Religions
Christianisme et stoïcisme

 

Les chrétiens ont une communauté soudée qui les rassemble pour l’exercice du culte et leur enseigne comment bien agir. Mais cela ne les excluait nullement de la vie de la cité. Ils exerçaient quasiment toutes les activités possibles selon leur position sociale. Certains étaient chevaliers ou sénateurs, avaient des charges publiques comme la questure ou le consulat, d’autres étaient plus humbles. Il leur fut toujours défendu de se singulariser ou de former des groupes fermés ; l’assemblée des chrétiens devait être ouverte à tous. De plus les chrétiens ne devaient pas restreindre l’exercice de leurs vertus entre eux mais en faire profiter tous leurs concitoyens. Peu de règles entravaient cette intégration. Néanmoins, il y en avait quelques-unes, la plupart ayant trait à la vie courante. Par exemple, il leur était défendu de consommer la viande qui provenait d’animaux sacrifiés aux idoles, ce qui leur attira les foudres des bouchers spécialisés dans ce métier, guère plus. Mais deux interdits de portée générale les différenciaient : ils ne reconnaissaient pas la divinité de l’empereur et eurent beaucoup à en souffrir aux Ier, IIe et IIIe siècles ; ils refusaient de servir dans les armées car tuer son prochain, même païen est l’un des plus grands péchés que l’on peut commettre. Cette attitude n’eut pas de conséquences avant le IIIe siècle ; à ce moment, l’agitation barbare aux frontières et les incursions requirent un grand effort militaire qui mit en lumière cette position des chrétiens ; cela leur attira une forte rancune de la part des autorités et conduisit à l’intensification des persécutions. Mais globalement les chrétiens furent des citoyens modèles.

Le comportement exemplaire de nombreux chrétiens, leurs hautes exigences morales contrastaient souvent avec ceux de la plupart des païens. Plusieurs Pères de l’Église prirent conscience de ce fait et l’utilisèrent pour élaborer une véritable théologie politique. Le premier fut Méliton de Sardes qui vécut dans la seconde moitié du IIe siècle. Il constata un véritable épuisement religieux dans l’ensemble de l’empire, les mysticismes et les cultes ésotériques connaissant un essor considérable. On continuait à sacrifier aux idoles sans vraiment croire à leur action. La religion romaine proprement dite avait fait un brillant retour sous le règne d’Auguste pour s’effondrer irrémédiablement par la suite ; Méliton souligna la mort de celle-ci car les Romains ne comprenaient même plus la signification de certains rites qu’ils continuaient pourtant à pratiquer. Il poursuivit en alléguant que les autres cultes antiques auraient un sort voisin. Enfin la morale publique et privée, qui avait connu un renouveau avec la pacification d’Auguste, s’étiolait visiblement. Alors Méliton fit à Marc-Aurèle une proposition audacieuse : les intérêts de l’empire romain et du christianisme étaient convergents comme le montra le Christ en venant au monde au temps d’Auguste, fondateur de l’empire ; ils s’épanouirent ensemble et subirent les mêmes maux car les seuls empereurs qui persécutèrent les chrétiens furent Caligula et Néron, unanimement reconnus comme mauvais ; enfin l’empire ne pouvait durer si sa population avait perdu toute foi et si sa morale ne tenait qu’à une habitude ou à des philosophies naturelles comme le stoïcisme ; l’empire et le christianisme devaient s’allier, le premier fournissant le pouvoir politique, l’administration et la sécurité, le second la vraie religion, une régénérescence morale et l’appui de Dieu. Au IVe siècle, cette proposition servit de fondement à l’établissement d’une théologie de l’empire chrétien qui fut élaborée par Lactance et Eusèbe de Césarée.

Mais rapidement les rapports devinrent conflictuels entre l’empereur et le pape, le premier voulant s’immiscer dans les affaires spirituelles et doctrinales. Les papes défendirent farouchement leur indépendance, parfois au prix de l’exil. Avec Ambroise de Milan s’affirma la suprématie pontificale et l’empereur fut désormais considéré comme un simple chrétien, avec ses péchés et ses devoirs. Il contraignit l’empereur Théodose le Grand à faire pénitence et à marcher pieds nus dans la cendre pour expier le massacre de dix mille personnes après la révolte de Théssalonique.

