind are imperfect there should be different
opinions, so is it that there should be different experiments of living; that
free scope should be given to varieties of character, short of injury to
others; and that the worth of different modes of life should be proved
practically, when any one thinks fit to try them. It is desirable, in short,
that in things which do not primarily concern others, individuality should
assert itself. Where, not the personâs own character, but the traditions of
customs of other people are the rule of conduct, there is wanting one of
the principal ingredients of human happiness, and quite the chief
ingredient of individual and social progress.
III. § 2 â In maintaining this principle, the greatest difficulty to
be encountered does not lie in the appreciation of means towards
an acknowledged end, but in the indifference of persons in general
to the end itself. If it were felt that the free development of individuality
is one of the leading essentials of well-being; that it is not only a
coordinate element with all that is designated by the terms civilization,
instruction, education, culture, but is itself a necessary part and condition
of all those things; there would be no danger that liberty should be
undervalued, and the adjustment of the boundaries between it and social
control would present no extraordinary difficulty. But the evil is, that
individual spontaneity is hardly recognized by the common modes of
thinking as having any intrinsic worth, or deserving any regard on its
own account. The majority, being satisfied with the ways of mankind as
they now are (for it is they who make them what they are), cannot
comprehend why those ways should not be good enough for everybody;
and what is more, spontaneity forms no part of the ideal of the majority
of moral and social reformers, but is rather looked on with jealousy, as a
226
troublesome and perhaps rebellious obstruction to the general acceptance
of what these reformers, in their own judgment, think would be best for
mankind. Few persons, out of Germany, even comprehend the meaning
of the doctrine which Wilhelm von Humboldt, so eminent both as a
savant and as a politician, made the text of a treatise â that « the end of
man, or that which is prescribed by the eternal or immutable dictates of
reason, and not suggested by vague and transient desires, is the highest
and most harmonious development of his powers to a complete and
consistent whole; » that, therefore, the object « towards which every
human being must ceaselessly direct his efforts, and on which especially
those who design to influence their fellow-men must ever keep their eyes,
is the individuality of power and development; » that for this there are
two requisites, « freedom, and a variety of situations; » and that from the
union of these arise « individual vigor and manifold diversity, » which
combine themselves in « originality. »
III. § 3 â Little, however, as people are accustomed to a doctrine
like that of Von Humboldt, and surprising as it may be to them to
find so high a value attached to individuality, the question, one
must nevertheless think, can only be one of degree. No oneâs idea of
excellence in conduct is that people should do absolutely nothing but
copy one another. No one would assert that people ought not to put into
their mode of life, and into the conduct of their concerns, any impress
whatever of their own judgment, or of their own individual character. On
the other hand, it would be absurd to pretend that people ought to live as
if nothing whatever had been known in the world before they came into
it; as if experience had as yet done nothing towards showing that one
mode of existence, or of conduct, is preferable to another. Nobody denies
that people should be so taught and trained in youth, as to know and
benefit by the ascertained results of human experience. But it is the
privilege and proper condition of a human being, arrived at the maturity
of his faculties, to use and interpret experience in his own way. It is for
him to find out what part of recorded experience is properly applicable to
his own circumstances and character. The traditions and customs of other
people are, to a certain extent, evidence of what their experience has
taught them; presumptive evidence, and as such, have a claim to this
deference: but, in the first place, their experience may be too narrow; or
227
they may not have interpreted it rightly. Secondly, their interpretation of
experience may be correct but unsuitable to him. Customs are made for
customary circumstances, and customary characters: and his
circumstances or his character may be uncustomary. Thirdly, though the
customs be both good as customs, and suitable to him, yet to conform to
custom, merely as custom, does not educate or develop in him any of the
qualities which are the distinctive endowment of a human being. The
human faculties of perception, judgment, discriminative feeling, mental
activity, and even moral preference, are exercised only in making a
choice. He who does anything because it is the custom, makes no choice.
He gains no practice either in discerning or in desiring what is best. The
mental and moral, like the muscular powers, are improved only by being
used. The faculties are called into no exercise by doing a thing merely
because others do it, no more than by believing a thing only because
others believe it. If the grounds of an opinion are not conclusive to the
personâs own reason, his reason cannot be strengthened, but is likely to
be weakened by his adopting it: and if the inducements to an act are not
such as are consentaneous to his own feelings and character (where
affection, or the rights of others are not concerned), it is so much done
towards rendering his feelings and character inert and torpid, instead of
active and energetic.
III. § 4 â He who lets the world, or his own portion of it, choose
his plan of life for him, has no need of any other faculty than the
ape-like one of imitation. He who chooses his plan for himself,
employs all his faculties. He must use observation to see, reasoning and
judgment to foresee, activity to gather materials for decision,
discrimination to decide, and when he has decided, firmness and self-
control to hold to his deliberate decision. And these qualities he requires
and exercises exactly in proportion as the part of his conduct which he
determines according to his own judgment and feelings is a large one. It
is possible that he might be guided in some good path, and kept out of
harmâs way, without any of these things. But what will be his
comparative worth as a human being? It really is of importance, not only
what men do, but also what manner of men they are that do it. Among the
works of man, which human life is rightly employed in perfecting and
beautifying, the first in importance surely is man himself. Supposing it
228
were possible to get houses built, corn grown, battles fought, causes tried,
and even churches erected and prayers said, by machinery â by
automatons in human form â it would be a considerable loss to
exchange for these automatons even the men and women who at present
inhabit the more civilized parts of the world, and who assuredly are but
starved specimens of what nature can and will produce. Human nature is
not a machine to be built after a model, and set to do exactly the work
prescribed for it, but a tree, which requires to grow and develop itself on
all sides, according to the tendency of the inward forces which make it a
living thing.
III. § 5 â It will probably be conceded that it is desirable people
should exercise their understandings, and that an intelligent
following of custom, or even occasionally an intelligent deviation
from custom, is better than a blind and simply mechanical adhesion to it.
To a certain extent it is admitted, that our understanding should be our
own: but there is not the same willingness to admit that our desires and
impulses should be our own likewise; or that to possess impulses of our
own, and of any strength, is anything but a peril and a snare. Yet desires
and impulses are as much a part of a perfect human being, as beliefs and
restraints: and strong impulses are only perilous when not properly
balanced; when one set of aims and inclinations is developed into
strength, while others, which ought to coexist with them, remain weak
and inactive. It is not because menâs desires are strong that they act ill; it
is because their consciences are weak. There is no natural connection
between strong impulses and a weak conscience. The natural connection
is the other way. To say that one personâs desires and feelings are stronger
and more various than those of another, is merely to say that he has more
of the raw material of human nature, and is therefore capable, perhaps of
more evil, but certainly of more good. Strong impulses are but another
name for energy. Energy may be turned to bad uses; but more good may
always be made of an energetic nature, than of an indolent and impassive
one. Those who have most natural feeling, are always those whose
cultivated feelings may be made the strongest. The same strong
susceptibilities which make the personal impulses vivid and powerful, are
also the source from whence are generated the most passionate love of
virtue, and the sternest selfcontrol. It is through the cultivation of these,
229
that society both does its duty and protects its interests: not by rejecting
the stuff of which heroes are made, because it knows not how to make
them. A person whose desires and impulses are his own â are the
expression of his own nature, as it has been developed and modified by
his own culture â is said to have a character. One whose desires and
impulses are not his owN, has no character, no more than a steam-engine
has a character. If, in addition to being his own, his impulses are strong,
and are under the government of a strong will, he has an energetic
character. Whoever thinks that individuality of desires and impulses
should not be encouraged to unfold itself, must maintain that society has
no need of strong natures â is not the better for containing many persons
who have much character â and that a high general average of energy is
not desirable.
III. § 6 â In some early states of society, these forces might be,
and were, too much ahead of the power which society then
possessed of disciplining and controlling them. There has been a
time when the element of spontaneity and individuality was in excess,
and the social principle had a hard struggle with it. The difficulty then
was, to induce men of strong bodies or minds to pay obedience to any
rules which required them to control their impulses. To overcome this
difficulty, law and discipline, like the Popes struggling against the
Emperors, asserted a power over the whole man, claiming to control all
his life in order to control his character â which society had not found
any other sufficient means of binding. But society has now fairly got the
better of individuality; and the danger which threatens human nature is
not the excess, but the deficiency, of personal impulses and preferences.
Things are vastly changed, since the passions of those who were strong
by station or by personal endowment were in a state of habitual rebellion
against laws and ordinances, and required to be rigorously chained up to
enable the persons within their reach to enjoy any particle of security. In
our times, from the highest class of society down to the lowest every one
lives as under the eye of a hostile and dreaded censorship. Not only in
what concerns others, but in what concerns only themselves, the
individual, or the family, do not ask themselves â what do I prefer? Or,
what would suit my character and disposition? Or, what would allow the
best and highest in me to have fair play, and enable it to grow and thrive?
230
They ask themselves, what is suitable to my position? what is usually
done by persons of my station and pecuniary circumstances? or (worse
still) what is usually done by persons of a station and circumstances
superior to mine? I do not mean that they choose what is customary, in
preference to what suits their own inclination. It does not occur to them
to have any inclination, except for what is customary. Thus the mind
itself is bowed to the yoke: even in what people do for pleasure,
conformity is the first thing thought of; they like in crowds; they exercise
choice only among things commonly done: peculiarity of taste,
eccentricity of conduct, are shunned equally with crimes: until by dint of
not following their own nature, they have no nature to follow: their
human capacities are withered and starved: they become incapable of any
strong wishes or native pleasures, and are generally without either
opinions or feelings of home growth, or properly their own. Now is this,
or is it not, the desirable condition of human nature?
III. § 7 - It is so, on the Calvinistic theory. According to that, the
one great offence of man is Self-will. All the good of which
humanity is capable, is comprised in Obedience. You have no
choice; thus you must do, and no otherwise; "whatever is not a duty is a
sin." Human nature being radically corrupt, there is no redemption for
any one until human nature is killed within him. To one holding this
theory of life, crushing out any of the human faculties, capacities, and
susceptibilities, is no evil: man needs no capacity, but that of surrendering
himself to the will of God: and if he uses any of his faculties for any
other purpose but to do that supposed will more effectually, he is better
without them. That is the theory of Calvinism ; and it is held, in a
mitigated form, by many who do not consider themselves Calvinists; the
mitigation consisting in giving a less ascetic interpretation to the alleged
will of God; asserting it to be his will that mankind should gratify some
of their inclinations; of course not in the manner they themselves prefer,
but in the way of obedience, that is, in a way prescribed to them by
authority; and, therefore, by the necessary conditions of the case, the
same for all.
231
III. § 8 - In some such insidious form there is at present a strong
tendency to this narrow theory of life, and to the pinched and
hidebound type of human character which it patronizes. Many
persons, no doubt, sincerely think that human beings thus cramped and
dwarfed, are as their Maker designed them to be; just as many have
thought that trees are a much finer thing when clipped into pollards, or
cut out into figures of animals, than as nature made them. But if it be any
part of religion to believe that man was made by a good Being, it is more
consistent with that faith to believe, that this Being gave all human
faculties that they might be cultivated and unfolded, not rooted out and
consumed, and that he takes delight in every nearer approach made by his
creatures to the ideal conception embodied in them, every increase in any
of their capabilities of comprehension, of action, or of enjoyment. There
is a different type of human excellence from the Calvinistic; a conception
of humanity as having its nature bestowed on it for other purposes than
merely to be abnegated. "Pagan self-assertion" is one of the elements of
human worth, as well as "Christian self-denial." There is a Greek ideal of
selfdevelopment, which the Platonic and Christian ideal of self-
government blends with, but does not supersede. It may be better to be a
John Knox than an Alcibiades, but it is better to be a Pericles than either;
nor would a Pericles, if we had one in these days, be without anything
good which belonged to John Knox.
III. § 9 - It is not by wearing down into uniformity all that is
individual in themselves, but by cultivating it and calling it forth,
within the limits imposed by the rights and interests of others, that
human beings become a noble and beautiful object of contemplation; and
as the works partake the character of those who do them, by the same
process human life also becomes rich, diversified, and animating,
furnishing more abundant aliment to high thoughts and elevating
feelings, and strengthening the tie which binds every individual to the
race, by making the race infinitely better worth belonging to. In
proportion to the development of his individuality, each person becomes
more valuable to himself, and is therefore capable of being more valuable
to others. There is a greater fulness of life about his own existence, and
when there is more life in the units there is more in the mass which is
composed of them. As much compression as is necessary to prevent the
232
stronger specimens of human nature from encroaching on the rights of
others, cannot be dispensed with ; but for this there is ample
compensation even in the point of view of human development. The
means of development which the individual loses by being prevented
from gratifying his inclinations to the injury of others, are chiefly
obtained at the expense of the development of other people. And even to
himself there is a full equivalent in the better development of the social
part of his nature, rendered possible by the restraint put upon the selfish
part. To be held to rigid rules of justice for the sake of others, develops
the feelings and capacities which have the good of others for their object.
But to be restrained in things not affecting their good, by their mere
displeasure, develops nothing valuable, except such force of character as
may unfold itself in resisting the restraint. If acquiesced in, it dulls and
blunts the whole nature. To give any fair play to the nature of each, it is
essential that different persons should be allowed to lead different lives.
In proportion as this latitude has been exercised in any age, has that age
been noteworthy to posterity. Even despotism does not produce its worst
effects, so long as Individuality exists under it; and whatever crushes
individuality is despotism, by whatever name it may be called, and
whether it professes to be enforcing the will of God or the injunctions of
men.
