La Révolution française et l'esclavage
Texte par Claudine Cavalier et Ph. Royet
Soumis le 13/05/2005.


 

Le XVIIIème siècle passe, à juste titre, pour une période de prospérité économique exceptionnelle en Europe, notamment en France et en Angleterre. Mais une grande partie de cette prospérité reposait sur une source assez peu connue du public, assez peu avouable aussi, du moins au regard de nos critères modernes : le rapport des colonies américaines et particulièrement des « Îles à sucre » des Antilles, ainsi que celui du colossal trafic d’esclaves qui s’était depuis la fin du siècle précédent établi entre l’Afrique et l’Amérique. Sans entrer dans les débats qui divisent les économistes sur le poids exact des échanges transatlantiques dans les économies européennes et de son impact précis sur le développement du vieux continent, on peut dire sans se tromper que la richesse des nations occidentales de l’époque venait en grande partie de leur sphère coloniale. Les hommes de l’époque n’avaient aucun doute à ce propos, comme en témoigne ce mémoire des « Messieurs du commerce nantais » rédigé au milieu du XVIIIème siècle.

« Les richesses de nos colonies sont aujourd’hui le principal objet de notre commerce, et le commerce de Guinée* en est tellement la base que, si les négociants français abandonnaient cette branche du commerce, nos colonies seraient nécessairement approvisionnées par les étrangers de Noirs, et par une suite infaillible, de toutes les denrées de l’Europe qui s’y consomment, en sorte que l’Etat serait privé de l’avantage des exportations, mais aussi des denrées des colonies nécessaires à sa propre consommation : en un mot, l’abandon du commerce de la Guinée entraînerait infailliblement la perte du commerce des colonies. De là le fait que nous n’avons point de branches du commerce aussi précieux en l’Etat que le commerce de la Guinée et qu’on ne saurait trop le protéger. »

Or le précieux « commerce de la Guinée » si utile au royaume n’était autre que la déportation de millions d’hommes arrachés à leur pays et mis en esclavage, pour fournir sous le fouet le travail nécessaire à la production du sucre et du café aux Antilles. La « traite des Africains » par les pays d’Europe est la plus grande entreprise de déportation collective de l’Histoire connue à ce jour, et en tant que telle, elle constitue le seul événement antérieur au XXème siècle reconnu comme « crime contre l’Humanité » par les Nations Unies.

La Révolution Française, proclamant les droits de l’homme dans un des pays d’Europe dont la richesse reposait le plus lourdement sur la traite et l’esclavage*, se trouva nécessairement confrontée à la contradiction radicale entre ses principes et la réalité d’une situation coloniale où le premier article des Droits de l’homme était transgressé chaque jour. Elle peina à résoudre cette contradiction, pour de nombreuses raisons dont une partie seront exposées plus bas, mais au bout du compte, elle aboutit à la première grande mutation économique et politique dans le domaine du commerce atlantique. En 1794, la Ière République abolit l’esclavage, interdit la traite et reçut dans son Assemblée, la Convention, les premiers députés noirs de l’histoire, élus par des citoyens sans distinction de couleur, et dont deux étaient des anciens esclaves. Le chemin qui conduisit à l’abolition ne se fit pas sans peine ni sans détours, et seule l’insurrection armée des esclaves de Saint-Domingue poussa finalement la métropole à cette décision extraordinaire. Son application fut faible, rapidement entravée à la fois par l’évolution de la situation des îles et par la réaction qui dès les lendemains de Thermidor se fit sentir à Paris. Elle fut de courte durée : Bonaparte rétablit l’esclavage en 1801. Malgré ces limites, la première abolition de l’esclavage, trop souvent occultée jusqu’à récemment dans l’historiographie, mérite qu’on s’en souvienne.


I
Traite et esclavage

 

1. Historique et description

Les circuits de traite de captifs africains remontent à l’Antiquité, où les principaux importateurs d’esclaves noirs furent l’Egypte pharaonique, la Grèce et Rome. Au Moyen-Age, ils se détournèrent vers l’Orient, quand la montée en puissance de la Chine et de l’Inde en firent des clients potentiels des négriers, mais c’est à partir de la Renaissance que le phénomène moderne de la traite acquit sa véritable ampleur et son poids dans l’histoire du monde : le développement de l’économie de plantation en Amérique transforma dès lors les esclaves africains en un facteur majeur de production. D’abord inférieure à la traite interne à l’Afrique subsaharienne et à la traite transsaharienne, la traite dite « atlantique », par laquelle les captifs achetés en Afrique étaient déportés en Amérique, les dépassa à partir du XVIIème siècle : elle atteignit des chiffres énormes au cours du siècle suivant. Entre 1450 et 1900, date à laquelle le trafic fut définitivement éteint, on estime que près de 12 millions d’hommes, dont 6 millions pour le seul XVIIIème siècle, furent déportés pour cultiver les plantations sucrières des Antilles et de la Jamaïque, celles d’hévéa, de café et d’indigo du Brésil et celles de coton des Etats du Sud de l’Amérique. L’exploitation de l’or dans les mines brésiliennes draina également des centaines de milliers d’esclaves.


Hangar à esclaves à Gorée (Sénégal)

L’accroissement de la demande américaine en esclaves, à l’orée du XVIIIème siècle, est liée à deux facteurs : le colonialisme à outrance et le choix de l’économie de plantation par les Européens ; en effet, le choc microbien infligé aux populations d’Amérique ainsi que leur exploitation sans frein par les nouveaux maîtres de leurs territoires, dans le cadre d’une économie productiviste en plein développement, avaient conduit à leur quasi disparition et obligé les planteurs à trouver une autre main d‘oeuvre. Ils se tournèrent vers l’Afrique, où  leur demande fit quadrupler le prix des esclaves et conduisit tout l’Ouest du continent noir à se transformer en une immense carrière esclavagiste, la plus grande zone de trafic humain de toute l’histoire. La baie du Bénin, le Côte de l’Or, l’Angola, en gros toute la zone côtière de l’Afrique de l’Ouest, devint une vaste usine à déportation, au prix d’un affaiblissement démographique énorme ; en moins d’un siècle, entre 1730 et 1850, elle perdit près de 7 millions d’habitants : 12 millions furent capturés, 6 millions « exportés » outre-Atlantique, 4 millions négociés en Afrique même, et 2 millions moururent des suites de leur mise en esclavage*. Les négriers européens de leur côté assuraient que cette « ponction » était salutaire pour des Etats trop peuplés, comme en témoigne cette pittoresque et sinistre description de l’Afrique de l’Ouest par le maire de Nantes au début du XVIIIème siècle : « La Négritie est une grande région d’Afrique divisée en plusieurs royaumes dont les peuples sont si nombreux qu’il leur serait difficile de subsister si, par le trafic d’esclaves, ils n’étaient pas déchargés tous les ans d’une partie de ceux qui l’habitent. » Eternelle revendication par l’exploiteur de sa propre bienfaisance envers l’exploité...

Les esclaves, globalement fournis par les Africains eux-mêmes, provenaient de quatre sources essentielles : les guerres inter-ethniques, les razzias organisées (surtout par les peuples guerriers de la savane contre les cultivateurs forestiers), les condamnations à la servitude à titre judiciaire, la vente pour dettes ou à titre individuel lors de périodes de famines. Ce furent les grands royaumes de la côte qui furent le plus impliqués dans la traite, l’Etat lui-même vendant à la déportation des masses énormes de captifs, protégeant les trafiquants et faisant de cette source de revenus un pan majeur de son économie (les cas les plus célèbres sont ceux des royaumes Ashanti et Fon). Les royaumes de l’intérieur, comme celui du Congo, résistèrent plus ou moins bien à la pression européenne : le roi Afonson Mbemba Nzinga essaya dès le seizième siècle d’enrayer le processus, écrivant avec amertume au roi du Portugal : « Nombre de nos sujets désirent ardemment les marchandises portugaises que vos gens apportent dans notre royaume. Pour satisfaire cet appétit désordonné, ceux-ci s’emparent de nombre de nos sujets noirs, libres ou affranchis, ou même de nobles, de fils de nobles, voire de membres de notre propre famille. Ils les vendent aux Blancs. Cette corruption et cette dépravation sont si répandues que notre terre s’en trouve entièrement dépeuplée. C’est en fait notre désir que cette région ne serve ni au  commerce ni au transit des esclaves. » Afonso espérait l’appui du roi lusitanien pour bloquer l’expansion de la traite, mais il ne reçut en retour que des menaces… Il réussit toutefois à chasser les Portugais et à limiter la traite dans son royaume, qui demeura solide jusqu‘à la moitié du XVIIème siècle. Les peuples sans Etats, quant à eux, furent à la fois les principales victimes et les principaux lieux de résistance à la traite. Cibles favorites des négriers africains comme européens, ils se défendirent souvent avec acharnement.

Les esclaves étaient vendus aux Européens sur la côte après avoir été mis en esclavage à l’intérieur des terres. Séparés de leur famille, « triés » par rang d’âge en fonction de la demande supposée des acheteurs, ils pouvaient être trafiqués par des compagnies africaines gérées par les états ou par des négociants privés. Il en était de même du côté européen, où deux modes d’achat existaient : le « trafic de cabotage », opéré par les trafiquants individuels, qui croisaient le long de la côte et achetaient par petits lots, au coup par coup, et le « trafic de comptoir », qui se pratiquait dans les « usines » des grandes compagnies à privilège royal, implantées sous la protection des forts militaires. De telles usines pouvaient brasser des centaines d’esclaves. Les captifs étaient échangés contre de nombreuses catégories de biens : pierres précieuses (majoritaires dans le trafic jusqu’à la fin du XVIIème siècle), tissus, spécialement des indiennes, fer et cuivre bruts, cauris (qui servaient de monnaie au Bénin), alcool, tabac, armes à feu et poudre, ainsi que divers produits manufacturés. Marqués par leurs nouveaux propriétaires au fer rouge, ils étaient ensuite entassés dans les navires, dans des « parcs » aménagés spécialement. La traversée durait au minimum deux ou trois mois, parfois beaucoup plus. Le taux de mortalité des esclaves variait considérablement selon les cas : il a décru à partir du XVIIIème siècle, passant de plus de 20% à 10%, puis moins de 5% à la fin du siècle. La mortalité était essentiellement causée par les épidémies, ainsi que par les mutineries, qui touchaient entre 20 et 10% des expéditions. Les conditions de transport des esclaves jouaient beaucoup. La meilleure description qui nous en soit parvenue est celle d’Equiano, un Igbo capturé en 1756 et qui, affranchi beaucoup plus tard, fait partie des rares déportés africains a avoir laissé un témoignage : « L’étroitesse de l’endroit, et la chaleur du climat, ajoutées au nombre d’hommes sur le navire, qui était si chargé que chacun avait à peine assez de place pour se tourner, nous suffoquaient presque. Cela provoquait d’abondantes transpirations, si bien que l’air devint bientôt presque impossible à respirer, à cause des odeurs répugnantes, et provoqua chez les esclaves une maladie dont beaucoup moururent. Cette situation déplorable fut encore aggravée par les écorchures provoquées par les chaînes, devenues insupportables, et par la puanteur des baquets de nécessité, dans lesquels les enfants tombaient souvent et où ils manquaient suffoquer. Les cris perçants des femmes, les râles des mourants, faisaient de tout cela une scène d’horreur presque inconcevable*. »

Les embarquements comptaient en moyenne deux tiers d’hommes pour un tiers de femmes, répartition logique vu la destination des esclaves aux travaux agricoles. Les négriers redoutaient toujours particulièrement le moment du départ, qui causait généralement chez les captifs une épidémie de tentatives de rébellion et de suicides.

