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Psychanalyse, Anthropologie et Mythologie

Sacrée violence !

Le meurtre du père revisité par Freud, Girard et Lacan

Publié le 19 juillet 2004, par Christophe BORMANS

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Ne redoutes-tu pas les malédictions de la mère qui t’a conçu, ô mon enfant ?
Eschyle, Les Choéphores, Scène X (Clytemnestre, à Oreste).


Introduction

"Au commencement était l’acte !" C’est par cette sentence de Faust, que Freud conclue son "Totem et tabou". Oui, mais quel acte ? Un acte sexuel, semble nous dire Freud, tant le désir incestueux est à l’origine du meurtre du père, lequel, avec la culpabilité qui lui est corrélative, inaugure le premier pacte social. Un acte de pur violence, semble nous dire René Girard, pour qui la violence est primordiale et constitutive d’un désir sans objet et purement mimétique, le sacrifice n’étant là que pour la conjurer, la catalyser. Désir incestueux contre désir mimétique ; la violence comme conséquence du désir inconscient refoulé contre la violence comme cause cachée mais constitutive du pacte social : entre Freud et Girard, deux thèses antagonistes s’affrontent. Si pour Freud, la thèse du meurtre primitif avait pour enjeux la reconnaissance de l’inconscient dans sa dimension de désir ("Wunsch"), en rivalisant avec la thèse freudienne, Girard déplace considérablement le débat sur l’enjeu d’une explication dernière du meurtre sacrificiel.

Chez Girard, le sacrifice est en effet présenté comme la résolution d’une crise paroxysmique du désir mimétique et de la violence réciproque qui lui est constitutive. La conséquence en est la forclusion de l’inconscient freudien. Si Freud n’a directement pu répondre à Girard, ce dernier aura cependant omis dans sa critique avouée de la psychanalyse freudienne une thèse d’une haute importance : celle d’un psychanalyste qui aura su tout à la fois rester critique vis-à-vis de la thèse freudienne de "Totem et tabou" et se rapprocher de l’anthropologie structurale moderne : Jacques Lacan. Après avoir, dans une première partie, resituer les enjeux du débat entre Freud et Girard, nous entendons éclairer ce débat sur l’inconscient et la violence de la thèse lacanienne omise par René Girard.

I. - René Girard : "Rejeter tout ce que la psychanalyse préserve et préserver tout ce qu’elle rejette"

Pour autant que l’on peut brièvement résumer l’hypothèse freudienne, il sera plus simple de lui emprunter le résumé que lui-même nous a fourni dans un ouvrage non moins célèbre et qui, selon René Girard, "va de paire" [1] avec "Totem et Tabou" : il s’agit de "L’homme Moïse et la religion monothéiste".

a) Le meurtre du Père

Partant d’une indication de Ch. Darwin, et se référant à une hypothèse d’Atkinson affirmant que "dans des temps primitifs, l’homme primitif vivait en petites hordes, dont chacune était placée sous la domination d’un mâle puissant" [2], Freud suppose que "le mâle puissant était le maître et le père de toute la horde ; il n’était pas limité dans son pouvoir, dont il faisait usage avec brutalité" sur "tous les êtres féminins" qui "étaient sa propriété, les femmes de sa propre horde et leurs filles", ainsi que sur tous les êtres masculins et leurs fils.

Freud suppose donc que "le destin des fils était dur ; quand ils éveillaient la jalousie du père, ils étaient assommés ou châtrés ou bannis. Ils étaient contraints de vivre ensemble dans de petites communautés et de se procurer des femmes par rapt, l’un ou l’autre pouvant alors parvenir à se créer une position analogue à celle du père dans la horde primitive" [3].

"L’étape décisive suivante" selon Freud, "qui entraîna la transformation de ce premier genre d’organisation "sociale", aurait été que les frères chassés, vivant en communauté, s’associèrent, vainquirent le père et le dévorèrent cru, selon la coutume de ces temps". Freud nous invite à ne pas "se scandaliser de ce cannibalisme", car "il se prolonge largement dans des époques postérieures". Cependant, le meurtre devient, une fois effectué, la cause du sentiment de culpabilité qui va donner naissance à la "première forme d’organisation sociale" à proprement parler, c’est-à-dire au "renoncement aux pulsions", à la "reconnaissance d’obligations mutuelles", et à la "mise en place de certaines institutions déclarées inviolables (sacrées)", "chaque individu" renonçant "à l’idéal d’acquérir pour soi la position du père, à la possession de la mère et des sœurs". "Ainsi, conclut Freud, furent donnés le tabou de l’inceste et l’obligation de l’exogamie" [4].

Quand, comment et où cela a-t-il eu lieu ? C’est bien là la grande question :

"Il est impossible de préciser ce temps, écrit Freud, son assignation aux époques géologiques que nous connaissons n’est pas réalisée ; il est probable que cet être humain n’était pas encore très avancé dans son développement linguistique". Mais l’hypothèse selon laquelle de tel "destins" ont touché "tous les hommes primitifs, donc tous nos ancêtres, constitue une pièce essentielle de la construction". Freud se place dès lors sur le plan de la métaphore et précise que "cette histoire est racontée selon une condensation très poussée, comme si ce qui s’est en réalité étendu sur des millénaires et s’est répété un nombre incalculable de fois durant ce long laps de temps s’était produit une seule fois".