III. § 10 - Having said that Individuality is the same thing with
development, and that it is only the cultivation of individuality
which produces, or can produce, well-developed human beings, I
might here close the argument: for what more or better can be said of any
condition of human affairs, than that it brings human beings themselves
nearer to the best thing they can be? or what worse can be said of any
obstruction to good, than that it prevents this? Doubtless, however, these
considerations will not suffice to convince those who most need
convincing; and it is necessary further to show, that these developed
human beings are of some use to the undeveloped â to point out to those
who do not desire liberty, and would not avail themselves of it, that they
may be in some intelligible manner rewarded for allowing other people to
make use of it without hindrance.
233
III. § 11 - In the first place, then, I would suggest that they might
possibly learn something from them. It will not be denied by
anybody, that originality is a valuable element in human affairs.
There is always need of persons not only to discover new truths, and
point out when what were once truths are true no longer, but also to
commence new practices, and set the example of more enlightened
conduct, and better taste and sense in human life. This cannot well be
gainsaid by anybody who does not believe that the world has already
attained perfection in all its ways and practices. It is true that this benefit
is not capable of being rendered by everybody alike: there are but few
persons, in comparison with the whole of mankind, whose experiments, if
adopted by others, would be likely to be any improvement on established
practice. But these few are the salt of the earth; without them, human life
would become a stagnant pool. Not only is it they who introduce good
things which did not before exist; it is they who keep the life in those
which already existed. If there were nothing new to be done, would
human intellect cease to be necessary? Would it be a reason why those
who do the old things should forget why they are done, and do them like
cattle, not like human beings? There is only too great a tendency in the
best beliefs and practices to degenerate into the mechanical; and unless
there were a succession of persons whose everrecurring originality
prevents the grounds of those beliefs and practices from becoming
merely traditional, such dead matter would not resist the smallest shock
from anything really alive, and there would be no reason why civilization
should not die out, as in the Byzantine Empire. Persons of genius, it is
true, are, and are always likely to be, a small minority ; but in order to
have them, it is necessary to preserve the soil in which they grow. Genius
can only breathe freely in an atmosphere of freedom. Persons of genius
are, ex vi termini, more individual than any other people â less capable,
consequently, of fitting themselves, without hurtful compression, into any
of the small number of moulds which society provides in order to save its
members the trouble of forming their own character. If from timidity they
consent to be forced into one of these moulds, and to let all that part of
themselves which cannot expand under the pressure remain unexpanded,
society will be little the better for their genius. If they are of a strong
character, and break their fetters they become a mark for the society
which has not succeeded in reducing them to common-place, to point at
234
with solemn warning as "wild," "erratic," and the like; much as if one
should complain of the Niagara river for not flowing smoothly between
its banks like a Dutch canal.
III. § 12 - I insist thus emphatically on the importance of genius,
and the necessity of allowing it to unfold itself freely both in
thought and in practice, being well aware that no one will deny
the position in theory, but knowing also that almost every one, in reality,
is totally indifferent to it. People think genius a fine thing if it enables a
man to write an exciting poem, or paint a picture. But in its true sense,
that of originality in thought and action, though no one says that it is not
a thing to be admired, nearly all, at heart, think they can do very well
without it. Unhappily this is too natural to be wondered at. Originality is
the one thing which unoriginal minds cannot feel the use of. They cannot
see what it is to do for them: how should they? If they could see what it
would do for them, it would not be originality. The first service which
originality has to render them, is that of opening their eyes: which being
once fully done, they would have a chance of being themselves original.
Meanwhile, recollecting that nothing was ever yet done which some one
was not the first to do, and that all good things which exist are the fruits
of originality, let them be modest enough to believe that there is
something still left for it to accomplish, and assure themselves that they
are more in need of originality, the less they are conscious of the want.
III. § 13 - In sober truth, whatever homage may be professed, or
even paid, to real or supposed mental superiority, the general
tendency of things throughout the world is to render mediocrity
the ascendant power among mankind. In ancient history, in the Middle
Ages, and in a diminishing degree through the long transition from
feudality to the present time, the individual was a power in himself; and
If he had either great talents or a high social position, he was a
considerable power. At present individuals are lost in the crowd. In
politics it is almost a triviality to say that public opinion now rules the
world. The only power deserving the name is that of masses, and of
governments while they make themselves the organ of the tendencies and
instincts of masses. This is as true in the moral and social relations of
private life as in public transactions. Those whose opinions go by the
235
name of public opinion, are not always the same sort of public: in
America, they are the whole white population; in England, chiefly the
middle class. But they are always a mass, that is to say, collective
mediocrity. And what is still greater novelty, the mass do not now take
their opinions from dignitaries in Church or State, from ostensible
leaders, or from books. Their thinking is done for them by men much like
themselves, addressing them or speaking in their name, on the spur of the
moment, through the newspapers. I am not complaining of all this. I do
not assert that anything better is compatible, as a general rule, with the
present low state of the human mind. But that does not hinder the
government of mediocrity from being mediocre government. No
government by a democracy or a numerous aristocracy, either in its
political acts or in the opinions, qualities, and tone of mind which it
fosters, ever did or could rise above mediocrity, except in so far as the
sovereign Many have let themselves be guided (which in their best times
they always have done) by the counsels and influence of a more highly
gifted and instructed One or Few. The initiation of all wise or noble
things, comes and must come from individuals; generally at first from
some one individual. The honor and glory of the average man is that he is
capable of following that initiative; that he can respond internally to wise
and noble things, and be led to them with his eyes open. I am not
countenancing the sort of "hero-worship" which applauds the strong man
of genius for forcibly seizing on the government of the world and making
it do his bidding in spite of itself. All he can claim is, freedom to point
out the way. The power of compelling others into it, is not only
inconsistent with the freedom and development of all the rest, but
corrupting to the strong man himself. It does seem, however, that when
the opinions of masses of merely average men are everywhere become or
becoming the dominant power, the counterpoise and corrective to that
tendency would be, the more and more pronounced individuality of those
who stand on the higher eminences of thought. It Is in these
circumstances most especially, that exceptional individuals, instead of
being deterred, should be encouraged in acting differently from the mass.
In other times there was no advantage in their doing so, unless they acted
not only differently, but better. In this age the mere example of non-
conformity, the mere refusal to bend the knee to custom, is itself a
service. Precisely because the tyranny of opinion is such as to make
236
eccentricity a reproach, it is desirable, in order to break through that
tyranny, that people should be eccentric. Eccentricity has always
abounded when and where strength of character has abounded; and the
amount of eccentricity in a society has generally been proportional to the
amount of genius, mental vigor, and moral courage which it contained.
That so few now dare to be eccentric, marks the chief danger of the time.
III. § 14 - I have said that it is important to give the freest scope
possible to uncustomary things, in order that it may in time appear
which of these are fit to be converted into customs. But
independence of action, and disregard of custom are not solely deserving
of encouragement for the chance they afford that better modes of action,
and customs more worthy of general adoption, may be struck out; nor is
it only persons of decided mental superiority who have a just claim to
carry on their lives in their own way. There is no reason that all human
existences should be constructed on some one, or some small number of
patterns. If a person possesses any tolerable amount of common sense
and experience, his own mode of laying out his existence is the best, not
because it is the best in itself, but because it is his own mode. Human
beings are not like sheep ; and even sheep are not undistinguishably alike.
A man cannot get a coat or a pair of boots to fit him, unless they are
either made to his measure, or he has a whole warehouseful to choose
from: and is it easier to fit him with a life than with a coat, or are human
beings more like one another in their whole physical and spiritual
conformation than in the shape of their feet ? If it were only that people
have diversities of taste that is reason enough for not attempting to shape
them all after one model. But different persons also require different
conditions for their spiritual development; and can no more exist
healthily in the same moral, than all the variety of plants can in the same
physical atmosphere and climate. The same things which are helps to one
person towards the cultivation of his higher nature, are hindrances to
another. The same mode of life is a healthy excitement to one, keeping all
his faculties of action and enjoyment in their best order, while to another
it is a distracting burden, which suspends or crushes all internal life. Such
are the differences among human beings in their sources of pleasure, their
susceptibilities of pain, and the operation on them of different physical
and moral agencies, that unless there is a corresponding diversity in their
237
modes of life, they neither obtain their fair share of happiness, nor grow
up to the mental, moral, and aesthetic stature of which their nature is
capable. Why then should tolerance, as far as the public sentiment is
concerned, extend only to tastes and modes of life which extort
acquiescence by the multitude of their adherents? Nowhere (except in
some monastic institutions) is diversity of taste entirely unrecognized; a
person may without blame, either like or dislike rowing, or smoking, or
music, or athletic exercises, or chess, or cards, or study, because both
those who like each of these things, and those who dislike them, are too
numerous to be put down. But the man, and still more the woman, who
can be accused either of doing "what nobody does," or of not doing "what
everybody does," is the subject of as much depreciatory remark as if he
or she had committed some grave moral delinquency. Persons require to
possess a title, or some other badge of rank, or the consideration of
people of rank, to be able to indulge somewhat in the luxury of doing as
they like without detriment to their estimation. To indulge somewhat, I
repeat: for whoever allow themselves much of that in dulgence, incur the
risk of something worse than disparaging speeches â they are in peril of
a commission de lunatico, and of having their property taken from them
and given to their relations.
III. § 15 - There is one characteristic of the present direction of
public opinion, peculiarly calculated to make it intolerant of any
marked demonstration of individuality. The general average of
mankind are not only moderate in intellect, but also moderate in
inclinations: they have no tastes or wishes strong enough to incline them
to do anything unusual, and they consequently do not understand those
who have, and class all such with the wild and intemperate whom they
are accustomed to look down upon. Now, in addition to this fact which is
general, we have only to suppose that a strong movement has set in
towards the improvement of morals, and it is evident what we have to
expect. In these days such a movement has set in; much has actually been
effected in the way of increased regularity of conduct, and
discouragement of excesses; and there is a philanthropic spirit abroad, for
the exercise of which there is no more inviting field than the moral and
prudential improvement of our fellow-creatures. These tendencies of the
times cause the public to be more disposed than at most former periods to
238
prescribe general rules of conduct, and endeavor to make every one
conform to the approved standard. And that standard, express or tacit, is
to desire nothing strongly. Its ideal of character is to be without any
marked character; to maim by compression, like a Chinese lady's foot,
every part of human nature which stands out prominently, and tends to
make the person markedly dissimilar in outline to commonplace
humanity.
III. § 16 - As is usually the case with ideals which exclude one
half of what is desirable, the present standard of approbation
produces only an inferior imitation of the other half. Instead of
great energies guided by vigorous reason, and strong feelings strongly
controlled by a conscientious will, its result is weak feelings and weak
energies, which therefore can be kept in outward conformity to rule
without any strength either of will or of reason. Already energetic
characters on any large scale are becoming merely traditional. There is
now scarcely any outlet for energy in this country except business. The
energy expended in that may still be regarded as considerable. What little
is left from that employment, is expended on some hobby; which may be
a useful, even a philanthropic hobby, but is always some one thing, and
generally a thing of small dimensions. The greatness of England is now
all collective: individually small, we only appear capable of anything
great by our habit of combining ; and with this our moral and religious
philanthropists are perfectly contented. But it was men of another stamp
than this that made England what it has been; and men of another stamp
will be needed to prevent its decline.
III. § 17 - The despotism of custom is everywhere the standing
hindrance to human advancement, being in unceasing antagonism
to that disposition to aim at something better than customary,
which is called, according to circumstances, the spirit of liberty, or that of
progress or improvement. The spirit of improvement is not always a spirit
of liberty, for it may aim at forcing improvements on an unwilling
people; and the spirit of liberty, in so far as it resists such attempts, may
ally itself locally and temporarily with the opponents of improvement;
but the only unfailing and permanent source of improvement is liberty,
since by it there are as many possible independent centres of
239
improvement as there are individuals. The progressive principle,
however, in either shape, whether as the love of liberty or of
improvement, is antagonistic to the sway of Custom, involving at least
emancipation from that yoke; and the contest between the two constitutes
the chief interest of the history of mankind. The greater part of the world
has, properly speaking, no history, because the despotism of Custom is
complete. This is the case over the whole East. Custom is there, in all
things, the final appeal; Justice and right mean conformity to custom; the
argument of custom no one, unless some tyrant intoxicated with power,
thinks of resisting. And we see the result. Those nations must once have
had originality; they did not start out of the ground populous, lettered,
and versed in many of the arts of life; they made themselves all this, and
were then the greatest and most powerful nations in the world. What are
they now? The subjects or dependents of tribes whose forefathers
wandered in the forests when theirs had magnificent palaces and
gorgeous temples, but over whom custom exercised only a divided rule
with liberty and progress. A people, it appears, may be progressive for a
certain length of time, and then stop: when does it stop? When it ceases
to possess individuality. If a similar change should befall the nations of
Europe, it will not be in exactly the same shape: the despotism of custom
with which these nations are threatened is not precisely stationariness. It
proscribes singularity, but it does not preclude change, provided all
change together. We have discarded the fixed costumes of our forefathers;
every one must still dress like other people, but the fashion may change
once or twice a year. We thus take care that when there is change, it shall
be for change's sake, and not from any idea of beauty or convenience; for
the same idea of beauty or convenience would not strike all the world at
the same moment, and be simultaneously thrown aside by all at another
moment. But we are progressive as well as changeable: we continually
make new inventions in mechanical things, and keep them until they are
again superseded by better; we are eager for improvement in politics, in
education, even in morals, though in this last our idea of improvement
chiefly consists in persuading or forcing other people to be as good as
ourselves. It is not progress that we object to; on the contrary, we flatter
ourselves that we are the most progressive people who ever lived. It is
individuality that we war against: we should think we had done wonders
if we had made ourselves all alike; forgetting that the unlikeness of one
240
person to another is generally the first thing which draws the attention of
either to the imperfection of his own type, and the superiority of another,
or the possibility, by combining the advantages of both, of producing
something better than either. We have a warning example in China â a
nation of much talent, and, in some respects, even wisdom, owing to the
rare good fortune of having been provided at an early period with a
particularly good set of customs, the work, in some measure, of men to
whom even the most enlightened European must accord, under certain
limitations, the title of sages and philosophers. They are remarkable, too,
in the excellence of their apparatus for impressing, as far as possible, the
best wisdom they possess upon every mind in the community, and
securing that those who have appropriated most of it shall occupy the
posts of honor and power. Surely the people who did this have discovered
the secret of human progressiveness, and must have kept themselves
steadily at the head of the movement of the world. On the contrary, they
have become stationary â have remained so for thousands of years; and
if they are ever to be farther improved, it must be by foreigners. They
have succeeded beyond all hope in what English philanthropists are so
industriously working at â in making a people all alike, all governing
their thoughts and conduct by the same maxims and rules; and these are
the fruits. The modern regime of public opinion is, in an unorganized
form, what the Chinese educational and political systems are in an
organized ; and unless individuality shall be able successfully to assert
itself against this yoke, Europe, notwithstanding its noble antecedents and
its professed Christianity, will tend to become another China.
