Résumé L'Année Psychologique créée par Binet et Beaunis en 1894 est, comme les autres revues de ce type à fonction d'ouverture et de constitution d'un réseau et d'une discipline, composée de mémoires originaux et d'analyses bibliographiques. Celles-ci sont de deux types : revues critiques et table bibliographique. Elles occupent les deux tiers des 600 puis des 1 000 pages de L'Année. L'examen de leur structuration et du changement de leur importance donne à voir à la fois les matériaux et les machines, le réseau national et international des travailleurs, et l'objet final envisagé et réajusté régulièrement dans les deux premières décennies de L'Année. La table est normée au plan international, l'organisation des analyses manifeste la dynamique née de la rencontre d'un projet très souvent remodelé et des matériaux que la psychologie extrait des disciplines connexes déjà organisées avec organe régulier de publication. Les mémoires originaux présentent les quelques rares recherches empiriques que les membres du réseau peuvent effectuer. Lorsque Piéron reprendra L'Année, en 1912, il suivra la même politique éditoriale. Mots-clés: histoire, revue, L'Année Psychologique, 1894-1927.
Summary: L'Année Psychologique and its network. L'Année Psychologique founded by Binet and Beaunis in 1894 is, like other journals whose purpose it is to create and establish a network and a discipline, composed of original papers and bibliographical analyses. The latter are of two kinds : critical reviews and a bibliography. They take up 2/3 of the 600, then 1 000 pages of L'Année. Examining the way in which they are structured and their change in volume enables one to see the «material» and the «machines», the national and international network of the workers, and the ultimate goals set and regularly redefined during the first two decades of L'Année's existence. The bibliography was established in accordance with international standards, the analyses are organized in a way that displays the dynamic born out of the encounter of a frequently revised project with materials drawn from already existing sister disciplines (with a regular medium of publication). Presented in the original papers are the rare empirical studies of the members of the network. When Piéron took over L'Année in 1912 he continued to pursue the same editorial policy. Key words : history, journal, L'Année Psychologique, 1894-1927.

L'Année Psychologique et son réseau: lectures et fabrication d'une nouvelle discipline


L'Année psychologique, 1996, 96, 113-129

NOTE HISTORIQUE

Équipe de recherche : histoire de la psychologie en France

UFR de Psychologie Université Paris VHP

«L'ANNÉE PSYCHOLOGIQUE» ET SON RÉSEAU:

LECTURES ET FABRICATION

D'UNE NOUVELLE DISCIPLINE 1894-1927

par Geneviève VERMÈS

Au sein des recherches sur l'histoire des disciplines scientifiques, la place et fonction de leurs revues est encore très peu étudiée. L'Année Psychologique en tant que revue, au sens propre

1 . 2, rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis Cedex 2.

114 Geneviève Vermès

du mot, a, dès sa lancée en 1894, fabriqué, en réseau avec d'autres revues étrangères de même type et partageant le même projet, le schéma, la forme et l'extension de la nouvelle discipline. Elle aura néanmoins toujours une spécificité propre, liée aux hommes qui la dirigent, et aux situations que connaît la psychologie en France.

En disant « fabrication » je voudrai porter l'attention sur le travail inlassable de lectures et prises de notes, de mise en fiches, de tris et de rangement organisé, de milliers de textes par an (lettres, rapports, périodiques, ouvrages) effectué par quelques personnes, voire même par une seule personne à certains moments. Des travaux de tout niveau : thèses, monographies, comptes rendus d'observation et d'expériences, traités..., ont été choisis, analysés, critiqués, résumés, positionnés les uns par rapport aux autres, hiérarchisés par un groupe de lecteurs dirigés, pour l'ensemble de la psychologie moderne des langues allemande, anglaise et française à leurs débuts, par une poignée de personnes clé. Ces circulation et production de lectures — comptes rendus ou analyses - ont organisé continûment, j'en fais l'hypothèse, avec un esprit de corps et de système, le « nouveau mouvement académique » de personnes considérées comme psychologues, et de thèmes traités, comme psychologiques. C'est probablement ce mouvement, travaillant à la mise en réseau des personnes et des thèmes, et à leur organisation, qui va porter l'autono- misation et la spécification de la psychologie comme discipline scientifique.

