DE LA RÉPUBLIQUE À L'EMPIRE : ROME ET L'ORGANISATION DES TERRITOIRES CONQUIS
JACQUES GASCOU
CESAR A-T-IL FONDE UNE COLONIE A VIENNE?
L'époque à laquelle fut établie une colonie à Vienne fait depuis plus d'un siècle l'objet de nombreuses spéculations et a donné lieu à des hypothèses variées. Nous voudrions recenser ici les principales opinions qui ont été émises à ce sujet avant d'exposer notre point de vue sur cette question.
On sait qu'en 62-61 av. J.-C, les Allobroges se soulevèrent contre l'occupant romain. Leur chef Catugnatus1 fut vaincu par le gouverneur de Gaule Transalpine, C. Pomptinus2. Dès lors, leur résistance fut brisée. Au cours de la guerre des Gaules, leur fidélité à César ne se démentit pas3 et ils ne s'unirent jamais à ses adversaires. Peu après la mort de César, en 43 av. J.-C, le Sénat, craignant que Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule Chevelue, et Lépide, gouverneur de la Gaule Transalpine (qui recevra plus tard le nom de Gaule Narbonnaise), ne se joignissent à Antoine, leur intima l'ordre de fonder une colonie à Lyon. Voici comment Dion Cassius présente les faits :
Ils [les sénateurs] leur commandèrent de réunir dans une cité (auvonci-aai) ceux qui avaient été jadis4 chassés de Vienne en Narbonnaise par les Allobroges et qui s'étaient établis entre le Rhône et l'Araris [la Saône], à l'endroit
1 Nom généralement désigné par les auteurs de langue française sous la forme «Catugnat». Nous préférons lui conserver sa forme latine.
2 Dion Cassius, 37, 47-48; Cicéron, De prouinciis consularibus, XIII, 32; Tite-Live, Periocha 103. Cf. O. Hirschfeld, CIL, XII, p. 217; C. Jullian, Histoire de la Gaule, III, Paris, 1920, p. 121-124. Sur C. Pomptinus (dont le titre exact en tant que gouverneur est inconnu) et la date des opérations militaires qu'il mena contre les Allobroges, cf. T. R. S. Broughton, The Magistrates ofthe Roman Republic, II, New York, 1952, p. 176.
3 Dion Cassius, 38, 32, 1 (58 av. J.-C.) : les Helvètes ne parviennent pas à pénétrer dans le territoire des Allobroges (cf. César, B.G., 1, 6, 3 : ils avaient cru faussement que ceux-ci étaient hostiles à Rome); B.G., 7, 65, 3 (52 av. J.-C.) : les Allobroges disposent de nombreux postes près du Rhône pour empêcher les forces de Vercingé-torix de pénétrer dans leur territoire.
4 Nous traduisons ainsi le terme noxi, mais cet adverbe, de valeur imprécise, renvoie à un moment quelconque du passé, qui n'est pas forcément lointain.
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de leur confluent. Et c'est ainsi que, ayant obéi, ils fondèrent5 la ville appelée Lugudunum et aujourd'hui nommée Lugdunum6.
