L'histoire de la génération
chrétienne qui suivit le temps des
apôtres est assez obscure
(1). Tel est le
cas, par exemple, pour l'importante église
de Rome. Les indications données par les
Pères sur deux personnages qui l'ont
dirigée (Linus et Anaclet ou Clet), avant
Clément de Rome, sont contradictoires
(2). Par contre,
la lettre aux Ephésiens, les trois
épîtres « pastorales »,
celles dites « de Jacques, de Pierre et de
Jean » et deux chapitres de l'Apocalypse (II
et III), datant, semble-t-il, du dernier quart du
1er siècle, fournissent de précieux
renseignements sur la foi, la vie
ecclésiastique, l'attitude morale et sociale
des églises de cette époque.
Le premier trait à signaler dam
leur foi, c'est l'adoucissement du conflit
doctrinal qui avait divisé la
chrétienté issue du paganisme et
celle qui s'était recrutée parmi les
Juifs. Cette dernière, assurément,
garde sa physionomie propre en face de l'autre,
qu'on a nommée, à cause de sa
supériorité numérique, «
la grande Église», mais comme son
attitude s'est faite conciliante
depuis que la guerre juive, terminée par
l'affreuse destruction de Jérusalem (en 70),
est venue amoindrir l'église-mère,
qui, après avoir fui à Pella, sur les
bords du Jourdain, en Pérée, s'est
péniblement reconstituée dans la
capitale ravagée ! Quant à la masse
pagano-chrétienne, on la voit s'orienter
vers un paulinisme édulcoré. «
Elle suivait, dit Sabatier, une voie moyenne entre
la théologie de Paul qu'elle était
incapable de comprendre et les prétentions
et les rites des judaïsants qu'elle ne pouvait
tolérer. Ainsi se formait une sorte de
doctrine élémentaire et neutre,
où entrait, par moitié, la sagesse
rationnelle de la Grèce, et, par
moitié, la tradition d'Israël »
(Religions, p. 67-68).
Précisons maintenant les
tendances dogmatiques de cette époque en
utilisant les traces qu'elles ont laissées
dans divers livres du Nouveau Testament.
Deux d'entre eux (l'épître
aux Hébreux et celle de Jacques), sont des
lettres adressées à des
judéo-chrétiens. Les uns
étaient imbus de philosophie alexandrine ;
les autres, moins cultivés, paraissent avoir
vécu en Syrie. Comme on pouvait s'y
attendre, aucun de ces deux écrits ne porte
la marque du paulinisme. Le second est même
en conflit avec lui.
L'épître aux Hébreux
est muette sur les sujets si familiers au grand
apôtre, la circoncision,
l'évangélisation des païens,
l'union du fidèle avec Christ
(3). Elle parle
de foi, mais elle y voit la simple attente de la
réalisation des promesses divines ; elle
souligne l'infériorité de la Loi mais
non sa déchéance ; elle enseigne la
rédemption, mais « au lieu d'un drame
humain, accompli au plein milieu de l'histoire
humaine et dans la conscience de chaque croyant....
nous avons là une fonction sacerdotale, une
sorte de messe idéale et divine »
(4). La grande
image qui la remplit, dit Lyder
Brun, est celle du grand-prêtre entré
dans le sanctuaire céleste, après
s'être offert en sacrifice. « La
justification ne joue pas un grand rôle dans
cette épître, qui accentue
plutôt les idées de purification et de
perfectionnement moral »
(5),
Dans l'épître de Jacques,
qui est surtout pratique, on trouve une
polémique contre la foi de tête,
bavarde et inactive
(2, 14
-3, 1). « L'homme,
s'écrie son auteur, est justifié par
les oeuvres et non par la foi seulement »
(2, 24). Il ne faut pas voir dans ce
point de vue cette soi-disant hostilité
contre Paul qui a tant indisposé Luther
contre cette épître. Jacques
n'attaquait pas la foi telle que l'apôtre la
concevait, de même que ce, dernier, loin
d'exclure les bonnes oeuvres, les prescrivait
(Gal. 5, 6, etc.). Pourtant, comme
l'observe Ménégoz dans les
Études de Théologie et d'Histoire, on
constate entre eux une sérieuse divergence.
