Le Monde diplomatique

ArchivesAvril 2003

DOULOUREUSE MARCHE VERS « LE PROGRÈS »

Quand les paysans servent de cobayes

Cherchant à obtenir une réduction des productions et des dépenses budgétaires, la Commission européenne a adopté, le 22 janvier 2003, une série de propositions pour accélérer la réforme de la politique agricole commune. Certaines visent à un meilleur respect de l’environnement et à une plus grande protection de la sécurité alimentaire. Mais la plupart des mesures préconisées conduiraient à une baisse des surfaces cultivées dans la majorité des pays européens et à une chute des revenus. En France, elles pousseraient à un nouvel exode rural, alors que, déjà, les paysans continuent à payer la modernisation libérale de l’agriculture initiée dans les années 1970.

Par Patrick Champagne

Au début des années 1970, les études sur le milieu paysan en France portaient surtout sur ce que l’on appelait la « modernisation de l’agriculture » et la « diffusion des innovations techniques ». Le souci de mettre fin, après la seconde guerre mondiale, aux crises alimentaires et d’assurer une autosuffisance agricole a conduit à importer les méthodes américaines que de jeunes agronomes et économistes ruraux allaient apprendre aux Etats-Unis lors de « missions de productivité », nombreuses dans l’immédiat après-guerre.

Conséquence, la course aux rendements qui a conduit à bouleverser les pratiques agricoles et le paysage national : utilisation massive des engrais, labour des terres de plus en plus profond, abattage massif des haies, élevage en batterie de centaines de porcs et de milliers de poulets. L’hyper-spécialisation des régions a fait disparaître le système dit de « polyculture élevage » jugé « archaïque » et a favorisé une mécanisation souvent surdimensionnée par rapport aux besoins des exploitations familiales. La diminution de la population agricole, du nombre d’exploitations et la constitution d’une industrie agroalimentaire puissante ont suivi.

Les transformations furent si considérables que certains ont pu alors parler de « révolution silencieuse ». Mais si celle-ci a eu ses ardents défenseurs, elle a également suscité, en son temps, des réactions dissidentes qui ne furent guère entendues à l’époque, l’efficacité de la nouvelle agriculture productiviste balayant par avance toutes les objections. Certains paysans considéraient pourtant avec inquiétude les apports massifs d’engrais conseillés par les techniciens agricoles et les industries agroalimentaires et ils estimaient, sur la base d’une expérience de leur terroir transmise depuis des générations, qu’un jour ou l’autre « la terre se vengerait » du traitement qu’on lui faisait subir.

Alors très minoritaires, des agronomes jugeaient dangereuses, eux aussi, nombre d’innovations agronomiques introduites massivement et sans précaution. Du point de vue de la régulation du cycle de l’eau et des équilibres naturels, ils dénonçaient l’arrachage des haies (qui faisait disparaître également les oiseaux, prédateurs naturels des insectes et des parasites des cultures) ; ils s’inquiétaient de l’apport trop important d’engrais (qui tendait à abîmer les sols et à empêcher la reconstitution de l’humus) ; de l’hyperspécialisation (certaines régions spécialisées dans l’élevage intensif ne savaient plus quoi faire du lisier qui polluait les nappes phréatiques et l’air de la campagne, les autres spécialisées dans les cultures céréalières ne savaient quoi faire des pailles [1])...

Trente ans plus tard, un court délai au regard du tempo très lent propre à la nature, les mêmes organismes de recherche doivent faire une place de plus en plus importante à ce qu’on peut appeler « les dégâts du progrès » (problèmes d’environnement, de sécurité sanitaire, de pollutions agricoles, etc.), conséquences des inconséquences d’hier. Accompagnant ces changements, on observe une dégradation progressive de l’image du paysan, qui n’a pas été sans porter un coup sévère au moral du groupe, décourageant nombre de jeunes à prendre la succession des parents : le paysan n’est plus celui qui nourrit les êtres humains et qui, comme de surcroît, a en charge l’entretien de la nature ; il est devenu un petit industriel qui pollue l’eau, détruit les paysages légués par les générations antérieures et menace même la santé des citoyens.