Plusieurs auteurs ont mis en rapport l'expulsion des hommes chassés de Vienne avec la révolte de Catugnatus en 62-61 : il s'agirait de negotia-tores italiens résidant à Vienne qui, après leur départ forcé, se seraient installés à l'emplacement de la future colonie de Lyon7. Toutefois, une autre interprétation s'est fait jour depuis E. Jullien8 : les expulsés de Vienne auraient été des colons installés par César à Vienne. Quelques mois après le meurtre de César, au début de l'année 43, les Viennois auraient chassé ces colons qui auraient, peu après, été installés dans la nouvelle colonie de Lyon. M. Rambaud a repris cette hypothèse, qu'il a développée longuement9 : il exclut la possibilité que les hommes chassés de Vienne l'aient été à l'occasion de la révolte de Catugnatus en 62-61 av. J.-C. et soient des nego-tiatores, car il serait inconcevable, selon lui, qu'ils soient demeurés de 61 à 43 dans le pays de Lyon «sans être installés»10, entendons en dehors de toute organisation municipale. Jamais en effet, d'après cet auteur, le Sénat n'aurait pu accepter que ces colons11 ne fussent pas rétablis à Vienne après la victoire de C. Pomptinus et n'aurait accordé dans de telles conditions le triomphe à ce dernier. César lui-même n'aurait pas pu s'abstenir de mettre fin «à cette situation déshonorante pour la république»12. En fait, d'après M. Rambaud, César aurait installé une colonie romaine à Vienne en 46 av. J.-C. : cette déduction aurait fait partie de celles que le père de l'empereur Tibère fut chargé d'accomplir en Gaule13. Cette colonie aurait été formée de
5 On comprend parfois : «Et c'est ainsi que, pendant qu'ils y restèrent, ils fondèrent...», le mot imo|xeivavxeç pouvant autoriser l'une ou l'autre interprétation.
6 Dion Cassius, 46, 50, 4 : «èKé^euoav aùxoîç xoùç èk Oùiévvriç xfjç Napfîoovricriaç vnb T(5v "AAAoPpiyoov rcoxè èiorsaôvxaç koù èç xô i^exa^ù xoO xe PoSavoO koù, xoO Apà-piôoç, fj au|j|uyvuvxai àM,f|A,oiç, iSpuBsvxaç auvoiKiacu. Kai ooxcoç èKeîvoi ûrcoueivavxeç xô Aouyoûôouvov (xèv ôvouaaGsv vOv ôè Aouyôoovov KaXo6(ievov ëicxiaav».
7 A. Zumpt, Commentationes epigraphicae, I, Berlin, 1850, p. 370; T. Momm-sen, Rômische Geschichte, V, Berlin, 1921, p. 79, n. 2; O. Hirschfeld, CIL, XIII, p. 249; C. Jullian, Histoire de la Gaule, II, p. 112, n. 6; p. 142; IV, p. 47.
8 E. Jullien, Histoire de L. Munatius Plancus, dans Annales de l'Université de Lyon, V-l, 1892, p. 107-120.
9 M. Rambaud, L'origine militaire de la colonie de Lugdunum, dans CRAI, 1964, p. 252-277.
10 Ibid., p. 254.
11 Sur l'emploi de ce terme, cf. ci-après.
12 M. Rambaud, op. cit., p. 255.
13 Suétone, Vie de Tibère, 4 : «... ad deducendas in Galliam colonias, in quis Nar-bo et Arelate erant, missus est» [le texte porte bien in quis, et non in quibus, comme l'indiquent souvent, à tort, les auteurs qui citent ce passage].
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vétérans, anciens auxiliaires de la guerre des Gaules qui formaient la 5e légion Alauda et qui auraient reçu la citoyenneté romaine au moment de la déduction. Ces colons auraient été expulsés par les Allobroges peu après la mort de César, en 44 av. J.-C.14, à la faveur des dissensions qui déchirèrent l'Italie et les provinces, et auraient, peu de temps après, été déduits dans la colonie fondée à Lyon par Munatius Plancus15.
C. Goudineau a de son côté repris l'essentiel des hypothèses de M. Rambaud, mais a estimé que la colonie fondée par César ne fut pas romaine, mais latine, et déduite en faveur d'auxiliaires16. Il s'accorde ainsi sur un point avec A. Pelletier17, pour qui une colonie latine fut déduite à Vienne vers 50 av. J.-C. ou un peu plus tard. Mais, pour cet auteur, les citoyens romains chassés de Vienne en 44 auraient été les membres d'un conuentus ciuium Romanorum créé par César entre 50 et 46. De plus, la colonie latine n'aurait pas été supprimée, mais aurait conservé ses institutions après 44 av. J.-C.