Aux yeux de l'apôtre des Gentils, les oeuvres
ne coopèrent pas avec la foi pour justifier
; elles n'en sont que le fruit. Pour Jacques, elles
coopèrent avec elle. Il lui a manqué
la notion paulinienne de la foi, et celle de
l'imputation de la justice de Christ au
fidèle. Pour lui, la foi était la
croyance en Dieu.
L'empreinte du paulinisme est
naturellement plus forte dans la grande
Église que dans les communautés
judéo-chrétiennes. Elle est
évidente chez l'auteur de
l'épître aux Ephésiens, lettre
circulaire adressée à certaines
églises de la région
d'Éphèse. Les citations de
l'épître aux Colossiens y abondent,
et, en particulier, la doctrine de la
rédemption par le sang de Christ y est
clairement affirmée
(1, 7). Cette empreinte est visible
aussi dans la première épître
de Pierre adressée aux «
expatriés de la Dispersion » habitant
l'Asie-Mineure
(1,1), en majorité sortis du
paganisme
(2, 9 ;
4, 3). L'auteur insiste sur le salut
par la mort expiatoire du Christ
(1, 2 et
19 ;
2, 24 ;
3, 18) ; il enseigne même la
prédestination
(1, 20). On trouve
aussi des allusions à l'expiation par le
sang dans l'Apocalypse
(7, 14 ;
12, 11) et dans la première
épître de Jean
(1, 7 ;
2, 2), destinées à un
public résidant en Asie-Mineure. Le IVe
évangile, qui est visiblement le
frère des trois lettres de Jean, accentue,
comme Paul et plus que lui, peut-être, la
grandeur du Christ en l'appelant le Logos
(1, 14). Il faut signaler pourtant
l'idée très particulière que
l'auteur de Jean s'est faite de la
rédemption. Il présente la mort de
Jésus, non comme un châtiment, mais
comme une nécessité morale. Elle est
le résultat inévitable du conflit
entre la Lumière et les
ténèbres, la Sainteté
éclatante et les vils pécheurs
(3, 19). Elle est le chemin
redoutable par lequel il lui a fallu passer pour
parvenir à sa « gloire », de
même que le grain de blé doit mourir
pour renaître en épi
(12, 24). Elle est enfin le grand
moyen de sauver les hommes qui la contempleront,
comme la vue du serpent d'airain au désert,
rendait la vie aux Israélites
défaillants
(3, 14). L'auteur de Jean figure ce
sacrifice par le dévouement du « bon
Berger », qui défend ses brebis au
péril de sa vie
(10,
11), sans aller d'ailleurs jusqu'à se
faire tuer exprès ou sans subir le moindre
châtiment
(6).
Toutefois, à côté
des églises animées par la chaude
pensée religieuse de Paul, il y en avait
d'autres chez qui elle s'était beaucoup
affaiblie. Tel est le cas de celles
d'Éphèse et de Crète (vers la
fin du 1er siècle), visées par les
trois épîtres pastorales, qui,
elles-mêmes, selon le mot de Sabatier, sont
Une forme « refroidie » du paulinisme. La
foi y est représentée sans doute
comme un sentiment vivant, une flamme mystique
à attiser
(2 Tim. 1, 6), mais elle l'est
surtout comme une doctrine reçue. Selon la
formule de H.-J. Holtzmann, on dirait qu'elle est,
non pas la foi qui croit, mais celle qui est crue.
Elle est un « dépôt », dont
l'église doit assurer la transmission
(l Tim. 6, 20). Les
spéculations de Paul sur l'oeuvre du Christ,
sans être
supprimées (cf
1 Tim. 1, 15 ;
2, 5-6), ont fait place à de
saines prescriptions morales. La grâce de
Dieu n'est pas oubliée
(2 Tim. 1, 9 ;
Tite 3, 4-5), mais l'accent est mis
sur les bonnes oeuvres
(2 Tim. 2, 21 ;
Tite, 2, 7). Cette
piété « toute spirituelle »
se distingue, au jugement de Renan, par « -une
sorte de sobriété dans le mysticisme
» et un « admirable bon sens pratique
» (7), mais
on n'y sent plus guère palpiter l'ardente
dogmatique du grand apôtre.