C’est cette hypothèse freudienne de "Totem et tabou", ô combien décriée par tous, que René Girard a cru à jamais mettre hors d’état de nuire. Pour autant que nous puissions résumer la critique que ce dernier adresse au Maître de Vienne, on pourra s’y amuser de sa réussite à reconstruire une position qui ne peut finalement que la renforcer : "vrai modèle en un genre difficile", selon l’expression que J. Lacan avait utilisé à propos de l’erreur inverse commise par E. Jones [5].

b) Girard sauveur de Freud

« La critique contemporaine, nous dit en effet R. Girard est à peu près unanime sur le compte des thèses développées dans "Totem et tabou" : elles sont inacceptables. Freud se donne à l’avance tout ce dont le livre a pour objet de rendre compte. La horde primitive de Darwin est une caricature de la famille. Le monopole sexuel du mâle dominateur coïncide déjà avec les futurs interdits de l’inceste. Il y a là, constate Lévi-Strauss dans les "Structures élémentaires de la parenté", "un cercle vicieux qui fait naître l’état social des démarches qui le supposent" » [6].

Bref, nous dit René Girard, "tout conspire, en somme, à plonger "Totem et tabou" dans le ridicule, dans l’indifférence et dans l’oubli".

Mais contre toute attente, Girard va alors s’employer à défendre Freud : "il est clair que nous ne pouvons pas entériner passivement cette condamnation". En fait, "les faits qui sollicitent l’attention de Freud", avoue René Girard, "sont du même ordre", et même parfois "exactement" "les mêmes", que ceux qui ont retenu la sienne [7]. Le meurtre collectif et "les arguments qui le suggèrent" sont trop proches, en vérité, des thèmes développés dans son propre essai pour ne pas réclamer d’examen plus détaillé [8].

René Girard s’emploie certes à défendre Freud, mais ce n’est que pour mieux le "manger", dirait la Mère-Grand du petit chaperon rouge. C’est-à-dire pour mieux pouvoir l’englober - du moins le croit-il - et placer ainsi sur orbite sa propre thèse.

"L’important" chez Freud, nous dit René Girard, "n’est pas la référence au totem ou à tout autre rubrique mais le fait religieux" en général. Ce qu’il faut rejeter chez Freud, ce n’est pas ce qu’il nommait "totémisme", "la vogue de cette appellation est liée à un certain état du savoir ethnologique et à certaines attitudes intellectuelles qui ne sont plus les nôtres", certes, mais chez Freud, insiste-t-il, on cherche surtout "même si on s’y prend pas toujours très bien, à informer une intuition réelle des données religieuses primitives et de leur unité" [9].

En mimant de sauver Freud de l’empêtrement dans lequel il s’était enfermé à propos d’une notion qui, aujourd’hui, semble avoir perdu de son prestige - à savoir le "totémisme" - René Girard va alors habilement déplacer le débat du tabou vers le sacrifice :

Dans les "déductions essentielles" de Totem et tabou, nous dit Girard, "les éléments problématiques de la théorie totémique n’entrent pour rien. Il n’est même pas question ici de totémisme. Le dynamisme de Totem et tabou s’oriente vers une théorie générale du sacrifice. Il en est déjà ainsi chez Robertson Smith, mais Freud va beaucoup plus loin car les débats théoriques de l’ethnologie le laissent indifférent. La masse énorme des faits concordants appelle une explication unique, une théorie générale qui se présentera d’abord comme une théorie du sacrifice" [10].

C’est cette théorie du sacrifice que veut, bien entendu, lui-même construire Girard, et c’est pourquoi il abonde dans le sens de Freud, nous épargnant tout au long de son ouvrage les démonstrations de l’importance primordiale de l’interdit de l’inceste dans les coutumes primitives. Dans son habileté universitaire, René Girard va même jusqu’à s’exclamer :

"Que serait-ce s’il [Freud] tenait compte de tous les scénarios analogues, sur mille théâtres culturels indépendants les uns des autres ? Que ne verrait-il pas, ici, s’il se livrait à une comparaison systématique ?" [11].

Girard va donc aller jusqu’à tout démontrer minutieusement ce que Freud "devine" : le meurtre collectif, l’interdit de l’inceste, la rivalité sexuelle. "Toute information nouvelle ne peut que consolider et renforcer définitivement la forme repérée", nous dit Girard : "Freud ne rêve pas et il devine que les sacrificateurs ne rêvent pas non plus" [12].

René Girard démontre-t-il véritablement tout ? Non, "pas tout" : il n’y a qu’une seule chose qu’il n’entend en aucune manière corroborer, c’est le père.

c) "L’erreur, c’est le père et la psychanalyse"

Selon Girard, et pour le dire avec Hamlet, il y avait bien "quelque chose de pourri au Royaume" de la psychanalyse. Ce quelque chose de "pourri" (rotten), c’est tout simplement la psychanalyse elle-même. C’est pour cette raison que René Girard souhaite "achever" la thèse freudienne :

"Achever le mouvement amorcé par Freud, ce n’est pas renoncer au meurtre, qui reste absolument nécessaire puisqu’il est appelé par une masse énorme de matériaux ethnologique, c’est renoncer au père, c’est échapper au cadre familial et aux significations de la psychanalyse" [13]. "Le père n’explique rien : pour tout expliquer, il faut se débarrasser du père, montrer que l’impression formidable faite sur la communauté par le meurtre collectif ne tient pas à l’identité de la victime mais au fait que cette victime est unificatrice" [14]. "Ce n’est pas le meurtre collectif qui fausse "Totem et tabou", c’est tout ce qui empêche ce meurtre de venir au premier plan" [15].

La responsabilité n’en est pas tant à attribuer à Freud, qu’à la psychanalyse :

"Ici encore, continue Girard, la postérité psychanalytique va accentuer l’élément régressif de la pensée freudienne. Le "père assassiné" de "Totem et tabou" est indéfendable, c’est un fait, mais quand on énonce ce fait, c’est sur "père" qu’il faut mettre l’accent et non sur "assassiné". Bien que valables si on les prend à la lettre, les raisons sur lesquelles s’appuie le refus de l’ouvrage sont mauvaises ; tout repose sur un amalgame mystificateur ; c’est la faiblesse qu’on prétend condamner, mais c’est la force qu’on étouffe. [...] On entend trier le vrai du faux et le tri, en effet, est infaillible : c’est toujours l’erreur qui sort du chapeau, c’est toujours la vérité qui reste au fond. L’erreur, c’est le père et la psychanalyse ; la vérité, c’est le meurtre collectif et, si extraordinaire, si peu croyable que cela paraisse, c’est le Freud ethnologue. Une lecture progressive doit rejeter à peu près tout ce que la psychanalyse préserve et préserver tout ce qu’elle rejette" [16].