Une fois parvenus aux Îles, les esclaves étaient vendus contre de l’argent, la référence pour le calcul des tractations étant la « pièce d’Inde », c’est-à-dire le jeune homme adulte. Le prix des « négresses, négrillons, négrittes » était calculé d’après le sien, qui pouvait varier selon le marché. Les navires s’approvisionnaient ensuite en denrées coloniales et repartaient en métropole : c’était le troisième côté de ce « commerce triangulaire » qui permettaient aux négociants des bénéfices colossaux


Etat de la vente d'un négrier pour les années 1789-1791

 

2. A la veille de la Révolution : législations et pratiques

        a) En métropole

Une conséquence peu connue de la traite et de l’esclave fut, en France même, la rapide dégradation de l’image et de la situation des hommes de couleur au cours du XVIIIe siècle, concomitante avec l’augmentation du poids des échanges transatlantiques dans la richesse du pays. Les négociants des Îles commencèrent au début de ce siècle à acquérir assez de puissance économique pour que le pouvoir central les consulte, et leurs réponses ne faisaient pas un pli, témoin cet avis d’un bourgeois nantais en 1716 : « Les nègres sont enclins au vol, au larcin, à la luxure, à la paresse et à la trahison... Ils ne sont propres qu’à vivre dans la servitude et pour les travaux et la culture des terres du continent de nos colonies d’Amérique*. » Les débuts du racisme biologique, supposé fonder en raison les pratiques discriminatoires, et qui remplaçait peu à peu l’ancienne légitimation religieuse de l’esclavage, jouèrent aussi un rôle non négligeable dans cette évolution, quoiqu’il soit souvent difficile de faire la part des intérêts économiques et des doctrines raciales.

Depuis l’édit de 1315, la France, « pays des Francs » donc des libres, ne tolérait pas l’esclavage sur son sol : tout homme devenait automatiquement libre en y posant le pied. Mais le développement de la traite et de l’esclavage, en entraînant l’entrée en France d’assez nombreux esclaves amenés par leurs maître au retour des Îles, ne tardèrent pas à poser problème à ces maîtres qui de la sorte perdaient leurs esclaves ; ils furent nombreux à demander une réglementation spécifique. L’argumentaire raciste de notre bourgeois cité plus haut n’avait ainsi pas d’autre but que de réclamer l’abrogation de la scandaleuse « vertu affranchissante » de l’ancien droit français. La première législation octroyée par le gouvernement date de 1716 : elle rappelle la soumission de l’esclave au maître en vertu du Code Noir de 1685, et soumet l’introduction d’esclaves en France à une série de procédures complexes. Surtout, elle abroge les effets de l’édit de 1315 : (les esclaves débarqués en France) « ne pourront prétendre avoir acquis leur liberté sous prétexte de leur arrivée dans le royaume et seront tenus de retourner dans les colonies quand leurs maîtres le jugeront à propos » (article 5). Toutefois, si le maître le juge bon, l’esclave peut devenir libre par affranchissement, par mariage ou simplement par non déclaration. Mais la France ne saurait être un refuge pour des esclaves échappés, ceux-ci doivent être poursuivis et renvoyés aux Îles.

Surtout, aucun esclave ne devait demeurer en France plus d’un an, selon l’article 15 qui faisait obligation aux colons de renvoyer leurs noirs aux Îles au bout de ce délai.

Ces dispositions firent durcies par l’édit de 1738, qui supprima toute possibilité pour les esclaves d’acquérir la liberté en France ; si leurs maîtres ne les déclaraient pas, ils se retrouvaient « confisqués à notre profit pour être renvoyés dans nos colonies et y être employés aux travaux par Nous ordonnés » (article 4). Les maîtres subissaient une amende de 1000 livres par esclave non déclaré. Le mariage, autre porte de sortie de la servitude, était désormais interdit aux esclaves en France.

En 1762, un nouvel édit fut publié, cette fois pour limiter explicitement le nombre d’hommes de couleur sur le territoire français, et le discours, de politique (nécessité d’empêcher le développement de l’esclavage en France et de le circonscrire aux colonies) devint ouvertement racial : « L’introduction d’une trop grande quantité de nègres en France soit en qualité d’esclaves, soit à tout autre égard, est d’une dangereuse conséquence. Nous verrons bientôt la nation française défigurée si un pareil abus est toléré. D’ailleurs les nègres en général sont des hommes dangereux, presque pas un de ceux auxquels vous avez rendu la liberté qui n’en ait abusé et qui ne se soit porté à des excès dangereux pour la société. »

Enfin, en 1777, la métropole fut officiellement fermée à tous les hommes de couleur quels qu’ils soient, et les mariages mixtes strictement interdits au nom d’une pureté du sang ouvertement revendiquée : « les nègres se multiplient chaque jour en Europe. On y favorise leur mariage avec les Européens, les maisons publiques en sont infectées ; Les couleurs se mêlent, le sang s’altère ». C’est la première législation intégralement raciale de l’histoire de France et à ce titre elle mérite particulièrement d’être retenue. On notera les thèmes de l’altération du sang par le mélange et de l’infection, qui commençaient à se répandre et devaient devenir des concepts fondamentaux dans les grands systèmes raciaux du XIXe et du XXe siècle. Le rôle de l’idéologie des planteurs, mêlant racisme conceptuel et pragmatisme économique, dans l’introduction, la diffusion et l’incorporation du racisme à la sphère politique en Europe, a été souligné par P. H. Boulle dans un article très éclairant*.

Au motif racial s’en ajoutait un autre, politique : les esclaves passés par la France y devenaient « inutilisables » par contagion de la liberté, et risquaient de ramener aux Îles des idées dangereuses... Ainsi un rapport de l’amirauté en 1768 témoigne de l’influence des séjours d’esclaves en métropole sur la diffusion des idées nouvelles aux colonies et leurs conséquences : « Deux (insurrections d’esclaves) de celles qui éclatèrent à Saint-Domingue ont eu pour fauteurs des nègres nantais : l’un qui appartenait à M. de Menou et qui fut rompu vif ; et l’autre que l’on pendit avait longtemps, lui aussi, séjourné dans le port (Nantes) au service de l’armateur Luc O’Shiell*. » Qui pouvait dire si la roue et la potence suffiraient toujours à endiguer le flot de la révolte ? Mieux valait en tarir les sources repérables. Les mesures prises furent importantes, et témoignent d’un vrai volontarisme : pour faciliter l’extirpation de la « race » noire de France, furent créés dans les huit ports principaux du royaume des dépôts destiné à l’internement des hommes de couleur avant leur (r)envoi aux colonies. Les Noirs n’étaient pourtant pas bien nombreux dans cette France dont on craignait qu’ils ne l’ « infectent » : quatre à cinq mille au maximum, soit 0,25 % de la population. Il faut noter que le décret touchait tous les non blancs du pays, et que dans la pratique il frappa aussi des Indiens et des Malgaches.

Le coup porté par le pouvoir royal au vieux droit français au nom d’intérêts mercantiles abjects suscita quelques résistances des Parlements. Bien entendu, celui de Rennes enregistra tous les édits sans sourciller : le poids des négriers y était trop fort pour qu’il en fût autrement. Mais celui de Paris renâcla d’abord et bloqua l’application des premiers textes : ils ne furent donc réellement efficaces que dans l’ouest du pays. Mais Louis XVI voulait purifier son royaume : la volonté royale fut finalement la plus forte contre une opposition fragile et sujette à éclipses : qui au fond se souciait de ces Noirs paresseux et séditieux si le Roi voulait les chasser ? L’édit de 1777 fut enregistré dans tout le royaume et suscita des mesures de police diverses, des chasses aux Noirs peu reluisantes, qu’on oublie trop souvent de rappeler alors qu’elles s’ajoutent à la longue liste d’exemples comme quoi la « douceur de vivre » chère à Talleyrand n’était pas pour tout le monde en France.

        b) Dans les colonies.

Elle était pour moins de monde encore aux Îles. Les esclaves déportés étaient soumis à leurs maîtres selon les dispositions du texte édicté en 1685 par Colbert, le Code Noir, qui réglementait la pratique de l’esclavage dans les colonies du roi de France. Ce règlement constituait à l’origine, en théorie, une limitation des pouvoirs des maîtres et une relative protection pour les esclaves. Dans la pratique, il s’agit d’une épouvantable légitimation, en termes pseudo-juridiques, d’un pur régime de non-droit assimilant les esclaves à des biens meubles, et codifiant les divers moyens de répression et de coercition à disposition de leurs maîtres. Cette longue liste d’interdictions concernant les esclaves (interdiction de se marier sans autorisation, de se rassembler, de se déplacer à leur gré, de posséder des biens, de porter témoignage ou d’entreprendre la moindre action juridique, etc.) conjuguée à la liste des supplices et des mutilations applicables en cas d’évasion ou de rébellion* en dit long sur la peur qui tenaillait les propriétaires et les négociants dont la fortune dépendait de la soumission absolue du « bois d’ébène » à leur volonté. Qualifié par un de ses plus récents commentateurs, Louis Sala-Molins, de « texte juridique le plus monstrueux produit par les Temps Modernes », le Code Noir est en effet un des pires monuments du racisme et de la dégradation humaine de notre histoire. 