À Rome, le refroidissement est
encore plus marqué. « Cette
église, dit Sabatier, n'a jamais pu
comprendre ni s'approprier l'évangile
paulinien. Clément de Rome avait lu
l'épître aux Romains, mais il en
affaiblit la doctrine qui, avec le Pasteur
d'Hermas, tomba en oubli »
(8). Même
simplification dogmatique dans les églises
de Syrie, si l'on en juge par la Didakhé,
traité moral et liturgique qui date de l'an
100 environ. Elle ne mentionne en effet, ni le
corps ni le sang de Christ dans la formule de la
prière à prononcer pour l'eucharistie
(ch. IX).
Un second trait à noter dans la
foi de la seconde génération
chrétienne, c'est l'affaiblissement graduel
de la croyance à la parousie. Elle subsiste
toujours et même' elle s'exprime avec
violence, avec l'Apocalypse dite « de Jean
», dans de larges fresques richement
colorées par des symboles empruntés
à la nature
(9), et, au ne
siècle, nous la retrouverons, vivante
encore, dans quelques imaginations mal
réglées. Pourtant, dès la fin
du 1er siècle, la vision du retour glorieux
du Christ est en train de pâlir. Le
scepticisme de certains chrétiens, sensible
déjà du temps de Paul
(l Cor. 15, 12), s'est étendu,
avivé par le retard du
prodigieux événement attendu. Ce qui
l'accroît également, c'est
l'entrée dans l'Église grandissante
d'esprits imbus de philosophie grecque,
mesurée, optimiste, peu apte à sentir
les iniquités sociales et la
nécessité morale d'une catastrophe
vengeresse. D'ailleurs, la conception
hellénique de l'immortalité, qui,
chez les Juifs alexandrins, avait
déjà commencé à
substituer l'idée de la survivance de
l'âme et des sanctions individuelles
ultra-terrestres à celle d'une
résurrection eschatologique, était
propre à fortifier dans les âmes
chrétiennes les espérances purement
spiritualistes esquissées
déjà, par Paul
(2 Cor. 5, 1-8). À ces causes
d'affaiblissement venait s'ajouter l'orientation
nouvelle imposée aux églises par la
réaction contre le Gnosticisme naissant,
étranger à, la foi en la parousie et
disposé à n'admettre qu'une
résurrection spirituelle. Elles furent ainsi
entraînées à insister sur le
grand sujet débattu par les gnostiques, la
place du Christ dans la série des
éons et son rôle dans l'oeuvre de la
création du monde et celle de sa
rédemption
(10).
Ce fut dans les écrits
johanniques que se manifesta le mieux
l'eschatologie spiritualiste. Déjà
l'épître aux Hébreux, tout en
restant fidèle aux conceptions primitives de
l'Église
(6, 2 ;
12, 26-29) l'a
préparée en substituant à
l'idée de la restauration d'Israël
celle de l'Église et en spéculant sur
la gloire céleste du Fils. Avec le IVe
évangile et les trois épîtres
de Jean, tombent les décors de l'attente
apocalyptique. « Les symboles s'effacent, dit
Causse, il ne reste que l'idée ». La
foi au retour de Christ y subsiste encore
(Jean 5, 25,
28, 29 ;
1 Jean 2, 18 ;
4, 3), mais l'apparition glorieuse
s'y réduit le plus souvent à la
présence spirituelle de Jésus dans
son Église, qu'il fortifie par l'envoi du
Consolateur
(11), l'Esprit
de vérité
(Jean 14, 16 et
23 ;
15, 4). La vie éternelle y
est présentée comme un bien
immédiat (Jean 5, 24 ; 1 Jean 2, 17 ; 5,
11-12), et le Jugement, loin d'être
conçu comme à venir, s'opère
dès ici-bas par le choix que l'homme, mis en
présence du Fils, fait entre la
lumière et les ténèbres
(Jean, 3, 18-21).
Un dernier trait à signaler dans
la foi, de cette époque, c'est l'essor de la
tradition apostolique
(12).