Querelles autour de la Trinité

L’élaboration de la doctrine de la Trinité occupa les Pères de l’Église pendant le IVe et le début du Ve siècle. C’est le dernier domaine où l’influence du stoïcisme fut marquante. Les débats furent vifs car rien n’est explicitement dit dans les Écritures. Une exégèse savante, difficile et prudente fut nécessaire pour aboutir au dogme actuel : il existe un seul Dieu qui se manifeste en trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Ce problème était resté dans l’ombre jusqu’aux années 320. Tout au plus quelques écrits d’Origène avaient tenté d’éclairer ce problème. Mais à ce moment, un évêque égyptien nommé Arius proposa une grande innovation : Jésus, le fils de Dieu, ne participe pas à la divinité du Père ; c’est plus qu’un simple homme, c’est la créature parfaite, la meilleure réalisation de Dieu. Cette proposition résolvait une difficulté majeure, à savoir le fait que Jésus avait été homme et Dieu, qu’il était un seul et unique Dieu avec le Père. En effet cette croyance soulevait beaucoup de questions auxquelles il paraissait impossible de répondre. De plus, d’après Arius, la création reste close, Dieu n’y entre pas, ne s’avilit pas en son sein. Ainsi le problème de l’intervention de Dieu qui est transcendant est éliminé. Comme dans la pensée stoïcienne, le monde est un tout complet et suffisant, crée par Dieu qui reste extérieur à lui, inconnaissable. Cette théorie, appuyée sur des passages équivoques de la Bible séduisit beaucoup de personnes en Orient par sa simplicité. Plusieurs évêques soutinrent les idées d’Arius car ils considéraient que sa vision était plus claire et plus juste que les tortueuses voies orthodoxes.

L’hérésie arienne prospéra et en 325 fut réuni à Nicée le premier concile œcuménique de l’Église à l’instigation de l’empereur Constantin, inquiet d’une éventuelle scission. Le sujet majeur fut la divinité du Fils et la maternité divine de Marie. Après d’âpres discussions, le Christ fut reconnu Dieu et homme à l’unanimité, même Arius acquiesçant à cette doctrine. Mais il continua sa prédication et fut excommunié la même année avec ses acolytes. La rupture fut terrible : les ariens adoptèrent des positions très favorables au pouvoir impérial, lui reconnaissant le droit de trancher les questions religieuses d’autorité. Les successeurs de Constantin furent superficiellement chrétiens et penchèrent vers l’arianisme pour amoindrir le pontife romain.

Mais l’orthodoxie trouva de très ardents défenseurs. Athanase d’Alexandrie fut le premier. Il participa au concile de Nicée comme diacre de l’évêque d’Alexandrie et fut élu de force évêque l’année suivante : il dut s’imposer à l’Égypte qui était majoritairement arienne. Il combattit les ariens toute sa vie, sans relâche. Il réfuta leurs positions en s’appuyant sur la Bible et en les dénonçant comme plus inspirées de la philosophie grecque qu’authentiquement chrétiennes. Il resta 48 ans évêque mais fut exilé à cinq reprises à cause de l’hostilité des alexandrins. Il fut assigné à résidence par l’empereur Constance, favorable aux ariens, et même emprisonné. Les différents papes le soutinrent et l’un d‘entre eux, Liberius, subit le même sort que lui. Le plus grand secours que reçut Athanase provint des moines : en effet, au cours de son épiscopat vécut saint Antoine d’Égypte, fondateur du monachisme, qui se réfugia dans le désert pour fonder une communauté écartée de la corruption mondaine et vivre pleinement sa foi. Son exemple fut suivi par maints hommes et femmes qui fuirent, dégoûtés par les compromissions des ariens avec les autorités impériales, qui n’étaient pas encore complètement christianisées. Athanase rencontra Antoine par hasard et ils devinrent amis ; le premier se réfugia plusieurs fois chez le second pour échapper à la vindicte des autorités. Pour remercier cet homme extraordinaire de sa bonté, Athanase écrivit sa biographie qui rencontra un succès colossal et propagea le monachisme jusque dans les régions les plus reculées de l’empire (même la Grande-Bretagne, le Maroc ou la Géorgie actuels furent touchées). L’acharnement d’Athanase finit par être efficace puisqu’à la fin de sa vie les ariens furent marginalisés en Égypte, région où ils avaient été les plus puissants.