"Rejeter tout ce que la psychanalyse préserve et préserver tout ce qu’elle rejette", c’est d’ailleurs ce à quoi s’emploi René Girard, nous l’avons vu, apportant autant de preuves - mais à son insu - à l’appui de l’interdit de l’inceste. L’ironie de René Girard est sans limite :

"La vraie découverte de Freud, la seule dont on puisse dire avec certitude qu’elle est destinée à inscrire son nom au registre de la science, a toujours été tenue pour nulle et non avenue" [17].

d) L’ironie de René Girard

Du strict point de vue de l’inconscient, il est en effet pour le moins amusant de remarquer que l’entêtement dont fait preuve René Girard pour "éliminer le père" ne constitue pas la moindre des preuves à l’appui des hypothèses psychanalytiques, que Freud avait notamment émis à propos de la névrose obsessionnelle, ou, pourrait-on dire, de confirmations de la thèse lacanienne de la forclusion du Nom du Père, laquelle irait plutôt dans le sens d’une classification de la structure paranoïaque de la thèse de René Girard concernant la violence réciproque.

Mais peu importe ici, acceptons de nous placer sur le terrain de René Girard, et éliminons donc le père ! Dès lors, René Girard ne peut faire autrement que de devoir se poser cette seule question : "comment faut-il concevoir la naissance de l’interdit ?" [18]. Cette question, il y répond, certes, mais l’explication est très courte, et elle mérite d’être ici relatée dans son intégralité :

"Quel que soit le prétexte des conflits, nourriture, armes, terres, femmes..., les antagonistes s’en dé-saisissent pour ne jamais le ressaisir. Tout ce que la violence sacrée a touché appartient désormais au dieu et fait, en tant que tel, l’objet d’un interdit absolu.

Dégrisés et épouvantés, les antagonistes vont tout faire, désormais, pour ne pas retomber dans la violence réciproque. Et ils savent parfaitement ce qu’il faut faire. La colère divine le leur a signifié. Partout où la violence a flambé l’interdit s’élève.

L’interdit pèse sur toutes les femmes qui ont servi d’enjeu à la rivalité, toutes les femmes proches, par conséquent, non parce qu’elles sont intrinsèquement plus désirables mais parce qu’elles sont proches, parce qu’elles s’offrent à la rivalité. La prohibition couvre toujours les consanguines les plus proches ; mais ses limites extérieures ne coïncident pas forcément avec une parenté réelle" [19].

C’est là que l’explication donnée par René Girard est tout à fait surprenante. Dans la mesure où, du strict point de vue logique, elle n’échappe pas à la circularité, puisqu’elle ne fait que donner un quart de tour supplémentaire à l’hypothèse freudienne.

René Girard nous avait certes prévenu qu’il allait supprimer, le "père", mais l’on ne s’attendait tout de même pas à ce qu’il aille jusqu’à supprimer le "meurtre". Il avait suffisamment insisté, en effet, sur le fait que s’il y a bien quelque chose à garder chez Freud, c’était le meurtre : "Le sacrifice est trop riche en éléments concrets pour être simplement un simulacre d’un crime que personne n’a jamais commis" [20]. Or, ce meurtre est, dans la version de René Girard, encore bien moins présent que dans la version freudienne.

Certes, René Girard nous avait prévenu que "l’impression formidable faite sur la communauté par le meurtre collectif ne tient pas à l’identité de la victime" (R. Girard, Op. Cit., p 313) et que, pour résumer, n’importe qui pouvait être la "victime émissaire". Certes, mais quel est le mobile du meurtre ?

René Girard nous le livre : "toutes les femmes proches". Et de préciser : "non parce qu’elles sont intrinsèquement plus désirables mais parce qu’elles sont proches".

Passant au crible le célèbre commandement de la Bible : "Vous ne tuerez point" (Exode 20,13), Freud soulignait - au cœur même de son "Totem et tabou" -, le caractère "superflu" d’un tel commandement, qui du point de vue de la conscience morale, nous apparaît comme l’évidence même :

"On ne voit pas, précisait-il, quelle nécessité il y aurait à défendre ce que personne ne désire faire". Si le contraire de "proches" est "éloignés", on pourrait rétorquer à René Girard que l’on voit mal comment il pourrait être question d’interdire l’accès à des femmes auxquelles on n’a justement pas accès : elles sont "éloignées". Si l’on veut rendre compte de l’interdit, on ne peut passer sous silence le désir. Et Freud, à la manière d’un Sherlock Holmes, en concluait alors la chose élémentaire suivante : ce qui est, du point de vue conscient, "défendu de la façon la plus formelle", doit être "l’objet d’un désir", dans l’inconscient.

À l’inverse, René Girard réussi ce tour de force de forclore la question du désir dans toute sa dimension topologique et inconsciente, en arguant un mobile purement géographique : une "relation de proximité". Il en perd de ce fait le mobile du crime, et c’est précisément "ce qui empêche le meurtre de venir "au premier plan" de sa thèse.

Pourquoi les frères s’entretueraient-ils désormais ? Les femmes n’ont pas pu servir "d’enjeu" à leur "rivalité", puisqu’il n’y a plus, dans ce modèle, ni "mâle puissant", Girard l’a supprimé, ni interdit, car c’est ce qu’il faut justement expliquer.