Composé de quelques dizaines de personnes clés au tournant du siècle, ce réseau de travail de définition en comprendra quelques centaines juste avant la seconde guerre mondiale. En effet, tout en développant travaux d'observation et lectures-comptes rendus, les premiers ont déployé une activité considérable de créations d'institutions spécifiquement psychologiques, à partir des positions qu'ils occupent, et peuvent conquérir, compte tenu des contextes et des situations historiques qu'ils vont vivre au sein des grands Etats où ce mouvement international se construit : l'Allemagne, les États-Unis et la France essentiellement, auxquels il faut ajouter certainement l'Angleterre, la Russie, la Belgique et la Suisse, l'Italie, les pays Scandinaves et l'Espagne si l'on suit les travaux de l'époque qui sont entre les mains des lecteurs psychologues de la Revue Philosophique et de L'Année', c'est en effet le nom que les Américains donne familièrement, et

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avec un très grand respect et admiration, à la grande revue de Binet et dans la suite du texte, nous dirons, comme eux, L'Année.

A l'époque où un réseau de psychologues se met en place, et se présente comme tel, en constituant le « dans le champ » et le « hors champ », le in group et le out group autour de circulation et d'organisation de lectures, il ne se trouve pas face à un manque. Depuis beaucoup plus d'un siècle, les sociétés savantes en France, en Europe sont organisées entre elles selon une classification des sciences que les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles n'ont cessé d'élaborer. Les membres des sociétés savantes se rencontrent, mais surtout ils s'écrivent et se commentent. Les grandes zones de curiosité puis de positivité, se sont depuis longtemps dotées d'organe officiel et régulier d'échanges écrits à usage interne, mais aussi, avec le développement des maisons d'édition, elles se dotent de publications ayant une fonction externe : diffuser hors du cercle, et s'étendre. Chaque savant appartient à de multiples sociétés.

A la fin du XIXe, pratiquement, toutes ces sociétés se publient sur le même modèle. Elles ont une ou plusieurs collections, appelées le plus souvent «bibliothèque de...», dans des maisons d'édition qui sont plus ou moins en train de se composer des spécialités, et une ou plusieurs revues. Les revues se proposant des bilans annuels, les Années et les Annales fleurissent. (Ainsi, par exemple, les plus anciennes revues du fond des Presses Universitaires de France : L'Année Archéologique, date de 1856, et Les Annales médico-psychologiques datent de 1843.) Ces Années sont organisées de la même manière; en deux parties : mémoires originaux et analyses bibliographiques. Les analyses, comme dans L'Année, peuvent être accompagnées d'une table bibliographique et d'index des matières et nom d'auteurs. Les analyses et tables précèdent rarement les mémoires originaux. Les mémoires originaux présentent des travaux de première main et, au début, beaucoup de revues critiques qui sont, de fait, des analyses d'ouvrages.

Il nous semble pouvoir faire, en première approximation, l'observation suivante : plus la discipline est jeune, plus la partie « mémoire » est petite par rapport à la partie « analyse ». Ainsi, deux ans après le lancement de L'Année Psychologique, Durk- heim compose les 600 pages du premier tome de L'Année Sociologique, en 1896-1897, publiée en 1898 chez Alcan, avec cinq

116 Geneviève Verities

sixièmes d'analyses et un sixième de mémoires originaux. L'Année Psychologique de Binet commence avec deux tiers d'analyses. L'Année de Piéron, à ses débuts, présentera ce même déséquilibre entre mémoires et analyses et elle le maintiendra, nous en reparlerons plus loin.