Jésus n'a rien écrit ou
n'a rien laissé, mais nombre de ses paroles,
pieusement recueillies et
répétées, finirent par prendre
une forme stable. Il s'y ajouta des récits
de. sa vie, de sa mort et de sa
résurrection, faits par les apôtres et
les évangélistes, et enrichis sans
cesse de nouveaux souvenirs. Cette tradition, que
l'on peut appeler « apostolique. », se
forma spontanément, sans décision
officielle des apôtres ou de leurs premiers
successeurs
(13). D'abord
orale - forme sous laquelle elle se maintint
jusqu'au temps de Polycarpe et de Papias - elle fut
partiellement fixée par écrit
dès la seconde génération
chrétienne. D'après ce dernier
Père, Marc, interprète de Pierre,
écrivit « les choses faites ou dites
par le Christ », et !Matthieu composa, en
hébreu, un recueil de ses discours (logia).
De son côté, l'auteur de Luc
rédigea un évangile à la suite
d'essais antérieurs à lui
(Luc 1, 1-4). Ce qui
caractérisait tous ces récits, sous
un fond commun et une même foi,
c'était leur diversité, surtout celle
des théologies. Jusqu'à la fin du 1er
siècle, la tradition resta rudimentaire et
flottante. Il n'y avait alors aucun credo officiel,
à part quelques professions de foi
esquissées dans les épîtres
pastorales
(14). Tout ce
qui a été raconté par
Ambroise, évêque de Milan (IVe
siècle) et par Isidore, évêque
de Séville (VIIe siècle) sur la
composition du symbole par les apôtres
eux-mêmes, n'est que pure fantaisie.
Signalons à présent les
modifications subies par l'organisation
ecclésiastique dans le dernier tiers du
premier siècle.
Les églises primitives
étaient parfois des groupes flottants qui
frissonnaient au souffle de l'Esprit avec le beau
désordre d'une forêt de chênes
poussés au hasard. Quarante ans plus tard,
elles feront songer aux arbres
régulièrement plantés d'un
verger clos.
A Corinthe, par exemple, dans cette
communauté qui rappelait à la fois la
synagogue et l'association grecque
(15),
c'était le régime de l'inspiration
individuelle, des dons ou charismes suscités
par l'Esprit. Les membres, égaux entre eux,
ne se distinguaient que par la
variété de ces dons, fonctions
spontanées et provisoires. Chacun pouvait
contribuer au culte
(l Cor. 14, 26) par
l'interprétation d'un texte, la glossolalie
ou autrement. Les fidèles, qui
s'acquittaient d'une tâche administrative ou
religieuse tenaient leur autorité d'un appel
intérieur
(16). Dans
d'autres églises, il est vrai, ils
étaient nommés par le vote populaire
(Actes 14, 23). Mais ces embryons d'organismes allaient
bientôt s'affermir. « Au-dessous ou
à côté des apôtres, des
prophètes et des docteurs qui tenaient
directement leur vocation de Dieu seul, et qui
étaient essentiellement itinérants,
chaque communauté dut tirer de son propre
sein des ministres sédentaires, anciens
(presbyteroï), épiscopes
(episcopoï, surveillants) et diacres
(diaconoï, serviteurs)... Ainsi naquit le
fonctionnarisme ecclésiastique qui, peu
à peu, remplacera l'apostolat libre et
nomade et l'absorbera » (Sabatier, Religions,
p. 60).
Une idée générale
régit cette évolution qui, en accord
avec la définition d'Herbert Spencer, est
bien une concentration de
matière et une dissipation de mouvement -
c'est la notion de l'Église. Ce qui
l'implante dans les esprits, ce sont les liens de
parenté qui unissent les communautés
fondées par Paul, c'est l'enseignement de
l'apôtre qui parle de l'Église «
de Dieu » ou « de Christ », qui voit
en elle le corps même de son chef. Toutefois,
« cette unité n'est pas conçue
comme extérieure et visible ; elle n'est pas
fondée sur l'unité du gouvernement,
sur des rites ou même des dogmes ; elle est
toute morale et naît de la communion de
l'Esprit ; elle se réalise pratiquement et
se maintient par l'amour mutuel » (Sabatier,
p. 62). Cette notion paulinienne apparaît
comme un simple idéal qui se
réalisera quand, pareille à une
fiancée sortant à la rencontre de son
époux, l'Église fera sa jonction avec
le Christ triomphant.