S’il n’y a plus ni père ni interdit, puisque c’est ce qu’il faut démontrer, on ne voit pas pourquoi les hommes ne seraient pas "capables de s’entendre" et, selon l’expression même de René Girard, "un partage des ressources disponibles entre les consommateurs éventuels" serait dans ce cas "plus vraisemblable" [21].

En d’autres termes, sans père et sans interdit, l’accès aux femmes ne pose plus aucun problème logique, et l’on ne voit pas pourquoi il y aurait violence et crime. La circularité de la thèse freudienne à propos de l’interdit, s’observe chez René Girard à propos de la violence : René Girard n’arrive plus à expliquer la violence sauf à la présupposer.

Chemin faisant, les quelque cinq cents pages de l’ouvrage de rené Girard constituent autant de preuves collectionnées à l’appui de la thèse freudienne, pour peu qu’on la restitue dans sa dimension première, celle de l’inconscient.

L’on a souvent admiré le talent de "fin limier" de Freud, et son style à la manière des grands maîtres du suspens, "la composition de l’ensemble" apparentant l’ouvrage freudien à "un roman policier", écrivait Didier Anzieu [22]. C’est sans aucun doute cette trame qui aura manqué à René Girard. Si la violence est apparemment "sans raison", comme l’affirme René Girard, le crime ne peut être alors qu’un crime "psychopathe". Or, c’est justement pour ce genre d’enquête policière concernant des crimes sans mobile apparent que la foule se passionnent, en tentant notamment d’en élucider les motifs les plus secrets par les meilleurs "profilers". Ce sont là les véritables best-sellers de la mythologie moderne ("Le Silence des Agneaux", "American Psycho", etc.). La violence réciproque et "sans raison" n’a guère eu de succès que dans les milieux universitaires, mais elle déserte cette mythologie moderne qui aime à se donner en spectacle dans les librairies ou au cinéma. Cette violence sourde et aveugle qui nous fascine, cette passion pour ce que Freud qualifiait de "l’inquiétante étrangeté", et qui fait le succès du cinéma ou de la littérature américaine, n’est-elle pas la meilleure preuve d’une appréhension mystérieuse et fantasmatique de ce que René Girard souhaite forclore : l’inconscient ?

II. - Jacques Lacan : Le Complexe d’Œdipe revisité

Jacques Lacan s’est très tôt affirmé très critique vis-à-vis de l’hypothèse freudienne de "Totem et tabou". D’aucuns aiment à penser que cela tient essentiellement au fait que si Freud avait abordé l’élaboration de la pratique et de la technique psychanalytique à partir de la névrose, et plus précisément de l’hystérie, Jacques Lacan quant à lui, avait d’emblée abordé l’inconscient via l’étude des psychoses. On sait pourtant que c’est à la suite de sa célèbre étude de la paranoïa du Président Schreber, que Freud annonce pour la première fois l’imminence d’une étude psychanalytique des coutumes des peuples primitifs :

"Ce court post-scriptum à l’analyse d’une paranoïa nous fait voir combien Jung a raison lorsqu’il affirme que les forces édificatrices des mythes de l’humanité ne sont pas épuisées, mais aujourd’hui encore, dans les névroses, engendrent les mêmes productions psychiques qu’aux temps les plus reculés. [...] Il en est de même des forces édificatrices des religions. Et je crois que le moment sera bientôt venu d’étendre encore un principe que nous, psychanalystes, avons depuis longtemps énoncé, et d’ajouter à ce qu’il impliquait d’individuel, d’ontogénétique, une amplification, phylogénétique. Nous disons : dans le rêve et dans la névrose se retrouve l’enfant avec toutes les particularités qui caractérisent son mode de penser et sa vie affective. Nous ajouterons aujourd’hui que nous y retrouvons encore l’homme primitif, sauvage, tel qu’il nous apparaît à la lumière des recherches archéologiques et ethnographiques" [23].

C’est là le tout dernier mot de l’étude sur la psychose du Président Schreber, et Freud a clairement déjà en tête, le projet d’écrire son "Totem et tabou".

C’est donc à l’instar de Freud et fort de son entrée dans la psychanalyse par cette porte de la paranoïa, que Jacques Lacan entend, dès son article de 1938 sur la famille, conduire à "une révision du complexe" névrotique contemporain, afin de ré-élaborer à la suite de Freud, "l’histoire la famille paternaliste" [24].

Pour Lacan en effet, Freud effectue un saut théorique abusif, celui de la famille conjugale observé chez ses propres sujets, "à une hypothétique famille primitive conçue comme une horde qu’un mâle domine par sa supériorité biologique en accaparant les femelles nubiles".

Il ne s’agit pas ici d’une querelle d’interprétation entre deux écoles psychanalytiques que d’aucuns aiment à se représenter comme antagonistes. L’interprétation de Lacan est correcte et Freud confirmera très clairement cette position tout au long de son œuvre, comme, par exemple, en 1918, lorsque revenant sur le tabou de la virginité, il affirme :

"Dans mon ouvrage "Totem et tabou" (...) j’y ai reconnu qu’une ambivalence originaire était la condition du tabou et j’ai défendu l’idée qu’il est né des processus préhistoriques qui ont conduit à fonder la famille humaine" [25].

