Légitimité de nos élus

 

 

 

 

 

1 - Introduction

 

Au lendemain des dernières élections législatives, un article de J.F.Kahn a cristallisé une révolte rentrée depuis longtemps. Avec son style provoquant il y dénonçait la composition sociologique de notre assemblée nationale, en posant implicitement le problème de la représentation parlementaire du peuple français et en fait de la légitimité de nos élus.

 

2 - Analyse socio-professionnelle de l’assemblée nationale.

 

L’I.N.S.E.E. pour donner une image de la répartition de la population active, force vive de la nation, distingue les catégories socio-professionnelles suivantes :

 

            Agriculteurs

            Artisans, commerçants, chefs d’entreprise

            Cadres supérieurs et professions libérales

            Professions intermédiaires

            Employés

            Ouvriers

            Inactifs et chômeurs n’ayant jamais travaillé

 

Les fiches de nos députés disponibles sur Internet permettent de dresser un tableau comparatif avec toutefois quelques difficultés.

Il y a d’abord, curieusement, 32 députés sur 577 sans profession déclarée. Après enquête auprès de diverses sources j’ai trouvé, masqués, 5 permanents de partis politiques, 1 exploitant agricole, 1 avocat, 2 fonctionnaires de Catégorie A, 2 cadres supérieurs, 2 chefs d’entreprise, 2 médecins, 1 journaliste et 1 mère de famille. Pour les 15 autres nous ne pouvons savoir que les mandats précédents dont de très nombreux mandats de maires et ceci est révélateur, la fonction de maire devenant un métier.

Notons également qu’il est bizarre que l’Assemblée Nationale n’aie pas retenu la classification de l’INSEE qui est pourtant parfaitement détaillée.

Dans ses conditions après regroupement un tableau comparatif peut être dressé avec les imprécisions signalées ci-dessus :

 

 

INSEE 1999

Assemblée 2002

Agriculteurs

3.59%

2,79%

Artisans, commerçants, chefs d’entreprise     

5.41%

6,32%

Cadres supérieurs et professions libérales      

8.13%

20,10%

Professions intermédiaires                             

15.17%

61,35%

Employés

22.92%

2,60%

Ouvriers

21.23%

0,93%

Inactifs et chômeurs n’ayant jamais travaillé

23,55%

0 %

 

Il faut ajouter que les employés et ouvriers notés comme tels dans la classification socio- professionnelle de l’assemblée sont le plus souvent des permanents de parti et enfin que les fonctionnaires et les professions libérales (statuts protégés) sont représentés par 285 députés sur 577.

Pour reprendre le titre d’un livre du professeur Rosanvallon , le peuple est réellement introuvable dans cette assemblée.

 

Quoique élus à la proportionnelle la représentation à l’Assemblée Européenne n’est pas meilleure. A l’examen des fiches individuelles des députés européens il apparaît que la grande majorité sont des professionnels de la politique, chefs ou permanents de parti en particulier.

 

Agriculteurs

3.45%

Artisans, commerçants et chefs d’entreprise

2.30%

Cadres supérieurs et professions libérales

19.54%

Professions intermédiaires

71.26%

Employés

3.44%

Ouvriers

0 %

Inactifs et chômeurs n’ayant jamais travaillé

0 %

 

 

 

 

 

 

 

Il est intéressant de rapprocher le tableau de la composition de l’assemblée nationale d’aujourd’hui à celui de celle d’il y a un peu plus de cent ans, à l’aube du suffrage universel.

 

Propriétaires fonciers, banque et industrie

38,14%

Administration

11,86%

Professions intellectuelles, enseignants et journalistes

10,02%

Professions libérales

34,32%

Ouvriers, employés

5,55%

                

Il n’y a donc aucun progrès de la représentation des 2/3 de la population de plus de 15 ans.

 

A cette époque Louis Blanc disait « Là où il n’y a pas égalité de représentation, on peut poser hardiment, en fait, qu’il n’y a pas de démocratie. L’essence de la démocratie, c’est l’égalité ; et partout où les minorités risquent d’être étouffées, partout où elles n’ont pas leur influence proportionnelle sur la direction des affaires publiques, le gouvernement n’est au fond qu’un gouvernement de privilège au profit du plus grand nombre ».