III. § 18 - What is it that has hitherto preserved Europe from this
lot ? What has made the European family of nations an improving,
instead of a stationary portion of mankind? Not any superior
excellence in them, which when it exists, exists as the effect, not as the
cause; but their remarkable diversity of character and culture. Individuals,
classes, nations, have been extremely unlike one another: they have
struck out a great variety of paths, each leading to something valuable;
and although at every period those who travelled in different paths have
been intolerant of one another, and each would have thought it an
excellent thing if all the rest could have been compelled to travel his
241
road, their attempts to thwart each other's development have rarely had
any permanent success, and each has in time endured to receive the good
which the others have offered. Europe is, in my judgment, wholly
indebted to this plurality of paths for its progressive and many-sided
development. But it already begins to possess this benefit in a
considerably less degree. It is decidedly advancing towards the Chinese
ideal of making all people alike. M. de Tocqueville, in his last important
work, remarks how much more the Frenchmen of the present day
resemble one another, than did those even of the last generation. The
same remark might be made of Englishmen in a far greater degree. In a
passage already quoted from Wilhelm von Humboldt, he points out two
things as necessary conditions of human development, because necessary
to render people unlike one another ; namely, freedom, and variety of
situations. The second of these two conditions is in this country every day
diminishing. The circumstances which surround different classes and
individuals, and shape their characters, are daily becoming more
assimilated. Formerly, different ranks, different neighborhoods, different
trades and professions lived in what might be called different worlds; at
present, to a great degree, in the same. Comparatively speaking, they now
read the same things, listen to the same things, see the same things, go to
the same places, have their hopes and fears directed to the same objects,
have the same rights and liberties, and the same means of asserting them.
Great as are the differences of position which remain, they are nothing to
those which have ceased. And the assimilation is still proceeding. All the
political changes of the age promote it, since they all tend to raise the low
and to lower the high. Every extension of education promotes it, because
education brings people under common influences, and gives them access
to the general stock of facts and sentiments. Improvements in the means
of communication promote it, by bringing the inhabitants of distant
places into personal contact, and keeping up a rapid flow of changes of
residence between one place and another. The increase of commerce and
manufactures promotes it, by diffusing more widely the advantages of
easy circumstances, and opening all objects of ambition, even the highest,
to general competition, whereby the desire of rising becomes no longer
the character of a particular class, but of all classes. A more powerful
agency than even all these, in bringing about a general similarity among
mankind, is the complete establishment, in this and other free countries,
242
of the ascendancy of public opinion in the State. As the various social
eminences which enabled persons entrenched on them to disregard the
opinion of the multitude, gradually became levelled; as the very idea of
resisting the will of the public, when it is positively known that they have
a will, disappears more and more from the minds of practical politicians ;
there ceases to be any social support for non-conformity â any
substantive power in society, which, itself opposed to the ascendancy of
numbers, is interested in taking under its protection opinions and
tendencies at variance with those of the public.
III. § 19 - The combination of all these causes forms so great a
mass of influences hostile to Individuality, that it is not easy to see
how it can stand its ground. It will do so with increasing
difficulty, unless the intelligent part of the public can be made to feel its
value â to see that it is good there should be differences, even though
not for the better, even though, as it may appear to them, some should be
for the worse. If the claims of Individuality are ever to be asserted, the
time is now, while much is still wanting to complete the enforced
assimilation. It is only in the earlier stages that any stand can be
successfully made against the encroachment. The demand that all other
people shall resemble ourselves, grows by what it feeds on. If resistance
waits till life is reduced nearly to one uniform type, all deviations from
that type will come to be considered impious, immoral, even monstrous
and contrary to nature. Mankind speedily become unable to conceive
diversity, when they have been for some time unaccustomed to see it.
IV. § 1 - WHAT, then, is the rightful limit to the sovereignty of the
individual over himself? Where does the authority of society
begin? How much of human life should be assigned to
individuality, and how much to society?
IV. § 2 - Each will receive its proper share, if each has that which
more particularly concerns it. To individuality should belong the
part of life in which it is chiefly the individual that is interested; to
society, the part which chiefly interests society.
243
IV. § 3 - Though society is not founded on a contract, and though
no good purpose is answered by inventing a contract in order to
deduce social obligations from it, every one who receives the
protection of society owes a return for the benefit, and the fact of living
in society renders it indispensable that each should be bound to observe a
certain line of conduct towards the rest. This conduct consists, first, in not
injuring the interests of one another; or rather certain interests, which,
either by express legal provision or by tacit understanding, ought to be
considered as rights; and secondly, in each person's bearing his share (to
be fixed on some equitable principle) of the labors and sacrifices incurred
for defending the society or its members from injury and molestation.
These conditions society is justified in enforcing, at all costs to those who
endeavor to withhold fulfilment. Nor is this all that society may do. The
acts of an individual may be hurtful to others, or wanting in due
consideration for their welfare, without going the length of violating any
of their constituted rights. The offender may then be justly punished by
opinion, though not by law. As soon as any part of a person's conduct
affects prejudicially the interests of others, society has jurisdiction over it,
and the question whether the general welfare will or will not be promoted
by interfering with it, becomes open to discussion. But there is no room
for entertaining any such question when a person's conduct affects the
interests of no persons besides himself, or needs not affect them unless
they like (all the persons concerned being of full age, and the ordinary
amount of understanding). In all such cases there should be perfect
freedom, legal and social, to do the action and stand the consequences.
IV. § 4 - It would be a great misunderstanding of this doctrine, to
suppose that it is one of selfish indifference, which pretends that
human beings have no business with each other's conduct in life,
and that they should not concern themselves about the well-doing or
well-being of one another, unless their own interest is involved. Instead
of any diminution, there is need of a great increase of disinterested
exertion to promote the good of others. But disinterested benevolence can
find other instruments to persuade people to their good, than whips and
scourges, either of the literal or the metaphorical sort. I am the last person
to undervalue the self-regarding virtues; they are only second in
importance, if even second, to the social. It is equally the business of
244
education to cultivate both. But even education works by conviction and
persuasion as well as by compulsion, and it is by the former only that,
when the period of education is past, the self-regarding virtues should be
inculcated. Human beings owe to each other help to distinguish the better
from the worse, and encouragement to choose the former and avoid the
latter. They should be forever stimulating each other to increased exercise
of their higher faculties, and increased direction of their feelings and aims
towards wise instead of foolish, elevating instead of degrading, objects
and contemplations. But neither one person, nor any number of persons,
is warranted in saying to another human creature of ripe years, that he
shall not do with his life for his own benefit what he chooses to do with
it. He is the person most interested in his own well-being, the interest
which any other person, except in cases of strong personal attachment,
can have in it, is trifling, compared with that which he himself has; the
interest which society has in him individually (except as to his conduct to
others) is fractional, and altogether indirect: while, with respect to his
own feelings and circumstances, the most ordinary man or woman has
means of knowledge immeasurably surpassing those that can be
possessed by any one else. The interference of society to overrule his
judgment and purposes in what only regards himself, must be grounded
on general presumptions; which may be altogether wrong, and even if
right, are as likely as not to be misapplied to individual cases, by persons
no better acquainted with the circumstances of such cases than those are
who look at them merely from without. In this department, therefore, of
human affairs, Individuality has its proper field of action. In the conduct
of human beings towards one another, it is necessary that general rules
should for the most part be observed, in order that people may know what
they have to expect; but in each person's own concerns, his individual
spontaneity is entitled to free exercise. Considerations to aid his
judgment, exhortations to strengthen his will, may be offered to him,
even obtruded on him, by others; but he, himself, is the final judge. All
errors which he is likely to commit against advice and warning, are far
outweighed by the evil of allowing others to constrain him to what they
deem his good.
245
IV. § 5 - I do not mean that the feelings with which a person is
regarded by others, ought not to be in any way affected by his
self-regarding qualities or deficiencies. This is neither possible
nor desirable. If he is eminent in any of the qualities which conduce to
his own good, he is, so far, a proper object of admiration. He is so much
the nearer to the ideal perfection of human nature. If he is grossly
deficient in those qualities, a sentiment the opposite of admiration will
follow. There is a degree of folly, and a degree of what may be called
(though the phrase is not unobjectionable) lowness or depravation of
taste, which, though it cannot justify doing harm to the person who
manifests it, renders him necessarily and properly a subject of distaste, or,
in extreme cases, even of contempt: a person could not have the opposite
qualities in due strength without entertaining these feelings. Though
doing no wrong to any one, a person may so act as to compel us to judge
him, and feel to him, as a fool, or as a being of an inferior order: and
since this judgment and feeling are a fact which he would prefer to avoid,
it is doing him a service to warn him of it beforehand, as of any other
disagreeable consequence to which he exposes himself. It would be well,
indeed, if this good office were much more freely rendered than the
common notions of politeness at present permit, and if one person could
honestly point out to another that he thinks him in fault, without being
considered unmannerly or presuming. We have a right, also, in various
ways, to act upon our unfavorable opinion of any one, not to the
oppression of his individuality, but in the exercise of ours. We are not
bound, for example, to seek his society; we have a right to avoid it
(though not to parade the avoidance), for we have a right to choose the
society most acceptable to us. We have a right, and it may be our duty, to
caution others against him, if we think his example or conversation likely
to have a pernicious effect on those with whom he associates. We may
give others a preference over him in optional good offices, except those
which tend to his improvement. In these various modes a person may
suffer very severe penalties at the hands of others, for faults which
directly concern only himself; but he suffers these penalties only in so far
as they are the natural, and, as it were, the spontaneous consequences of
the faults themselves, not because they are purposely inflicted on him for
the sake of punishment. A person who shows rashness, obstinacy,
selfconceit â who cannot live within moderate means â who cannot
246
restrain himself from hurtful indulgences â who pursues animal
pleasures at the expense of those of feeling and intellect â must expect
to be lowered in the opinion of others, and to have a less share of their
favorable sentiments, but of this he has no right to complain, unless he
has merited their favor by special excellence in his social relations, and
has thus established a title to their good offices, which is not affected by
his demerits towards himself.
IV. § 6 - What I contend for is, that the inconveniences which are
strictly inseparable from the unfavorable judgment of others, are
the only ones to which a person should ever be subjected for that
portion of his conduct and character which concerns his own good, but
which does not affect the interests of others in their relations with him.
Acts injurious to others require a totally different treatment.
Encroachment on their rights; infliction on them of any loss or damage
not justified by his own rights; falsehood or duplicity in dealing with
them; unfair or ungenerous use of advantages over them; even selfish
abstinence from defending them against injury â these are fit objects of
moral reprobation, and, in grave cases, of moral retribution and
punishment. And not only these acts, but the dispositions which lead to
them, are properly immoral, and fit subjects of disapprobation which may
rise to abhorrence. Cruelty of disposition; malice and ill-nature; that most
anti-social and odious of all passions, envy; dissimulation and insincerity,
irascibility on insufficient cause, and resentment disproportioned to the
provocation; the love of domineering over others; the desire to engross
more than one's share of advantages (the [greekword] of the Greeks); the
pride which derives gratification from the abasement of others; the
egotism which thinks self and its concerns more important than
everything else, and decides all doubtful questions in his own favor; â
these are moral vices, and constitute a bad and odious moral character:
unlike the self-regarding faults previously mentioned, which are not
properly immoralities, and to whatever pitch they may be carried, do not
constitute wickedness. They may be proofs of any amount of folly, or
want of personal dignity and self-respect; but they are only a subject of
moral reprobation when they involve a breach of duty to others, for
whose sake the individual is bound to have care for himself. What are
called duties to ourselves are not socially obligatory, unless
247
circumstances render them at the same time duties to others. The term
duty to oneself, when it means anything more than prudence, means
selfrespect or self-development; and for none of these is any one
accountable to his fellow-creatures, because for none of them is it for the
good of mankind that he be held accountable to them.
IV. § 7 - The distinction between the loss of consideration which a
person may rightly incur by defect of prudence or of personal
dignity, and the reprobation which is due to him for an offence
against the rights of others, is not a merely nominal distinction. It makes
a vast difference both in our feelings and in our conduct towards him,
whether he displeases us in things in which we think we have a right to
control him, or in things in which we know that we have not. If he
displeases us, we may express our distaste, and we may stand aloof from
a person as well as from a thing that displeases us; but we shall not
therefore feel called on to make his life uncomfortable. We shall reflect
that he already bears, or will bear, the whole penalty of his error; if he
spoils his life by mismanagement, we shall not, for that reason, desire to
spoil it still further: instead of wishing to punish him, we shall rather
endeavor to alleviate his punishment, by showing him how he may avoid
or cure the evils his conduct tends to bring upon him. He may be to us an
object of pity, perhaps of dislike, but not of anger or resentment; we shall
not treat him like an enemy of society: the worst we shall think ourselves
justified in doing is leaving him to himself, If we do not interfere
benevolently by showing interest or concern for him. It is far otherwise if
he has infringed the rules necessary for the protection of his fellow-
creatures, individually or collectively. The evil consequences of his acts
do not then fall on himself, but on others; and society, as the protector of
all its members, must retaliate on him; must inflict pain on him for the
express purpose of punishment, and must take care that it be sufficiently
severe. In the one case, he is an offender at our bar, and we are called on
not only to sit in judgment on him, but, in one shape or another, to
execute our own sentence: in the other case, it is not our part to inflict
any suffering on him, except what may incidentally follow from our
using the same liberty in the regulation of our own affairs, which we
allow to him in his.