Or, pour J. Lacan, le chef tyrannique de la horde primitive n’est qu’un "fantôme". L’originalité véritable de la thèse lacanienne est que la castration n’y est pas tant à entendre comme une menace dont l’agent majeur serait la force paternelle - et encore moins celle du père de la horde primitive -, que comme un fantasme, celui de relation primordiale à la mère, ouvrant pour le sujet l’abîme sans fond des entrailles du ventre maternel et l’image d’un corps morcelé. La victime émissaire et la violence de son meurtre est ici à réinterpréter comme participant pleinement de ce fantasme fondamental.

a) Le sacrifice ou la violence du fantasme fondamental

En 1938, Jacques Lacan est encore un jeune psychiatre psychanalyste cherchant à se faire reconnaître de ses pairs. C’est dans ce contexte qu’Henri Wallon, à qui Lucien Febvre avait confié la tâche de réaliser le numéro VIII de l’Encyclopédie française, lui propose d’écrire un texte dans ce volume au titre évocateur : "La vie mentale" ; la signature de Lacan devant apparaître aux côtés de noms aussi prestigieux que ceux de Pierre Janet, Charles Blondel, ou Georges Dumas. C’est dans cet article que Lacan synthétisera tout à la fois ses travaux d’avant-guerre, essentiellement d’inspiration psychiatrique, et posera les jalons d’une thèse qui devra le mener, dans les années cinquante, à prendre la position de chef de file de la communauté psychanalytique française. La thèse que Jacques Lacan élabore en cette fin des années trente est plus connue sous le nom de stade dit du "miroir".

L’une des principales hypothèses Lacanienne est que la menace de castration ne doit pas tant se comprendre en fonction du complexe d’œdipe qu’en fonction des "antécédents narcissiques" du sujet. Observons ici, que ce n’est donc pas tant le matériel anthropologique ou ethnologique qui est d’abord sollicité, mais bien le matériel inconscient dégagé par la cure analytique :

"L’immense moisson des faits que le complexe d’œdipe a permis d’objectiver depuis quelque cinquante ans peut éclairer la structure psychologique de la famille, plus avant que les intuitions [freudiennes] trop hâtives que nous venons d’exposer".

La thèse principale est la suivante : "L’expérience" selon Lacan "contredit" l’orientation théorique qui repère "l’agent majeur" de la castration "dans la menace de la force paternelle". Bien plutôt qu’une menace corrélative du complexe d’œdipe et qui pèserait sur le membre viril, la menace renvoie à l’imago maternelle dans toute sa complexité. C’est-à-dire, non pas tant à un quelconque "mimétisme" si cher à René Girard, mais bien à l’image aliénante d’une supposée complétude qui échappe au sujet.

Concept forgé par C. G. Jung en 1911, le terme allemand "imago" désigne les premières représentations inconscientes auxquelles le sujet se fixe, et qui par la suite organise ses relations sociales. Pour Lacan, l’imago maternelle s’organise dans les premières relations intersubjectives de l’enfant avec sa mère, dont le prototype nous est fourni par l’image de l’enfant à la mamelle si bien décrite par Saint Augustin dans ses Confessions (Livre I, chap. VII) :

"Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation de l’enfant, la mère, en même temps, reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs".

Qu’est-ce à dire sinon que "l’être qui absorbe est tout absorbé" ? En d’autres termes, que si la relation primordiale à la mère est constitutive du "moi", celui-ci doit également se concevoir comme aliénation fondamentale dans laquelle le sujet se confond avec l’objet de son désir. Telle est la définition du fantasme. C’est là le premier traumatisme, venant redoubler celui que Rank qualifiait de "traumatisme de la naissance", c’est-à-dire cet arrachement à la supposée complétude de l’enfant au placenta et au ventre maternel.

La relation primordiale à la mère donne le prototype d’une angoisse d’anéantissement, non pas en vertu d’une quelconque menace de castration proférée par le père, mais en vertu des "malaises primordiaux" de l’enfant assujetti :

"L’angoisse, dont le prototype apparaît dans l’asphyxie de la naissance, le froid, lié à la nudité du tégument, et le malaise labyrinthique auquel répond la satisfaction du bercement, organisent par leur triade le ton pénible de la vie organique qui, pour les meilleurs observateurs, domine les six premiersmoisdel’homme.Cesmalaisesprimordiauxont tous la même cause : une insuffisante adaptation à la rupture des conditions d’ambiance et de nutrition qui font l’équilibre parasitaire de la vie intra-utérine".

En conséquence, tout fantasme inconscient d’une relation primordiale à la mère attire irrémédiablement le sujet vers les représentations inconscientes de tels "malaises primordiaux". La violence qui s’y donne à entendre - dans les rêves ou rêveries éveillées, dans les névroses ou les psychoses -, est à la hauteur de la violence du dénuement auquel le sujet est livré dans son désir le plus vif.

Dans cette perspective lacanienne, violence et sacrifice ne sont pas tant corrélatifs du meurtre du père que du fantasme de la relation primordiale à la mère que la symbolique œdipienne du père et de l’interdit de l’inceste doit justement venir apaiser :

"S’ils se réfèrent aux rites de sacrifice par où les cultures primitives, même parvenues à une concentration sociale élevée, réalisent avec la rigueur la plus cruelle - victimes humaines démembrées ou ensevelies vivantes - les fantasmes de la relation primordiale à la mère, ils liront, dans plus d’un mythe, qu’à l’avènement de l’autorité paternelle répond un tempérament de la primitive répression sociale".

D’un point de vue plus sociologique, en effet, la thèse lacanienne se trouve également corroborer par tout un matériel ethnologique passé sous silence par René Girard. En effet, l’existence d’un système matriarcal précédant toute édification d’un système patriarcal, est attesté par la culture ethnologique à laquelle Lacan se réfère :

"Les traces universellement présentes et la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire de toutes les formes fondamentales de la culture, et spécialement d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité manifestent que l’ordre de la famille humaine a des fondements soustraits à la force du mâle". Or, si le père n’est certes pas exclu du système matriarcal, il y joue un tout autre rôle que celui que lui fait jouer Freud dans son mythe. Lacan s’appuie notamment ici sur les travaux ethnologiques de Malinowski :

"L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais ordinairement par l’oncle maternel. Un ethnologue qu’a guidé sa connaissance de la psychanalyse, Malinowski, a su pénétrer les incidences psychiques de ce fait".