Exemples de châtiments d'esclaves
 à la Martinique et à Saint-Domingue

 

La situation pratique des esclaves était à l’avenant et encore aggravée, à Saint-Domingue notamment, par le choix des planteurs de privilégier un régime de productivité à outrance fondé sur le renouvellement exclusif de son « matériau » humain par la traite. Soumission absolue et travail sans limite étaient obtenus par un régime entièrement fondé sur la violence et la peur, où régnaient en maîtres le fouet, la torture et les massacres. Ces deux dernières pratiques furent légèrement réglementées à l’extrême fin du XVIIIème siècle, par des ordonnances royales qui interdisaient les mutilations et les mises à mort d’esclaves sans jugement.

Toutefois, le Code Noir, tout en réglementant sévèrement les possibilités d’affranchissement, permettait celle des enfants nés du commerce des maîtres avec leurs esclaves, ouvrant ainsi la possibilité d’apparition d’une classe de libres de couleur métis, à qui était accordé de plein droit le titre de sujets du roi de France.  Aucune distinction n’était en principe faite ensuite, en termes de droit de succession, entre les enfants nés d’esclaves et ceux nés de femmes libres, blanches ou noires. Cette situation, vite jugée intolérable par les planteurs blancs, devait être progressivement transformée au cours du XVIIIème siècle comme nous le verrons plus bas.

 

 3. Un discours philosophique ambigu.

Le problème de l’esclavage sollicita fortement les hommes des Lumières, mais il le fit de façon complexe et parfois étonnamment ambiguë. Cette ambiguïté, qu’on a parfois surnommée « l’ombre des Lumières », et qui tourne autour des difficiles questions de la nature et de la destinée de l’homme, apparaît particulièrement à l’œuvre dans les rapports qu’entretinrent les philosophes avec l’esclavage ; tous ont écrit, pour la questionner et souvent (pas toujours) pour la récuser, autour de l’idée que des systèmes sociaux pouvaient exclure entièrement du droit certains hommes et les transformer en purs objets, « biens meubles » d’une absolue passivité. Tous n’ont pas écrit sur l’application industrielle de cette idée dans les îles qu’on nommait « à sucre », sur un système inique dont pourtant l’apogée se situe de leur temps et dont tous connaissaient l’existence. Sur la monstruosité qui gangrenait alors le monde occidental et faisait dépendre sa richesse du trafic d’êtres humains et de l‘exploitation sous sa forme la plus barbare, sur les « bières flottantes des négriers », sur les habitations sucrières où autant que de la canne on broyait de l’homme, il n’y eut toutefois pas d‘occultation, contrairement à ce qu’ont parfois conclu les tenants d’un propos radicalement hostile au Lumières. Au contraire, les discours sur l’esclavage ont fleuri en France et ailleurs à partir des années 1750, au point de constituer ce que l’une de leurs plus fines lectrices, Michèle Duchet, appelle « un fait sociologique important »*. Sans pouvoir entrer dans les détails de l’histoire très dense et complexe des rapports des Lumières à l’esclavage, quelques traits saillants peuvent être relevés.

La première moitié du XVIIIème siècle est marquée, il faut bien le reconnaître, par un silence assourdissant sur le sujet. Le Code Noir a pu fonctionner pendant soixante-quinze ans sans faire la moindre vague intellectuelle en Europe. Les choses changent avec la publication en 1750 de L’Esprit des Lois de Montesquieu, dont le chapitre V du livre XV s’intitule « De l’esclavage des nègres » et flétrit sur le mode ironique le racisme et les cruautés des planteurs envers les esclaves. La talent de l’auteur rend la page inoubliable, mais l’esclavage en lui-même n’est ni abordé, ni à plus forte raison condamné : Montesquieu était esclavagiste, et justifie le système un peu plus loin au nom de la différence des climats. Même chose chez Voltaire un peu plus tard, à la différence que son polygénisme, même adopté davantage en haine de la doctrine de l’Eglise que par conviction profonde, fait de lui un raciste virulent. Toutefois, le chapitre 20 de Candide lance des traits acérés contre les violences, tortures et mutilations subies par les esclaves en Amérique.

La première condamnation explicite non de l’esclavage mais de la traite, apparaît en 1758 chez Helvétius, dont quelques lignes, bien courtes, sont consacrées dans De l’Esprit à vitupérer ce commerce indigne qui « tâche du sang des esclaves » le sucre si cher aux Européens. L’Encyclopédie, dont l’ambiguïté sur le sujet est si célèbre qu’elle n’est plus à commenter, offre quelques années plus tard des textes enfin ouvertement engagés. Si son article « Colonies », écrit par Véron de Forbonnais, glorifie le système esclavagiste, si celui sur les « Nègres » offre un parfait monument du racisme des Lumières, ceux sur l’ « Esclavage » et la « Traite des nègres », tous deux signés du Chevalier de Jaucourt, vomissent contre les deux institutions les imprécations attendues. Mieux, l’article « Population », œuvre de Damiaville contient une réfutation rigoureuse du prétendu « droit » esclavagiste : « Nul n’a le droit d’acquérir la possession individuelle d’un autre ; (…) la liberté est une propriété de l’existence inaliénable qui ne peut ni se vendre ni s’acheter : les conditions d’un tel marché seraient abusives ; enfin, les hommes n’appartiennent qu’à la nature et ils l’outragent par une coutume qui les avilit et les dégrade. »

Des propos similaires se retrouvent chez Rousseau, dans le Contrat Social où est affirmée avec force l’incompatibilité absolue des notions même de droit et d’esclavage. « De quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires : ils s’excluent mutuellement. » Mais Rousseau n’aborde pas la question du système colonial, pourtant bien connue de lui.

La publication de la monumentale Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les deux Indes de l’abbé Raynal marque un tournant dans le combat philosophique contre l’esclavage. Le système des colonies sucrières est décrit en détail, le Code Noir mentionné et l’esclavage condamné radicalement sur la base de considérations historiques précises. L’année suivante, le thème passe dans la sphère romanesque : le récit de science-fiction de Sébastien Mercier, L’An 2440 : rêve s’il en fut jamais, imagine la disparition non seulement de l’esclavage et de la traite mais même des colonies. Enfin, à partir des années 70, la rhétorique antiesclavagiste est définitivement en place et en passe de toucher le grand public cultivé : Bernardin de Saint-Pierre, dans son Voyage à l’Île de France, en appelle directement à la conscience de ses lecteurs sur le phénomène et dénonce l’implication de « la moitié de l’Europe » dans un drame qui déshonore le genre humain…

Ce n’était pourtant pas des philosophes que devaient venir les premières actions concrètes, mais de leurs « ennemis »  chrétiens. L’abolitionnisme actif n’est pas d’origine française mais anglo-saxonne : c’est en Amérique que les premiers cercles se constituèrent dans ce but, en milieu quaker, et dès 1774 l’esclavage fut aboli en Pennsylvanie, la traite interdite ainsi que la possession d’esclaves dans l’Etat quaker. Mieux,  la Société des Amis, qui ne faisait pas dans la demi-mesure, chassa de son sein tous les propriétaires d’esclaves au moment où en Europe, la contestation politique du système esclavagiste naissait en Angleterre dans les milieux wesleyens.

 


II
Premiers sursauts

 

1. Le scandale du Zong et ses conséquences politiques.

Le mécanisme bien huilé de la traite atlantique ne devait donc finir par gripper qu’à la fin du XVIIIème siècle. L’origine de la contestation publique du phénomène ne vint pas des théoriciens, mais des politiques anglais, qui s’emparèrent d’un scandale « financier » lié à un épisode particulièrement atroce du commerce triangulaire pour en faire un motif de remise en cause du système lui-même. En novembre 1781, un négrier anglais, le Capitaine Collingwood, avait jeté à la mer, au large de la Jamaïque, cent soixante-neuf esclaves malades qu’il ne parvenait pas à vendre. Il s’agissait en réalité d’une sordide spéculation sur les primes d’assurance : il espérait que les esclaves qu’il avait noyés lui seraient remboursés. Mais il avait mal calculé : sa compagnie, la Lloyd, refusa le remboursement « pour des raisons strictement juridiques » : il n’était pas question de critiquer l’assassinat des esclaves, la pratique étant courante et les noirs, dépourvus de toute existence juridique ou sociale, n’étant considérés que comme une marchandise. Les contrats d’assurance comprenaient le plus régulièrement du monde le « jet », c’est-à-dire la noyade par l’équipage en cas de maladie, dans les causes de perte d’esclaves. Mais Collingwood ne réussit pas à convaincre les assureurs que les esclaves sacrifiés étaient réellement malades.

Les procès qui s’ensuivirent firent du bruit, car deux députés des Communes, entièrement étrangers à l’affaire mais engagés dans la lutte théorique contre la traite, décidèrent de saisir l’occasion de porter la question devant le grand public. William Wilberforce et William Pitt, qui s’étaient liés d’amitiés au cours de leurs études à Cambridge et se retrouvaient unis dans leur premier combat politique, accusèrent explicitement Collingwood de meurtre par voie de presse, et annoncèrent leur intention de mettre la question du commerce triangulaire en débat à la Chambre. Le scandale fut énorme : les deux trublions étaient des personnalités déjà éminentes malgré leur jeune âge (ils avaient tous deux vingt-trois ans), le second surtout : c’était le fils du célèbre Chatham, destiné dès l’enfance à la carrière politique et déjà admiré pour ses premières interventions aux Communes. Quelques mois plus tard il allait devenir premier ministre et chancelier de l’Échiquier. Il est probable que Pitt, en redoutable ambitieux qu’il était, voyait dans l’affaire un moyen commode de se distinguer aux yeux de l’opinion, mais ses convictions ne peuvent être mises en cause pour autant : l’engagement contre la traite et l’esclavage allait être une constante de sa carrière politique. Il mêlait pragmatisme (désengager l’Angleterre d’un système commercial qui devenait trop coûteux et dangereux), lucidité politique (les affaires coloniales étaient une des sources majeures de la corruption politique en Angleterre, corruption qui devait être l’adversaire de toute sa vie) et idéalisme humaniste, plus religieux chez lui que philosophique. De son côté, Wilberforce, disciple et ami de Wesley, obéissait à des motivations plus rigoureusement morales et plus étroitement religieuses : il écrivait alors dans son journal « Dieu tout-puissant a donné un grand objectif à ma vie : la suppression du commerce des esclaves »… Quoi qu’il en soit de leurs motivations, la voix qu’élevèrent alors les deux jeunes gens était nouvelle en Angleterre et parlait un langage effarant : en qualifiant les faits d’assassinat, et réclamant justice pour les noirs, n’en faisait-ils pas des hommes, voire des sujets de droit ? Comment les affaires pourraient-elle continuer de la sorte ? La bonne société britannique en trembla sur ses bases : elle tenta la contre-attaque à partir des fondements même de l’engagement des deux députés. Tous deux se revendiquaient comme patriotes : on les accusa de mettre en danger la richesse nationale et de compromettre le rayonnement du pays. Ils étaient des chrétiens rigides et fervents : les Recherches sur les Écritures de Raymond Harris, (financées par la Chambre des marchands de Liverpool) prouvèrent que Dieu avait lui-même créé l’esclavage et la traite « aux fins de procurer (aux Noirs) le baptême en ce monde et le salut dans l’autre. » Wilberforce et Pitt répliquèrent en fondant le « Comité permanent pour l’abolition de la Traite », dont les premiers adhérents furent… l’évêque de Londres et John Wesley en personne, provisoirement réconciliés. Quelques députés suivirent timidement, aux Communes et chez les Lords. La controverse ne faisait que commencer... 