248
IV. § 8 - The distinction here pointed out between the part of a
person's life which concerns only himself, and that which
concerns others, many persons will refuse to admit. How (it may
be asked) can any part of the conduct of a member of society be a matter
of indifference to the other members? No person is an entirely isolated
being; it is impossible for a person to do anything seriously or
permanently hurtful to himself, without mischief reaching at least to his
near connections, and often far beyond them. If he injures his property, he
does harm to those who directly or indirectly derived support from it, and
usually diminishes, by a greater or less amount, the general resources of
the community. If he deteriorates his bodily or mental faculties, he not
only brings evil upon all who depended on him for any portion of their
happiness, but disqualifies himself for rendering the services which he
owes to his fellow-creatures generally; perhaps becomes a burden on
their affection or benevolence; and if such conduct were very frequent,
hardly any offence that is committed would detract more from the general
sum of good. Finally, if by his vices or follies a person does no direct
harm to others, he is nevertheless (it may be said) injurious by his
example; and ought to be compelled to control himself, for the sake of
those whom the sight or knowledge of his conduct might corrupt or
mislead.
IV. § 9 - And even (it will be added) if the consequences of
misconduct could be confined to the vicious or thoughtless
individual, ought society to abandon to their own guidance those
who are manifestly unfit for it? If protection against themselves is
confessedly due to children and persons under age, is not society equally
bound to afford it to persons of mature years who are equally incapable
of self-government? If gambling, or drunkenness, or incontinence, or
idleness, or uncleanliness, are as injurious to happiness, and as great a
hindrance to improvement, as many or most of the acts prohibited by law,
why (it may be asked) should not law, so far as is consistent with
practicability and social convenience, endeavor to repress these also?
And as a supplement to the unavoidable imperfections of law, ought not
opinion at least to organize a powerful police against these vices, and
visit rigidly with social penalties those who are known to practise them?
There is no question here (it may be said) about restricting individuality,
249
or impeding the trial of new and original experiments in living. The only
things it is sought to prevent are things which have been tried and
condemned from the beginning of the world until now; things which
experience has shown not to be useful or suitable to any person's
individuality. There must be some length of time and amount of
experience, after which a moral or prudential truth may be regarded as
established, and it is merely desired to prevent generation after generation
from falling over the same precipice which has been fatal
to their predecessors.
IV. § 10 - I fully admit that the mischief which a person does to
himself, may seriously affect, both through their sympathies and
their interests, those nearly connected with him, and in a minor
degree, society at large. When, by conduct of this sort, a person is led to
violate a distinct and assignable obligation to any other person or
persons, the case is taken out of the selfregarding class, and becomes
amenable to moral disapprobation in the proper sense of the term. If, for
example, a man, through intemperance or extravagance, becomes unable
to pay his debts, or, having undertaken the moral responsibility of a
family, becomes from the same cause incapable of supporting or
educating them, he is deservedly reprobated, and might be justly
punished; but it is for the breach of duty to his family or creditors, not for
the extravagence. If the resources which ought to have been devoted to
them, had been diverted from them for the most prudent investment, the
moral culpability would have been the same. George Barnwell murdered
his uncle to get money for his mistress, but if he had done it to set
himself up in business, he would equally have been hanged. Again, in the
frequent case of a man who causes grief to his family by addiction to bad
habits, he deserves reproach for his unkindness or ingratitude; but so he
may for cultivating habits not in themselves vicious, if they are painful to
those with whom he passes his life, or who from personal ties are
dependent on him for their comfort. Whoever fails in the consideration
generally due to the interests and feelings of others, not being compelled
by some more imperative duty, or justified by allowable self-preference,
is a subject of moral disapprobation for that failure, but not for the cause
of it, nor for the errors, merely personal to himself, which may have
remotely led to it. In like manner, when a person disables himself, by
250
conduct purely self-regarding, from the performance of some definite
duty incumbent on him to the public, he is guilty of a social offence. No
person ought to be punished simply for being drunk; but a soldier or a
policeman should be punished for being drunk on duty. Whenever, in
short, there is a definite damage, or a definite risk of damage, either to an
individual or to the public, the case is taken out of the province of liberty,
and placed in that of morality or law.
IV. § 11 - But with regard to the merely contingent or, as it may be
called, constructive injury which a person causes to society, by
conduct which neither violates any specific duty to the public, nor
occasions perceptible hurt to any assignable individual except himself;
the inconvenience is one which society can afford to bear, for the sake of
the greater good of human freedom. If grown persons are to be punished
for not taking proper care of themselves, I would rather it were for their
own sake, than under pretence of preventing them from impairing their
capacity of rendering to society benefits which society does not pretend it
has a right to exact. But I cannot consent to argue the point as if society
had no means of bringing its weaker members up to its ordinary standard
of rational conduct, except waiting till they do something irrational, and
then punishing them, legally or morally, for it. Society has had absolute
power over them during all the early portion of their existence: it has had
the whole period of childhood and nonage in which to try whether it
could make them capable of rational conduct in life. The existing
generation is master both of the training and the entire circumstances of
the generation to come; it cannot indeed make them perfectly wise and
good, because it is itself so lamentably deficient in goodness and
wisdom; and its best efforts are not always, in individual cases, its most
successful ones; but it is perfectly well able to make the rising generation,
as a whole, as good as, and a little better than, itself. If society lets any
considerable number of its members grow up mere children, incapable of
being acted on by rational consideration of distant motives, society has
itself to blame for the consequences. Armed not only with all the powers
of education, but with the ascendency which the authority of a received
opinion always exercises over the minds who are least fitted to judge for
themselves; and aided by the natural penalties which cannot be prevented
from falling on those who incur the distaste or the contempt of those who
251
know them; let not society pretend that it needs, besides all this, the
power to issue commands and enforce obedience in the personal concerns
of individuals, in which, on all principles of justice and policy, the
decision ought to rest with those who are to abide the consequences. Nor
is there anything which tends more to discredit and frustrate the better
means of influencing conduct, than a resort to the worse. If there be
among those whom it is attempted to coerce into prudence or temperance,
any of the material of which vigorous and independent characters are
made, they will infallibly rebel against the yoke. No such person will
ever feel that others have a right to control him in his concerns, such as
they have to prevent him from injuring them in theirs; and it easily comes
to be considered a mark of spirit and courage to fly in the face of such
usurped authority, and do with ostentation the exact opposite of what it
enjoins; as in the fashion of grossness which succeeded, in the time of
Charles II., to the fanatical moral intolerance of the Puritans. With respect
to what is said of the necessity of protecting society from the bad
example set to others by the vicious or the self-indulgent; it is true that
bad example may have a pernicious effect, especially the example of
doing wrong to others with impunity to the wrong-doer. But we are now
speaking of conduct which, while it does no wrong to others, is supposed
to do great harm to the agent himself: and I do not see how those who
believe this, can think otherwise than that the example, on the whole,
must be more salutary than hurtful, since, if it displays the misconduct, it
displays also the painful or degrading consequences which, if the conduct
is justly censured, must be supposed to be in all or most cases attendant
on it.
IV. § 12 - But the strongest of all the arguments against the
interference of the public with purely personal conduct, is that
when it does interfere, the odds are that it interferes wrongly, and
in the wrong place. On questions of social morality, of duty to others, the
opinion of the public, that is, of an overruling majority, though often
wrong, is likely to be still oftener right; because on such questions they
are only required to judge of their own interests; of the manner in which
some mode of conduct, if allowed to be practised, would affect
themselves. But the opinion of a similar majority, imposed as a law on
the minority, on questions of self-regarding conduct, is quite as likely to
252
be wrong as right; for in these cases public opinion means, at the best,
some people's opinion of what is good or bad for other people; while very
often it does not even mean that; the public, with the most perfect
indifference, passing over the pleasure or convenience of those whose
conduct they censure, and considering only their own preference. There
are many who consider as an injury to themselves any conduct which
they have a distaste for, and resent it as an outrage to their feelings; as a
religious bigot, when charged with disregarding the religious feelings of
others, has been known to retort that they disregard his feelings, by
persisting in their abominable worship or creed. But there is no parity
between the feeling of a person for his own opinion, and the feeling of
another who is offended at his holding it; no more than between the
desire of a thief to take a purse, and the desire of the right owner to keep
it. And a person's taste is as much his own peculiar concern as his opinion
or his purse. It is easy for any one to imagine an ideal public, which
leaves the freedom and choice of individuals in all uncertain matters
undisturbed, and only requires them to abstain from modes of conduct
which universal experience has condemned. But where has there been
seen a public which set any such limit to its censorship? or when does the
public trouble itself about universal experience. In its interferences with
personal conduct it is seldom thinking of anything but the enormity of
acting or feeling differently from itself; and this standard of judgment,
thinly disguised, is held up to mankind as the dictate of religion and
philosophy, by nine tenths of all moralists and speculative writers. These
teach that things are right because they are right; because we feel them to
be so. They tell us to search in our own minds and hearts for laws of
conduct binding on ourselves and on all others. What can the poor public
do but apply these instructions, and make their own personal feelings of
good and evil, if they are tolerably unanimous in them, obligatory on all
the world?
IV. § 13 - The evil here pointed out is not one which exists only in
theory; and it may perhaps be expected that I should specify the
instances in which the public of this age and country improperly
invests its own preferences with the character of moral laws. I am not
writing an essay on the aberrations of existing moral feeling. That is too
weighty a subject to be discussed parenthetically, and by way of
253
illustration. Yet examples are necessary, to show that the principle I
maintain is of serious and practical moment, and that I am not
endeavoring to erect a barrier against imaginary evils. And it is not
difficult to show, by abundant instances, that to extend the bounds of
what may be called moral police, until it encroaches on the most
unquestionably legitimate liberty of the individual, is one of the most
universal of all human propensities.
IV. § 14 - As a first instance, consider the antipathies which men
cherish on no better grounds than that persons whose religious
opinions are different from theirs, do not practise their religious
observances, especially their religious abstinences. To cite a rather trivial
example, nothing in the creed or practice of Christians does more to
envenom the hatred of Mahomedans against them, than the fact of their
eating pork. There are few acts which Christians and Europeans regard
with more unaffected disgust, than Mussulmans regard this particular
mode of satisfying hunger. It is, in the first place, an offence against their
religion; but this circumstance by no means explains either the degree or
the kind of their repugnance; for wine also is forbidden by their religion,
and to partake of it is by all Mussulmans accounted wrong, but not
disgusting. Their aversion to the flesh of the "unclean beast" is, on the
contrary, of that peculiar character, resembling an instinctive antipathy,
which the idea of uncleanness, when once it thoroughly sinks into the
feelings, seems always to excite even in those whose personal habits are
anything but scrupulously cleanly and of which the sentiment of religious
impurity, so intense in the Hindoos, is a remarkable example. Suppose
now that in a people, of whom the majority were Mussulmans, that
majority should insist upon not permitting pork to be eaten within the
limits of the country. This would be nothing new in Mahomedan
countries. Would it be a legitimate exercise of the moral authority of
public opinion? and if not, why not? The practice is really revolting to
such a public. They also sincerely think that it is forbidden and abhorred
by the Deity. Neither could the prohibition be censured as religious
persecution. It might be religious in its origin, but it would not be
persecution for religion, since nobody's religion makes it a duty to eat
pork. The only tenable ground of condemnation would be, that with the
personal tastes and self-regarding concerns of individuals the public has
254
no business to interfere.
IV. § 15 - To come somewhat nearer home: the majority of
Spaniards consider it a gross impiety, offensive in the highest
degree to the Supreme Being, to worship him in any other manner
than the Roman Catholic; and no other public worship is lawful on
Spanish soil. The people of all Southern Europe look upon a married
clergy as not only irreligious, but unchaste, indecent, gross, disgusting.
What do Protestants think of these perfectly sincere feelings, and of the
attempt to enforce them against non-Catholics? Yet, if mankind are
justified in interfering with each other's liberty in things which do not
concern the interests of others, on what principle is it possible
consistently to exclude these cases? or who can blame people for desiring
to suppress what they regard as a scandal in the sight of God and man?
No stronger case can be shown for prohibiting anything which is
regarded as a personal immorality, than is made out for suppressing these
practices in the eyes of those who regard them as impieties; and unless
we are willing to adopt the logic of persecutors, and to say that we may
persecute others because we are right, and that they must not persecute us
because they are wrong, we must beware of admitting a principle of
which we should resent as a gross injustice the application to ourselves.