La masse des titres traités par an, dès le départ dans les revues de psychologie1 comme dans les autres à la même époque, peut paraître extravagante. En moyenne entre 500 et 1 000 titres. Ces chiffres peuvent monter à 3 000, voire 4 000 ! Un élément, pour rendre compte de ce phénomène, est certainement à chercher du coté des pratiques de lecture à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Les tirages des publications font pâlir de jalousie les éditeurs d'aujourd'hui. Les personnes qui lisent, lisent énormément. L'abonnement à tout type de périodiques est bien établi. Les savants et intellectuels, les médecins et les philosophes, qui lisent tous plusieurs langues, ont non seulement d'importantes bibliothèques, mais reçoivent de nombreuses revues. Les bibliothèques générales des universités se dotent de fonds scientifiques de manière systématique, et s'abonnent aux revues, les laboratoires s'abonnent aussi aux revues et ont des salles de bibliothèques et d'archives.

Ce n'est pas seulement pour recevoir l'information, les membres des sociétés savantes la produisent et la redistribuent. Ils œuvrent en même temps dans de nombreuses publications. Les intersections entre celles-ci sont donc très grandes. L'exclusivité n'est assurément pas, encore à cette époque, le moyen d'assurer la vie d'un patron, de son école ou réseau, la vie d'une discipline. Binet et les différentes personnes qui vont travailler avec lui fournissent, en revues critiques et analyses, la Revue Philosophique et L'Année Biologique par exemple, de façon systématique et importante. Les contrats des éditeurs semblent être homogènes, une revue a environ 600 pages par an.

1 . Ce que j'avance dans cette partie est tiré de l'examen de l'ensemble, passablement éclectique aux yeux d'aujourd'hui, des collections de revue qui débutent avant les années 1920 et qui se trouvent à la bibliothèque Henri Piéron. Cette bibliothèque s'est constituée et continuée, quasi exclusivement d'abord puis très largement, à partir, au moyen de ce travail gigantesque de lectures-comptes rendus.

« L'Année Psychologique » et son réseau

117

118 Geneviève Vermès

En 1894-1895, lorsque Binet lance L'Année Psychologique chez Alcan avec Beaunis, à partir du bulletin des Travaux du Laboratoire de Psychologie physiologique, ce n'est pas qu'il dispose de plus de travaux de laboratoire et de plus de mémoires originaux, c'est, comme les autres fondateurs de revue à la même époque, se trouvant dans la même situation, pour ouvrir et organiser un réseau, et constituer un champ nouveau spécifique. Comment réaliser ce tour de force, sans moyen, à la fin du siècle dernier, de proposer à ses lecteurs 600 pages par an de psychologie nouvelle, alors que d'autres revues la présentent ? Justement grâce au fait que d'autres revues la présentent. Cette réponse n'est pas paradoxale.

L'examen de L'Année montre la même démarche que celle qu'a mise en place Ribot pour créer la Revue Philosophique, sur le modèle de la revue Mind de Robertson. Comme tout autre nouvelle revue à vocation constituante, L'Année va profiler un centre et l'alimenter de ce qu'elle dit être à ses frontières. Elle dit comme les autres exclure, mais, en fait, elle ne cesse d'inclure, à partir de zones de positivité relativement bien constituées. Comme ces zones sont en réelle expansion, cela s'avère possible. Le travail d'une revue constituante, type L'Année, va être d'extraire, réunir en son sein et articuler. Cette dynamique va être lisible, énoncée clairement et avec régularité dans des avant-propos, des bilans. L'orientation, c'est-à-dire l'exposé du centre et des frontières, va continuellement être peaufinée par le directeur de la revue tant que celle-ci a plus vocation à constituer qu'à exposer.