William Pitt


William Wilberforce

 

 

2. Les clubs des Amis des Noirs, en Angleterre et en France.

Le mouvement abolitionniste ne gagna une réelle consistance politique qu’à la fin des années 80, lorsque Wilberforce, toujours lui, fonda la première société qui y fût entièrement consacrée : la Society for the extinction of the Slave Trade naquit en 1787, et c’est grâce à son activisme que la question fut enfin portée devant le parlement britannique. L’année suivante, sous la pression des députés abolitionnistes, la Couronne lança une enquête officielle, et nomma pour ce faire un Comité du Conseil privé. La longue marche qui commençait ne devait aboutir qu’en 1807, mais enfin elle était lancée. Pendant ce temps, le mouvement commençait à s’organiser également en France, quoique plus lentement et sur d’autres bases idéologiques. Si les abolitionnistes anglais, liés aux quakers américains et pour la plupart d’entre eux méthodistes ou évangélistes, tiraient leur convictions humanitaires de leur foi chrétienne, les abolitionnistes français au contraire étaient majoritairement des athées, du moins à l’origine, et avec quelques exceptions brillantes comme Grégoire ou Robespierre. Ils tiraient la légitimité de leur combat de la critique philosophique de l’esclavage et de la traite, des œuvres de Diderot, Raynal et Voltaire.


Thomas Clarkson

C’est pourtant l’influence des abolitionnistes anglais, notamment de Thomas Clarkson, jeune pasteur qui publia ces années-là les premiers traités antiesclavagistes systématiques, qui conduisit à la création en France du premier organisme consacré à l’abolition de la traite et de l’esclavage. Son fondateur fut Brissot, le futur parlementaire « girondin » qui n’était alors qu’un pamphlétaire obscur, peu scrupuleux sur les moyens d’action et les commanditaires, mais imprégné des idéaux des Lumières et adepte d‘un universalisme généreux qui malgré toutes les irrégularités de sa future carrière, ne se démentirait jamais chez lui : il avait connu Clarkson et Wilberforce à Londres et avait adhéré avec enthousiasme à leur lutte. De retour en France, il fonda le 19 février 1788 la Société des Amis des Noirs, destinée à faire traduire et diffuser les textes anglais, à militer pour l’amélioration du sort des esclaves et pour l’égalité civiques des libres de couleur, ainsi qu’à élaborer des propositions (modestes et à long terme) de plans d’abolition de la traite. Il n’était pas question d’abolir l’esclavage, dont l’extinction était supposée faire suite « naturellement », à moyen terme, à la disparition du commerce triangulaire.  

 

A Brissot se joignirent aussitôt son ami Clavière, financier Suisse chassé de Genève par l’échec de la Révolution de 1782, Mirabeau, qui offrit au premier texte de la Société le véhicule de son journal, Analyse des papiers anglais, mais aussi La Fayette, Talleyrand, Sieyès, deux des frères Lameth et quelques autres personnalités en vue de la scène progressiste de l’époque. C’était peu, et la Société ne fut pas fort active à ses débuts : la fermeture intégrale de la société française et l’absence de scène politique publique où exposer ses thèses lui interdisait évidemment toute activité à l’anglaise. A quel « parlement » la question aurait-elle pu être soumise dans le royaume des Lys ? Dans quelle presse libre aurait-elle pu être débattue ? Par ailleurs, des dissensions internes aggravèrent les difficultés de la Société : les premières traductions des ouvrages de Clarkson, assurées par un ami de Brissot, Carra, à l’époque folliculaire aussi obscur et douteux que lui, le furent si mal et avec si peu de scrupule (elles avaient été grossièrement mutilées de tous leurs références au christianisme par leur traducteur athée) qu’elle faillirent conduire à la rupture avec les Anglais. Mirabeau prit le parti de ces derniers et manqua lui aussi quitter la Société par solidarité. Des tentatives maladroites pour rallier certaines célébrités, comme Bernardin de Saint-Pierre, Jefferson, Héraut de Séchelles, échouèrent l’une après l’autre. Un essai auprès de Brienne lui-même par Brissot, qui ne doutait de rien (par l‘intermédiaire de La Fayette, quand même), faillit causer une catastrophe, car la Société avait toutes les raisons d’être mal vue d’une monarchie engagée dans le soutien intégral à la traite et soumise de fait à l’autorité des planteurs. Heureusement, le ralliement de Condorcet sauva l’entreprise de l’enlisement ou du naufrage. Dès le mois de mai, le grand philosophe remplaça Brissot à la présidence-secrétariat de la jeune Société, et sut donner à ses activités un élan nouveau. Certes Condorcet n’était pas un pamphlétaire très vigoureux, mais il était radical, opiniâtre, d’une générosité sans faille et d’un sérieux bienvenu après les papillonnages des débuts. A la veille de la Révolution, la cause des noirs se trouvait de la sorte relativement implantée en France dans les milieux progressistes.


III
Des Révolutions imbriquées

 

1. La situation politique, sociale et économique aux Antilles à la veille de la Révolution.

Les Îles étaient depuis longtemps soumises à des mouvements divers qui agitaient leur société instable et clivée. Elles étaient administrées directement par Versailles par le biais d’un système très dur, qui les soumettait intégralement à un intendant aux ordres du roi et un gouverneur militaire chargé de faire régner l’ordre grâce à des milices. Ni les colons blancs, ni les hommes libres de couleur n’avaient de représentation à aucun niveau. Sur le plan économique, le système dit « de l’Exclusif » créé par Colbert réservait tout leur commerce au monopole des compagnies françaises, soumettant les colons au pouvoir des ports métropolitains. Sous ce carcan, commun à toutes les Îles, fermentaient des sociétés traversées de tensions : elles différaient assez considérablement dans la pratique mais reposaient toutes sur la même base. Un petit nombre de colons blancs, violemment divisés entre riches propriétaires de plantations (les Grands Blancs) et petits planteurs et négociants (les Petits Blancs) régnaient sur une immense masse servile noire constamment alimentée par la traite. A l’intérieur du monde servile, des clivages étaient soigneusement entretenus par les Blancs, qui distinguaient entre deux catégories d’esclaves : les Bossales étaient les esclaves nés en Afrique et déportés, dits « esclaves de houx » : ils étaient assignés aux tâches les plus dures, (travail des champs, cueillette et portage, broyage des cannes) et soigneusement tenus à l’écart des blancs et surveillés sans relâche (c’est d’eux que partaient la plupart des révoltes incessantes qui agitaient les colonies, et ce sera encore le cas lors du soulèvement de 1791) et les Créoles, nés aux Îles et employés dans les pour certains d’entre eux à la domesticité).


Esclaves "de houx" au travail à Saint-Domingue

Entre les deux univers s’étendait celui, fluctuant, des « Hommes de couleur » libres, eux-mêmes subdivisés en catégories raciales selon leur degré de métissage, par une terminologie empruntée au système espagnol. Les Libres de couleur étaient issus pour une part de l’affranchissement, pour une autre du métissage : les colons, confrontés à la pénurie de femmes blanches aux Îles, avaient épousé des esclaves tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècle, et, comme le Code noir les y invitait, ils avaient affranchi et légitimé les enfants issus de ces unions. Leurs descendants, eux-mêmes mariés à des esclaves ou à d’autres libres de couleur, constituaient une population souvent riche et cultivée : la plupart étaient planteurs et propriétaires d’esclaves. Ils rivalisaient économiquement avec les Blancs et aspiraient à rivaliser socialement avec eux. Ils faisaient peur aux colons blancs, bien plus que les esclaves, en raison de leur puissance et de leur ambition. « Cette espèce d’homme commence à emplir la colonie (Saint-Domingue) et c’est le plus grand abus de la voir sans cesse au milieu des Blancs, l’emportant souvent sur eux par l’opulence et la richesse (...) En possession de ces richesses immenses, ces gens de couleurs imitent bientôt le ton des Blancs, on les voit aspirer à monter aux revues de la milice avec nous, ils ne craignent pas de se juger dignes de remplir des emplois dans la judicature, s’ils ont des talents qui puissent faire oublier le vice de leur naissance » écrit un intendant, bon témoin des inquiétudes des colons.

De très nombreuses « précautions », qui allèrent en s’accentuant d’année en année, furent prises contre ce rapprochement jugé inacceptable. Une série d’ordonnances royales revinrent progressivement sur les articles du Code Noir qui assuraient l’égalité de statut à tous les hommes libres, quelle que soit leur couleur, et constituèrent une effroyable législation raciale : interdiction de l’accès à la noblesse à tout homme qui aurait épousé une femme de couleur (1703), interdiction aux Mulâtres et Noirs de toute charge judiciaire ou militaire, interdiction de tous les emplois à tout homme marié à une femme de couleur (1733), obligation de stipuler sur tous les actes notariés la couleur des partis (Nègre, Mulâtre ou Quarteron) (1761). Les décisions locales, prises par les administrateurs en poste, iront parfois plus loin encore, jusqu’au délire racial assumé, comme cette ordonnance de 1762 qui interdisait, suite à une disette, aux boulangers de vendre du pain aux gens de couleur et aux commerçants de leur vendre de la farine.