Sans doute cette transformation de l’agriculture a-t-elle mis fin aux situations de pénurie alimentaire dans nos pays, la France étant même largement excédentaire. Sans doute aussi la sécurité sanitaire des aliments est-elle mieux assurée qu’autrefois, même si les attentes, plus exigeantes, font parfois penser le contraire. Il reste que la facture écologique, supportée non par les industries agroalimentaires mais par la collectivité, est lourde. La Bretagne, qui fut à la pointe de cette nouvelle agriculture, en paie la note : eau du robinet interdite aux nourrissons pour cause de nitrate, inondations, pollution par le lisier des élevages hors sol intensif, etc.

On s’aperçoit seulement aujourd’hui, « le mal » étant fait, que les mises en garde des paysans et de certains agronomes n’étaient pas uniquement les propos de gens refusant le « progrès » ou s’attachant, de manière irrationnelle, à un passé dépassé. Une forte réaction, souvent excessive, était inévitable contre un productivisme qui fut lui-même excessif. Un retour du refoulé, en somme.

Comment tout cela a-t-il été possible ? Comment, en quelques années, un groupe social tout entier a-t-il quasiment disparu et avec lui une somme de savoir-faire agraires patiemment accumulés ? Comment ces milliers de villages ruraux qui formaient autant de petites sociétés relativement fermées à l’extérieur, et ayant leurs régulations sociales propres, ont-ils été déstructurés par l’irruption du mode de vie citadin ? Comment est-on passé si vite d’une situation dans laquelle les fils de paysans se battaient pour reprendre l’exploitation familiale à celle qui voit les agriculteurs âgés tenter en vain de retenir un seul de leurs enfants ? Les mécanismes sociaux qui sont à l’origine de cette fuite vers ce qui semble promettre une condition de vie meilleure ne sont pas spécifiques au monde paysan. Ce sont les mêmes qui permettent de rendre compte des flux migratoires des pays en voie de développement vers les pays développés ou, à l’intérieur même des pays développés, de l’importation et de l’imposition de l’american way of life.

Les enquêtes menées en milieu paysan dans les années 1970 (2), période où se sont intensifiées les migrations rurales, permettent de mettre en évidence ces évolutions. D’abord, il y a eu tout un travail idéologique préparatoire traduit en mesures législatives (les aides à l’installation, l’indemnité viagère de départ, etc.), qui avaient explicitement pour but de faire percevoir les méthodes culturales anciennes comme dépassées et archaïques. Les paysans furent, dans le même temps, avec l’appui de leur syndicat, solidement encadrés par des conseillers agricoles, des marchands de matériel agricole et les industries agro-alimentaires. Les anciens marchés où les paysans allaient vendre leurs produits ont peu a peu disparu, l’essentiel de la production passant désormais par les firmes.

Destruction des solidarités locales

Mais surtout, parallèlement à ces transformations économiques, il y eut ce que l’on peut appeler l’unification des marchés symboliques (marché politique, modes de vie urbains dominants, etc.) engendrée par l’allongement de la scolarité et les mélanges sociaux qu’il a entraînés, par l’extension de l’espace social vécu des paysans (grâce à l’automobile et à la télévision) et enfin par les contacts avec la fraction des familles ayant quitté la terre et s’étant installée dans la condition salariale. Cette brutale mise en concurrence de modes de vie profondément inégaux a eu pour effet de miner de l’intérieur les mécanismes de reproduction sociale du groupe paysan. Il a alors disparu de lui-même, ne laissant dans le secteur qu’un petit nombre d’entrepreneurs agricoles (le métier implique désormais d’être un bon mécanicien) « modernistes » mais souvent très endettés et menacés par le moindre coup dur.

On peut considérer que cette « marche vers le progrès » doit aussi profiter aux paysans ; qu’il n’y a aucune raison de les laisser sur le bord de la route. Mais une telle vision, économiste, ignore que le bonheur des gens, davantage qu’à un niveau de bien-être matériel, est plus probablement lié à une stabilité minimale des structures sociales. Si José Bové, la figure emblématique et très médiatisée de la Confédération paysanne, sert de point de ralliement pour un ensemble de mouvements sociaux plus ou moins disparates, qui n’ont rien à voir avec l’agriculture mais qui s’accordent cependant sur le refus de la mondialisation (3), c’est que les transformations qui ont touché le secteur agricole, avec son cortège de souffrances, préfiguraient celles qui travaillent désormais la quasi-totalité des secteurs.