Ainsi, un consensus18 semble s'être établi ces dernières années au
14 M. Rambaud, op. cit., p. 256, propose de dater l'expulsion du 26 mars 44 environ.
15 Malgré le texte cité ci-dessus de Dion Cassius, la colonie de Lyon a en effet bien été fondée officiellement par le seul Munatius Plancus, et non par ce dernier et par Lépide conjointement. En tant que gouverneur de la Gaule Chevelue, c'est en effet à lui, et à lui seul, que revenait l'honneur d'être tenu pour le conditor de la colonie située dans le territoire de sa province.
16 C. Goudineau, Note sur la fondation de Lyon, dans Gallia, 44, 1986, p. 171-173. Les récentes hypothèses formulées par P. Le Roux permettent à présent d'accepter l'idée que, dans une colonie latine, un contingent de citoyens romains ait pu être déduit, ce qui éviterait d'avoir recours à l'hypothèse d'une déduction d'auxiliaires non dotés de la citoyenneté romaine. Cf. l'article de cet auteur, La question des colonies latines sous l'Empire, dans Ktèma, 17, 1992, p. 183-200, et notamment ce qu'il écrit p. 200 : «Les colonies des Gaules, dites ordinairement latines, sont des cités mixtes dans lesquelles Rome a fait coexister des colons romains et des indigènes pérégrins à l'aide du droit latin ... Leur institution a ... correspondu à l'obligation de faire cohabiter des citoyens romains numériquement minoritaires avec des populations indigènes relativement nombreuses».
17 A. Pelletier, Vienne antique de la conquête romaine aux invasions alaman-niques (IIe siècle avant - IIIe siècle après J.-C), Roanne, 1982, p. 33 et 76.
18 Noter l'accord de A. Chastagnol, Les cités de la Gaule Narbonnaise. Les statuts, dans Actes du Xe Congrès international d'épigraphie grecque et latine, Nîmes, 4-9 octobre 1992, Paris, 1997, p. 53, avec le point de vue de M. Rambaud : Vienne est pour lui une colonie romaine fondée en 46 ou 45 av. J.-C. Il estime aussi avec C. Goudineau (et avec M. Rambaud), ibid., p. 54, que la colonie fut supprimée à la suite de l'expulsion des vétérans par les Allobroges en 44 av. J.-C. De même, P. Le Roux, op. cit. [supra, n. 16], p. 195, admet que «Vienne... avait été inaugurée en qualité de colonie militaire césarienne, mais [que] les aléas de la guerre civile et la vindicte des Allobroges
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moins sur un point, depuis que M. Rambaud a réhabilité la thèse défendue jadis par E. Jullien : l'expulsion des citoyens romains (ou des auxiliaires dotés du droit latin) hors de Vienne n'aurait rien à voir avec la révolte des Allobroges de 62-61 av. J.-C. Elle serait à placer au lendemain de la mort de César, en 44 av. J.-C, lorsque les Allobroges voulurent prendre une revanche sur Rome qui les avait longtemps opprimés. D'autre part, cette expulsion (exception faite toutefois pour A. Pelletier) aurait eu pour résultat de mettre fin à une colonie, romaine ou latine, qui avait été installée par la volonté de César, en 46 ou 45 av. J.-C. (ou un peu plus tôt pour A. Pelletier).
On peut néanmoins se demander si cette reconstruction des faits est vraisemblable et s'il ne serait pas préférable de revenir à celle qui a été proposée - notamment - par A. Zumpt, T. Mommsen, O. Hirschfeld et C. Jul-lian.