Les Îles étaient de redoutables poudrières par le déséquilibre de leur population. Le nombre des esclaves avait cru de façon vertigineuse au cours du XVIIIe siècle, multiplié par 4 à la Martinique, par 7 à la Guadeloupe, par 17 à Saint-Domingue, où plus de 80% de la population était esclave à la veille de la Révolution. Le système esclavagiste tournait à plein régime et produisait une énorme richesse : l’économie des Îles pesait pour un tiers dans l’économie française à la fin du XVIIIe siècle.  Mais cette énorme machine de production  était minée dans son fondement même : en effet, une crise du marché des esclaves se faisait sentir en Afrique, où les guerres de conquête devaient s’enfoncer de plus en plus profondément dans le continent pour fournir des hommes ; elle était aggravée par la mainmise de l’Angleterre sur une partie des sources essentielles du commerce de « bois d’ébène » : les fusils et les indiennes, deux des produits d’échange principaux dans le trafic de traite avec les rois africains, étaient entre ses mains. Elle était en effet la principale productrice des premiers, et la perte des comptoirs indiens de la France l’avait placée en position de quasi monopole sur le marché des étoffes. Or la politique économique des colonies se fondait sur le recours continuel à la traite pour renouveler et augmenter la population servile : l’accroissement régulier de la production, indispensable au développement du commerce, était en effet assurée par l’usage « intensif » des captifs importés, soumis à des régimes de travail monstrueux et sans aucune assistance technique qui aurait pu les soulager. Les colons refusaient tout investissement en matériel ou en bêtes de sommes et préféraient tuer les esclaves à la tâche et les renouveler continuellement : la durée de vie moyenne d’un Bossale arrivant aux Îles était de dix ans...


Groupe d'esclave emmené vers la côte Ouest de l'Afrique
par des marchands britanniques

La crise du marché des esclaves mettait en danger d’étouffement ce système broyeur d’hommes, et c’est sous sa pression que la fin du XVIIIème siècle vit fleurir les projets visant à supprimer le recours à la traite dans les cercles ministériels. Le « grand dessein » du Maréchal de Castries en est l’exemple le plus connu : fondé sur des mémoires réclamés à des philosophes comme Saint-Lambert ou à des colons progressistes (dont un libre de couleur, Raymond, qui allait jouer un grand rôle dans les débats révolutionnaires autour des colonies) il prévoyait de rétablir une relative égalité entre blancs et hommes de couleur libres et d’améliorer le sort matériel des esclaves, afin de permettre la « reproduction » sur place de la masse servile. L’extinction de la traite était espérée à moyen terme. Attaqué par la plupart des colons, mal soutenu par Louis XVI dont la politique en la matière était au contraire favorable à la traite à outrance (il augmenta démesurément les primes par « tête de nègre » aux armateurs), Castries dut assez rapidement abandonner son projet, que son successeur La Luzerne enterra définitivement en 1787.

 

2. La Révolution. Les colons en quête d’autonomie

        a) A Saint-Domingue

A l’annonce des événements français de 1789, les colons virent rapidement l’occasion rêvée de secouer la tutelle de la métropole et de balayer un système de subordination économique qui leur pesait. Le joug avait été légèrement allégé depuis la fin de la guerre d’Amérique, puisque deux ports avaient été ouverts au commerce étranger (créant le nouveau régime de « l’Exclusif mitigé ») mais il leur demeurait insupportable. Toutefois, ils ne purent accéder à la représentation nationale ouverte par les États généraux, puis confirmée par le coup d’État de juin 89, car les lettres patentes de 1789 avaient omis les colonies dans la liste des territoires français. Louis XVI en effet avait refusé de leur accorder la représentation, malgré les pressions de la Société des colons établie à Paris autour du planteur Gouy d’Arcy : il estimait que les colonies étaient ses possessions propres et ne relevaient donc pas du droit français. En réaction à cette décision qui les maintenait malgré la Révolution sous le régime du bon plaisir royal, les colons de Saint-Domingue créèrent, en toute irrégularité, des « Assemblées coloniales », la principale au Nord dans la ville du Cap, deux autres au Sud et à l’Ouest ; ces assemblées se réunirent en avril 1790 à Saint-Marc, élirent un président (Bacon de la Chevalerie) et élaborèrent une « constitution » autonomiste : elle confiait le pouvoir législatif dans l’île à « l‘Assemblée de ses représentants constituée en assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue ». Toutefois le principe de la sanction royale était maintenu.

Pendant ce temps, la Constituante avait finalement mis en place, par le décret du 8 mars 1790, suivi d’instructions votées le 28, un système de représentation dans les îles par des assemblées locales ; elles étaient censées garantir la pérennité de la société coloniale raciste et de l’esclavage malgré l‘ambiguïté de leur définition, selon laquelle y étaient éligibles tous les hommes remplissant les conditions de la citoyenneté active, ce qui a priori incluait les libres de couleurs aisés. Mais c’était trop tard, et la rébellion des colons conduisit le pouvoir à la répression pure et simple : l’assemblée générale de Saint-Marc fut dissoute par la force armée dès réception par le gouverneur des décrets de la Constituante. Aussitôt l’Assemblée du Cap désavoua les votes faits à Saint-Marc et se rangea sous les ordres du pouvoir royal, mais les deux autres assemblées maintinrent leur revendication d’autonomie. Les deux partis s’affrontèrent par les armes le 29 juillet, et la victoire resta aux troupes royales. Bacon de la Chevalerie s’enfuit en France, où il tenta de se faire entendre de la Constituante, mais en vain. L’assemblée de Saint-Marc fut officiellement détruite par le décret du 12 octobre 1790.

L’Assemblée du Cap demeurait seule dans la colonie : elle s’empressa de rédiger une réclamation à la Constituante afin qu’ « en ce qui concerne le régime intérieur des colonies et en tout ce qui touchait l’état des personnes et des différentes classes de la société coloniale, aucun décret ne fût rendu que sur la demande expresse directe et précise des assemblées coloniales. » Après de longs débats, la Constituante poussée par Barnave obtempéra, et déclara constitutionnelle la priorité absolue des assemblées coloniales blanches en matière de législation intérieure des îles.

        b) Aux Îles du Vent

La Guadeloupe et la Martinique connurent également de rapides répercussions des événements français, qui aboutirent à des résultats assez différents de ceux de Saint-Domingue. Il faut noter qu’en Martinique, les premiers mouvements ne vinrent pas des colons mais des esclaves : dès août 89 s’éleva à Saint-Pierre une révolte servile qui se réclamait des Droits de l’homme. Les esclaves soulevés écrivirent au commandant du fort de Saint-Pierre deux lettres qui furent rendues publiques : elles réclamaient la liberté au nom de l’égalité entre les hommes et annonçaient que les esclaves conscient de leurs droits n’hésiteraient pas à s’armer pour les faire triompher. En même temps, dans les deux îles s’organisaient des Assemblées coloniales, qui rassemblaient essentiellement les représentants de la noblesse et les propriétaires des grandes plantations. En face d’elle se constituèrent des municipalités « patriotes » formées de colons blancs de niveau social inférieur, négociants, petits planteurs et artisans, proches des « sans-culotte » français. Les deux partis étaient attachés au maintien de l’esclavage et de la ségrégation raciale, mais le parti « populaire » municipal  l’était beaucoup plus vivement que le parti « aristocratique » des Assemblées, prêt à s’ouvrir aux planteurs libres de couleur afin de constituer un front commun à la fois contre les « sans-culotte » locaux et contre les esclaves.

 

3. Les libres de couleur en quête de l’égalité.

Au même moment, les événements s’accélérèrent à Saint-Domingue : un planteur de couleur vétéran de la guerre d’indépendance américaine, Vincent Ogé, se sentit le devoir d’obtenir l’application des instructions de mars qui ouvraient les assemblées à tout citoyen actif indépendamment de sa couleur. Présent à Paris lors du vote de la Constituante en tant que  membre de la Société des Citoyens de couleur, il embarqua pour Saint-Domingue et tenta, dès son arrivée, d’unifier et de pousser à la revendication de leurs droits les libres de couleur de la Grand-Rivière, dans le nord de l’île. Immédiatement pris à parti par les colons blancs, il mit sur pied, en association avec un autre vétéran d’Amérique, Chavannes, un groupe armé susceptible de répondre à la violence par la violence ; le groupe fut bientôt rallié par des esclaves. Un premier assaut des colons fut repoussé victorieusement, mais Ogé commit l’erreur de ne pas poursuivre sur son avantage et de tenter de négocier avec l’Assemblée du Cap. Celle-ci répliqua en envoyant des troupes qui écrasèrent l’embryon de révolte, et forcèrent les deux chefs à se réfugier chez les Espagnols. Bientôt livrés aux Français, ils furent roués le 25 février 1791, et leurs têtes coupées exposées sur la place publique.

Ce n’était que le premier épisode de la révolte des libres de couleur. La Constituante avait finalement voté un décret réservant les droits politiques aux seuls hommes nés de père et de mère libre, et les circonstances locales se transformaient rapidement. Le 22 août, les esclaves de la plaine du Cap se soulevèrent en masse. Les libres de couleur accompagnèrent ce mouvement et se révoltèrent également, mais à partir de l’Ouest. Le 7 août, ils élurent un conseil politique, chargé de coordonner leur action, puis prononcèrent leur propre serment dans l’église de Mirebalais : ils jurèrent de ne pas se séparer avant la victoire. Une tentative de négociation avec les colons et le gouverneur ne réussit qu’à obtenir le rappel hautain, de la part des Blancs, du respect qui leur était « dû ». Les hommes de couleur répliquèrent en s’armant et en organisant une force militaire commandée par deux chefs de grand talent : Beauvais et Rigaud. Le premier affrontement, qui eut lieu autour de Port-au-Prince, leur fut favorable. Ils essayèrent derechef la voie de la concorde, mais en imposant aux Blancs un accord sur la base de l’article 4 du décret du 28 mars, à quoi s’ajoutait la suppression des municipalités blanches et la tenue de nouvelles élections, ainsi que la réhabilitation de la mémoire d’Ogé et de Chavannes. Un Te Deum devait ensuite célébrer la réconciliation des hommes de couleur et des Blancs. Les colons, peu conscients de la puissance des convictions de leurs adversaires, rejetèrent de nouveau leurs propositions. Le siège de Port-au-Prince commença donc, et conduisit finalement, devant la supériorité des assaillants, les Blancs à accepter les termes de l’accord proposé. Les hommes de couleur rentrèrent dans la ville le 8 octobre, les chefs des deux partis s’embrassèrent et le Te Deum supposé sceller la « réconciliation des races » eut lieu. Celle-ci ne devait pas durer longtemps : dès la fin novembre le concordat fut rompu par les blancs, les libres de couleur massacrés et les quartiers noirs de la ville incendiés.