Fort de cette hypothèse d’un démembrement ou d’un ensevelissement du corps corrélatif du fantasme de la relation primordiale à la mère, nous pouvons désormais prendre en considération toute une mythologie paléo-orientale qui permet d’éclairer la thèse sacrificielle sous un angle nouveau. Nous ferons essentiellement référence dans ce dernier paragraphe aux travaux incontestés du mythologue roumain Mircea Eliade.

b) L’Alchimie ou le feu du désir maternel

Selon Mircea Eliade en effet la notion de sacrifice semble être intimement corrélé au passage du matriarcat au patriarcat, au cours duquel la déesse maternelle semble être "évincée" par le "Dieu fort, le Mâle fécondateur", passage qui est lui-même corrélatif du passage de l’agriculture (cueillette, petite chasse, etc.) à la métallurgie :

"Toute cette mythologie élaborée autour de la fécondité agraire, de la métallurgie et du travail, est d’ailleurs assez récente. Postérieure à la poterie et à l’agriculture, la métallurgie s’encadre dans un univers spirituel où le Dieu céleste, encore présent pendant les phases ethnologiques de la cueillette et de la petite chasse, est définitivement évincé par le Dieu fort, le Mâle fécondateur, époux de la Grande Mère terrestre. Or, l’on sait qu’à ce niveau religieux, l’idée de la création opérée par un être suprême ouranien, est passée dans la pénombre, pour céder la place à l’idée de la création par hiérogamie et par sacrifice sanglant ; on assiste même au passage de la notion de création à celle procréation. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous rencontrons, dans la mythologie métallurgique, les motifs d’union rituelle et de sacrifice sanglant" [26].

Il importe de bien comprendre cette "nouveauté" du sacrifice, précise M. Eliade. Elle représente d’une part l’idée que, "la création s’effectue par une immolation ou une auto-immolation" et, d’autre part, que "la vie ne peut s’engendrer qu’à partir d’une autre vie qu’on immole".

En d’autres termes, si à l’orée du patriarcat, la notion de "procréation" se substitue à celle "création", et que cette création ne peut désormais s’effectuer sans immolation ou auto-immolation, le sacrifice ne peut lui-même être compris que comme participant de la relation primordiale à la mère.

En effet, non seulement le modèle canonique de la procréation est celui de la procréation maternelle, mais M. Eliade insiste surtout - contrairement ici à René Girard -, sur la "sexualisation" de telles conceptions cosmologiques incluant le sacrifice :

"De telles conceptions cosmologiques, il en résulte, d’une part, la "sexualisation" du règne végétal et minéral et, en général, des outils et des objets du monde environnant. En relation directe avec ce symbolisme sexuel, il nous faudra rappeler les multiples images du ventre de la Terre, de la mine assimilée à l’utérus et des minerais aux embryons autant d’images qui confèrent une signification gynécologique et obstétrique aux rituels accompagnant les travaux des mines et de la métallurgie" [27].

Sexualisation du monde environnant, images du ventre de la Terre assimilée à l’utérus ; "le sens profond de tous ces mythes est assez clair", nous dit Mircea Eliade : "la création est un sacrifice". Or, si le désir de création s’effectue selon le modèle de la procréation maternelle, c’est-à-dire de la relation primordiale à la mère, il n’est plus étonnant d’y retrouver les représentations inconscientes du fantasme fondamental tel que Lacan nous les a présentées par expérience : "démembrement", "ensevelissement", "morcellement" du corps.

C’est par exemple "le sens des sacrifices humains au profit des récoltes", nous dit M. Eliade :

"La victime est mise à mort, dépecée et les morceaux sont éparpillés sur la terre pour lui procurer fécondité" [28].

Dans son désir de création, le sujet rencontre son fantasme d’union à la Mère et se voit happé, aliéné par l’image de son corps morcelé.

Dans les rites métallurgiques, c’est plus généralement l’image du corps engloutie à l’intérieur du ventre maternel qui prime, le sujet régressant au stade fœtal :

"La création du monde à partir du corps d’un être primordial est parfois conçue et décrite comme le modelage d’un "fœtus". Le cosmos prend forme d’une manière première, "embryonnaire" parce que informe, "chaotique". On arrive ainsi à une série d’images équivalentes ou complémentaires, où le corps sacrifié est assimilé à la matière première et, donc, à la masse germinale et au fœtus" [29].

Les traditions métallurgistes africaines, indiennes, chinoises ou mésopotamiennes confirment cette conception : "les métaux " poussent " dans le ventre de la Terre". Le minerai est ensuite considéré comme un embryon et le fourneau comme une matrice dans laquelle les minerais achèvent leur croissance et leur maturation. "Les sacrifices effectués à cette occasion, précise M. Eliade, seraient comparables aux sacrifices obstétriques" [30].

Au-delà du sacrifice, le fantasme fondamental se retrouve dans les rites des chamans et des forgerons, qui inaugurent eux-mêmes ceux des héros civilisateurs du monde antique. Mircea Eliade remarque en effet, non seulement une continuité symbolique allant des "maîtres du feu" (chamans et forgerons) aux héros et rois mythiques "fondateurs de dynastie", mais également une solidarité symbolique entre la "chaleur magique" du forgeron ou du chaman et l’initiation militaire du héros [31].