À défaut de cette solution
utopique, cette unité idéale de
l'Église deviendra une réalité
visible par l'unité de gouvernement, de
culte et de foi. Il faudra pour cela un principe
d'autorité, une règle dogmatique et
un centre géographique. Trois causes
principales viendront faciliter cette
évolution : l'accroissement numérique
de l'Église, avec ses éléments
de qualité inférieure qui rendront
nécessaire une sérieuse discipline,
les persécutions et les
hérésies qui feront de
l'évêque un centre de
résistance autour duquel se presseront les
fidèles, une déviation dogmatique qui
enfermera dans le canal du légalisme les
jaillissements spirituels de la justification par
la foi.
Cette tendance de l'Église
idéale à se réaliser est
très visible dans les épîtres
pastorales
(17),
transition entre l'inspiration individuelle des
premiers jours et la réglementation des
siècles qui vont venir. Au temps où
elles furent écrites (vers l'an 90),
l'organisation ecclésiastique, il est vrai,
n'est pas encore très
développée ni bien fixe, et l'on ne
doit pas dire, avec Batiffol,
que c'est l'époque où
l'épiscopat est en train de
s'établir. Les fonctions de chef religieux,
en ce qui concerne Timothée et Tite, y sont
présentées comme une
délégation émanée de
l'apôtre et temporaire
(1 Tim. 3, 14-15). Timothée,
il est vrai, est placé au-dessus des anciens
(1 Tim. 5, 19-20), mais cette
élévation est amoindrie par le fait
qu'il a reçu l'imposition des mains de
l'assemblée des anciens
(1 Tim. 4, 14), et par le devoir qui
lui est prescrit de tenir compte du jugement de
l'église
(l Tim. 3, 10). En dehors de
Timothée et de Tite, la charge
d'épiscope se confond avec celle d'ancien ou
presbytre
(Tite 1, 5 et 7), comme cela se
constate aussi dans l'épître aux
Philippiens
(1, 1) et les Actes
(20, 17 et
28). Quant aux diacres, rien
n'indique, dans les prescriptions qui les
concernent, une période très
éloignée du temps des apôtres.
L'ordre des Veuves lui-même (femmes
consacrées, à Dieu et
assistées) semble n'être ici
qu'à ses débuts
(18).
Toutefois, l'organisation ecclésiastique
apparaît dans les Pastorales comme bien plus
ferme que du temps de Paul. L'autorité
s'appuie sur une nomination régulière
avec imposition des mains et se transmet à
des hommes choisis
(2 Tim. 2, 2). Les présidents
(proïstamenoï) et les docteurs
(didascaloï) sont remplacés par les
presbytres. Le ministère itinérant,
à part celui de Timothée, et de Tite,
est mal vu, sans doute, comme l'a supposé
Réville, parce que les
hérétiques l'utilisaient ou pouvaient
l'utiliser pour leur propagande. Il y avait
même conflit, d'après la
troisième épître de Jean, entre
les évangélistes en voyage et tel
personnage ecclésiastique. Cependant,
l'esprit clérical et la tendance à
distinguer le sacré du profane ne se
montrent pas encore. On peut même remarquer
que « l'auteur anonyme de
l'épître aux Hébreux se propose
d'extirper à jamais la racine du
cléricalisme en supprimant la
nécessité d'un
clergé »
(19). Qu'on
médite, d'autre part, ce texte de 1
Timothée : « Tout ce que Dieu a
créé est bon, et rien ne doit
être rejeté »
(4, 4).
Le culte chrétien ne fut,
dès l'origine, ni un procédé
magique comme dans les religions naturistes, ni un
rituel formaliste comme à Rome, ni une
sphère sacrée séparée
de la vie ordinaire comme dans le Judaïsme
(20).