 

4. Le débat parisien.

Paris est loin de ses colonies. Quand Mauduit sera lynché le 4 mars 1791, l'Assemblée nationale n'en sera informée que près de deux mois plus tard, le 25 avril. Cette distance, cette difficulté inhérente aux moyens de communication de l'époque, tient une place importante dans la nature des débats et des résolutions des députés siégeant à Paris. Si l'on pense à l'agitation qu'excite à la Constituante la nouvelle du soulèvement des officiers suisses du régiment de Châteauvieux, pourtant à 3 jours de courrier, et le désir exprimé par de nombreux députés de traiter cette affaire au plus vite, on peut imaginer sans peine l'émotion qu'ont pu susciter dans l'esprit des hommes politiques parisiens, les nombreuses descriptions alarmistes provenant des colonies. De fait, le traitement des colonies à l'Assemblée nationale est, pour une part non négligeable, une bataille de l'information. Information des colons à Paris, des armateurs, des commerçants de la traite, des assemblées coloniales blanches dans les îles contre une information assurée pour l'essentiel par d'obscurs mulâtres. C'est un combat déséquilibré, sous tous rapports. Il donne aux débats parlementaires qui auront lieu de 1790 à 1794 leur teinte particulière. Il justifie en partie la nature profondément pragmatique des décrets successifs qui seront rendus par la voix du plus grand nombre, celle des députés mal au fait des affaires coloniales, mais sérieusement inquiets des conséquences pratiques des avancées philosophiques, du moins des terribles dégâts, avenus ou à venir, qu'une presse influente réussit sans mal à lui décrire régulièrement. A ce titre, il est remarquable que la ténacité d'une poignée de constituants ait réussi, au moins, et jusqu'à l'épuisement, à porter le débat au sein de l'Assemblée nationale.

Ainsi, peu informée de la situation précise des colonies, la Constituante avait fini par recevoir les députés de l’Assemblée des colons de Saint-Domingue, malgré l’illégalité de leur élection et les objurgations de Mirabeau faisant remarquer que cette députation n’était pas représentative faute de faire place à des hommes de couleur. Sur la proposition de ces députés, le 2 mars 1790 avait été créé un Comité des colonies, et le vote des mesures du 8 mars, puis du 12 octobre avait eu lieu sur rapport de Barnave au nom de ce Comité. Lié aux planteurs blancs dont il était un « client » et dont il faisait entendre la voix à l’Assemblée, membre du Club Massiac qui rassemblait les principaux colons présents à Paris, Barnave était hostile à l’égalité en droit pour les libres de couleur. Toutefois, il ne s’opposa pas au vote de l’article 4 des instructions du 28 mars qui définissait les citoyens éligibles aux assemblées coloniales sur la seule base économique, et donc ouvrait en théorie la représentation aux hommes de couleur. Mais la tentative d’Ogé et son échec, suivis de son supplice, suscitèrent un intense débat sur la question : la population de Paris en avait été émue et révoltée, au point que les députés des colonies furent pris à partie dans les rues par des attroupements. La Société des Citoyens de couleur, en accord avec les Jacobins, pétitionna à l’Assemblée en faveur des droits des hommes de couleur, bientôt suivie, naturellement, par une délégation spéciale de la nouvelle Assemblée de Saint-Marc venue pétitionner en sens contraire.

Le 5 avril, Barnave obtint qu’un nouveau rapport sur les colonies serait rédigé par cinq Comités réunis (colonies, marine, constitution, agriculture et commerce). Le but était d’obtenir le vote d’une législation constitutionnelle qui statuerait définitivement sur la structure de la société antillaise. Présenté le 7 mai par Delattre, le projet des cinq Comités proposait d’abandonner explicitement aux Assemblées coloniales toute législation sur l’état des personnes, et pour régler le sort des libres de couleur, de faire élire un comité de colons blancs qui siègerait à Saint-Martin et légifèrerait pour toutes les colonies. L’abbé Grégoire, grand partisan de l’égalité des droits pour les libres de couleur et de l’abolition de la traite, réclama l’ajournement du débat et l’impression du projet, ce qui fut voté.

Le débat débuta le 11 mai, et dura cinq jours entiers. Grégoire l’ouvrit lui-même et s’appliqua à dissiper toutes les équivoques et à poser en termes clairs la question centrale : accorderait-on ou non le droits de citoyens aux hommes libres de couleur ? Il rappelait que le Code Noir de 1685 l’accordait déjà pleinement, et réfutait l’affirmation des colons selon laquelle l’accès de Noirs, quels qu’ils fussent, au statut de citoyen, provoquerait un soulèvement des esclaves. Il concluait par ces mots : « Il est temps que la Déclaration des Droits de l’Homme ne soit pas plus longtemps enfreinte aux dépense d’une classe d’hommes libres propriétaires, contribuables et indigènes au sol des colonies, désignés sous le nom générique d’hommes de couleur (…) Je propose de déclarer que les gens de couleur jouiront du droit de citoyens actifs, comme les autres Français. »

Immédiatement, Clermont-Tonnerre et Barnave tentèrent de ramener la question à l’autorité des Assemblées coloniales : Barnave s‘écria qu‘ « elle (la question) ne consiste pas à savoir si les nègres seront ou non affranchis, si les hommes de couleur auront ou non le droit de citoyens actifs, mais bien si vous laisserez, ainsi que vous l’avez promis aux assemblées coloniales… » Interrompu par Lanjuinais, il céda finalement la parole à Malouet, âpre et brillant défenseur de la ségrégation raciale. Malouet récusa d’emblée toute possibilité de traiter la question sur la base des Droits de l’Homme : « C’est en général une clause bien dangereuse en matière de gouvernement que d’accorder aux abstractions, aux argumentations, une telle puissance qu’on se laisse emprisonner dans le poste où vous place un bon ou un mauvais raisonnement. (…) Ainsi, ce n’est pas ce qui doit être, mais ce qui est, c’est l’état actuel des choses et leur commandement absolu, qui doit d’abord fixer l’attention du législateur. » Après un tableau circonstancié de la situation aux Îles, dont toute la richesse lui paraissait attribuable aux seuls colons blancs, il concluait froidement : « Il est donc impossible d’appliquer aux colonies la Déclaration des Droits, sans exception, mais si nous sommes forcés d’en établir l’application, d’en contrarier l’esprit sur quelques points, il est très dangereux d’en rappeler les principes et de les appliquer aux colonies sur d’autres points. » En clair, on ne pouvait conserver l’esclavage, contraire aux Droits de l’homme mais nécessaire au maintien de la richesse coloniale, qu’en privant également de ces droits tous les hommes de couleur. Le droit de propriété devait être maintenu coûte que coûte, y compris sur des hommes, au nom de l’intérêt national, et tant pis si en sus on devait sacrifier les libres de couleur aux colons blancs… La France ne tirait-elle pas un tiers de son revenu brut du commerce colonial ? Malouet concluait donc en faveur du projet de Delattre.


Victor- Pierre Malouet

Pétion répliqua à Malouet, d’abord sur le plan strictement politique : en cédant devant les revendications des colons, l’Assemblée Nationale ne s’inféodait-elle pas à des intérêts particuliers, au risque de perdre sa légitimité à représenter la volonté nationale ? Puis il reprit la défense des libres de couleur ébauchée par Grégoire. Barnave prit la parole ensuite : embarrassé, il n’osa pas trancher aussi cyniquement que Malouet, contre le droit au nom de la « réalité », c’est-à-dire en faveur d’intérêts purement mercantiles : il essaya de proposer un moyen terme, selon lequel les décisions de l’assemblée blanche qu’on établirait à Saint-Martin seraient sujettes à être réformées par le pouvoir législatif si elles n’étaient pas « conformes à la justice, à la raison, à la saine politique ». C’était reconnaître à demi mot le droit des libres de couleur, mais laisser l’initiative de la mise en œuvre de ce droit aux Blancs des îles… Les débats se poursuivirent : à partir du lendemain, sous l’influence de la gauche de l’Assemblée, le thème se transforma et la vraie question fut posée, celle de la couleur. Robespierre, après Lanjuinais, souligna le caractère raciste de l’argumentation qui consistait à vouloir soumettre la décision aux Blancs, donc légiférer sur un critère de couleur. C’était absurde à ses yeux, et les droits de hommes de couleur n’avaient rien à voir avec la teinte de leur peau. « Vous avez donné la qualité de citoyen actif à tout homme qui paie la contribution de trois journées de travail ; et comme la couleur n’y fait rien, tous les gens de couleur qui paient trois journées de travail sont par ce décret reconnus citoyens actifs. »


Maximilien Robespierre

« La couleur n’y fait rien » : le mot était lancé, dans toute sa force révolutionnaire car jusqu’à présent la couleur avait tout « fait », au contraire, aux Îles… Mais la Constituante n’était pas encore prête à détruire le vieux système raciste. Ce furent finalement Barnave et les partisans du projet de Delattre qui l’emportèrent, et la question préalable réclamée par Grégoire fut refusée par 378 voix contre 286.

A partir du 13, le projet de Delattre entra donc en discussion. Moreau de Saint-Méry proposa dès l’ouverture de la séance de faire voter un décret mettant sous le coup de la loi « ceux qui inspireraient des terreurs aux colons quant à leurs esclaves » c’est-à-dire les militants anti-esclavagistes. L’abbé Maury plaida derechef contre toute « assimilation » des hommes de couleur aux blancs sur le plan du droit. Il proposait d’offrir l’accès aux droits individuellement, après une longue période de probation : « Que les hommes de couleur deviennent, après un certain temps; après un certain nombre de générations, citoyens actifs, je le conçois, je le désire. »

Finalement, l‘Assemblée fit le choix de souscrire aux vœux des colons en leur confiant l’initiative de toute décision pouvant concerner l‘esclavage (manière d’en garantir la permanence), et de rester dans l’ambiguïté sur la question des libres de couleur. Elle vota comme article constitutionnel qu’ « aucune loi sur l’état des personnes non libres ne pourra être faite par le corps législatif pour les colonies que sur la demande précise et spontanée des Assemblées coloniales ».