 

Quelles sont donc les raisons profondes de ce déficit de représentation des prolétaires pour s’en tenir à la définition du Robert « Personnel qui ne possède pour vivre que le revenu de son travail (salaire), qui exerce un métier manuel ou mécanique et a un niveau de vie relativement bas dans l’ensemble du groupe social »

 

Depuis l’instauration du suffrage universel en France (1848) cette question est récurrente, comment redonner chair à la démocratie, comment photographier la société.

Il faut d’abord dénombrer et classer.

Montesquieu disait : « c’est dans la manière de diviser le peuple en classes que les grands législateurs se sont toujours signalés et c’est de là qu’ont toujours dépendu la durée et la prospérité ».

Le moins que l’on puisse dire est que, malgré nos moyens statistiques, nos législateurs d’aujourd’hui manquent à tous leurs devoirs.

Des études des sociologues naîtra l’invention des partis politiques. Citons à ce propos Durkheim (1898-1900) « pour que les suffrages expriment autre chose que les individus, pour qu’ils soient animés dès le principe d’un esprit collectif, il faut que le collège électoral élémentaire ne soit pas formé d’individus seulement rapprochés seulement pour cette circonstance exceptionnelle, qui ne se connaissent pas, qui n’ont pas naturellement contribué à former mutuellement leurs opinions et qui vont les uns derrière les autres défiler devant l’urne.

               Il faut au contraire que se soit un groupe constitué, cohérent, permanent qui ne prend pas corps pour un moment, un jour de vote. Alors chaque opinion individuelle parce qu’elle s’est formée au sein d’une collectivité, a quelque chose de collectif ».

 

Le 20ème siècle verra s’imposer les partis politiques qui répondaient plus ou moins à la définition du sociologue.

Cohérence et permanence manquent le plus souvent à l’appel et particulièrement aujourd’hui. Si bien, que des voix s’élèvent pour se demander si les partis politiques sont bien nécessaires à la démocratie ?

Nous voyons à la lumière de l’étude de la représentation actuelle que la démocratie parlementaire est confisquée par des « exécutifs » dominants, abandonnant eux-mêmes leurs pouvoirs au profit d’instances « européennes » et plus sûrement mondiales sous l’hégémonie américaine.

Cette absence de démocratie est très bien illustrée, dans la vie courante, lors de la fermeture d’entreprise. Des hommes et des femmes sont sacrifiés du jour au lendemain à une logique économique aveugle, stupéfiés par l’aveu cynique d’impuissance de leurs élus. Personne pour assumer une quelconque responsabilité, depuis la direction de l’usine jusqu’à l’Etat en passant par la justice.

Je pense tout simplement que si ces hommes et ces femmes constituaient les 2/3 de l’Assemblée législative cela ne serait pas possible.

Je voudrais mettre en lumière quelques causes à cette crise de représentation qui dépossède le peuple de sa souveraineté.

 

3 - Les règles du jeu : la loi électorale et le découpage des circonscriptions.

« Tous ceux qui par la fortune, l’instruction, l’intelligence ou la ruse ont le pouvoir de gouverner et l’occasion de le faire- autrement dit toutes les cliques appartenant à la classe dirigeante – doivent, dès lors qu’il est instauré, s’incliner devant le suffrage universel et si besoin est, l’enjôler et le berner » Gaetano Mosca « Eléments de sciences politiques ».

 

Ceci posé, retenons quelques arguments et solutions pour enjôler et berner.

-         rapprocher les élus du peuple, ce qui leur permet en se transformant en assistante sociale de distribuer des faveurs et même des passe-droit et de s’assurer des paquets de voix.

-         écarter avec toutes les raisons possibles la représentation proportionnelle sous quelque forme que ce soit, sauf, curieusement, quant il s’agit d’être représenté à l’assemblée européenne dans le concert des nations. Nous avons vu, toutefois, qu’avec la professionnalisation de la politique le peuple n’y est pas mieux représenté.

-         pratiquer la « géométrie électorale » :

Circonscription n°2 en Lozère          

27.507 inscrits pour un député

Circonscription n°6 dans le Var      

138.801 inscrits pour un député

Circonscription n°1 dans le Var        

49.838 inscrits pour un député

 

Autre exemple : dans les Bouches-du Rhône, le canton dont M.Guérini est l’élu n’abrite que 7.838 habitants quand celui de Didier Réault (UMP) en compte 56.756.