Comme le potier avant lui, le chaman, forgeron ou l’alchimiste sont avant tout les "maîtres du feu" :

"Le potier qui, le premier, réussit, grâce à la braise, à durcir considérablement les "formes" qu’il avait données à l’argile, dut sentir l’ivresse d’un démiurge : il venait de découvrir un agent de transmutation. Ce que la chaleur "naturelle" - celle du Soleil ou du Ventre de la Terre mûrissait lentement, le feu le faisait dans un tempo insoupçonné. [...] Les cultures les plus archaïques imaginent le spécialiste du sacré - le chaman, l’homme-médecine, le magicien - comme un "maître du feu". La magie primitive et le chamanisme impliquent la "maîtrise du feu", soit que l’homme-médecine puisse toucher impunément à la braise, soit qu’il puisse produire, dans son propre corps, une "chaleur intérieure" qui le rend "brûlant", "ardent", lui permettant ainsi de résister au froid extrême" [32].

Observons ici surtout dans ces rites les restes de matriarcat, et notamment dans le fait que le pouvoir du chaman réside dans l’identification de celui-ci à la mère et à son pouvoir de procréation :

"D’après les mythes de certains peuples archaïques, écrit par exemple M. Eliade, les Femmes Ailleules possédaient "naturellement" le feu dans leurs organes génitaux ; elles en tiraient parti pour cuire leur nourriture, mais le cachaient aux hommes. Ces derniers réussirent néanmoins à s’en emparer par ruse".

M. Eliade souligne très clairement que "ces mythes [métallurgiques] reflètent aussi bien des réminiscences d’une idéologie matriarcale que le fait que, produit par le frottement de deux morceaux de bois, c’est-à-dire par leur "union sexuelle", le feu était conçu comme se trouvant "naturellement" dans le morceau qui représentait la femelle".

Avec le passage au patriarcat, la femme devient une "sorcière" et les hommes, finalement parvenus à "maîtriser le feu" deviennent les sorciers "plus puissants". Ce sont les hommes, "sorciers", chamans, ou forgerons, qui désormais maîtrisent le feu :

"Universellement, les primitifs se représentent le pouvoir magico-religieux comme, "brûlant" et l’expriment par des termes qui signifient "chaleur", brûlure", "très chaud", etc. C’est d’ailleurs pourquoi les magiciens et les sorciers boivent de l’eau salée ou pimentée et mangent des plantes extrêmement piquantes : ils veulent augmenter ainsi leur "chaleur" intérieure" [33].

Si d’après les mythes de certains peuples archaïques, les femmes possédaient "naturellement" le feu dans leurs organes génitaux, le sens de l’augmentation de la chaleur intérieure requise pour tout chaman ou magicien quel qu’il soit ne doit faire aucun doute : il s’agit d’une identification à la mère dans la procréation.

En ce sens, les rites et sacrifices corrélatifs de ce passage du matriarcat au patriarcat démontrent la régularité du motif dégagé par Jacques Lacan, selon laquelle le désir de maîtrise de ces techniques métallurgiques nouvelles, n’est pas sans rappeler le désir premier refoulé : celui de l’union avec la mère. Initiations, rites et sacrifices sont là pour nous rappeler combien un tel désir comporte le danger d’en revenir à la relation primordiale à la Mère ; en d’autres termes, à l’aliénation primitive, à l’absorption et au retour dans le sein maternel et au corps morcelé. C’est ce que nous livrent très clairement les scénarios de certaines initiations chamaniques, durant lesquels, en "rêves" ou "hallucinations initiatiques", les récipiendaires sont confrontés à "leur mise en pièces" par des "démons"-maîtres de l’initiation :

"Un chaman yakoute a vu, durant sa maladie initiatique, ses membres détachés et séparés avec un crochet de fer par les démons ; après toutes sortes d’opérations (nettoyage des os, raclage des chairs, etc.), les démons ont rassemblé ses os et les ont jointoyés avec du fer. Un autre chaman a eu le corps coupé en petits morceaux par l’Oiseau-de-Proie-Mère, qui avait un bec en fer, des serres crochues et des plumes de fer. Un autre a été bercé, pendant ses hallucinations initiatiques, dans un berceau de fer. Enfin, d’un long récit autobiographique d’un chaman avam-samoyède, détachons cet épisode : le futur chaman se vit pénétrer, pendant sa maladie initiatique, à l’intérieur d’une montagne, il aperçut là un homme nu manœuvrant un soufflet. Sur le feu se trouvait une chaudière. L’homme nu le saisit avec une énorme tenaille, lui coupa la tête, lui fractionna le corps en petits morceaux et jeta le tout dans la chaudière, en l’y laissant cuire pendant trois ans. Dans la caverne, il y avait aussi trois enclumes, et l’homme nu forgea sa tête sur la troisième, celle qui lui servait à forger les meilleurs chamans. Ensuite, il repêcha ses os, les rassembla et les recouvrit de chairs" [34].

"Membres détachés", "corps coupé" et "fractionné" en "petits morceaux", corps "bercé" dans un "berceau de fer", pénétration à "l’intérieur d’une montagne", dans une "caverne", dans une "chaudière" : n’est-ce pas là les fantasmes que Lacan nous décrit comme corrélatifs de la relation primordiale à la mère, le désir premier, incestueux et anéantissant ? Tous ces rituels comme les sacrifices ne semblent vouloir nous dire qu’une seule chose : il faut que tu saches que véritablement désirer, c’est désirer le désir premier, le désir incestueux. C’est, dirons-nous, certainement le sens originaire du "Connais-toi toi-même" du Temple d’Apollon.

Quant à cet "Oiseau-de-Proie-Mère", avec "un bec en fer, des serres crochues et des plumes de fer", n’est-ce pas là la fameuse Sphinge du Mythe œdipien dont Lacan insiste pour nous le faire entendre comme reste du matriarcat ?