C’est à propos de cet article que se situe la célèbre intervention de Robespierre. L’Incorruptible parla sur trois points : d’abord il s’opposa à un premier projet de rédaction, proposé par Moreau, qui parlait de personnes « esclaves » et faisait courir le risque de constitutionnaliser l‘esclavage ; puis il rappela, reprenant l’argumentation de Pétion, la nécessaire indépendance de l’Assemblée à l’égard des colons, et enfin réclama que les droits des libres de couleur fussent explicitement déclarés et inscrits dans la Constitution. Les huées de la partie droite de l’Assemblée hachèrent son discours, qui mérite malgré tout d’être cité pour la netteté de la synthèse qu’il propose : « Dès le moment où dans un de vos décrets vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et… (interrompu). Je me plains au nom de l’Assemblée elle-même, de ce que, non content d’obtenir d’elle ce qu’on désire, on veut l’obtenir d’une manière déshonorante pour elle et qui démentirait tous ses principes. Si je pouvais soupçonner que, parmi ceux qui ont combattu les droits des hommes de couleur, il y eût un homme qui détestât la liberté et la Constitution, je croirais que pour servir la haine il a voulu faire lever le voile sacré et terrible que la pudeur même du législateur (interrompu). Je croirais qu’on cherche à se ménager le moyen d’attaquer avec succès et vos décrets et vos principes quand il s’agira de l’intérêt direct de la métropole : on vous dirait que vous alléguez sans cesse les droits de l’homme et que vous y avez si peu cru vous-mêmes que vous avez décrété constitutionnellement l’esclavage. (…) L’intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous demeuriez libres, et que vous ne renversiez pas de vos propres mains la base de la liberté. Périssent les colonies ! S’il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté ! Je le répète, périssent les colonies si les colons veulent, par leurs menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts. (…) Je demande que l’Assemblée déclare que les hommes libres de couleur ont le droit de jouir des droits des citoyens actifs. Je demande de plus la question préalable sur l’article du comité ». Il ne fut entendu que partiellement, puisque l’article fut voté, mais avec la pudique substitution de « non libres » à « esclaves ».

Mais Robespierre avait trouvé des oreilles pour l’entendre : lorsque Barnave essaya après lui, de nouveau, de faire passer le projet du Comité sur la situation des libres de couleur, les tribunes le huèrent et il fallut lever la séance.

Le lendemain, une délégation d’hommes de couleur se présenta à la barre de l‘Assemblée, conduite par Julien Raymond : celui-ci rappela le refus systématique des colons blancs d’admettre tout accès des libres de couleur à une quelconque représentation, et en appela aux députés afin que les droits politiques soient assurés indépendamment de la couleur.

Enfin, le 15 mai, les débats s’achevèrent. Rewbell réclama que les droits fussent limités aux libres de couleur nés de père et de mère libres (ce qui en excluait les affranchis). Malgré l’opposition véhémente de Robespierre (« Quant à moi, je sens que je suis ici pour défendre les Droits de l’homme : je ne puis consentir à aucun amendement, et je demande que le principe soit adopté dans son entier. »), l’amendement Rewbell fut voté à une lourde majorité. Barnave mit l’Assemblée en garde au nom de ses patrons : les colons n’appliqueraient jamais un texte jugé trop favorable, en dépit de ses limites, aux hommes de couleur. Son arrogance provoqua la colère de Robespierre : « Non, il n’est pas permis à des membres de l’Assemblée nationale de dire : si vous ne nous accordez pas ce que nous demandons, nous n’exécuterons pas vos décrets ! » Mais Barnave disait vrai : les colons, à travers leurs représentants du Comité des colonies, bloquèrent immédiatement l’application du texte.

En septembre 91, une pétition venue de Brest signala la chose, et Robespierre essaya d’attaquer sur ce point Barnave et Lameth, en tant que chefs parlementaires du parti colonial, supposés être à l‘origine de l‘obstruction. L’Assemblée refusa de le suivre. Pourtant, le 23 septembre, Barnave confirma que Robespierre avait vu juste et que le but de la manoeuvre était d’obtenir le changement de la loi en présentant un nouveau rapport réclamant l’abrogation du décret du 15 mai. Le régime censitaire, qui en France excluait des droits politiques une large catégorie de la population sur critères financiers, lui servit à « justifier » la nécessité de maintenir un système de ségrégation raciale aux colonies. Du reste le décret reconnaissant comme citoyens les libres de couleur propriétaires ne pouvait qu’entraîner la destruction des colonies : « S’il est certain qu’en réservant aux Assemblées nationales de France le droit de toucher aux droits politiques, vous préparez tôt ou tard la subversion des colonies et que, dès à présent, vous y portez l’inquiétude destructive de toute confiance et de tous liens nationaux, je demande s’il est possible de balancer entre la tranquillité des colonies, entre l’intérêt immense de la métropole, et l’exercice actuel des droits politiques pour un très petit nombre d’hommes. »

Et c’était reparti pour un tour de menace du soulèvement esclavagiste, associé à une nette justification du préjugé de couleur : « A Saint-Domingue, près de quatre cent cinquante mille esclaves sont contenus par environ trente mille blancs. Il est donc physiquement impossible que le petit nombre des Blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves si le moyen moral ne venait à l’appui de la faiblesse des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion, qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme de couleur et l’homme blanc, dans l’opinion qui sépare absolument la race des ingénus des descendants des esclaves, à quelque distance qu’ils soient.  (…) Du moment que le Nègre, qui, n’étant pas éclairé, ne peut être conduit que par des préjugés palpables, par des raisons qui frappent le sens ou qui sont mêlés à ses habitudes, du moment qu’il pourra croire qu’il est l’égal du Blanc, dès lors il devient impossible de calculer l’effet de ce changement d’opinion. »  Le contexte était favorable : suite à la fuite de Louis XVI, le côté droit de l’Assemblée avait repris du pouvoir et l’heure était à la réaction. La Constituante vota sans hésiter l’abrogation de son timide pas en avant de mai, et rendit de nouveau seuls maîtres de l’état des « hommes de couleur et Nègres » des colonies les Assemblées coloniales exclusivement constituées de Blancs. La Révolution n’allait-elle donc servir à rien aux colonies ?

Les débuts de la Législative le laissèrent penser : malgré l’accès au pouvoir que la nouvelle assemblée offrait à Brissot et à ses amis, il leur fut impossible d’obtenir la révocation de la décision du 23 septembre. Au cours des débats qui eurent lieu à ce sujet, du 22 octobre au 30 novembre, ils échouèrent à convaincre une Assemblée dominée par les Feuillants et rendu plus frileuse encore par l’écho des révoltes malgré un rapport brillant et efficace de Gensonné. Il fallut attendre un changement des rapports de force, qui intervint au printemps 92 avec la chute de Delessart et la formation du ministère girondin pour voir les choses changer. Mais entre-temps, le contexte aux îles s’était transformé, car les esclaves étaient entrés en scène.  

 

5. Les esclaves en quête de liberté.

Les Amis des Noirs et leurs alliés avaient généralement compté sans les esclaves : c’était une erreur. Les troubles qui agitaient les îles et la diffusion, difficile mais réelle, des principes de la Déclaration des Droits de l’homme dans les milieux serviles les avaient touchés à leur tour et ils s’apprêtaient à prendre en main leurs propres affaires. En août 1791, un soulèvement général fut préparé dans le nord de Saint-Domingue par Boukman, un prêtre vaudou : le 14 août, à Bois-Caïman, un serment fut prêté par des milliers d’esclaves réunis, qui jurèrent collectivement de chasser les colons et de prendre le pouvoir dans l’île. Dans la nuit du 22 août, une cérémonie vaudoue les rassembla sous la direction de Boukman, qui fut le signal déclencheur de l’insurrection ; celle-ci se répandit bientôt dans toute la plaine du Nord. Une semaine plus tard, deux cents habitations sucrières et six cents caféières étaient détruites, des dizaines de planteurs massacrés ou en fuite.

Mais les esclaves échouèrent à prendre Le Cap, et Boukman fut tué lors de l’assaut de la ville. Les troupes se divisèrent devant l’échec, et les chefs qui succédèrent à Boukman, Jean-François, Biassou et Jeannot, commencèrent par s’entretuer. L’entrée en scène de Toussaint Bréda, qui allait devenir Toussaint-Louverture, permit de venir à bout des dissensions et d’unifier relativement efficacement le front des esclaves. Toussaint, peut-être à dessein, peut-être mal renseigné, imagina que le roi de France, retenu prisonnier par l’Assemblée révoltée, avait promulgué l’affranchissement général. Aussi les troupes d’esclaves se proclamèrent-elles, sous son influence, royalistes, et arborèrent-elles le pavillon blanc fleurdelisé tout en commençant à s’organiser. C’était le début de la Révolution noire à Saint-Domingue.

 


IV
La Révolution noire

 

Des îles à Paris

Le soulèvement des esclaves de la plaine nord de Saint-Domingue n’était pas la première insurrection d’esclaves dans les colonies, bien au contraire. La vie des îles à sucre était scandée par les révoltes depuis les tout débuts de leur exploitation. Parmi les mouvements qui, même dans ces terres lointaines, avaient marqué l’éclatement de la Révolution, la recrudescence des soulèvements à partir de 1789 ne fut pas le moindre. L’irruption du monde servile dans les événements datait exactement d’août 1789, quand à Saint-Pierre de la Martinique, les esclaves s’étaient révoltés au bruit que l’affranchissement général avait été décidé en France. Une dizaine de révoltes suivirent, mais toutes échouèrent en Guadeloupe et en Martinique. Seule celle de Saint-Domingue réussit à se développer suffisamment pour permettre aux esclaves de jouer un rôle dans leur propre émancipation.


Carte de la partie française de Saint-Domingue

Née dans le nord de l’île, la révolte se propagea rapidement et gagna l’ouest ; les colons de Port-au-Prince, déjà contraints à la transaction par l’armée des libres de couleur commandée par Rigaud, furent écrasés par les esclaves à la Croix-des-Bouquets le 31 mai 1792. Au même moment, à Paris, la Législative où les futurs Girondins prenaient de l’importance venait de rompre enfin avec la politique de la Constituante et d’accorder sans restriction les droits civiques aux libres de couleur par son décret du 28 mars. Les colons blancs, face à leur échec, tentèrent d’abord de se rapprocher de la métropole : ils acceptèrent du bout des lèvres le décret parisien, tout en déclarant solennellement l’esclavage éternel (décret de l’Assemblée du Cap du 15 mai 1792). Mais ils ne tardèrent pas à reculer, car lorsqu’en octobre, les nouvelles de la chute du trône et de la naissance de la République furent apportées dans l’île par les nouveaux commissaires de l’Assemblée, Sonthonax, Polverel et Ailhaud, libres de couleur et esclaves se rallièrent en masse au nouveau régime. Les colons blancs tentèrent alors de répliquer par une offensive royaliste, et arborèrent le drapeau blanc. Mais ils échouèrent à s’imposer.