La thèse défendue par M. Rambaud - après E. Jullien - paraît fondée sur l'idée que les expulsés de Vienne étaient nécessairement des «colons». Son argument selon lequel, si l'événement remontait à 61 av. J.-C, il serait inconcevable que les colons chassés par les Allobroges n'aient pas été rétablis par le pouvoir romain, n'est nullement décisif. Si, comme le pense A. Zumpt, les gens chassés de Vienne étaient des negotiatores, on ne peut plus parler à leur sujet de «colons». Un ensemble de citoyens romains installés dans une ville pérégrine pour y faire du commerce, soit dans le cadre d'un conuentus ciuium Romanorum, soit en dehors de toute organisation institutionnelle, ne constitue pas une colonie. Une fois chassés de Vienne, et même après l'écrasement de la révolte de Catugnatus, les negotiatores italiens auraient pu n'avoir aucun désir de revenir dans une cité où ils pouvaient craindre pour leur sécurité et qui, vraisemblablement ruinée par la guerre et la répression, n'était plus une partenaire commerciale très intéressante, et préférer rester dans leur établissement entre Rhône et Saône, où il leur était loisible de faire de fructueuses affaires19. Il n'y aurait eu, dans une telle situation, rien de déshonorant pour Rome à ne pas rétablir à Vienne des citoyens romains qui n'auraient eu aucune envie d'y retourner. Il lui suffisait d'avoir écrasé les mutins et rétabli son autorité sur les Allo-
la firent échouer». Voir aussi J. Gascou, Duumvirat, quattuorvirat et statut dans les cités de Gaule Narbonnaise, dans Epigrafia. Actes du colloque en mémoire de Attïlio Degrassi, Rome, 27-28 mai 1988, Rome, 1991 (Collection de l'École française de Rome, 143), p. 555-556, rappelant la thèse de C. Goudineau.
19 Cf. C. Jullian, Histoire de la Gaule, III, p. 142 : «La place valait amplement celle qu'ils avaient quittée. Ils y restèrent. Avant que les armes eussent créé la Gaule romaine, le commerce en avait déjà indiqué la capitale».
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broges pour que son «honneur» fût sauf. En revanche, si les Allobroges avaient détruit une colonie - romaine ou latine - et en avaient expulsé les habitants en 44 av. J.-C. (ou 43 pour E. Juiïien), c'est alors que Rome aurait pu se sentir «déshonorée» de ne pas intervenir et de se contenter, quelques mois après, de transférer cette colonie à Lyon20. On ne saurait invoquer les dissensions dues à la guerre civile et les conflits armés entre diverses factions pour expliquer une telle absence de réaction : Lépide, gouverneur de la Gaule Transalpine, et Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule Chevelue, ne manquaient pas de moyens militaires et n'auraient pu se dispenser d'user de la force pour rétablir la colonie. Si le Sénat a pu demander et obtenir la fondation d'une colonie à Lyon en 44 av. J.-C, c'est bien le signe que l'anarchie ne s'était pas établie en Gaule. Et quel intérêt auraient eu les Allobroges, qui avaient démontré leur prudence en se tenant à l'écart de la résistance gauloise durant la guerre des Gaules et en restant fidèles à César, à provoquer un casus belli avec les gouverneurs de Gaule Transalpine et de Gallia Comata, après le souvenir cuisant de l'écrasement de la révolte de Catugnatus21? Nous croyons donc que la thèse de A. Zumpt n'a rien perdu de sa valeur. Récemment, P. Thollard22 a lui aussi refusé les hypothèses de M. Rambaud et estimé que l'expulsion eut lieu lors de la révolte de 62-61, mais il interprète à notre avis d'une façon inacceptable le texte de Dion Cassius cité plus haut, comprenant que les hommes chassés par les Allo-
20 Aucun parallèle n'est possible avec le cas de Buthrote, où des colons furent déduits en 44 av. J.-C. en exécution des volontés de César après la mort du dictateur : selon des bruits fantaisistes qui coururent alors (Cicéron, Ad Att., 15, 29, 3, cf. 16, 1, 2 et 16, 4, 3), les colons et leur chef auraient été chassés par les Buthrotiens. Mais ces bruits furent infirmés par Atticus, au grand dépit de Cicéron, qui soutenait ces derniers {Ad Att., 16, 2, 1), et la colonie fut bel et bien fondée comme il avait été prévu : cf. É. Deniaux, Un exemple d'intervention politique : Cicéron et le dossier de Buthrote en 44 avant J.-C, dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 1975, p. 282-296, en part. p. 295 et n. 1, et J. Beaujeu dans Cicéron, Correspondance, IX, Paris, 1988 {Collection des universités de France), p. 210.