IV. § 16 - The preceding instances may be objected to, although
unreasonably, as drawn from contingencies impossible among us:
opinion, in this country, not being likely to enforce abstinence
from meats, or to interfere with people for worshipping, and for either
marrying or not marrying, according to their creed or inclination. The
next example, however, shall be taken from an interference with liberty
which we have by no means passed all danger of. Wherever the Puritans
have been sufficiently powerful, as in New England, and in Great Britain
at the time of the Commonwealth, they have endeavored, with
considerable success, to put down all public, and nearly all private,
amusements: especially music, dancing, public games, or other
assemblages for purposes of diversion, and the theatre. There are still in
this country large bodies of persons by whose notions of morality and
religion these recreations are condemned; and those persons belonging
chiefly to the middle class, who are the ascendant power in the present
255
social and political condition of the kingdom, it is by no means
impossible that persons of these sentiments may at some time or other
command a majority in Parliament. How will the remaining portion of
the community like to have the amusements that shall be permitted to
them regulated by the religious and moral sentiments of the stricter
Calvinists and Methodists? Would they not, with considerable
peremptoriness, desire these intrusively pious members of society to
mind their own business? This is precisely what should be said to every
government and every public, who have the pretension that no person
shall enjoy any pleasure which they think wrong. But if the principle of
the pretension be admitted, no one can reasonably object to its being
acted on in the sense of the majority, or other preponderating power in
the country; and all persons must be ready to conform to the idea of a
Christian commonwealth, as understood by the early settlers in New
England, if a religious profession similar to theirs should ever succeed in
regaining its lost ground, as religions supposed to be declining have so
often been known to do.
IV. § 17 - To imagine another contingency, perhaps more likely t256
any income not earned by manual labor. Opinions similar in principle to
these, already prevail widely among the artisan class, and weigh
oppressively on those who are amenable to the opinion chiefly of that
class, namely, its own members. It is known that the bad workmen who
form the majority of the operatives in many branches of industry, are
decidedly of opinion that bad workmen ought to receive the same wages
as good, and that no one ought to be allowed, through piecework or
otherwise, to earn by superior skill or industry more than others can
without it. And they employ a moral police, which occasionally becomes
a physical one, to deter skilful workmen from receiving, and employers
from giving, a larger remuneration for a more useful service. If the public
have any jurisdiction over private concerns, I cannot see that these people
are in fault, or that any individual's particular public can be blamed for
asserting the same authority over his individual conduct, which the
general public asserts over people in general.
IV. § 18 - But, without dwelling upon supposititious cases, therIV. § 19 - Under the name of preventing intemperance the peopl257
public men who hold that a politician's opinions ought to be founded on
principles. Lord Stanley's share in this correspondence is calculated to
strengthen the hopes already built on him, by those who know how rare
such qualities as are manifested in some of his public appearances,
unhappily are among those who figure in political life. The organ of the
Alliance, who would "deeply deplore the recognition of any principle
which could be wrested to justify bigotry and persecution," undertakes to
point out the "broad and impassable barrier" which divides such
principles from those of the association. "All matters relating to thought,
opinion, conscience, appear to me," he says, "to be without the sphere of
legislation; all pertaining to social act, habit, relation, subject only to a
discretionary power vested in the State itself, and not in the individual, to
be within it." No mention is made of a third class, different from either of
these, viz., acts and habits which are not social, but individual; although
it is to this class, surely, that the act of drinking fermented liquors
belongs. Selling fermented liquors, however, is trading, and trading is a
social act. But the infringement complained of is not on the liberty of the
seller, but on that of the buyer and consumer; since the State might just as
well forbid him to drink wine, as purposely make it impossible for him to
obtain it. The Secretary, however, says, "I claim, as a citizen, a right to
legislate whenever my social rights are invaded by the social act of
another." And now for the definition of these "social rights." "If anything
invades my social rights, certainly the traffic in strong drink does. It
destroys my primary right of security, by constantly creating and
stimulating social disorder. It invades my right of equality, by deriving a
profit from the creation of a misery, I am taxed to support. It impedes my
right to free moral and intellectual development, by surrounding my path
with dangers, and by weakening and demoralizing society, from which I
have a right to claim mutual aid and intercourse." A theory of "social
rights," the like of which probably never before found its way into
distinct language â being nothing short of this â that it is the absolute
social right of every individual, that every other individual shall act in
every respect exactly as he ought; that whosoever fails thereof in the
smallest particular, violates my social right, and entitles me to demand
from the legislature the removal of the grievance. So monstrous a
principle is far more dangerous than any single interference with liberty;
there is no violation of liberty which it would not justify; it acknowledges
258
no right to any freedom whatever, except perhaps to that of holding
opinions in secret, without ever disclosing them; for the moment an
opinion which I consider noxious, passes any one's lips, it invades all the
"social rights" attributed to me by the Alliance. The doctrine ascribes to
all mankind a vested interest in each other's moral, intellectual, and even
physical perfection, to be defined by each claimant according to his own
standard.
IV. § 20 - Another important example of illegitimate interference
with the rightful liberty of the individual, not simply threatened,
but long since carried into triumphant effect, is Sabbatarian
legislation. Without doubt, abstinence on one day in the week, so far as
the exigencies of life permit, from the usual daily occupation, though in
no respect religiously binding on any except Jews, is a highly beneficial
custom. And inasmuch as this custom cannot be observed without a
general consent to that effect among the industrious classes, therefore, in
so far as some persons by working may impose the same necessity on
others, it may be allowable and right that the law should guarantee to
each, the observance by others of the custom, by suspending the greater
operations of industry on a particular day. But this justification, grounded
on the direct interest which others have in each individual's observance of
the practice, does not apply to the self-chosen occupations in which a
person may think fit to employ his leisure; nor does it hold good, in the
smallest degree, for legal restrictions on amusements. It is true that the
amusement of some is the day's work of others; but the pleasure, not to
say the useful recreation, of many, is worth the labor of a few, provided
the occupation is freely chosen, and can be freely resigned. The
operatives are perfectly right in thinking that if all worked on Sunday,
seven days' work would have to be given for six days' wages: but so long
as the great mass of employments are suspended, the small number who
for the enjoyment of others must still work, obtain a proportional increase
of earnings; and they are not obliged to follow those occupations, if they
prefer leisure to emolument. If a further remedy is sought, it might be
found in the establishment by custom of a holiday on some other day of
the week for those particular classes of persons. The only ground,
therefore, on which restrictions on Sunday amusements can be defended,
must be that they are religiously wrong; a motive of legislation which
259
never can be too earnestly protested against. "
Deorum injuriae Diis
curae
." It remains to be proved that society or any of its officers holds a
commission from on high to avenge any supposed offence to
Omnipotence, which is not also a wrong to our fellowcreatures. The
notion that it is one man's duty that another should be religious, was the
foundation of all the religious persecutions ever perpetrated, and if
admitted, would fully justify them. Though the feeling which breaks out
in the repeated attempts to stop railway travelling on Sunday, in the
resistance to the opening of Museums, and the like, has not the cruelty of
the old persecutors, the state of mind indicated by it is fundamentally the
same. It IS a determination not to tolerate others in doing what is
permitted by their religion, because it is not permitted by the persecutor's
religion. It is a belief that God not only abominates the act of the
misbeliever, but will not hold us guiltless if we leave him unmolested.
IV. § 21 - I cannot refrain from adding to these examples of the
little account commonly made of human liberty, the language of
downright persecution which breaks out from the press of this
country, whenever it feels called on to notice the remarkable phenomenon
of Mormonism. Much might be said on the unexpected and instructive
fact, that an alleged new revelation, and a religion, founded on it, the
product of palpable imposture, not even supported by the prestige of
extraordinary qualities in its founder, is believed by hundreds of
thousands, and has been made the foundation of a society, in the age of
newspapers, railways, and the electric telegraph. What here concerns us
is, that this religion, like other and better religions, has its martyrs; that its
prophet and founder was, for his teaching, put to death by a mob; that
others of its adherents lost their lives by the same lawless violence; that
they were forcibly expelled, in a body, from the country in which they
first grew up; while, now that they have been chased into a solitary recess
in the midst of a desert, many in this country openly declare that it would
be right (only that it is not convenient) to send an expedition against
them, and compel them by force to conform to the opinions of other
people. The article of the Mormonite doctrine which is the chief
provocative to the antipathy which thus breaks through the ordinary
restraints of religious tolerance, is its sanction of polygamy; which,
though permitted to Mahomedans, and Hindoos, and Chinese, seems to
260
excite unquenchable animosity when practised by persons who speak
English, and profess to be a kind of Christians. No one has a deeper
disapprobation than I have of this Mormon institution; both for other
reasons, and because, far from being in any way countenanced by the
principle of liberty, it is a direct infraction of that principle, being a mere
riveting of the chains of one half of the community, and an emancipation
of the other from reciprocity of obligation towards them. Still, it must be
remembered that this relation is as much voluntary on the part of the
women concerned in it, and who may be deemed the sufferers by it, as is
the case with any other form of the marriage institution; and however
surprising this fact may appear, it has its explanation in the common
ideas and customs of the world, which teaching women to think marriage
the one thing needful, make it intelligible that many a woman should
prefer being one of several wives, to not being a wife at all. Other
countries are not asked to recognize such unions, or release any portion
of their inhabitants from their own laws on the score of Mormonite
opinions. But when the dissentients have conceded to the hostile
sentiments of others, far more than could justly be demanded; when they
have left the countries to which their doctrines were unacceptable, and
established themselves in a remote corner of the earth, which they have
been the first to render habitable to human beings; it is difficult to see on
what principles but those of tyranny they can be prevented from living
there under what laws they please, provided they commit no aggression
on other nations, and allow perfect freedom of departure to those who are
dissatisfied with their ways. A recent writer, in some respects of
considerable merit, proposes (to use his own words,) not a crusade, but a
civilizade, against this polygamous community, to put an end to what
seems to him a retrograde step in civilization. It also appears so to me,
but I am not aware that any community has a right to force another to be
civilized. So long as the sufferers by the bad law do not invoke assistance
from other communities, I cannot admit that persons entirely
unconnected with them ought to step in and require that a condition of
things with which all who are directly interested appear to be satisfied,
should be put an end to because it is a scandal to persons some thousands
of miles distant, who have no part or concern in it. Let them send
missionaries, if they please, to preach against it; and let them, by any fair
means, (of which silencing the teachers is not one,) oppose the progress
261
of similar doctrines among their own people. If civilization has got the
better of barbarism when barbarism had the world to itself, it is too much
to profess to be afraid lest barbarism, after having been fairly got under,
should revive and conquer civilization. A civilization that can thus
succumb to its vanquished enemy must first have become so degenerate,
that neither its appointed priests and teachers, nor anybody else, has the
capacity, or will take the trouble, to stand up for it. If this be so, the
sooner such a civilization receives notice to quit, the better. It can only go
on from bad to worse, until destroyed and regenerated (like the Western
Empire) by energetic barbarians.
V. § 1 - THE principles asserted in these pages must be more
generally admitted as the basis for discussion of details, before a
consistent application of them to all the various departments of
government and morals can be attempted with any prospect of advantage.
The few observations I propose to make on questions of detail, are
designed to illustrate the principles, rather than to follow them out to
their consequences. I offer, not so much applications, as specimens of
application; which may serve to bring into greater clearness the meaning
and limits of the two maxims which together form the entire doctrine of
this Essay and to assist the judgment in holding the balance between
them, in the cases where it appears doubtful which of them is applicable
to the case.
V. § 2 - The maxims are, first, that the individual is not
accountable to society for his actions, in so far as these concern
the interests of no person but himself. Advice, instruction,
persuasion, and avoidance by other people, if thought necessary by them
for their own good, are the only measures by which society can
justifiably express its dislike or disapprobation of his conduct. Secondly,
that for such actions as are prejudicial to the interests of others, the
individual is accountable, and may be subjected either to social or to
legal punishments, if society is of opinion that the one or the other is
requisite for its protection.
262
V. § 3 - In the first place, it must by no means be supposed,
because damage, or probability of damage, to the interests of
others, can alone justify the interference of society, that therefore
it always does justify such interference. In many cases, an individual, in
pursuing a legitimate object, necessarily and therefore legitimately causes
pain or loss to others, or intercepts a good which they had a reasonable
hope of obtaining. Such oppositions of interest between individuals often
arise from bad social institutions, but are unavoidable while those
institutions last; and some would be unavoidable under any institutions.
Whoever succeeds in an overcrowded profession, or in a competitive
examination; whoever is preferred to another in any contest for an object
which both desire, reaps benefit from the loss of others, from their wasted
exertion and their disappointment. But it is, by common admission, better
for the general interest of mankind, that persons should pursue their
objects undeterred by this sort of consequences. In other words, society
admits no right, either legal or moral, in the disappointed competitors, to
immunity from this kind of suffering; and feels called on to interfere,
only when means of success have been employed which it is contrary to
the general interest to permit â namely, fraud or treachery, and force.
V. § 4 - Again, trade is a social act. Whoever undertakes to sell
any description of goods to the public, does what affects the
interest of other persons, and of society in general; and thus his
conduct, in principle, comes within the jurisdiction of society:
accordingly, it was once held to be the duty of governments, in all cases
which were considered of importance, to fix prices, and regulate the
processes of manufacture. But it is now recognized, though not till after a
long struggle, that both the cheapness and the good quality of
commodities are most effectually provided for by leaving the producers
and sellers perfectly free, under the sole check of equal freedom to the
buyers for supplying themselves elsewhere. This is the so-called doctrine
of Free Trade, which rests on grounds different from, though equally
solid with, the principle of individual liberty asserted in this Essay.
Restrictions on trade, or on production for purposes of trade, are indeed
restraints; and all restraint, qua restraint, is an evil: but the restraints in
question affect only that part of conduct which society is competent to
restrain, and are wrong solely because they do not really produce the
263
results which it is desired to produce by them. As the principle of
individual liberty is not involved in the doctrine of Free Trade so neither
is it in most of the questions which arise respecting the limits of that
doctrine: as for example, what amount of public control is admissible for
the prevention of fraud by adulteration; how far sanitary precautions, or
arrangements to protect work-people employed in dangerous
occupations, should be enforced on employers. Such questions involve
considerations of liberty, only in so far as leaving people to themselves is
always better, caeteris paribus, than controlling them: but that they may
be legitimately controlled for these ends, is in principle undeniable. On
the other hand, there are questions relating to interference with trade
which are essentially questions of liberty; such as the Maine Law, already
touched upon; the prohibition of the importation of opium into China; the
restriction of the sale of poisons; all cases, in short, where the object of
the interference is to make it impossible or difficult to obtain a particular
commodity. These interferences are objectionable, not as infringements
on the liberty of the producer or seller, but on that of the buyer.