-         manipuler la loi électorale en accordant une prime en sièges à la liste victorieuse, relever le seuil requis pour la fusion des listes au deuxième tour ou le maintien au deuxième tour, jouer sur des distinctions subtiles pour l’électeur ordinaire (suffrage exprimé, nombre d’électeurs inscrits)

 

4 - Les partis politiques sont-ils nécessaires à la démocratie ?

Je reprendrai là l’essentiel de l’intervention de Gérard Deneux du 20 novembre 2001 aux amis du Monde Diplomatique de Belfort en citant les quelques passages qui ont le plus retenu mon attention.

 

Les perversités du fonctionnement des « groupes constitués, cohérents, permanents qui ne prennent pas corps pour un moment, un jour de vote », les partis politiques, conduisent :

-         à la sacralisation de la délégation de pouvoir ; ne parle-t-on pas d’état de grâce

-         à la dimension mythique des élus incarnant la « nation », le « pays légal »

-         aux jeux parlementaires des alliances contre nature

-         à la subordination financière au nombre de voix. Faire des voix, obtenir des élus devient une fin en soi.

-         à un processus de bureaucratisation interne avec le développement du pouvoir symbolique des permanents

-         à la pratique de la magie du verbe et de l’image renforcée par la médiatisation

-         à la course aux mandats qui devient une fin en soi

-         aux chefs que le cumul des mandats rend inaccessibles et qu’il devient irrespectueux de mettre en doute

-         aux combats des chefs, par-dessus la tête des militants et des adhérents

-         à la marginalisation des minorités

 

Ces groupes ou partis ne constituent plus une République des égaux.

Notons que les deux grands partis de gauche censés représenter plus particulièrement les ouvriers et les employés voient leurs effectifs de militants ouvriers et employés fondrent régulièrement depuis les années 70.

Le parti politique moderne ne serait-il pas d’abord une machine électorale fonctionnant dans le système, au profit des candidats qu’elle sélectionne et pour finir une machine à fabriquer des oligarchies ?

Le silence assourdissant de messieurs, Sirven, Tarallo et Loïc-Prigent, dans le procès de Elf, à propos du financement illégal des partis politiques et le silence encore plus étonnant des élus à ce propos, aucune voix ne s’étant élevée de leur rang pour réclamer la vérité en dit long sur cette dérive.

 

5 - Comment rompre cette dérive, comment rompre un système de pensée qui justifie la « classe politique » comme un fait de nature incontournable, comment combattre la loi d’airain de la formation des oligarchies au sein des organisations ?

En premier lieu, dénoncer la théorie de l’élite comme fait de nature et l’approbation aveugle de la compétence supposée pour le choix de nos représentants.

Pour concrétiser citons Engels dans une correspondance avec Sorge :

« Ce qu’il y a de plus révoltant, c’est que la respectabilité a pénétré dans le sang des ouvriers eux-mêmes. La division de la société en plusieurs couches hiérarchiques, ayant chacune son propre orgueil et un respect inné pour les supérieurs a des racines tellement anciennes et profondes que les bourgeois réussissent encore de nos jours à séduire par leurs flatteries et leurs louanges, ceux qui sont en dessous d’eux .Je ne suis pas du tout sûr, par exemple que John Burns ne soit pas plus flatté d’être dans les bonnes grâces du cardinal Manning, du lord Maire et de la bourgeoisie en général que de jouir de la popularité auprès de sa propre classe.

Encore aujourd’hui, la domination, y compris symbolique, de la bourgeoisie suscite parmi les ouvriers et autres socialistes un besoin de reconnaissance, de respectabilité qui les rend accessibles aux avances plus ou moins intéressées des personnes haut placées.