21 M. Rambaud, op. cit., p. 256 et n. 1, invoque des «bruits de guerre gauloise» qui avaient couru peu après la mort de César et dont Cicéron s'est fait l'écho dans sa correspondance, et dont il tire, par un effet de grossissement rhétorique, des conséquences assurément exagérées : «Ce bruit, ces inquiétudes ne seraient-ils pas la suite de mouvements d'indépendance, parmi lesquels il faut ranger l'expulsion de la colonie de Vienne par les redoutables Allobroges?» Si l'on se reporte aux lettres citées par M. Rambaud {Ad Att, 14, 1, 1; 14, 4, 1; 14, 5, 1; 14, 6, 1; 14, 8, 2), datées entre le 7 et le 16 avril 44, on s'aperçoit qu'il s'agit seulement de craintes exprimées par Cicéron, à la suite du meurtre de César, sur ce qui pourrait advenir en Gaule, et non pas de nouvelles alarmantes en provenance de cette contrée et qui auraient eu ne fût-ce qu'une ombre de réalité.
22 P. Thollard, Strabon, Lyon et les Ségusiaves, dans RAN, 17, 1984, p. 116-117.
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broges sont, non pas des Italiens, mais des Viennois. Il traduit en effet les mots xoùç èk Oùiévvriç xfjç Nap(3covr|aiaç vno xôv 'AÀÀoPpiycov rcoxè èk-Treaôvxaç par : «les Viennois de Narbonnaise qui avaient été chassés autrefois par les Allobroges». Cette interprétation, qui isole le membre de phrase xoùç 6K Oùiévvriç xfjç Nap(3covr|aiaç rendu par «les Viennois de Narbonnaise», nous paraît impossible. Les mots èk Oùiévvr|ç sont évidemment à rattacher à èKTreaôvxaç, et l'on doit comprendre : « ceux qui avaient été autrefois chassés de Vienne...» De surcroît, si les expulsés de Vienne avaient été des Viennois, et non des citoyens romains, on ne comprendrait pas que le Sénat romain ait donné l'ordre à Plancus et à Lépide d'installer dans la nouvelle colonie romaine de Lyon de simples pérégrins chassés par leur compatriotes, ce qui eût été juridiquement impossible, à moins de leur accorder collectivement la citoyenneté romaine, solution difficile à envisager, surtout à cette époque.
Nous pensons donc que le premier noyau des colons installés dans la colonie fondée en 43 av. J.-C. à Lyon a été constitué par les citoyens romains qui avaient été chassés de Vienne en 62-61 lors de la révolte de Ca-tugnatus, et que l'idée d'une colonie césarienne - soit romaine, soit latine -fondée à Vienne en 46 et détruite en 44 (ou en 43) par les Allobroges, ne repose que sur des conjectures d'une extrême fragilité.
Cela n'exclut pas la possibilité que César ait fondé une colonie à Vienne après la fin de la guerre des Gaules, colonie qui aurait été assurément latine mais se serait maintenue après le meurtre du dictateur23 et aurait conservé ses institutions caractérisées par le quattuorvirat - qui ne sera remplacé par le duumvirat que lorsque Vienne accédera au statut de colonie romaine, entre 35 et 41 ap. J.-C.24 Toutefois, ce n'est qu'une possibilité, et il convient d'examiner les documents qui mentionnent la colonie latine de Vienne. Il s'agit de monnaies que M. Grant datait de 21-19 av. J.-C.25, mais auxquelles J.-B. Giard26, plus justement, assigne la date de 28-27 av.