V. § 5 - One of these examples, that of the sale of poisons, opens a
new question; the proper limits of what may be called the
functions of police; how far liberty may legitimately be invaded
for the prevention of crime, or of accident. It is one of the undisputed
functions of government to take precautions against crime before it has
been committed, as well as to detect and punish it afterwards. The
preventive function of government, however, is far more liable to be
abused, to the prejudice of liberty, than the punitory function; for there is
hardly any part of the legitimate freedom of action of a human being
which would not admit of being represented, and fairly too, as increasing
the facilities for some form or other of delinquency. Nevertheless, if a
public authority, or even a private person, sees any one evidently
preparing to commit a crime, they are not bound to look on inactive until
the crime is committed, but may interfere to prevent it. If poisons were
never bought or used for any purpose except the commission of murder,
it would be right to prohibit their manufacture and sale. They may,
however, be wanted not only for innocent but for useful purposes, and
restrictions cannot be imposed in the one case without operating in the
other. Again, it is a proper office of public authority to guard against
264
accidents. If either a public officer or any one else saw a person
attempting to cross a bridge which had been ascertained to be unsafe, and
there were no time to warn him of his danger, they might seize him and
turn him back without any real infringement of his liberty; for liberty
consists in doing what one desires, and he does not desire to fall into the
river. Nevertheless, when there is not a certainty, but only a danger of
mischief, no one but the person himself can judge of the sufficiency of
the motive which may prompt him to incur the risk: in this case,
therefore, (unless he is a child, or delirious, or in some state of
excitement or absorption incompatible with the full use of the reflecting
faculty,) he ought, I conceive, to be only warned of the danger; not
forcibly prevented from exposing himself to it. Similar considerations,
applied to such a question as the sale of poisons, may enable us to decide
which among the possible modes of regulation are or are not contrary to
principle. Such a precaution, for example, as that of labelling the drug
with some word expressive of its dangerous character, may be enforced
without violation of liberty: the buyer cannot wish not to know that the
thing he possesses has poisonous qualities. But to require in all cases the
certificate of a medical practitioner, would make it sometimes impossible,
always expensive, to obtain the article for legitimate uses. The only mode
apparent to me, in which difficulties may be thrown in the way of crime
committed through this means, without any infringement, worth taking
into account, Upon the liberty of those who desire the poisonous
substance for other purposes, consists in providing what, in the apt
language of Bentham, is called "preappointed evidence." This provision
is familiar to every one in the case of contracts. It is usual and right that
the law, when a contract is entered into, should require as the condition of
its enforcing performance, that certain formalities should be observed,
such as signatures, attestation of witnesses, and the like, in order that in
case of subsequent dispute, there may be evidence to prove that the
contract was really entered into, and that there was nothing in the
circumstances to render it legally invalid: the effect being, to throw great
obstacles in the way of fictitious contracts, or contracts made in
circumstances which, if known, would destroy their validity. Precautions
of a similar nature might be enforced in the sale of articles adapted to be
instruments of crime. The seller, for example, might be required to enter
in a register the exact time of the transaction, the name and address of the
265
buyer, the precise quality and quantity sold; to ask the purpose for which
it was wanted, and record the answer he received. When there was no
medical prescription, the presence of some third person might be
required, to bring home the fact to the purchaser, in case there should
afterwards be reason to believe that the article had been applied to
criminal purposes. Such regulations would in general be no material
impediment to obtaining the article, but a very considerable one to
making an improper use of it without detection.
V. § 6 - The right inherent in society, to ward off crimes againsV. § 7 - Again, there are many acts which, being directly injuri266
in the case of many actions not in themselves condemnable, nor supposed
to be so.
V. § 8 - There is another question to which an answer must be
found, consistent with the principles which have been laid down.
In cases of personal conduct supposed to be blameable, but which
respect for liberty precludes society from preventing or punishing,
because the evil directly resulting falls wholly on the agent; what the
agent is free to do, ought other persons to be equally free to counsel or
instigate? This question is not free from difficulty. The case of a person
who solicits another to do an act, is not strictly a case of self-regarding
conduct. To give advice or offer inducements to any one, is a social act,
and may therefore, like actions in general which affect others, be
supposed amenable to social control. But a little reflection corrects the
first impression, by showing that if the case is not strictly within the
definition of individual liberty, yet the reasons on which the principle of
individual liberty is grounded, are applicable to it. If people must be
allowed, in whatever concerns only themselves, to act as seems best to
themselves at their own peril, they must equally be free to consult with
one another about what is fit to be so done; to exchange opinions, and
give and receive suggestions. Whatever it is permitted to do, it must be
permitted to advise to do. The question is doubtful, only when the
instigator derives a personal benefit from his advice; when he makes it
his occupation, for subsistence, or pecuniary gain, to promote what
society and the State consider to be an evil. Then, indeed, a new element
of complication is introduced; namely, the existence of classes of persons
with an interest opposed to what is considered as the public weal, and
whose mode of living is grounded on the counteraction of it. Ought this
to be interfered with, or not ? Fornication, for example, must be tolerated,
and so must gambling; but should a person be free to be a pimp, or to
keep a gambling-house? The case is one of those which lie on the exact
boundary line between two principles, and it is not at once apparent to
which of the two it properly belongs. There are arguments on both sides.
On the side of toleration it may be said, that the fact of following
anything as an occupation, and living or profiting by the practice of it,
cannot make that criminal which would otherwise be admissible; that the
act should either be consistently permitted or consistently prohibited; that
267
if the principles which we have hitherto defended are true, society has no
business, as society, to decide anything to be wrong which concerns only
the individual; that it cannot go beyond dissuasion, and that one person
should be as free to persuade, as another to dissuade. In opposition to this
it may be contended, that although the public, or the State, are not
warranted in authoritatively deciding, for purposes of repression or
punishment, that such or such conduct affecting only the interests of the
individual is good or bad, they are fully justified in assuming, if they
regard it as bad, that its being so or not is at least a disputable question :
That, this being supposed, they cannot be acting wrongly in endeavoring
to exclude the influence of solicitations which are not disinterested, of
instigators who cannot possibly be impartial â who have a direct
personal interest on one side, and that side the one which the State
believes to be wrong, and who confessedly promote it for personal
objects only. There can surely, it may be urged, be nothing lost, no
sacrifice of good, by so ordering matters that persons shall make their
election, either wisely or foolishly, on their own prompting, as free as
possible from the arts of persons who stimulate their inclinations for
interested purposes of their own. Thus (it may be said) though the statutes
respecting unlawful games are utterly indefensible â though all persons
should be free to gamble in their own or each other's houses, or in any
place of meeting established by their own subscriptions, and open only to
the members and their visitors â yet public gambling-houses should not
be permitted. It is true that the prohibition is never effectual, and that
whatever amount of tyrannical power is given to the police, gambling-
houses can always be maintained under other pretences; but they may be
compelled to conduct their operations with a certain degree of secrecy
and mystery, so that nobody knows anything about them but those who
seek them; and more than this society ought not to aim at. There is
considerable force in these arguments. I will not venture to decide
whether they are sufficient to justify the moral anomaly of punishing the
accessary, when the principal is (and must be) allowed to go free; of
fining or imprisoning the procurer, but not the fornicator, the gambling-
house keeper, but not the gambler. Still less ought the common operations
of buying and selling to be interfered with on analogous grounds. Almost
every article which is bought and sold may be used in excess, and the
sellers have a pecuniary interest in encouraging that excess; but no
268
argument can be founded on this, in favor, for instance, of the Maine
Law; because the class of dealers in strong drinks, though interested in
their abuse, are indispensably required for the sake of their legitimate
use. The interest, however, of these dealers in promoting intemperance is
a real evil, and justifies the State in imposing restrictions and requiring
guarantees, which but for that justification would be infringements of
legitimate liberty.
V. § 9 - A further question is, whether the State while it permits,
should nevertheless indirectly discourage conduct which it deems
contrary to the best interests of the agent; whether, for example, it
should take measures to render the means of drunkenness more costly, or
add to the difficulty of procuring them, by limiting the number of the
places of sale. On this as on most other practical questions, many
distinctions require to be made. To tax stimulants for the sole purpose of
making them more difficult to be obtained, is a measure differing only in
degree from their entire prohibition; and would be justifiable only if that
were justifiable. Every increase of cost is a prohibition, to those whose
means do not come up to the augmented price ; and to those who do, it is
a penalty laid on them for gratifying a particular taste. Their choice of
pleasures, and their mode of expending their income, after satisfying their
legal and moral obligations to the State and to individuals, are their own
concern, and must rest with their own judgment. These considerations
may seem at first sight to condemn the selection of stimulants as special
subjects of taxation for purposes of revenue. But it must be remembered
that taxation for fiscal purposes is absolutely inevitable ; that in most
countries it is necessary that a considerable part of that taxation should be
indirect; that the State, therefore, cannot help imposing penalties, which
to some persons may be prohibitory, on the use of some articles of
consumption. It is hence the duty of the State to consider, in the
imposition of taxes, what commodities the consumers can best spare ;
and a fortiori, to select in preference those of which it deems the use,
beyond a very moderate quantity, to be positively injurious. Taxation,
therefore, of stimulants, up to the point which produces the largest
amount of revenue (supposing that the State needs all the revenue which
it yields) is not only admissible, but to be approved of.
269
V. § 10 - The question of making the sale of these commodities a
more or less exclusive privilege, must be answered differently,
according to the purposes to which the restriction is intended to be
subservient. All places of public resort require the restraint of a police,
and places of this kind peculiarly, because offences against society are
especially apt to originate there. It is, therefore, fit to confine the power
of selling these commodities (at least for consumption on the spot) to
persons of known or vouched-for respectability of conduct; to make such
regulations respecting hours of opening and closing as may be requisite
for public surveillance, and to withdraw the license if breaches of the
peace repeatedly take place through the connivance or incapacity of the
keeper of the house, or if it becomes a rendezvous for concocting and
preparing offences against the law. Any further restriction I do not
conceive to be, in principle, justifiable. The limitation in number, for
instance, of beer and spirit-houses, for the express purpose of rendering
them more difficult of access, and diminishing the occasions of
temptation, not only exposes all to an inconvenience because there are
some by whom the facility would be abused, but is suited only to a state
of society in which the laboring classes are avowedly treated as children
or savages, and placed under an education of restraint, to fit them for
future admission to the privileges of freedom. This is not the principle on
which the laboring classes are professedly governed in any free country;
and no person who sets due value on freedom will give his adhesion to
their being so governed, unless after all efforts have been exhausted to
educate them for freedom and govern them as freemen, and it has been
definitively proved that they can only be governed as children. The bare
statement of the alternative shows the absurdity of supposing that such
efforts have been made in any case which needs be considered here. It is
only because the institutions of this country are a mass of inconsistencies,
that things find admittance into our practice which belong to the system
of despotic, or what is called paternal, government, while the general
freedom of our institutions precludes the exercise of the amount of
control necessary to render the restraint of any real efficacy as a moral
education.
270
V. § 11 - It was pointed out in an early part of this Essay, that the
liberty of the individual, in things wherein the individual is alone
concerned, implies a corresponding liberty in any number of
individuals to regulate by mutual agreement such things as regard them
jointly, and regard no persons but themselves. This question presents no
difficulty, so long as the will of all the persons implicated remains
unaltered; but since that will may change, it is often necessary, even in
things in which they alone are concerned, that they should enter into
engagements with one another ; and when they do, it is fit, as a general
rule, that those engagements should be kept. Yet in the laws probably, of
every country, this general rule has some exceptions. Not only persons
are not held to engagements which violate the rights of third parties, but
it is sometimes considered a sufficient reason for releasing them from an
engagement, that it is injurious to themselves. In this and most other
civilized countries, for example, an engagement by which a person
should sell himself, or allow himself to be sold, as a slave, would be null
and void; neither enforced by law nor by opinion. The ground for thus
limiting his power of voluntarily disposing of his own lot in life, is
apparent, and is very clearly seen in this extreme case. The reason for not
interfering, unless for the sake of others, with a person's voluntary acts, is
consideration for his liberty. His voluntary choice is evidence that what
he so chooses is desirable, or at the least endurable, to him, and his good
is on the whole best provided for by allowing him to take his own means
of pursuing it. But by selling himself for a slave, he abdicates his liberty;
he foregoes any future use of it, beyond that single act. He therefore
defeats, in his own case, the very purpose which is the justification of
allowing him to dispose of himself. He is no longer free; but is
thenceforth in a position which has no longer the presumption in its
favor, that would be afforded by his voluntarily remaining in it. The
principle of freedom cannot require that he should be free not to be free.