Expression de la vie religieuse, où il
s'alimentait sans cesse, il se distinguait par une
grande liberté et une extrême
simplicité, en réaction contre les
cérémonies païennes. Il frappait
surtout par sa haute spiritualité. Les
premiers chrétiens de Jérusalem
s'entretenaient des grands souvenirs du
Maître disparu mais présent en esprit
et ils priaient ensemble
(Actes 2, 42). Dans la
chrétienté issue du Paganisme,
affranchie du rituel juif et amenée ainsi
à organiser son propre culte, à
Corinthe en particulier, la simplicité
première se compliqua. Les réunions
de fidèles devinrent mouvementées,
sans rien perdre de l'esprit de liberté. Si
quelqu'un se sentait poussé à chanter
un psaume, exhorter, prier, faire part d'une
révélation, laisser échapper
une effusion de glossolalie, il le pouvait, pourvu
que ce fût pour l'édification
(l Cor. 14, 26). Avec les
années, cette spontanéité,
parfois torrentielle, se canalisa, et le culte prit
un caractère plus solennel, comme on peut en
juger par la célèbre lettre de Pline
le Jeune à Trajan au début du IIe
siècle (Epistolae, L. X, lettre 96).
Réglé avec soin, il comprenait la
lecture des livres saints, l'enseignement, les
chants alternés et la Sainte
Cène.
Cette touchante coutume de l'eucharistie
avait été modifiée, en effet,
à une époque difficile à,
préciser. Conclusion de l'agape fraternelle
qui réunissait le soir des chrétiens
de toute condition autour de tables
hospitalières, elle en
fut détachée, sans doute à
cause de difficultés pratiques, pour
être reportée au culte du dimanche
matin dont elle devint le couronnement. On trouve
dans la Didakhé (ch. IX), la formule de la
prière à, prononcer pour
l'eucharistie, d'abord pour la coupe, ensuite pour
le pain
(21).
Le jour qu'on finit par choisir pour la
célébration du culte fut le lendemain
du sabbat, « le premier jour de la semaine
»
(Actes, 20, 7 ;
1 Cor. 16, 2), appelé aussi
« le jour du Seigneur »
(Apoc. 1, 10), qui passait pour
être celui de la Résurrection et de la
Pentecôte.
Vers la fin du 1er siècle, le
baptême se pratiquait toujours par immersion,
mais, d'après la Didahké, on se
contentait, au besoin, d'une triple aspersion sur
la tête, accompagnée de cette formule
« : au nom du Père, du Fils et du Saint
Esprit »
(22). Le
baptême était
précédé par le jeûne,
pendant un jour ou deux, du
catéchumène et même de
l'officiant
(23). Le sens
qu'on lui attribuait à cette époque
n'était pas encore très
différent de sa signification primitive. Il
avait, au début, une portée, non pas
ecclésiastique, mais spirituelle. On voyait
en lui, non pas un rite d'entrée dans
l'Église, mais un symbole de purification
intérieure par la repentance et le pardon
des péchés, en vue du royaume de
Dieu. Cette portée spirituelle était,
d'ailleurs, tenue pour insuffisante. Il devait
être
complété par le « baptême
de l'Esprit »
(Actes, 8, 16-17 ;
19, 5). Parfois même,
c'était lui qui le complétait
(Actes, 10, 47-48). « Aux yeux
de Paul, dit Sabatier, le baptême d'esprit
seul faisait les chrétiens en les unissant
au Christ et à, son corps qui est l'Eglise
». Mais, ajoute cet historien, « à
mesure que l'Eglise et le Royaume des cieux
tendaient à s'identifier, le bain de
purification et l'effusion de l'Esprit devaient se
confondre » (Religions, p. 103). Quand le
baptême sera devenu le rite d'entrée
dans l'Eglise, il s'y ajoutera une teinte
sacramentaire, et il passera pour nécessaire
au salut. Mais, vers- la fin du siècle
apostolique, il gardait encore sa valeur toute
spirituelle. « Le baptême qui nous
sauve, écrivait un chrétien, c'est
l'engagement d'une bonne conscience devant Dieu
»
(1 Pierre 3, 21).
L'esquisse que nous venons de faire de
l'organisation ecclésiastique, au premier
siècle, montre ce qu'il y a d'arbitraire
dans la prétention des historiens
catholiques à retrouver tout le
système romain dans le Christianisme
primitif. Rappelons, à ce propos, les
remarques d'Harnack sur l'important ouvrage de Mgr
Batiffol, L'Eglise naissante et le Catholicisme
(Theologische Literaturzeitung, 16 janvier 1909).
