LA COMMUNICATION EST PLUS RARE QUE LE BONHEUR, PLUS FRAGILE QUE LA BEAUTE








Pourquoi la presse est en crise


Quotidiens et hebdomadaires, sans exception, perdent inexorablement des lecteurs. Difficultés de distribution ? Étroitesse du marché publicitaire ? Bien sûr, mais d’abord problème de crédibilité !

La transition politique au Maroc a un parent pauvre : les médias en général et la presse écrite en particulier. L’ouverture est réelle, les progrès de la liberté sont indiscutables, mais ce secteur n’en profite pas. Bien au contraire. Alors que le nombre des titres explose, la diffusion payante diminue régulièrement. Après avoir longtemps stagné autour de 320 000 numéros par jour, elle est tombée à environ 250 000, en moyenne, le plancher se situant à 180 000. C’est peu, très peu pour un pays de 32 millions d’habitants disposant de plus de quatre cents titres réguliers !

Tout le monde est concerné par cette descente aux enfers, mais la presse partisane est la plus gravement touchée. Al Ittihad Al Ichtiraqui, le quotidien de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), par exemple, ne vend plus que 12 000 exemplaires, dix fois moins qu’au début des années 1990. Quant à Al Alam, l’organe de l’Istiqlal - et doyen des quotidiens marocains (soixante ans d’existence) -, il plafonne à 6 000 exemplaires. Certains titres résistent quand même mieux que d’autres. Il y a quelques années, deux quotidiens réalisaient même des scores impressionnants. Jusqu’à 120 000 exemplaires pour Al Ahdat les jours de parution de son supplément réservé au courrier des lecteurs (légèrement licencieux, celui-ci donnait l’impression de briser le tabou du sexe dans la presse marocaine). Et plus de 80 000 pour Assabah, publié par Éco-Média, l’éditeur de L’Économiste. Au début, ce dernier s’était imposé des standards de qualité assez élevés, sans grand succès auprès des lecteurs. Ayant bifurqué sur une ligne éditoriale populiste à base de faits-divers, il a très vite accédé au premier rang des quotidiens marocains. Depuis, le soufflé est retombé. Selon des sources bien informés, Assabah et Al Ahdat ne vendent plus aujourd’hui que, respectivement, 50 000 et 36 000 exemplaires.

Chez les arabophones, ce sont curieusement les hebdomadaires qui tirent le mieux leur épingle du jeu. On est pourtant passé d’un seul titre (Assahifa) en 1998 à une dizaine aujourd’hui. Al Ayam avoisine 40 000 exemplaires, et Assahifa, en dépit de son passage à une formule magazine et de l’augmentation de son prix de vente, réalise un score très honorable (23 000 exemplaires). Les autres sont un peu plus loin, sans être ridicules.

Chez les francophones, en revanche, c’est la Bérézina. Surprise, c’est un quotidien partisan, L’Opinion, organe de l’Istiqlal, qui mène le bal avec une moyenne de 25 000 exemplaires. Ce journal a un lectorat populaire pas très représentatif de l’élite francophone. Le Matin du Sahara, en revanche, ne vend plus que 20 000 exemplaires, alors qu’il en annonçait 70 000 quand il assurait lui-même sa distribution. Viennent ensuite, dans un mouchoir, L’Économiste et Aujourd’hui le Maroc (ALM), qui, eux, sont perçus comme les quotidiens de l’élite. Les journaux partisans, en particulier Libération (USFP) et Al-Bayane (Istiqlal), n’ont plus que des diffusions très restreintes (autour de 2 000 exemplaires).

Chez les hebdos, la tendance n’est pas très différente, même si Tel Quel et Le Journal hebdomadaire, dans cet ordre depuis quelques mois, paraissent bien résister. La Vie économique est parvenue à arrêter l’érosion de ses ventes constatée entre 1996 et 2000 et s’est stabilisée autour de 10 000 exemplaires. Les autres titres ont une diffusion tellement faible qu’on ne peut que douter de leur viabilité.

Si la presse marocaine n’est certes pas exempte de reproches, comme on le verra plus loin, force est de reconnaître que son environnement ne l’aide pas à progresser. Tous les patrons de presse, par exemple, mettent en cause la diffusion, trop coûteuse et d’une efficacité très inégale. Les régions excentrées sont mal desservies - quand elles le sont ! Un journal mis en vente à Casablanca à 19 heures ne l’est à Tanger que le lendemain à 9 heures, à 11 heures à Agadir et le surlendemain, 12 heures, à Laayoune. Comment s’étonner que 50 % des lecteurs soient concentrés sur un axe Casa-Rabat ? Et que les rédactions aient tendance à privilégier ce segment de leur lectorat ?