It is not freedom, to be allowed to alienate his freedom. These reasons,
the force of which is so conspicuous in this peculiar case, are evidently of
far wider application; yet a limit is everywhere set to them by the
necessities of life, which continually require, not indeed that we should
resign our freedom, but that we should consent to this and the other
limitation of it. The principle, however, which demands uncontrolled
freedom of action in all that concerns only the agents themselves,
271
requires that those who have become bound to one another, in things
which concern no third party, should be able to release one another from
the engagement: and even without such voluntary release, there are
perhaps no contracts or engagements, except those that relate to money or
money's worth, of which one can venture to say that there ought to be no
liberty whatever of retractation. Baron Wilhelm von Humboldt, in the
excellent Essay from which I have already quoted, states it as his
conviction, that engagements which involve personal relations or
services, should never be legally binding beyond a limited duration of
time; and that the most important of these engagements, marriage, having
the peculiarity that its objects are frustrated unless the feelings of both the
parties are in harmony with it, should require nothing more than the
declared will of either party to dissolve it. This subject is too important,
and too complicated, to be discussed in a parenthesis, and I touch on it
only so far as is necessary for purposes of illustration. If the conciseness
and generality of Baron Humboldt's dissertation had not obliged him in
this instance to content himself with enunciating his conclusion without
discussing the premises, he would doubtless have recognized that the
question cannot be decided on grounds so simple as those to which he
confines himself. When a person, either by express promise or by
conduct, has encouraged another to rely upon his continuing to act in a
certain way â to build expectations and calculations, and stake any part
of his plan of life upon that supposition, a new series of moral obligations
arises on his part towards that person, which may possibly be overruled,
but can not be ignored. And again, if the relation between two contracting
parties has been followed by consequences to others; if it has placed third
parties in any peculiar position, or, as in the case of marriage, has even
called third parties into existence, obligations arise on the part of both the
contracting parties towards those third persons, the fulfilment of which,
or at all events, the mode of fulfilment, must be greatly affected by the
continuance or disruption of the relation between the original parties to
the contract. It does not follow, nor can I admit, that these obligations
extend to requiring the fulfilment of the contract at all costs to the
happiness of the reluctant party; but they are a necessary element in the
question; and even if, as Von Humboldt maintains, they ought to make no
difference in the legal freedom of the parties to release themselves from
the engagement (and I also hold that they ought not to make much
272
difference), they necessarily make a great difference in the moral
freedom. A person is bound to take all these circumstances into account,
before resolving on a step which may affect such important interests of
others; and if he does not allow proper weight to those interests, he is
morally responsible for the wrong. I have made these obvious remarks
for the better illustration of the general principle of liberty, and not
because they are at all needed on the particular question, which, on the
contrary, is usually discussed as if the interest of children was everything,
and that of grown persons nothing.
V. § 12 - I have already observed that, owing to the absence 273
the case of education. Is it not almost a selfevident axiom, that the State
should require and compel the education, up to a certain standard, of
every human being who is born its citizen ? Yet who is there that is not
afraid to recognize and assert this truth ? Hardly any one indeed will
deny that it is one of the most sacred duties of the parents (or, as law and
usage now stand, the father), after summoning a human being into the
world, to give to that being an education fitting him to perform his part
well in life towards others and towards himself. But while this is
unanimously declared to be the father's duty, scarcely anybody, in this
country, will bear to hear of obliging him to perform it. Instead of his
being required to make any exertion or sacrifice for securing education to
the child, it is left to his choice to accept it or not when it is provided
gratis! It still remains unrecognized, that to bring a child into existence
without a fair prospect of being able, not only to provide food for its
body, but instruction and training for its mind, is a moral crime, both
against the unfortunate offspring and against society ; and that if the
parent does not fulfil this obligation, the State ought to see it fulfilled, at
the charge, as far as possible, of the parent.
V. § 13 - Were the duty of enforcing universal education once
admitted, there would be an end to the difficulties about what the
State should teach, and how it should teach, which now convert
the subject into a mere battle-field for sects and parties, causing the time
and labor which should have been spent in educating, to be wasted in
quarrelling about education. If the government would make up its mind
to require for every child a good education, it might save itself the trouble
of providing one. It might leave to parents to obtain the education where
and how they pleased, and content itself with helping to pay the school
fees of the poorer classes of children, and defraying the entire school
expenses of those who have no one else to pay for them. The objections
which are urged with reason against State education, do not apply to the
enforcement of education by the State, but to the State's taking upon itself
to direct that education: which is a totally different thing. That the whole
or any large part of the education of the people should be in State hands, I
go as far as any one in deprecating. All that has been said of the
importance of individuality of character, and diversity in opinions and
modes of conduct, involves, as of the same unspeakable importance,
274
diversity of education. A general State education is a mere contrivance
for moulding people to be exactly like one another: and as the mould in
which it casts them is that which pleases the predominant power in the
government, whether this be a monarch, a priesthood, an aristocracy, or
the majority of the existing generation, in proportion as it is efficient and
successful, it establishes a despotism over the mind, leading by natural
tendency to one over the body. An education established and controlled
by the State, should only exist, if it exist at all, as one among many
competing experiments, carried on for the purpose of example and
stimulus, to keep the others up to a certain standard of excellence.
Unless, indeed, when society in general is in so backward a state that it
could not or would not provide for itself any proper institutions of
education, unless the government undertook the task; then, indeed, the
government may, as the less of two great evils, take upon itself the
business of schools and universities, as it may that of joint-stock
companies, when private enterprise, in a shape fitted for undertaking
great works of industry does not exist in the country. But in general, if the
country contains a sufficient number of persons qualified to provide
education under government auspices, the same persons would be able
and willing to give an equally good education on the voluntary principle,
under the assurance of remuneration afforded by a law rendering
education compulsory, combined with State aid to those unable to defray
the expense.
V. § 14 - The instrument for enforcing the law could be no other
than public examinations, extending to all children, and beginning
at an early age. An age might be fixed at which every child must
be examined, to ascertain if he (or she) is able to read. If a child proves
unable, the father, unless he has some sufficient ground of excuse, might
be subjected to a moderate fine, to be worked out, if necessary, by his
labor, and the child might be put to school at his expense. Once in every
year the examination should be renewed, with a gradually extending
range of subjects, so as to make the universal acquisition, and what is
more, retention, of a certain minimum of general knowledge, virtually
compulsory. Beyond that minimum, there should be voluntary
examinations on all subjects, at which all who come up to a certain
standard of proficiency might claim a certificate. To prevent the State
275
from exercising through these arrangements, an improper influence over
opinion, the knowledge required for passing an examination (beyond the
merely instrumental parts of knowledge, such as languages and their use)
should, even in the higher class of examinations, be confined to facts and
positive science exclusively. The examinations on religion, politics, or
other disputed topics, shouLd not turn on the truth or falsehood of
opinions, but on the matter of fact that such and such an opinion is held,
on such grounds, by such authors, or schools, or churches. Under this
system, the rising generation would be no worse off in regard to all
disputed truths, than they are at present; they would be brought up either
churchmen or dissenters as they now are, the State merely taking care
that they should be instructed churchmen, or instructed dissenters. There
would be nothing to hinder them from being taught religion, if their
parents chose, at the same schools where they were taught other things.
All attempts by the State to bias the conclusions of its citizens on
disputed subjects, are evil; but it may very properly offer to ascertain and
certify that a person possesses the knowledge requisite to make his
conclusions, on any given subject, worth attending to. A student of
philosophy would be the better for being able to stand an examination
both in Locke and in Kant, whichever of the two he takes up with, or
even if with neither: and there is no reasonable objection to examining an
atheist in the evidences of Christianity, provided he is not required to
profess a belief in them. The examinations, however, in the higher
branches of knowledge should, I conceive, be entirely voluntary. It would
be giving too dangerous a power to governments, were they allowed to
exclude any one from professions, even from the profession of teacher,
for alleged deficiency of qualifications: and I think, with Wilhelm von
Humboldt, that degrees, or other public certificates of scientific or
professional acquirements, should be given to all who present themselves
for examination, and stand the test; but that such certificates should
confer no advantage over competitors, other than the weight which may
be attached to their testimony by public opinion.
V. § 15 - It is not in the matter of education only that misplaced
notions of liberty prevent moral obligations on the part of parents
from being recognized, and legal obligations from being imposed,
where there are the strongest grounds for the former always, and in many
276
cases for the latter also. The fact itself, of causing the existence of a
human being, is one of the most responsible actions in the range of
human life. To undertake this responsibility â to bestow a life which
may be either a curse or a blessing â unless the being on whom it is to
be bestowed will have at least the ordinary chances of a desirable
existence, is a crime against that being. And in a country either over-
peopled or threatened with being so, to produce children, beyond a very
small number, with the effect of reducing the reward of labor by their
competition, is a serious offence against all who live by the remuneration
of their labor. The laws which, in many countries on the Continent, forbid
marriage unless the parties can show that they have the means of
supporting a family, do not exceed the legitimate powers of the State: and
whether such laws be expedient or not (a question mainly dependent on
local circumstances and feelings), they are not objectionable as violations
of liberty. Such laws are interferences of the State to prohibit a
mischievous act â an act injurious to others, which ought to be a subject
of reprobation, and social stigma, even when it is not deemed expedient
to superadd legal punishment. Yet the current ideas of liberty, which bend
so easily to real infringements of the freedom of the individual, in things
which concern only himself, would repel the attempt to put any restraint
upon his inclinations when the consequence of their indulgence is a life,
or lives, of wretchedness and depravity to the offspring, with manifold
evils to those sufficiently within reach to be in any way affected by their
actions. When we compare the strange respect of mankind for liberty,
with their strange want of respect for it, we might imagine that a man had
an indispensable right to do harm to others, and no right at all to please
himself without giving pain to any one.
V. § 16 - I have reserved for the last place a large class of
questions respecting the limits of government interference, which,
though closely connected with the subject of this Essay, do not, in
strictness, belong to it. These are cases in which the reasons against
interference do not turn upon the principle of liberty: the question is not
about restraining the actions of individuals, but about helping them: it is
asked whether the government should do, or cause to be done, something
for their benefit, instead of leaving it to be done by themselves,
individually, or in voluntary combination.
277
V. § 17 - The objections to government interference, when it is V. § 18 - The first is, when the thing to be done is likely to V. § 19 - The second objection is more nearly allied to our subject278
be worked nor preserved, as is exemplified by the too-often transitory
nature of political freedom in countries where it does not rest upon a
sufficient basis of local liberties. The management of purely local
business by the localities, and of the great enterprises of industry by the
union of those who voluntarily supply the pecuniary means, is further
recommended by all the advantages which have been set forth in this
Essay as belonging to individuality of development, and diversity of
modes of action. Government operations tend to be everywhere alike.
With individuals and voluntary associations, on the contrary, there are
varied experiments, and endless diversity of experience. What the State
can usefully do, is to make itself a central depository, and active
circulator and diffuser, of the experience resulting from many trials. Its
business is to enable each experimentalist to benefit by the experiments
of others, instead of tolerating no experiments but its own.
V. § 20 - The third, and most cogent reason for restricting t279
much has been said and written for and against this proposal. One of the
arguments most insisted on by its opponents is that the occupation of a
permanent official servant of the State does not hold out sufficient
prospects of emolument and importance to attract the highest talents,
which will always be able to find a more inviting career in the
professions, or in the service of companies and other public bodies. One
would not have been surprised if this argument had been used by the
friends of the proposition, as an answer to its principal difficulty. Coming
from the opponents it is strange enough. What is urged as an objection is
the safety-valve of the proposed system. If indeed all the high talent of
the country could be drawn into the service of the government, a proposal
tending to bring about that result might well inspire uneasiness. If every
part of the business of society which required organized concert, or large
and comprehensive views, were in the hands of the government, and if
government offices were universally filled by the ablest men, all the
enlarged culture and practised intelligence in the country, except the
purely speculative, would be concentrated in a numerous bureaucracy, to
whom alone the rest of the community would look for all things: the
multitude for direction and dictation in all they had to do; the able and
aspiring for personal advancement. To be admitted into the ranks of this
bureaucracy, and when admitted, to rise therein, would be the sole objects
of ambition. Under this regime, not only is the outside public ill-
qualified, for want of practical experience, to criticize or check the mode
of operation of the bureaucracy, but even if the accidents of despotic or
the natural working of popular institutions occasionally raise to the
summit a ruler or rulers of reforming inclinations, no reform can be
effected which is contrary to the interest of the bureaucracy. Such is the
melancholy condition of the Russian empire, as is shown in the accounts
of those who have had sufficient opportunity of observation. The Czar
himself is powerless against the bureaucratic body: he can send any one
of them to Siberia, but he cannot govern without them, or against their
will. On every decree of his they have a tacit veto, by merely refraining
from carrying it into effect. In countries of more advanced civilization
and of a more insurrectionary spirit the public, accustomed to expect
everything to be done for them by the State, or at least to do nothing for
themselves without asking from the State not only leave to do it, but even
how it is to be done, naturally hold the State responsible for all evil which
280
befalls them, and when the evil exceeds their amount of patience, they
rise against the government and make what is called a revolution;
whereupon somebody else, with or without legitimate authority from the
nation, vaults into the seat, issues his orders to the bureaucracy, and
everything goes on much as it did before; the bureaucracy being
unchanged, and nobody else being capable of taking their place.
V. § 21 - A very different spectacle is exhibited among a people
accustomed to transact their own business. In France, a large part
of the people having been engaged in military service, many of
whom have held at least the rank of noncommissioned officers, there are
in every popular insurrection several persons competent to take the lead,
and improvise some tolerable plan of action. What the French are in
military affairs, the Americans are in every kind of civil business; let
them be left without a government, every body of Americans is able to
improvise one, and to carry on that or any other public business with a
sufficient amount of intelligence, order and decision. This is what every
free people ought to be: and a people capable of this is certain to be free;
it will never let itself be enslaved by any man or body of men because
these are able to seize and pull the reins of the central administration. No
bureaucracy can hope to make such a people as this do or undergo
anything that they do not like. But where everything is done through the
bureaucracy, nothing to which the bureaucracy is really adverse can be
done at all. The constitution of such countries is an organization of the
experience and practical ability of the nation, into a disciplined body for
the purpose of governing the rest; and the more perfect that organization
is in itself, the more successful in drawing to itself and educating for
itself the persons of greatest capacity from all ranks of the community,
the more complete is the bondage of all, the members of the bureaucracy
included. For the governors are as much the slaves of their organization
and discipline, as the governed are of the governors. A Chinese mandarin
is as much the tool and creature of a despotism as the humblest cultivator.