La nature de Dieu posait encore de grands problèmes et Basile de Césarée s’attela à comprendre ce que Dieu avait laissé entendre de lui non seulement par la prédication de Jésus mais aussi par les écrits des prophètes. Il s’efforça d’éliminer les ajouts et interprétations provenant des philosophies classiques. Après un long labeur, il parvint à la conclusion que le Saint-Esprit est une personne et une part de Dieu comme Jésus ; il élabora la doctrine de la Trinité qui fut reçue par l’orthodoxie et démontra son bien-fondé. Il la proclama aussi comme mystère, quelque chose devant être cru, non questionné. Son travail se propagea en Orient par les soins de son ami Grégoire de Naziance, autre très grand Père de l’Église de Cappadoce. Celui-ci fut nommé évêque de Constantinople et présida au concile de Constantinople en 381 qui adopta la pensée de Basile. Sa prédication sut convaincre les habitants de la ville, qui était presque totalement arienne, de l’erreur dans laquelle il vivaient et les ramena à l’orthodoxie. Mais il s’attira l’hostilité des dignitaires et fut forcé de se retirer après le concile. En Occident, la lutte contre l’arianisme eut deux champions, Hilaire de Poitiers et Ambroise de Milan. Le premier combattit d’abord par la prédication puis fut exilé en Asie Mineure en 356. Là il prit connaissance des amples développements qu’avait connu l’orthodoxie et de la réfutation de l’arianisme. À son retour en Gaule en 360, il s’appuya sur les moines suivant l’exemple d’Athanase et protégea Martin qui devint plus tard évêque de Tours. Il écrivit aussi un traité sur la Trinité pour introduire les idées grecques dans le monde latin. Son entreprise fut couronnée de succès puisqu’il extirpa l’arianisme de la Gaule. Ambroise de Milan joua un rôle considérable en Italie. Fonctionnaire impérial réputé pour sa droiture, il fut élu évêque avant même d’être baptisé pour empêcher que des combats armés n’éclatassent à Milan entre orthodoxes et ariens. Comme Hilaire, il s’inspira des écrits des Pères grecs pour réfuter la pensée arienne. Mais il organisa une véritable lutte : à l’époque, Milan était la résidence des empereurs occidentaux et ceux-ci étaient pro-ariens ; Ambroise prêcha contre eux, contre la dissolution morale des élites qui étalaient leurs richesses alors que le peuple avait faim, contre la folle prétention d’un empereur inculte à juger des affaires ecclésiastiques. Son combat fut difficile car il fut arrêté, la police impériale envahissait les basiliques et l’impératrice voulait le faire assassiner. Mais avec l’aide de la population il finit par triompher : les évêques ariens furent déposés, puis les empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose le Grand se convertirent à l’orthodoxie et acceptèrent l’indépendance de l’Église. Enfin Ambroise convainquit Augustin de prendre le baptême.

Avec la fin de la crise arienne, les débats sur la Trinité s’apaisèrent mais l’intermède fut court. Les disputes reprirent entre l’école d’Alexandrie et l’école d’Antioche. Au début elles portèrent sur des détails. Mais les divergences allaient en s’aggravant. Jean Chrysostome (« Bouche d’Or ») fut le personnage le plus éminent de cette période. Né à Antioche en 345 dans une famille aisée, il fut ordonné prêtre après avoir été brièvement moine. Il étudia la culture classique mais s’en méfia car elle lui semblait mener droit à l’hérésie. Ses prêches furent très populaires et l’évêque lui confia la charge exceptionnelle de prédicateur. Jean fustigea les riches pour l’oubli de la charité, pour le luxe dont ils faisaient preuve alors que la population s’appauvrissait ; il s’insurgea contre la persistance du paganisme et le fit quasiment disparaître de la région ; il exhorta les chrétiens à mener une vie honnête et juste ; enfin il combattit quelques hérésies régionales mineures. Une grande réussite fut d’obtenir de l’empereur le pardon de la ville où une insurrection avait démoli les statues de la famille impériale. Sa renommée fut immense. Il fut appelé en 397 sur le siège épiscopal à Constantinople : comme l’on craignait un refus de sa part et l’opposition de la population antiochienne, il fut enlevé par les agents impériaux et amené dans la capitale dans un carrosse fermé ; mais des indiscrétions révélèrent la manœuvre et sur le chemin, des foules venaient le voir et assister à des prêches improvisés. Après un accueil chaleureux, il refroidit vite ses partisans à la cour. En effet ses prédications dérangeaient les dignitaires:la dénonciation de la corruption heurta le grand chambellan Eutrope, celle de l’immoralité l’impératrice Eudoxie. Jean Chrysostome défendit le droit d’asile dans les églises contre Eutrope et sauva plus tard la vie de celui-ci lorsque tombé en disgrâce, il en vint à se réfugier dans une église. Mais l’inimitié de l’impératrice et l’hostilité de Théophile, évêque d’Alexandrie eurent raison de Jean : un synode fut réuni à leur instigation en 403 et sous la menace de la police impériale, Jean fut déposé. Il partit mais la colère du peuple obligea l’empereur à le rappeler, avant de l’exiler en Arménie en 404 où il mourut en 407.