Le marché publicitaire est passablement étriqué : à l’exception des opérateurs de téléphonie mobile, les annonceurs ne se bousculent pas au portillon. Pour la presse écrite, le budget global est évalué à environ 300 millions de dirhams (27 millions d’euros) - beaucoup moins que dans de nombreux pays comparables. Avec ses deux supports (L’Économiste et Assabah), le groupe Éco-Média serait, cette année, passé en tête, devant le groupe Le Matin du Sahara. Pour confirmation, il faudra naturellement attendre la publication des bilans, disposition légale qui n’est respectée que par ceux… qui ont un bon bilan. À eux seuls, ces deux groupes monopolisent près de 40 % du marché. Viennent ensuite le groupe Caractères, Al Ahdat, ALM et Tel Quel. Fort heureusement, certains s’efforcent d’organiser et de mieux contrôler le marché. Les annonceurs et les médias qui acceptent de se prêter au jeu de la transparence ont mis en place un Office de justification de la diffusion (OJD). Hélas, les plans médias comportent toujours une part de subjectivité importante - plus ou moins selon les opérateurs. Et certaines pratiques pour le moins discutables sont loin d’avoir disparu.

Ainsi, une page de pub en couleurs annoncée au prix de 25 000 DH est en réalité payée, par le jeu des tarifs dégressifs, 16 000 DH, avec deux passages gratuits. Ce qui signifie que le passage est finalement facturé à 25 % du prix annoncé ! Les annonceurs se plaignent par ailleurs du harcèlement - parfois à la limite du chantage - dont ils sont l’objet de la part de certains médias. Nombre de journaux manifestent à leurs clients une prévenance sans doute excessive. Il n’est pas rare, par exemple, qu’un patron de presse assiste en personne au briefing de tel ou tel « gros budget ». Les papiers « entreprises » sont souvent complaisants, pour dire le moins, et il est rare qu’une information nuisible à l’image d’un gros annonceur ne soit pas censurée. Ces rapports déséquilibrés sont un frein à la mise à niveau de la presse marocaine. À l’inverse, on ne peut passer sous silence le boycottage dont Le Jour¬nal hebdomadaire, longtemps leader et toujours dans le peloton de tête des ventes, est victime de la part d’annonceurs en désaccord avec sa ligne éditoriale.

Les rapports ne sont pas moins déséquilibrés entre les journaux et leurs imprimeurs. Toutes les imprimeries, ou presque, sont adossées à des titres. Du coup, elles imposent aux journaux concurrents des horaires de bouclages impossibles. Un quotidien censé être du matin peut ainsi être contraint de boucler à 14 heures, au risque de n’être imprimé que tard dans la soirée et de rater les ventes nocturnes (une habitude marocaine) de Casa-Rabat. Pour ne rien arranger, la qualité d’impression est, disons, très inégale. On comprend que le premier projet de développement de tout quotidien soit… l’acquisition d’une imprimerie !

L’octroi aux entreprises de presse d’une aide publique d’un montant global de 50 millions de DH a permis de vérifier ce que nombre d’observateurs soupçonnaient depuis longtemps : la plupart ne remplissent pas les conditions requises pour bénéficier d’une telle aide. Parce qu’elles ne respectent pas les règles minimales d’une gestion transparente. Pis, ce sont les journaux partisans qui se montrent les moins scrupuleux : ils ne paient que très occasionnellement leurs charges sociales et leurs impôts, et bafouent allègrement les droits de leurs salariés.

La presse marocaine se singularise par la faible capitalisation de ses « entreprises ». Souvent, il suffit d’une poignée de journalistes - voire d’un seul ! - disposant de maigres ressources pour créer un journal. Rares sont les projets qui réunissent un tour de table conséquent. Et même dans ce cas, il est fréquent que les journalistes finissent par racheter, avec les bénéfices, les parts des bailleurs de fonds. Il y a naturellement des exceptions : Éco-Média, Al Ahdat, Tel Quel, le groupe Caractères et ALM sont de véritables entreprises, gérées de manière moderne et efficace. Toutes ces contraintes n’expliquent pas, en tout cas pas à elles seules, le tassement des ventes. La vérité est que la presse marocaine a un sérieux problème de crédibilité. Ses éditoriaux sans nuance, voire à l’emporte-pièce, et ses informations rarement recoupées et presque toujours instrumentalisées ont fini par provoquer sa rupture avec le pouvoir, mais aussi avec les décideurs économiques, les élites en général et même les citoyens.