C’est pourquoi il est possible de faire une autre lecture des travaux menés dans les années 1970 sur l’agriculture. Ce que l’on désignait, dans les années 1960, sous le nom valorisant de « révolution » agricole (qui peut se dire contre le progrès, l’amélioration des conditions de vie et de travail, etc. ?) marquait en réalité, sans qu’on le sache vraiment, l’entrée des logiques néolibérales en France. Le retour sur les transformations qu’a connues le monde paysan dans les années 1960-1980 - il serait plus exact de parler de disparition de la paysannerie- se révèle alors riche d’enseignements pour comprendre notre présent, avec ses incessantes reconversions, l’instabilité de l’emploi, la dispersion des familles, la concurrence généralisée.

Sur le plan économique, les logiques financières se sont progressivement imposées aux agriculteurs, le primat étant donné au profit à court terme sans voir ou vouloir prendre en compte les coûts à moyen et à long terme des nouvelles techniques culturales. Les coopératives agricoles, créées par et pour les paysans, ont dû s’aligner sur les entreprises privées (4), perdant en partie leur spécificité, tandis que la banque des paysans, le Crédit agricole, devenait un grand organisme financier de moins en moins agricole et de plus en plus inséré dans les logiques du capitalisme financier. Les industries agroalimentaires ont transformé les paysans en salariés agricoles, introduisant au coeur même des exploitations familiales l’intensification du travail et une soumission totale à la demande, ce qui a obligé les agriculteurs à adapter sans cesse leur production.

Ces changements techniques et économiques ont surtout été accompagnés par une crise sociale, par la destruction des solidarités locales et par le règne du chacun pour soi. Comme ces populations des pays du tiers-monde qui émigrent vers les pays développés avec l’espoir d’y vivre mieux, le milieu rural a connu la fuite de ses enfants vers la ville, parfois poussés par les parents. Il a connu aussi ce fossé grandissant entre les besoins suscités par une publicité de plus en plus performante et les besoins solvables, la dérégulation généralisée des attentes et des espérances et la comparaison généralisée des modes de vie.

Toutes ces dynamiques ont agi dans le même sens. Elles expliquent la crise de la reproduction qu’a subie la petite et moyenne paysannerie - avec ses conflits familiaux, ses chantages au départ, l’abandon de terres transmises de père en fils. Bien avant les autres milieux sociaux, le monde paysan a dû se poser la question du maintien ou non de ce qu’on pourrait appeler, en usant d’une expression volontairement anachronique, une exception paysanne, c’est-à-dire du droit à l’existence, à côté d’une agriculture industrielle, d’une agriculture traditionnelle, à l’ancienne ou biologique. Bien avant les populations citadines, les agriculteurs, souvent contraints de s’endetter au-delà du raisonnable, ont été mus par des logiques purement financières.

Si la modernisation néolibérale de l’agriculture est désormais une réalité, on peut s’interroger légitimement sur les coûts qu’elle a engendrés. Outre celui sur l’environnement dont on commence seulement à prendre conscience, cette modernisation a occasionné un coût social et humain considérable. Comprendre ce que l’imposition d’une certaine politique économique a fait au monde agricole et ce qu’il continue à lui faire - c’est peut-être se donner les moyens de mieux voir, et par là de mieux contrecarrer, ce que cette même économie menace de faire à l’échelle de la planète.

Patrick Champagne.

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Patrick Champagne

Sociologue à l’Institut national de la recherche agricole (INRA) et au Centre de sociologie européenne de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess).

(1) Pareillement, dans le cas de l’Afrique et des pays de l’Est, des agricultures vivrières qui assuraient, bon an mal an, la subsistance des populations locales, ont été remplacées par une monoculture spéculative destinée à l’exportation (arachide notamment) qui, en quelques années, a définitivement détruit les sols et mis un terme à un équilibre, fruit de l’expérience séculaire des populations locales. Cf. Claude Reboul, Monsieur le Capital et Madame la Terre. Fertilité agronomique et fertilité économique, co-édition EDI-INRA, Paris, 1989.

(2) Cf. L’Héritage refusé. La crise de la reproduction de la paysannerie française (1950-2000), coll. « Points-essai », Le Seuil, Paris, 2002, qui regroupe un ensemble de travaux réalisés entre 1975 et 1985 dans deux régions agricoles françaises.

(3) Un concept piège qui désigne en fait l’imposition d’une économie néolibérale largement dominée par les Etats-Unis.

(4) Voir « Les administrateurs de coopératives agricoles sont-ils indispensables ? », Revue des études coopératives, mutualistes et associatives, Paris, juillet 1998, pages 32 à 45.

Édition imprimée — avril 2003 — Page 8