L'énoncé de cette orientation (bilan et projet) est organisé en schéma : thèmes, sous-thèmes, selon une articulation plus ou moins hiérarchisée. On peut donc s'attendre à ce que cet énoncé d'un schéma directeur reprenne stricto sensu le plan de la partie majeure de la revue, les analyses bibliographiques. Dans L'Année, ce n'est pas tout à fait exact ; le plan des analyses bibliographiques est relativement différent du programme. De plus, outre les analyses bibliographiques, L'Année propose une table bibliographique toujours de plus de 60 pages ; celle-ci n'est pas non plus organisée exactement selon le même plan que les analyses (cf. tableau I). On peut s'en étonner, d'autant que le plan programmatique que Durkheim expose dans L'Année Sociologique et le plan des analyses bibliographiques de celle-ci se recouvrent complètement; les chapitres sont affectés à ses « élèves ». Chapitres, responsables et organisation sont mainte-

«L'Année Psychologique» et son réseau 119

nus à l'identique1 tant que demeure L'Année Sociologique. Il en est de même dans L'Année Biologique par exemple.

Le décalage que L'Année Psychologique présente entre les plans de ses différentes parties ne peut probablement pas être considéré comme insignifiant. Atteste-t-il de différences d'origine ? Les trois parties : mémoires, analyses bibliographiques, tables ont-elles des vocations différentes ? Quelle est la situation de Binet, de la psychologie, à cette époque, en France, qui puisse rendre compte de ce décalage entre les trois parties ?

On peut relativement aisément reconstituer l'historique des tables bibliographiques de L'Année. Il est à chercher dans le Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane d'Ebbinghaus et König. En 1890, ils publient le premier index des publications psychologiques. Binet le connaît. On sait, en effet, que, dans la bibliothèque du laboratoire dit de la Sorbonne créé en 1889, ils reçoivent quatre revues Philosophische Studien de Wundt, Y American Journal of Psychology de Stanley Hall (1887), le Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane, et le Beitrag für experimentallen psychologie de Münsterberg.

Le plan de la table bibliographique de L'Année suivra d'assez près cet index.

Sa stabilité et sa généralisation proviennent de l'organisation internationale du réseau. Autour de Warren, le business manager, et de YAmerican Psychological Association, les publications psychologiques américaines s'organisent, sans concurrence d'abord, et se multiplient en se spécialisant les unes en rapport avec les autres. L'Année y collabore officiellement (Binet, Victor Henry, Nicolas Vaschide, le Dr Philippe, Larguier Des Bancels, Revault d'Allonnes, puis Piéron). Tous vont assurer le traitement des matériaux français et de leur réseau, et en échange recevront ceux traités par les autres. En 1898, la table est signée par Warren, Vaschide et Borchardt. En 1900, «The Psychological Index» de la Psychological Review est signé par Warren (Princeton), Larguier Des Bancels (Paris), Deaborn (Boston) et Hirschlaff (Berlin). Il paraît en même temps dans L'Année et le Zeitschrift. Pour le traitement des informations, des consignes précises sont fournies aux collaborateurs (la «fabrique» traite, en 1905, 3 445 titres; pendant la première guerre mondiale, l'apport de l'Allemagne et de

1 . Ce qui ne signifie très évidemment pas que les contenus restent identiques.

120 Geneviève Vermès

son réseau disparaît ; celui-ci réintroduit, l'index traite 4 000 titres par an ; à partir de 1926, l'URSS s'y associe).

Il n'est pas évident de proposer un autre index, Vaschide, qui s'y essaye dans une publication autonome en 1902, est vivement rappelé à l'ordre, par exemple dans la Revue Philosophique. Sous la direction de Binet puis de Piéron, ce plan restera à peu près le même : les questions générales et traités seront placés en tête, les titres des rubriques seront des termes de plus en plus généraux. Mais si on examine ce plan de plus près et si on le compare au plan des analyses bibliographiques, on en comprend mieux la structuration et les enjeux.

Une première partie, dans les deux, est toujours à peu près la même, bien plus étoffée évidemment dans les analyses que dans la table. Cette partie de l'analyse bibliographique est composée des rubriques suivantes : système nerveux, sensation, attention, mémoire, motricité, ces rubriques sont évidemment d'une importance très inégale et variable. Ce noyau dur, sur lequel tous s'entendent, est suivi d'une seconde série de rubriques qui va prendre de plus en plus d'importance. C'est autour de l'émergence de ces rubriques et de leur relation jamais très bien établie que se joue, de fait, le plan des analyses d'une part, et des avants propos et bilans de L'Année d'autre part.