Tout en rendant hommage au savoir de
l'éminent prélat français, il
lui reproche de passer sous silence ce qui
distingue, par exemple, le christianisme de Cyprien
de celui des apôtres, et même de celui
de Clément de Rome. Il reconnaît que
« des éléments capitaux du
catholicisme remontent jusqu'à l'âge
apostolique », mais il ajoute : « Ces
éléments ont acquis peu à peu,
dans le catholicisme, une valeur, un -champ
d'action, une proportion, tout différents de
ceux qu'ils avaient au début. Et ils ont
changé l'essence de la piété
et la vie de la religion,
à un tel point que le catholicisme romain
peut bien prétendre à être un
État antique avec une idéologie
antique, mais qu'il y a en son essence peu de
commun avec la religion chrétienne naissante
».
(1) Consulter Renan, Les Évang. et la
seconde génér. chrétienne ;
Harnack, Mission ; Sabatier, Religions, L. 1,
ch. II-IV ; E. de Faye, Étude sur les
Origines des Églises de L'Age
apostolique, Paris 1909.
.
(2) Irénée (Adv. Hoer. III, 3,
3) et Eusèbe indiquent l'ordre suivant :
Linus - Anaclet - Clément. Augustin dit :
Linus, Clément, Anaclet. Tertullien
affirme (De Praescr. Haer.) que Clément
fut le successeur immédiat de Pierre.
.
(3) Cf Ménégoz, La
Théol. de l'ép. aux
Hébreux, Paris 1894.
.
(4) Sabatier, Études de
Théologie et d'Histoire, p. 27.
.
(5) Henri Monnier, Essai sur la
Rédemption, p. 70-71.
.
(6) Ménégoz, Publications
diverses sur le Fidéisme T. III, p. 234 ;
Loisy, Le IVe évangile, 2e éd.
Paris 1921, p. 324.
.
(7) L'Église Chrétienne, p.
104-105.
.
(8) Encycl. Licht, art. Épître
aux Romains.
.
(9) Pour l'analyse et
l'interprétation de l'Apocalypse cf.
Causse, L'Évolution de L'Espérance
messianique, Paris 1908, et nos Origines, p.
237-244.
.
(10) Ces divers motifs sont finement
exposés par Causse (p. 205-214).
.
(11) Le mot grec Paracletos, qu'on traduit
ainsi, a également le sens de «
patron, tuteur, protecteur, avocat » (voir
La Bible du Centenaire, T. IV, note sur Jean 14,
16).
.
(12) Voir Aug. Sabatier, Religions, p. 93
ss.
.
(13) On l'appelait tradition (paradosis),
type d'enseignement (typos didakhés), bon
dépôt (calé
paratheké).
(15) Cf Jean Réville, Les Origines de
L'Épiscopat, Paris 1894, p.
180-194.
.
(16) Que l'on note cette expression de Paul
: « Ils se sont ordonnés
eux-mêmes (etaxan eautous), pour se mettre
au service de la communauté »
(1 Cor. 16-15).
.
(17) A noter aussi la glorification de
l'Église dans l'épître aux
Ephésiens.
.
(18) Cf Jean Réville, Le rôle
des Veuves dans les communautés
chrétiennes primitives, Paris 1889.
.
(19) Wilfred Monod, art. du Christianisme
social, février-mars 1925, p. 231.
.
(20) E. de Pressensé, Vie des
Chrétiens, p. 218 ss.
.
(21) Dans la Didakhé, agape et
eucharistie sont encore réunies, car
l'auteur indique la prière à
réciter « après que l'on
s'est rassasié ».
.
(22) A l'origine, le baptême
était administré au nom du Christ
(Actes, 2, 38 ;
8, 16 ;
Rom. 6, 3, etc.). La formule
trinitaire, qui remplaça la
première, devait se développer au
1er siècle et engendrer des règles
de foi, récitées par les
catéchumènes. .
.
(23) La coutume du jeûne était
toujours en vigueur. L'auteur de la
Didakhé formule la règle
générale du jeûne,
obligatoire le mercredi et le vendredi. Le
premier de ces deux jours rappelait la trahison
de Judas ; le deuxième, la crucifixion.
À Rome, on prit l'habitude de
jeûner aussi le jour du sabbat, pendant
quelques heures, en souvenir de l'enseignement
de Jésus.