23 Conformément à l'hypothèse proposée par A. Pelletier, cf. supra, n. 17.
24 Cf. J. Gascou, op. cit. [supra, n. 18], p. 556, n. 39. Voir aussi, sur la date de la colonie romaine de Vienne, A. Chastagnol, Les modes d'accès au Sénat romain au début de l'Empire : remarques à propos de la Table claudienne de Lyon, dans BSAF, 1971, p. 291-292; R. Frei-Stolba, Zum Stadtrecht von Vienna fColonia Iulia Augusta Flo-rentia Vienna), dans Muséum Helveticum, 41, 1984, p. 81-95.
25 M. Grant, From Imperium to Auctoritas, Cambridge, 1946 [réimp. 1969], p. 337.
26 J.-B. Giard, La monnaie coloniale de Narbonne en 40 av. J.-C, dans Revue de numismatique, s. VI, 25, 1983, p. 63-72 (p. 63-68); Id., Le monnayage de l'atelier de Lyon, des origines au règne de Caligula (43 av. J.-C. - 41 ap. J.-C), Wetteren, 1983, p. 73, n° 5.
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J.-C. : on y trouve en effet au droit la légende Imp. Caesar Diui Iuli (s.-e. films) ou encore Imp. Caesar Diui f(ilius) et, au revers, CIV (= colonia Iulia Viennensium). Comme Octave n'y porte pas la dénomination Augustus, ces monnaies ne peuvent pas être postérieures à 27 av. J.-C.27 L'épithète Iulia peut faire référence aussi bien à César qu'à Octave avant qu'il ne fût nommé Auguste. Cependant, comme l'a montré A. Chastagnol28, il ne semble pas que le droit latin ait été introduit en Gaule Transalpine et, en particulier, que des colonies latines y soient apparues avant l'époque du triumvirat. Il se fonde sur la plus ancienne pièce attestée à Nîmes, une obole en argent, qui donne à cette cité le titre de colonie, Nem(ausus) col(onia). Or, des monnaies d'un poids assez semblable et paraissant appartenir au même système monétaire, portant le nom de Cavaillon, et un petit bronze (que son poids rapproche de bronzes nîmois) marqué au nom d'Antibes précisent que ces deux villes détiennent le surnom de Lepida29, mais sans le titre de colonia. Il est donc à présumer qu'Antibes et Cavaillon ont reçu le droit latin de Lépide, sans accéder au rang de colonie, alors que Nîmes a dû recevoir à la même époque du même Lépide le statut de colonie latine. Lépide a gouverné la future Gaule Narbonnaise de 44 à 42, jusqu'au traité de Philippes qui donna toute la Gaule à Antoine30, mais A. Chastagnol estime que l'octroi du droit latin à des villes de Gaule Narbonnaise a dû intervenir précisément l'année (42 av. J.-C.) où la Transpadane, de droit latin depuis
27 Le sigle CIV, que l'on trouve sur des graffites sur tuiles découverts à Château-neuf, dans le territoire de Vienne (AE, 1993, 1148 et 1155), qui se situent entre l'extrême fin du règne d'Auguste et l'époque flavienne, a été développé par leur éditeur, C. Mermet, Le sanctuaire gallo-romain de Châteauneuf (Savoie), dans Gallia, 50, 1993, p. 128, n° 35, et p. 132, n° 72, enc(olonia) I(ulia) V(iennensium), mais peut être aussi l'abréviation de tria nomina (cf. commentaire de AE, 1993, 1148).
28 A. Chastagnol, Les cités cit. n. 18, p. 56-57. Pour A. Chastagnol, c'est en Gaule méridionale que le droit latin provincial a été introduit en premier. P. Le Roux, Rome et le droit latin, dans Revue historique de droit français et étranger, 76, 1998, p. 325, n. 58, conteste cette affirmation en invoquant le cas de la cité espagnole de Carteia, dotée du droit latin bien auparavant, en 176 av. J.-C, et le fait que les colonies latines établies en Transpadane en 89 av. J.-C. (Asconius [éd. Clark], In Pisonia-nam, 3) l'ont été sur un territoire qui avait alors le statut de province.