Notons que la première table bibliographique (cf. tableau I), celle de L'Année 1896, a pour première rubrique, après les ouvrages généraux : psychogénie, psychologie comparée et individuelle qui sont les trois termes généraux qui vont constamment être composés, recomposés, dans L'Année de Binet.

On peut voir sur le tableau II la permanence flottante et un peu désordonnée des rubriques des analyses bibliographiques sur sept ans de 1894 à 1911. Ces dernières années de L'Année de Binet présentent une grande cohérence entre le bilan, le plan des analyses bibliographiques, et les thèmes des mémoires originaux.

Un phénomène va rendre perplexe les Américains : la diminution des analyses dans L'Année de Binet. Ils faisaient de L'Année une bible pour ses analyses parfaites qui rendaient, selon eux, inutiles le recours aux textes, pointaient l'essentiel, et donc économisaient considérablement les efforts de recherche et de traitement des informations. Dans L'Année de Binet, en effet, les mémoires originaux vont de plus en plus occuper le terrain des analyses, et ce, en trois paliers 1896, 1908, jusqu'à la disparition même de la table bibliographique.

Tableau II

Plan des analyses bibliographiques de «L'Année» de Binet

122 Geneviève Vermès

Que se passe-t-il ? Binet, toujours pratiquement sans moyen, ne peut-il plus matériellement occuper tous les terrains ? Pour des raisons, dont j'ignore tout, en 1896 (publiée en 1897), L'Année migre chez l'éditeur Schleicher, puis chez Masson, éditeur spécialisé dans les questions médicales où Binet et V. Henri lancent une collection de psychologie de l'enfant et de l'éducation. L'Année a désormais un secrétaire de rédaction (rémunéré ?) : Victor Henri. Le laboratoire, outre Philippe qui continue les analyses bibliographiques pour le double réseau, interdisciplinaire national et disciplinaire international, dispose de deux nouveaux préparateurs Courtier et Vaschide. En 1897, L'Année publie une énorme quantité de travaux originaux de Binet et Vaschide, et dans les années qui vont suivre, cette nouvelle politique éditoriale se développera. Binet devient de plus en plus un producteur de la psychologie nouvelle ; toute L'Année, mémoires et analyses, deviennent de plus en plus articulés (cf. tableau III).

On peut être tenté d'analyser cette diminution des analyses bibliographiques, aux dépens des mémoires originaux par l'hypothèse que j'ai formulée plus haut : les analyses tiennent seulement la place que les mémoires originaux, les travaux de première main, insuffisants ne peuvent occuper. Il me semble cependant que l'on doit adjoindre à cette raison majeure une autre. La situation de L'Année en France, à Paris, a changé. Une nouvelle revue est née avec son réseau: le Journal de Psychologie Normale et Pathologique, conçu par Janet et Dumas chez Alcan, d'où, ne l'oublions pas, L'Année est partie (cf. tableau IV).

Le Journal devient très vite l'organe de la Société de psychologie qui s'autonomise, pour des raisons de législation associative, de l'Institut général psychologique, au sein duquel elle s'était organisée. La Société, composée de 40 membres, dirigée par Janet et Dumas, a, à cette époque et jusqu'aux années 20, très nettement un profil d'équilibration entre la psychologie normale et la psychopathologie. Binet n'a pas investi la Société de psychologie, il est de plus en plus engagé dans ses propres travaux originaux. Il a créé, avec F. Buisson, la « Société libre pour l'étude psychologique de l'enfant », qui crée aussi son bulletin.