An individual Jesuit is to the utmost degree of abasement the slave of his
order though the order itself exists for the collective power and
importance of its members.
281
V. § 22 - It is not, also, to be forgotten, that the absorption of all
the principal ability of the country into the governing body is
fatal, sooner or later, to the mental activity and progressiveness of
the body itself. Banded together as they are â working a system which,
like all systems, necessarily proceeds in a great measure by fixed rules â
the official body are under the constant temptation of sinking into
indolent routine, or, if they now and then desert that mill-horse round, of
rushing into some half-examined crudity which has struck the fancy of
some leading member of the corps: and the sole check to these closely
allied, though seemingly opposite, tendencies, the only stimulus which
can keep the ability of the body itself up to a high standard, is liability to
the watchful criticism of equal ability outside the body. It is
indispensable, therefore, that the means should exist, independently of
the government, of forming such ability, and furnishing it with the
opportunities and experience necessary for a correct judgment of great
practical affairs. If we would possess permanently a skilful and efficient
body of functionaries â above all, a body able to originate and willing to
adopt improvements; if we would not have our bureaucracy degenerate
into a pedantocracy, this body must not engross all the occupations which
form and cultivate the faculties required for the government of mankind.
V. § 23 - To determine the point at which evils, so formidable to
human freedom and advancement begin, or rather at which they
begin to predominate over the benefits attending the collective
application of the force of society, under its recognized chiefs, for the
removal of the obstacles which stand in the way of its well-being, to
secure as much of the advantages of centralized power and intelligence,
as can be had without turning into governmental channels too great a
proportion of the general activity, is one of the most difficult and
complicated questions in the art of government. It is, in a great measure,
a question of detail, in which many and various considerations must be
kept in view, and no absolute rule can be laid down. But I believe that the
practical principle in which safety resides, the ideal to be kept in view,
the standard by which to test all arrangements intended for overcoming
the difficulty, may be conveyed in these words: the greatest dissemination
of power consistent with efficiency; but the greatest possible
centralization of information, and diffusion of it from the centre. Thus, in
282
municipal administration, there would be, as in the New England States,
a very minute division among separate officers, chosen by the localities,
of all business which is not better left to the persons directly interested;
but besides this, there would be, in each department of local affairs, a
central superintendence, forming a branch of the general government.
The organ of this superintendence would concentrate, as in a focus, the
variety of information and experience derived from the conduct of that
branch of public business in all the localities, from everything analogous
which is done in foreign countries, and from the general principles of
political science. This central organ should have a right to know all that is
done, and its special duty should be that of making the knowledge
acquired in one place available for others. Emancipated from the petty
prejudices and narrow views of a locality by its elevated position and
comprehensive sphere of observation, its advice would naturally carry
much authority; but its actual power, as a permanent institution, should, I
conceive, be limited to compelling the local officers to obey the laws laid
down for their guidance. In all things not provided for by general rules,
those officers should be left to their own judgment, under responsibility
to their constituents. For the violation of rules, they should be responsible
to law, and the rules themselves should be laid down by the legislature;
the central administrative authority only watching over their execution,
and if they were not properly carried into effect, appealing, according to
the nature of the case, to the tribunal to enforce the law, or to the
constituencies to dismiss the functionaries who had not executed it
according to its spirit. Such, in its general conception, is the central
superintendence which the Poor Law Board is intended to exercise over
the administrators of the Poor Rate throughout the country. Whatever
powers the Board exercises beyond this limit, were right and necessary in
that peculiar case, for the cure of rooted habits of mal-administration in
matters deeply affecting not the localities merely, but the whole
community; since no locality has a moral right to make itself by
mismanagement a nest of pauperism, necessarily overflowing into other
localities, and impairing the moral and physical condition of the whole
laboring community. The powers of administrative coercion and
subordinate legislation possessed by the Poor Law Board (but which,
owing to the state of opinion on the subject, are very scantily exercised
by them), though perfectly justifiable in a case of a first-rate national
283
interest, would be wholly out of place in the superintendence of interests
purely local. But a central organ of information and instruction for all the
localities, would be equally valuable in all departments of administration.
A government cannot have too much of the kind of activity which does
not impede, but aids and stimulates, individual exertion and development.
The mischief begins when, instead of calling forth the activity and
powers of individuals and bodies, it substitutes its own activity for theirs;
when, instead of informing, advising, and upon occasion denouncing, it
makes them work in fetters or bids them stand aside and does their work
instead of them. The worth of a State, in the long run, is the worth of the
individuals composing it; and a State which postpones the interests of
their mental expansion and elevation, to a little more of administrative
skill or that semblance of it which practice gives, in the details of
business; a State, which dwarfs its men, in order that they may be more
docile instruments in its hands even for beneficial purposes, will find that
with small men no great thing can really be accomplished; and that the
perfection of machinery to which it has sacrificed everything, will in the
end avail it nothing, for want of the vital power which, in order that the
machine might work more smoothly, it has preferred to banish.
284
John Stuart Mill
Autobiography, VII
(
extracts)
§1 During the two years which immediately preceded the
cessation of my official life, my wife and I were working together
at the âLiberty.â I had first planned and written it as a short essay
in 1854. It was in mounting the steps of the Capitol, in January, 1855,
that the thought first arose of converting it into a volume. None of my
writings have been either so carefully composed, or so sedulously
corrected as this. After it had been written as usual twice over, we kept it
by us, bringing it out from time to time, and going through it de novo,
reading, weighing, and criticizing every sentence. Its final revision was to
have been a work of the winter of 1858â9, the first after my retirement,
which we had arranged to pass in the South of Europe. That hope and
every other were frustrated by the most unexpected and bitter calamity of
her deathâat Avignon, on our way to Montpellier, from a sudden attack
of pulmonary congestion.
§2 Since then I have sought for such allegation as my state
admitted of, by the mode of life which most enabled me to feel
her still near me. I bought a cottage as close as possible to the
place where she is buried, and there her daughter (my fellowsufferer and
now my chief comfort) and I, live constantly during a great portion of the
year. My objects in life are solely those which were hers; my pursuits and
occupations those in which she shared, or sympathized, and which are
indissolubly associated with her. Her memory is to me a religion, and her
approbation the standard by which, summing up as it does all worthiness,
285
I endeavour to regulate my life.
§3 When two persons have their thoughts and speculations
completely in common ; when all subjects of intellectual or moral
interest are discussed between them in daily life, and probed to
much greater depths than are usually or conveniently sounded in writings
intended for general readers; when they set out from the same principles,
and arrive at their conclusions by processes pursued jointly, it is of little
consequence in respect to the question of originality, which of them holds
the pen; the one who contributes least to the composition may contribute
most to the thought; the writings which result are the joint product of
both, and it must often be impossible to disentangle their respective parts,
and affirm that this belongs to one and that to the other. In this wide
sense, not only during the years of our married life, but during many of
the years of confidential friendship which preceded it, all my published
writings were as much my wife's work as mine ; her share in them
constantly increasing as years advanced. But in certain cases, what
belongs to her can be distinguished, and specially identified. Over and
above the general influence which her mind had over mine, the most
valuable ideas and features in these joint productions -- those which have
been most fruitful of important results, and have contributed most to the
success and reputation of the works themselves -- originated with her,
were emanations from her mind, my part in them being no greater than in
any of the thoughts which I found in previous writers, and made my own
only by incorporating them with my own system of thought. During the
greater part of my literary life I have performed the office in relation to
her, which from a rather early period I had considered as the most useful
part that I was qualified to take in the domain of thought, that of an
interpreter of original thinkers, and mediator between them and the
public; for I had always a humble opinion of my own powers as an
original thinker, except in abstract science (logic, metaphysics, and the
theoretic principles of political economy and politics), but thought myself
much superior to most of my contemporaries in willingness and ability to
learn from everybody; as I found hardly any one who made such a point
of examining what was said in defence of all opinions, however new or
however old, in the conviction that even if they were errors there might
be a substratum of truth underneath them, and that in any case the
286
discovery of what it was that made them plausible, would be a benefit to
truth. I had, in consequence, marked out this as a sphere of usefulness in
which I was under a special obligation to make myself active.
§4 The âLibertyâ was more directly and literally our joint
production than anything else which bears my name, for there was
not a sentence of it that was not several times gone through by us
together, turned over in many ways, and carefully weeded of any faults,
either in thought or expression, that we detected in it. It is in consequence
of this that, although it never underwent her final revision, it far
surpasses, as a mere specimen of composition, anything which has
proceeded from me either before or since. With regard to the thoughts, it
is difficult to identify any particular part or element as being more hers
than all the rest. The whole mode of thinking of which the book was the
expression, was emphatically hers. But I also was so thoroughly imbued
with it, that the same thoughts naturally occurred to us both. That I was
thus penetrated with it, however, I owe in a great degree to her. There was
a moment in my mental progress when I might easily have fallen into a
tendency towards over-government, both social and political; as there
was also a moment when, by reaction from a contrary excess, I might
have become a less thorough radical and democrat than I am. In both
these points, as in many others, she benefited me as much by keeping me
right where I was right, as by leading me to new truths, and ridding me of
errors. My great readiness and eagerness to learn from everybody, and to
make room in my opinions for every new acquisition by adjusting the old
and the new to one another, might, but for her steadying influence, have
seduced me into modifying my early opinions too much. She was in
nothing more valuable to my mental development than by her just
measure of the relative importance of different considerations, which
often protected me from allowing to truths I had only recently learnt to
see, a more important place in my thoughts than was properly their due.
§5 The âLibertyâ is likely to survive longer than anything else that
I have written (with the possible exception of the âLogicâ),
because the conjunction of her mind with mine has rendered it a
kind of philosophic text-book of a single truth, which the changes
progressively taking place in modern society tend to bring out into ever
287
stronger relief: the importance, to man and society of a large variety in
types of character, and of giving full freedom to human nature to expand
itself in innumerable and conflicting directions. Nothing can better show
how deep are the foundations of this truth, than the great impression
made by the exposition of it at a time which, to superficial observation,
did not seem to stand much in need of such a lesson. The fears we
expressed, lest the inevitable growth of social equality and of the
government of public opinion, should impose on mankind an oppressive
yoke of uniformity in opinion and practice, might easily have appeared
chimerical to those who looked more at present facts than at tendencies;
for the gradual revolution that is taking place in society and institutions
has, thus far, been decidedly Favourable to the development of new
opinions, and has procured for them a much more unprejudiced hearing
than they previously met with. But this is a feature belonging to periods
of transition, when old notions and feelings have been unsettled, and no
new doctrines have yet succeeded to their ascendancy. At such times
people of any mental activity, having given up many of their old beliefs,
and not feeling quite sure that those they still retain can stand
unmodified, listen eagerly to new opinions. But this state of things is
necessarily transitory: some particular body of doctrine in time rallies the
majority round it, organizes social institutions and modes of action
conformably to itself, education impresses this new creed upon the new
generations without the mental processes that have led to it, and by
degrees it acquires the very same power of compression, so long
exercised by the creeds of which it had taken the place. Whether this
noxious power will be exercised, depends on whether mankind have by
that time become aware that it cannot be exercised without stunting and
dwarfing human nature. It is then that the teachings of the âLibertyâ will
have their greatest value. And it is to be feared that they will retain that
value a long time.
§6 As regards originality, it has of course no other than that which
every thoughtful mind gives to its own mode of conceiving and
expressing truths which are common property. The leading
thought of the book is one which though in many ages confined to
insulated thinkers, mankind have probably at no time since the beginning
of civilization been entirely without. To speak only of the last few
288
generations, it is distinctly contained in the vein of important thought
respecting education and culture, spread through the European mind by
the labours and genius of Pestalozzi. The unqualified championship of it
by Wilhelm von Humboldt is referred to in the book; but he by no means
stood alone in his own country. During the early part of the present
century the doctrine of the rights of individuality, and the claim of the
moral nature to develop itself in its own way, was pushed by a whole
school of German authors even to exaggeration; and the writings of
Goethe, the most celebrated of all German authors, though not belonging
to that or to any other school, are penetrated throughout by views of
morals and of conduct in life, often in my opinion not defensible, but
which are incessantly seeking whatever defence they admit of in the
theory of the right and duty of self-development. In our own country
before the book âOn Libertyâ was written, the doctrine of individuality
had been enthusiastically asserted, in a style of vigorous declamation
sometimes reminding one of Fichte, by Mr. William Maccall, in a series
of writings of which the most elaborate is entitled âElements of
Individualism:â and a remarkable American, Mr. Warren, had framed a
System of Society, on the foundation of âthe Sovereignty of the
individual,â had obtained a number of followers, and had actually
commenced the formation of a Village Community (whether it now exists
I know not), which, though bearing a superficial resemblance to some of
the projects of Socialists, is diametrically opposite to them in principle,
since it recognizes no authority whatever in Society over the individual,
except to enforce equal Freedom of development for all individualities.
As the book which bears my name claimed no originality for any of its
doctrines, and was not intended to write their history, the only author who
had preceded me in their assertion, of whom I thought it appropriate to
say anything, was Humboldt, who furnished the motto to the work;
although in one passage I borrowed from the Warrenites their phrase, the
sovereignty of the individual. It is hardly necessary here to remark that
there are abundant differences in detail, between the conception of the
doctrine by any of the predecessors I have mentioned, and that set forth
in the book.
289
§7 After my irreparable loss, one of my earliest cares was to print
and publish the treatise, so much of which was the work of her
whom I had lost, and consecrate it to her memory. I have made no
alteration or addition to it, nor shall I ever. Though it wants the last touch
of her hand, no substitute for that touch shall ever be attempted by mine.
290