29 J.-B. Giard, Le monnayage antique de Nîmes, dans École antique de Nîmes, n. s., 6-7, 1971-1972, p. 47-56, en part. p. 52; G. B. Rogers, Notes sur des rapports mé-trologiques : un système monétaire en Gaule de 43 à 23 av. J.-C, dans Revue de numismatique, s. VI, 28, 1986, p. 89-91. Noter cependant les réserves de M. Christol et C. Goudineau, Nîmes et les Volques Arécomiques au Ier siècle avant J.-C, dans Gallia, 45, 1987-1988, p. 95, n. 38, qui, préférant l'hypothèse d'une colonie césarienne à Nîmes, estiment ne pas devoir suivre les conclusions de ces auteurs.
30 C. Jullian, Histoire de la Gaule, TV, p. 29 et 49-53, cf. en particulier p. 52, n. 53.
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la guerre sociale, est devenue une région de l'Italie et a donc reçu le droit romain : le droit latin aurait en quelque sorte été alors transféré en Gaule méridionale. Nous ajouterons un autre argument à la démonstration de A. Chastagnol : Nîmes est désignée épigraphiquement comme colonia Au-gusta, ce qui trahit une intervention importante d'Auguste dans cette colonie, intervention de la nature de laquelle on discute encore (nouvelle déduction, octroi par Auguste de murs et de portes attesté par une inscription de 16 av. J.-C.31?) -jamais comme colonia Iulia Augusta32. Or, si la colonie de Nîmes avait été fondée par César, Auguste n'aurait pu se dispenser de lui conserver son épithète Iulia en lui conférant l'épithète supplémentaire d'Augusta, car l'usage, lorsqu'une cité reçoit deux promotions successives, ou une promotion suivie ultérieurement d'une faveur importante digne d'être évoquée dans sa titulature, est d'indiquer par deux épithètes distinctes l'auteur de la promotion initiale et celui de la seconde promotion ou de la faveur : ainsi, en Afrique Proconsulaire, Utique, municipe d'Octave en 36 av. J.-C.33, fut transformée en colonie par Hadrien : elle porta dès lors la dénomination de col(onia) Iul(ia) Ael(ia) Hadr(iana) Aug(usta) Vtik(a)34. Dans cette titulature, Iulia rappelle la fondation municipale d'Octave, et Ae-lia Hadriana Augusta la promotion coloniale due à Hadrien. De même Avignon, qui reçut de l'empereur Auguste le statut de colonie latine35, et d'Hadrien celui de colonie romaine, porte la dénomination de c(olonia) I(ulia) Had(riana)36. Iulia est l'abréviation des épithètes Iulia Augusta de la colonie latine, et Hadriana est une allusion à la seconde promotion d'Avignon due à Hadrien37. Effacer l'épithète Iulia de la titulature de Nîmes, si cette ville
31 CIL, XII, 3151. - Autre hypothèse envisagée par M. Christol et C. Goudineau, op. cit. (n. 29), p. 99-102.
32 D. Roman, La fondation de la colonie de Nîmes : problèmes de chronologie, dans École antique de Nîmes, n. s., 14, 1979, p. 104, n. 112.
33 Dion Cassius, 49, 16, 1, cf. Aulu-Gelle, Nuits attiques, 16, 13.
34 CIL, VIII, 1181.
35 AE, 1992, 1181 : «/"------] (se)uir(-) Aug(ustal-) col(onia) Iul(ia) Aug(usta) Auen-
nion(e)». Cf. M. Christol et M. Heijmans, Les colonies de Narbonnaie : un nouveau document dArles mentionnant la colonia Iulia Augusta Auennio, dans Gallia, 49, 1992, p. 37-44.
36 CIL, XII, 1120 = ILN-Apt, 27. Cf. J. Gascou, Le statut d'Avignon d'après un prétendu faux épigraphique de la cité d'Apt (Vaucluse), dans RAN, 23, 1990, p. 225-233.