Le Journal va, bien entendu, présenter beaucoup d'analyses bibliographiques, sur la base d'un autre réseau, plus latin. Le Journal paraît aussi six fois par an, il a aussi au minimum 600 pages. Ses comptes rendus sont organisés exactement sur le modèle de l'index international et de L'Année, à ceci près que

124 Geneviève Vermès

« psychologie normale » contient toutes les rubriques de l'index, à l'exception de « psychologie pathologique », bien entendu et que celle-ci, à elle seule, est aussi importante que toute la « psychologie normale ». La psychologie pathologique a donc enfin sa revue en lien avec la psychologie nouvelle (cf. tableaux III et IV).

Atteint d'une tumeur cérébrale, Binet meurt brutalement en 1911. L'Année est publiée en 1912 par Simon et Larguier Des Bancels, sans aucune analyse bibliographique. Pour la reprise du labo et de L'Année, les collaborateurs de Binet (les Dre Simon et Philippe), soutenus par Ribot, postulent, ainsi que, d'un côté Janet, professeur au Collège de France sur la chaire de Ribot, qui tient à maintenir le lien entre la chaire et le labo, et, de l'autre Toulouse qui propose la fusion du labo de la Sorbonne avec son labo de psychologie expérimentale de Villejuif (EPHE, 1901) et de prendre Piéron qui y travaille et y occupe des fonctions éditoriales, comme directeur adjoint. L. Liard alors recteur, grand instituant de la psychologie depuis la fin du XIXe, s'oppose à la fusion proposée par Toulouse, et à l'orientation trop exclusivement pathologique de Janet. Piéron soutenu par Gley, professeur de physiologie à la Sorbonne, est élu; il a 31 ans, a déjà déployé une énorme énergie au sein de plusieurs sociétés savantes ; philosophe, il vient de soutenir une thèse de sciences naturelles.

Le premier numéro de L'Année de Piéron en 1913 (cf. tableau V) renoue avec l'expérience des pionniers. Quasiment tout seul, il assure trois des mémoires originaux avec ses étudiants EPHE ; il écrit deux des revues critiques — en 1914, il en écrira quatre sur six — et presque toutes les 600 analyses bibliographiques. Il analyse 12 périodiques français1 parmi 36 titres. L'examen de ces rubriques manifeste, dès 1913, l'introduction de deux rubriques auxquelles il restera attaché : « psychologie comparée » et « psychologie appliquée ». Regardons de plus près la rubrique « psychologie comparée » (cf. tableau V).

1 . Liste des titres de périodiques français utilisés dans les analyses de L'Année Psychologique en 1913 : Annales médico-psychologiques, Comptes rendus des Séances et Mémoires de la Société de Biologie, Bulletin de l'Institut général psychologique, Bulletin de la Société clinique de Médecine mentale, Comptes rendus de l'Académie des Sciences, Encéphale, Journal de Physiologie, Journal de Psychologie, Revue de Métaphysique et de Morale, Revue de Psychiatrie et de Psychologie expérimentale, Revue Neurologique, Revue Philosophique.

« L'Année Psychologique » et son réseau 127

Dans le programme qu'il se donne, intitulé « le domaine psychologique », il constitue la psychologie comparée comme archi- rubrique d'une manière qui n'avait jamais été systématisée dans L'Année de Binet, qui n'existe pas non plus dans les revues américaines mais que, par contre, Dumas va aussi utiliser pour organiser son Traité de Psychologie à la même époque (une très grande partie était déjà rédigée avant la guerre mais il ne paraîtra qu'en 1924). Cette psychologie comparée de L'Année de Pié- ron inclut psychologie animale, psychologie de l'enfant ou pédo- logique, psychologie individuelle qui sera remplacée par psychologie différentielle, psychologie ethnique et psychologie pathologique. En 1925, elle s'enflera avec les instincts et l'homme social, psychologie religieuse, esthétique, logique et linguistique comparée, toutes rubriques que le Journal de Psychologie utilisait en 1912, mais non organisées systématiquement, ce qui les rendait très fragiles.