 

 Le rapport de police du 27 février 1864 à Lyon nous suggère une autre approche :

« les candidatures ouvrières, constate alors la police, gagnent du terrain, on s’en occupe davantage, on discute assez chaudement l’objet et les ouvriers ne veulent pas en démordre que tout ira bien quand ils seront représentés par les leurs. On a beau leur montré que lorsque qu’ils auront envoyé les leurs à l’Assemblée, ils cesseront d’être ouvriers en devenant députés et ne se souviendront plus des misères de l’atelier. Ils répondent que si les premiers qu’on enverra se conduisent mal et n’accomplissent pas leurs devoirs, dans cinq ans, on en enverra d’autres et que d’ici là on fera en sorte de mieux les choisir ».

 

Voilà une réaction saine sur deux plans :

-         Ne pas douter que, sur le nombre, les prolétaires ne peuvent être mieux représentées que par eux-mêmes.

-         Implicitement, poser que la durée du mandat doit être limitée et qu’il s’agit d’un mandat impératif.

 C’est le bon sens et après tout, nos hommes politiques, dans les moments de grandes difficultés financières en particulier, ne font-ils pas appel à notre bon sens, au modèle simple de la gestion du ménage par exemple, pour nous persuader, de la rigueur bien sûr, ce qui contredit la pensée dominante que seuls ceux qui disposent d’un capital intellectuel et d’un capital social peuvent gouverner correctement l’Etat.

 

6 - Conclusion

 

Pour combler le fossé béant actuel entre la population et sa classe politique ne faudrait-il pas :

- en revenir à une représentation honnête des électeurs dans les instances du pouvoir en réformant la loi électorale et le découpage des circonscriptions,

- imposer le non-cumul des mandats à tous les échelons du pouvoir et réformer le statut des élus pour que leur engagement politique, de durée limitée, ne soit pas un frein à leur ascension sociale. Ceci provoquera un renouvellement considérable du personnel politique et limitera l’émergence de baronnies,

- instituer un contrôle des élus avec pourquoi pas le droit de révocation par des assemblée populaires,

- définir un fonctionnement démocratique des partis pour préserver la possibilité d’y exercé un esprit critique éveillé et éviter les postures de dépendances et de convenance.

 

Cette crise de représentativité n’atteint pas seulement le monde politique mais aussi le monde syndical. Malgré un référendum négatif à l’EDF le projet de la direction est appliqué seulement signé par trois organisations minoritaires.

Sous le titre « La violence, maladie infantile de l’entreprise » dans le Monde du 11 février, il faut citer la conclusion de l’auteur, Catherine Rollot, « Puisque l’entreprise ne pense pas à eux, la reconquête de tout ce que mettent à mal ces violences pourrait venir des salariés eux-mêmes. Il suffirait qu’on leur redonne la possibilité de s’exprimer, le pouvoir d’agir sur l’organisation et le sens du travail, non seulement à titre personnel mais aussi collectivement. La démocratie tout simplement ».

Autre citation de M.Jean Paul Fitoussi « Ce qui engendre les souffrances sociales, ce n’est pas la mondialisation en elle-même, mais le retour à une logique de pseudo impuissance des Etats sous prétexte de tutelle des marché ». A ceci M.Jacques Capdevielle ajoute en conclusion à son essai sur la légitimité démocratique à l’épreuve de la mondialisation néolibérale : « L’instauration d’une régulation politique au niveau mondial passe par un préalable : la restauration du politique avec toutes ses prérogatives autour de l’Etat-nation, en combinant niveaux infra-étatiques tout en pensant d’ores et déjà leur dépassement à long terme dans une perspective « cosmopolitique ».

 

Débattre de ces questions est à mon avis une des priorités d’une association comme ATTAC en tant que « mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action ». L’histoire du mouvement ouvrier atteste que l’émergence de leaders issus des couches populaires combine formation autodidacte et influence d’intellectuels en rupture avec leur classe d’origine.

Il faut construire de nouveaux rapports de force en éclairant les citoyens sur la nécessité d’être bien représenté, de reconquérir leur dignité et leur donner l’espoir dans une véritable alternative à la mondialisation capitaliste d’abord en France et dans le monde.

 

 

Sources :

- Le peuple introuvable. Pierre Rosanvallon

- Les partis politiques sont-ils nécessaires. Gérard Deneux (http://amd.belfort.free.fr/24partis.htm)

- La légitimité démocratique à l’épreuve de la mondialisation néolibérale (http://www.local.attac.org/parisctr/ (voir « Documents)