37 On peut encore évoquer le cas de Narbonne, qui porte la dénomination de colonia Iulia Patenta Claudia Narbo Martius (CIL, XII, 4391, 4392, 4397), où l'on distingue pour ainsi dire trois, et même quatre, strates chronologiques : Narbo Martius est le nom de la colonie fondée en 118 en l'honneur de Mars par les consuls M. Por-cius Cato et Q. Marcius Rex, le titre de Iulia Patenta est constitué de l'épithète évoquant la déduction césarienne de 46 av. J.-C. (Suétone, Vie de Tibère, 4), Iulia, à la-
CÉSAR A-T-IL FONDÉ UNE COLONIE À VIENNE? 165
était une colonie latine de César, pour ne lui attribuer que le titre d'Augus-ta, eût constitué de la part d'Auguste une impiété inconcevable pour celui qui s'est voulu le vengeur de son père adoptif et qui s'est toujours désigné comme le Diui filius. En revanche, si Nîmes était à l'origine une colonia Le-pida, il est tout à fait naturel qu'Auguste ait fait disparaître de la dénomination de Nîmes une épithète abhorrée depuis la mise à l'écart de Lépide en 36 av. J.-C, n'attribuant à la ville que celle qu'elle devait à la faveur que lui-même lui avait accordée ou à la nouvelle déduction qu'il y avait ordonnée.
Vienne aurait-elle été constituée en colonie latine avant Nîmes, dès l'époque de César? C'est peu vraisemblable si l'on considère le monnayage le plus anciennement attesté de Vienne qui est, on l'a vu, daté par J.-P. Giard de 28-27 av. J.-C, soit une quinzaine d'années après les monnaies nîmoises mentionnées plus haut, et porte le nom d'Octave au droit et la mention C(olonia) I(ulia) V(iennensium) au revers. Il est vraisemblable que l'on a là précisément une allusion à la création de la colonie latine de Vienne par Octave. Ce dernier fut le maître de la Gaule de 40 à 27 av. J.-C.38. On peut donc considérer comme probable que la colonie latine de Vienne fut fondée par Octave entre ces deux dates, mais plus près de la seconde que de la première.
La création d'une colonie, romaine ou latine, à Vienne à l'époque de la dictature de César, création suivie d'une suppression en 44 ou en 43 av. J.-C, puis d'une nouvelle fondation coloniale sous Octave, ne nous paraît ni démontrée ni vraisemblable. Il n'y a eu, croyons-nous, qu'une seule fondation coloniale à Vienne, celle de la colonie latine d'Octave, à une date sans doute peu éloignée de 28-27 av. J.-C.
Jacques Gascou
P.-S. : Cet article était sous presse lorsque Bernard Rémy, que nous remercions de cette information, nous a signalé que A. Amandry, dans A. Burnett, M. Amandry et P. P. Ripollès, Roman Provincial Coinage, I, Londres-Paris, 1992, p. 151-152, n° 517, s'était occupé de la datation d'une des monnaies viennoises que J.-B. Giard situe en 28-27 av. J.-C. M. Amandry, propose, non sans hésitation, de la dater de 36 av. J.-C. On peut donc considérer comme probable que la colonie latine de Vienne fut fondée par Octave entre 40 et 27 av. J.-C, si l'on suit la datation de J.-B. Giard, ou entre 40 et 36 av. J.-C, si l'on préfère l'hypothèse de M. Amandry.
quelle Octave-Auguste ajouta l'adjectif Patenta pour distinguer les créations de César des siennes propres, Claudia est enfin l'épithète que l'empereur Claude attribua à Narbonne pour des raisons qui n'ont pas encore été parfaitement élucidées (voir l'hypothèse de M. Gayraud, Narbonne antique des origines à la fin du IIIe siècle, Paris, 1981, p. 331).
38 Le traité de Blindes, en 40, donna à Octave la Gaule qui était à Antoine depuis 42 (cf. C. Jullian, Histoire de la Gaule, IV, p. 52, n. 53).