"Ils liront, dans plus d’un mythe, qu’à l’avènement de l’autorité paternelle répond un tempérament de la primitive répression sociale. Lisible dans l’ambiguïté mythique du sacrifice d’Abraham, qui au reste le lie formellement à l’expression d’une promesse, ce sens n’apparaît pas moins dans le mythe de l’Œdipe, pour peu qu’on ne néglige pas l’épisode du Sphinx, représentation non moins ambiguë de l’émancipation des tyrannies matriarcales, et du déclin du rite du meurtre royal. Quelle que soit leur forme, tous ces mythes se situent à l’orée de l’histoire, bien loin de la naissance de l’humanité dont les séparent la durée immémoriale des cultures matriarcales et la stagnation des groupes primitifs" [35].

Conclusion

"Qu’est-ce qu’un Père ?" Voilà la question à laquelle Freud aura tenté d’apporter réponse, mais à laquelle René Girard aura renoncé de répondre. Dès 1960, pourtant, Jacques Lacan nous avait déjà averti : "C’est le père mort, répond Freud, mais personne ne l’entend" (Lacan, Ecrits II, Seuil, Paris, 1971, p 173). Et, ajoutait-il, une fois ceci compris, "le tombeau de Moïse est aussi vide pour Freud que celui du Christ pour... "Hegel", disait Lacan, mais il aurait pu ici citer Girard [36].

La thèse lacanienne est-elle aussi éloignée de celle de Freud que d’aucuns se complaisent à le croire ? Certainement pas aux vues des derniers remaniements de l’hypothèse freudienne de "Totem et tabou", que l’inventeur de la psychanalyse nous lègue dans son ouvrage testamentaire : "L’Homme Moïse et le monothéisme". Selon un processus tardif interprété comme un "retour du refoulé", Freud reconnaît en effet qu’une "organisation patriarcale" succéda à une "organisation matriarcale" de la société :

"Sous l’influence de conditions extérieures qu’il ne nous appartient pas d’étudier ici et qui d’ailleurs ne sont pas toutes bien connues, une organisation patriarcale de la société succéda à l’organisation matriarcale, ce qui naturellement provoqua un grand bouleversement des lois alors en vigueur. Il nous semble percevoir comme un écho de cette révolution dans l’Orestie d’Eschyle. Mais ce bouleversement, ce passage de la mère au père a un autre sens encore : il marque une victoire de la spiritualité sur la sensualité et par là un progrès de la civilisation. En effet, la maternité est révélée par les sens, tandis que la paternité est une conjecture basée sur des déductions et des hypothèses. Le fait de donner ainsi le pas au processus cogitatif sur la perception sensorielle fut lourd de conséquences" [37].

Voilà ce qu’écrivait Freud, au moment même où l’article de Jacques Lacan était publié dans l’Encyclopédie française, c’est-à-dire en 1938. Mais quelles sont, pour notre sujet, ces conséquences ? Freud, frayant la voie au "Nom du Père" de Jacques Lacan, l’exprimait déjà très clairement en 1939 :

"Reléguer au second plan les perceptions sensorielles directes en donnant le pas aux souvenirs, aux déductions, aux réflexions, tous processus intellectuels tenus pour supérieurs, c’est décider, par exemple, que la paternité, bien que les sens ne la puissent déceler, est plus importante que la maternité. C’est pourquoi le fils porte le nom de son père et en hérite" [38].

Reléguer au second plan "les perceptions sensorielles directes", c’est ici - traduit pour notre propos -, permettre de sortir de l’imaginaire et de la violence fantasmatique qui dans l’inconscient lui est corrélative, par le symbolique du souffle et de la parole. Car "ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque" [39].

P.-S.

Ce texte est une première version d’un article ensuite publié dans Psychologie de la violence, (sous la dir. de Christophe Bormans et Guy Massat), Éd. Studyrama, Paris, pp. 63-78.

Notes

[1] René Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972, p 318.

[2] Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, Paris, 1986, p 170.

[3] Sigmund Freud, Op. Cit., 1986, pp. 171-172.

[4] Sigmund Freud, Op. Cit., 1986, pp. 171-172.

[5] J. Lacan, "La signification du phallus", dans Op. Cit., 1971, p 106.

[6] R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, Paris, 1972, p 283.

[7] R. Girard, Op. Cit., p 287.

[8] R. Girard, Op. Cit., p 286.

[9] R. Girard, Op. Cit., p 288.

[10] R. Girard, Op. Cit. p. 291.

[11] R. Girard, Op. Cit., p. 292.

[12] R. Girard, Op. Cit., p 293.

[13] R. Girard, Op. Cit., p 313.

[14] R. Girard, Op. Cit., p 313.

[15] R. Girard, Op. Cit., p 314.

[16] R. Girard, Op. Cit., pp. 316-317.

[17] R. Girard, Op. Cit., p 295.

[18] R. Girard, Op. Cit., p 320.

[19] R. Girard, Op. Cit., pp. 320-321.

[20] R. Girard, Op. Cit., p 294.

[21] R. Girard, Op. Cit., p 312.

[22] "Table d’hôte", préface à S. Freud, Op. Cit., 1988, p 33.

[23] Freud, La paranoïa Schreber, p. 324.

[24] Lacan, 1938.

[25] Sigmund FREUD, Le tabou de la virginité [1918], La vie sexuelle, Chap. IV : Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, Section III, Paris, PUF, 1969, pp. 66-80), Œuvres complètes, vol. XV, PUF, Paris, pp. 72.

[26] M. Eliade, 1977, p. 24.

[27] Eliade, 1977, pp. 24-26.

[28] Eliade, 1977, p. 26.

[29] Eliade, p. 59.

[30] Eliade, 1977, p. 63.

[31] Eliade, p. 71.

[32] Eliade, 1977, p. 65.

[33] Eliade, 1977, p. 66.

[34] Eliade, p. 70.

[35] Lacan, 1938.

[36] J. Lacan, Op. Cit., 1971, p 181.

[37] Moïse, p. 106.

[38] Moïse, p. 106-111.

[39] Jacques Lacan, Introduction au commentaire de jean Hyppolite sur la "Verneinung", 10 février 1954

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