Son successeur à la tête du diocèse de Constantinople fut un autre antiochien, Nestorius. Celui-ci introduisit des innovations théologiques concernant la Trinité : il accepta la doctrine orthodoxe mais stipula que les deux natures du Christ étaient tellement différentes qu’elles ne pouvaient communiquer entre elles. Il y a une césure entre Jésus, l’être humain et l’être divin, même si le Christ est une seule et unique personne. Cette vue permettait la conciliation entre la conception stoïcienne encore répandue d’un monde matériel clos, mus par des lois naturelles et l’existence d’un Dieu transcendant, tout puissant. Elle évitait aussi le dilemme d’un Dieu entrant dans la création et subissant sa réalité corrompue. La pensée de Nestorius rencontra un certain succès en Orient. Mais le dernier Père de l’Église, Cyrille d’Alexandrie, se lança dans la défense de l’orthodoxie et réfuta la pensée de Nestorius. Ce-dernier ne rendant pas les armes, Cyrille réunit à Éphèse, en 431, le troisième concile œcuménique. Il dirigea les travaux et convainquit les autres membres éminents de l’école d’Antioche de son hérésie. Il finit par être excommunié et exilé en Assyrie. Mais ses idées persistèrent et s’implantèrent durablement puisque de nos jours existent encore des communautés nestoriennes en Iraq et en Syrie. Les successeurs de Cyrille tentèrent eux aussi de faire évoluer la doctrine de la Trinité vers plus de simplicité et proposèrent de considérer que le Christ fut simplement Dieu, utilisant le corps de l’homme pour connaître ses sensations et sentiments. Profitant de la position d’Alexandrie comme capitale culturelle et de la position de l’Égypte comme grenier à blé de l’empire, ils essayèrent de passer leur doctrine en force. Mais le pape Léon le Grand, celui qui sauva Rome des Huns d’Attila, réunit à Chalcédoine, en 451, le dernier concile œcuménique antique : le pape fit condamner l’hérésie alexandrine et les excommunia ; celle-ci s’implanta en Egypte et donna le monophysisme copte qui a survécu jusqu’à nos jours. Inquiet de la prolifération des hérésies qu’amenaient les écoles d’Alexandrie et d’Antioche, Léon le Grand laissa l’empereur les dissoudre et mit fin à l’aventure spéculative, figeant désormais le dogme.

Conclusion

Le stoïcisme fut la philosophie antique la plus proche du christianisme et les affinités furent nombreuses. La traduction du message chrétien en termes stoïciens fut l’œuvre de Clément d’Alexandrie, continuée et raffinée par son élève Origène. Leurs écrits furent cruciaux car ils facilitèrent la diffusion du christianisme dans les milieux aisés et cultivés de l’empire romain et l’assirent solidement. D’autres Pères de l’Église puisèrent leur inspiration dans la pensée stoïcienne pour éclairer la Bible et compléter les prescriptions morales du Christ. La morale chrétienne est proche de la morale stoïcienne mais elle est plus complète, plus exigeante. Maints hommes de l’Antiquité sentirent cette proximité, ce qui favorisa sans doute les conversions dans toutes les couches sociales. Mais l’influence du stoïcisme eut aussi des côtés très négatifs : elle engendra les théories gnostiques qui représentèrent un grave péril pour la jeune foi chrétienne puis les débats autour de la Trinité déchirèrent le corps de l’Église de manière irréparable : même si l’orthodoxie resta largement majoritaire, les nestoriens et les monophysites coptes représentent les séquelles des tentatives de simplification et de rationalisation inspirées par la pensée stoïcienne. Finalement la présence du stoïcisme dans la culture classique joua un rôle indéniable dans la constitution du christianisme et dans sa diffusion mais il a fallu s’en écarter définitivement pour parvenir à la meilleure compréhension possible de la nature de Dieu et pour maintenir intacte la foi contre les excès spéculatifs.

<< Page 3 / 3