La guerre 1914-1918 a changé la donne au sein du duo, Année- Journal où les deux partenaires avaient à se définir l'un par rapport à l'autre. Une grande partie des psychologues meurent au cours de cette période. Le secrétaire de rédaction du Journal, élève de Dumas, Dagnan-Bouveret, meurt à la guerre. C'est Ignace Meyerson qui est choisi par Janet et Dumas pour le remplacer. Meyerson, étranger, ne peut pas, en France, avoir le titre officiel de médecin; philosophe, il a aussi fait des études et des travaux de physiologie. Il sera toute sa vie, très proche des philosophes psychologues de la Sorbonne et de toute la dynamique des sciences sociales d'alors. Il va avoir, au labo de Pié- ron, la fonction de sous-directeur dès sa naturalisation en 1923. Dès 1921, il est aussi nommé secrétaire de l'Institut de psychologie qui se crée alors. Bien qu'il soit polyglotte, énorme lecteur et organisateur pour le Journal et la Société de psychologie, dont il est tout naturellement le secrétaire, d'un énorme réseau national et international, il ne met pas en place dans le Journal d'analyses bibliographiques (cf. tableau VI). Il suit en cela le modèle du British Journal of Psychology (1905), organe de la société anglaise de psychologie. Piéron, en 1921, réintègre L'Année chez l'éditeur Alcan ; celui-ci publie de ce fait les deux revues savantes spécifiques consacrées exclusivement à la psychologie ; celles-ci ne peuvent donc qu'être complémentaires.

Les analyses bibliographiques seront effectuées par la seule Année. Elles vont, dans L'Année de Piéron, constamment, et de

AP

1928

partie : « Mémoires originaux »

(tout Piéron) et publiés à part.

partie : « Notes et revues ».

partie : « Analyses

phiques ».

Généralités.

Anatomo-physiologie

nerveuse. Neurologie.

Psychologie comparée.

Psychophysiologie.

Sensation et perception.

Les processus affectifs.

Habitude et mémoire.

Apprentissage. Témoignage.

Association et Imagination.

images et l'eidétisme.

rêve.

Pensée et Attitudes mentales.

Valeur. Opérations

intellectuelles .

Phonation. Langage. Ecriture.

Dessin. Musique.

Activité et Travail.

L'Attention et ses niveaux.

États de sommeil.

L'Inconscient.

Les Synthèses supérieures

les classements hiérarchiques.

Psychologie appliquée.

Psychotechnique.

Métapsychie

AP

1913

« Analyses

bibliographiques ».

I. Méthodologie.

Théories et études générales.

IL Anatomo-physiologie

nerveuse. Neurologie.

III. Psychologie comparée.

IV. Psycho-physiologie.

V. Sensation et perception.

VI. Mémoire.

VIL Association

et Imagination.

VIII. Phénomènes

intellectuels. Pensée

et attitudes mentales.

IX. Phénomènes affectifs.

Esthétique.

X. Activité. Expression.

Langage. Fatigue.

XL L'Attention et ses

niveaux. Les états

de sommeil.

XII. Personnalité. Volonté.

Suggestibilité.

XIII. Application.

XIV Technologie. Appareil.

XV. Divers.

« L'Année Psychologique » et son réseau 129

plus en plus, occuper de place. Leur planification va montrer une articulation de plus en plus grande avec les rubriques de la Psychological Review Company. Le noyau dur de L'Année de Binet, première période, particulièrement les rubriques « sensation, perception» vont perdre considérablement de l'importance. Le langage, les synthèses supérieures, les opérations intellectuelles vont se développer. Une rubrique, et non des moindres, va se rétrécir comme une peau de chagrin : la psychologie pathologique. A la Société, comme dans le Journal, la psychologie pathologique perd aussi continuellement du terrain. La Psychologie commence à se développer en France. Piéron et Meyerson, dans le même laboratoire respectivement directeur et sous-directeur, dirigent les deux organes de publication prestigieux, officiels, spécifiques et complémentaires de la Psychologie française. Ils vont, tous les deux, mener à bien ce travail de titan, comme Binet, très longtemps avec des moyens dérisoires.

(Accepté le 25 août 1995.)