Avec le pouvoir, le divorce est consommé. Mohammed VI est probablement le seul chef d’État à n’être accompagné d’aucun journaliste lors de ses déplacements à l’étranger. Et il a supprimé la fonction de porte-parole du palais (dont la création avait été saluée comme un geste d’ouverture) qu’occupait l’un de ses amis de classe, l’homme de lettres Hassan Aourid. À quoi bon, en effet, disposer d’un porte-parole puisque les journalistes marocains se croient obligés de pratiquer, sous couvert d’« impertinence », le dénigrement et la malveillance systématiques ? C’est la nouvelle vague qui a lancé le mouvement, mais les autres ont vite cédé à la surenchère. Des photos du roi font quotidiennement la une des journaux. Leur choix lui est systématiquement défavorable : ce sont les photos les plus provocatrices qui passent. La vie privée du souverain est étalée, sur la base d’informations souvent approximatives - dans le meilleur des cas. Ce n’est pas le débat constitutionnel qui pose problème, mais la manière de traiter le chef de l’État, de le mettre à toutes les sauces, d’en faire un argument de vente, de défier toutes les règles au nom de la sacro-sainte « impertinence » !

Même chose aux échelons inférieurs. Fouad Ali Al Hima, le ministre délégué à l’Intérieur, et Taieb Fassi Fihri, son collègue des Affaires étrangères, avaient pris l’habitude de réunir la presse pour des briefings réguliers. Ils y ont renoncé depuis dix-huit mois. Parce que les journalistes ne respectaient pas l’off the record. L’un et l’autre sont aujourd’hui parmi les responsables les moins accessibles. Résultat : pour rendre compte d’une affaire aussi importante que celle du Sahara, la presse marocaine doit se contenter des dépêches de la Maghreb Arabe Presse (MAP) ou se perdre en spéculations plus ou moins oiseuses. Mais Al Hima et Fassi Fihri ne sont pas les seuls à bouder : le directeur de la police, lui non plus, ne parle plus à la presse, tandis que le ministre de la Justice la juge « corrompue » et que certains de ses collègues ne prennent même plus la peine de publier des communiqués pour faire connaître leurs activités.

Même climat de défiance dans le monde des affaires. Lors d’un récent débat public, le dirigeant d’une importante compagnie maritime a carrément accusé un grand quotidien du pays de chantage. Sollicité pour des insertions publicitaires, il avait répondu qu’il n’utilisait pas la presse écrite et lui préférait d’autres médias. Résultat : il a eu droit à un lynchage en règle. Président du Crédit immobilier et hôtelier (CIH) et dirigeant de l’USFP, Khalid Alioua a pour sa part déclaré devant des cadres de sa banque que « nous n’avons pas invité les journalistes parce qu’ils viennent, mangent, boivent et écrivent des bêtises ». L’enregistrement a fait le tour des rédactions sans susciter de tollé. À croire qu’elles partagent ce constat ! En fait, le monde des affaires reproche essentiellement aux journalistes, à quelques notables exceptions près, leur incompétence en matière économique et leur fâcheuse tendance au publi-reportage. Cette rupture-là est grave, parce qu’elle induit un assèchement des ressources publicitaires au profit d’autres médias : affichage ou journaux étrangers, jugés plus crédibles. L’incapacité de la presse écrite marocaine à susciter de vrais débats économiques, son choix du sensationnalisme, son populisme hostile à la notion même de profit ont fini par dilapider le « capital confiance » - c’est le cas de le dire - dont, naguère, elle a pu bénéficier chez les homme d’affaires.

Mais les élites en général se montrent très désabusées à son endroit. De manière passablement irresponsable, elle s’est autoérigée en juge et tente d’imposer ses vues souvent simplistes et incohérentes. Tirant sur tout ce qui bouge, elle s’est mise à dos les partis politiques, mais aussi les associatifs sérieux. La plupart des intellectuels rejettent sa propension à évacuer les débats, à simplifier outrageusement les phénomènes sociaux. Elle revendique le droit de juger toutes les institutions, mais ne supporte pas la critique : quiconque ose s’opposer à elle est aussitôt présenté comme un « makhzénien, aux ordres », voire un ennemi de la liberté. C’est cette posture, ces « débats » entre journalistes qui tournent vite au pugilat indigne, qui entraînent la perte de son lectorat.

Ce constat, la majorité des professionnels le partage, mais la réaction tarde à venir. Alors, l’hémorragie continue et c’est la presse étrangère qui en profite - de même que les deux chaînes de télévision nationales perdent régulièrement du terrain face aux satellitaires. L’opinion marocaine sera-t-elle un jour formée et informée par l’étranger ?



Jeune Afrique