A la Guadeloupe les choses n’allèrent pas mieux pour eux : à Pointe-à-Pitre, un vaste soulèvement républicain balaya leur offensive, et le drapeau tricolore fut rétabli en décembre. De nombreux colons émigrèrent. Fin février 1793, ils passèrent alliance avec l’Angleterre et signèrent deux traités secrets, où ils s’engageaient à livrer les colonies aux Anglais contre une aide militaire pour refouler les esclaves, jusqu‘au retour des Bourbons sur le trône (accords de Whitehall du 19 février, signé avec la couronne britannique par de Perpigna, de Curt et Dubuc pour la Guadeloupe et la Martinique ; traité de Londres du 25 février, signé par Malouet avec Dundas, secrétaire d‘Etat britannique aux colonies, pour Saint-Domingue).

A Saint-Domingue, la tension atteignit vite des sommets. Malgré les proclamations lénifiantes des commissaires, qui affirmèrent d’abord leur volonté de maintenir l’esclavage comme nécessaire à la prospérité de la colonie, aucune entente ne put être trouvée avec les colons restés sur place. La guerre civile fit rage. Les libres de couleur, alliés aux républicains, reprirent aux colons Port-au-Prince, mais la situation fut aggravée par la nomination par le ministre girondin de la Marine, Monge, d’un gouverneur royaliste et hostile aux hommes de couleur, Galbaud. Avec ce dernier débarquèrent dans les ports de l‘Ouest, en juin 93, de nombreux colons déterminés à lutter contre le nouveau régime. Sonthonax et Polverel, inquiets de cette manœuvre, destituèrent le nouveau gouverneur (sa nomination étant illégale car il était propriétaire dans la colonie) et le forcèrent à se rembarquer pour la France avec ses partisans. Mais Galbaud débarqua de nouveau quelques jours plus tard, et lança l’assaut contre le Cap, en chassant les commissaires et leurs alliés de couleur.

Sonthonax et Polverel prirent alors une décision audacieuse, dont les conséquences devaient être énormes. Ils s’allièrent aux troupes d’esclaves révoltées qui tenaient le terrain autour du Cap et reprirent la ville grâce à eux le 21 juin 1793. Le jour même, ils décrétèrent la liberté pour tout esclave qui combattrait en faveur de la République. Dès leur retour dans la ville, ils organisèrent de nouvelles élections, sans distinction de couleur ni de statut social. La nouvelle assemblée coloniale née de ces élections ne tergiversa pas : elle vota pour son premier acte politique, le 24 août, l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies. Cinq jours plus tard, Sonthonax se ralliait à la décision des citoyens du Cap et promulguait l’abolition au nom de la République pour le Nord de l’île. Polverel fit de même pour le Sud et l’Ouest le 21 septembre, et le 24 septembre, six députés à l’Assemblée nationale furent élus au Cap. Quatre d’entre eux étaient des hommes de couleur dont l’un, Belley, était né en Afrique et avait connu la déportation et l’esclavage. Toutefois une grande partie des esclaves insurgés persistaient à combattre au nom du roi de France. Les troupes de Toussaint-Louverture, de Jean-François et de Biassou, alliées aux Espagnols de la partie occidentale de l’île, étaient officiellement les ennemies de la République.

Pendant ce temps, les colons commençaient à appliquer les traités passés avec l’Angleterre. Les villes des colonies encore en leur possession furent livrées aux Anglais : Jérémie, le Môle Saint-Nicolas, Saint-Marc et Port-au-Prince furent de la sorte remises sans combat à l’ennemi. La situation s’améliora toutefois pour les républicains à partir de mai 1794, suite à un coup de théâtre : Toussaint-Louverture, qui dirigeait les troupes d’esclaves les mieux armées et organisées de l’île, et qui jusque là était demeuré royaliste et l’allié des Espagnols, se rallia enfin aux Français et reconnut la République. Grâce à lui et aux anciens esclaves, Port-au-prince fut reprise cinq jours après sa reddition. Mais les autres places livrées allaient demeurer longtemps sous gouvernement anglais, tandis que la Guadeloupe passait entièrement sous leur coupe suite à la défection de son gouverneur.

Entre temps, les choses avaient pris à Paris une tournure ambiguë. Les Montagnards, à priori favorables à l’abolition de l’esclavage, mais surpris par la brutalité de la décision de Sonthonax, inquiets devant le royalisme persistant des troupes d’origine servile et leur collusion avec l’Espagne, et trop confiants dans les émissaires des colons, s’étaient persuadés que les commissaires avaient cherché, selon un plan calculé par Brissot, à faire passer les colonies aux Anglais en abolissant l’esclavage et en fomentant la guerre civile entre Blancs et Noirs. Le procès des Girondins, en octobre 1793, les avait vus inculper de ces manœuvres, et Robespierre avait en personne donné voix à cette accusation absurde au nom du Comité de salut public.

Pourtant la question des esclaves n’avait pas été entièrement abandonnée, malgré les circonstances politiques tragiques qui avaient conduit les Montagnards à cette sinistre instrumentalisation de la cause antiesclavagiste. Le débat autour de la Constitution avait permis au printemps 93, sans aboutir à des résultats concrets, de remettre en cause le sacro-saint droit de propriété qui avait toujours été le viatique des partisans de l’esclavage. Robespierre avait contesté la naturalité et l’intangibilité de ce droit en le rattachant clairement à l’usage monstrueux qu’en faisaient les esclavagistes. « Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété : il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. » Les esclaves avaient également pu faire entendre leur voix à Paris. Les Jacobins l’avaient bruyamment appuyée, en accueillant le 3 juin 1793, au lendemain de la chute de la Gironde, une délégation d’hommes et de femmes de couleur, libres et esclaves mêlés : ils avaient accepté en hommage le drapeau tricolore « de l’égalité de l’épiderme » inventé par les Noirs, où étaient représentés côte à côte un  Noir sur fond bleu, un « Mulâtre », c’est-à-dire un Libre de couleur, sur fond rouge, et un Blanc sur fond blanc, surmontés de la formule « Notre union fera notre force ». Chabot avait juré de faire abolir l’esclavage, suivi par plusieurs membres de la société, dont semble-t-il Robespierre et Marat. Le lendemain, la députation avait été reçue à la Convention, avec sympathie mais sans grand succès. Tout au plus Grégoire avait-il réussi à faire voter par l’Assemblée la suppression des primes à la traite - il était temps ! L’avancée paraît modeste, mais elle se poursuivit, même si c’est à un rythme qui paraît beaucoup trop lent à nos consciences modernes… les Montagnards n’étaient pas allés jusqu’à abolir explicitement l’esclavage dans leur constitution. Pourtant ils avaient fait passer un article qui devait logiquement entraîner son abolition pour inconstitutionnalité. « Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ni être vendu. Sa personne n’est pas aliénable. » Restait à passer aux choses concrètes.

Il fallut pour cela attendre février 1794, lorsque trois des nouveaux députés de Saint-Domingue, Dufay, Mills et Belley, parvinrent à Paris non sans difficulté du reste. Les attaches de Sonthonax et Polverel avec la Gironde déchue, jointes aux insinuations des membres du Club Massiac et spécialement des deux émissaires envoyés par les colons, Page et Bruley, avaient conduit le Comité de Salut Public à une politique de défiance envers les esclaves révoltés et leurs alliés malgré les déclarations généreuses de la Constitution. Les trois représentants se retrouvèrent donc en prison dès leur débarquement en métropole, mais parvinrent sans trop de mal à se justifier. Reçus par le Comité, puis accueillis en triomphe à la Convention, ils convainquirent, sans peine apparemment, les dirigeants montagnards d’entériner la décision de l’assemblée du Cap ratifiée par les commissaires, et de l’étendre à toutes les colonies. Le 16 pluviôse an II de la République, l’esclavage fut aboli quasiment sans débats, mais après plusieurs discours : Dufay rapporta longuement les événements qui avaient conduit à l’abolition par Sonthonax, fustigea le double jeu pervers des colons racistes, et exhorta ses collègues à se rallier à la courageuse décision des commissaires : « Il est temps que le vil intérêt et la cupidité mercantile se taisent et fléchissent devant la justice et la raison. (…) Créez une seconde fois un nouveau monde, ou au moins qu’il soit renouvelé par vous. » Le vote fut effectué par acclamations, après un discours de Danton. Le tribun montagnard, déjà proche de la chute, trouva des mots qui emportèrent la décision de ses collègues : « Nous avions déshonoré notre gloire en tronquant nos travaux. Les grands principes développés par le vertueux Las Casas avaient été méconnus. Nous travaillons pour les générations futures : lançons la liberté dans les colonies. » Le décret d’abolition, rédigé par Delacroix et Levasseur, était ainsi conçu :

« La Convention nationale déclare aboli l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en conséquence, elle décrète que tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. »


Abolition de l'esclavage à la Convention, 16 pluviôse an II

Le soir du vote, les trois nouveaux députés furent reçus solennellement aux Jacobins. Trois jours plus tard, la Société des citoyens de couleur vint à la barre féliciter l’Assemblée et réclamer que les colons présents dans la métropole soient empêchés momentanément de rentrer dans les colonies afin de permettre l’application du décret sans qu’ils y mettent obstacle. Appuyée par Belley, la réclamation fut aussitôt transformée en décret et votée.

Le 30 pluviôse (18 février) eut lieu à la Commune une fête en l’honneur de « la libération des hommes de couleur ». Chaumette fit un discours, les citoyens de couleur envoyèrent des couronnes civiques, et les trois députés « américains » furent, si l’on en croit Hébert au centre de tous les regards. Belley en profita pour souligner les liens qui unissaient indéfectiblement la jeune république aux hommes qu’elle venait de rendre à la liberté : rappelant sa propre expérience d’esclave, il s’écria : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelés à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme et le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes. »

Pour autant qu’on puisse le savoir, l’abolition suscita la plus vive approbation dans le pays : les sociétés populaires et les communes adressèrent à la Convention, entre février et juillet 1794, environ 600 adresses de félicitations. Citons par exemple celle de la Commune de Valborgne, dans le Gard : « Citoyens représentants, nous venons vous témoigner notre vive satisfaction de ce décret bienfaisant qui brise les chaînes sous lesquelles gémissaient les hommes de couleur ! Ah ! Ce décret seul assure à vos noms l’immortalité et vous mérite les bénédictions de tous les êtres sensibles ! » Malgré quelques remarques racistes relevées dans les rues de Paris par les observateurs de police, il semble que les milieux populaires aient été favorables à l’abolition. Peu touchés par les théories religieuses, pseudo-scientifiques et économiques inventées pour légitimer l’esclavage aux yeux des élites, les petites gens n’avaient pas de raison de mépriser les Noirs et de ne pas se réjouir de les voir bénéficier de la Révolution eux aussi.

Les trois autres députés de Saint-Domingue, Boisson, Garnot et Laforest, n’arrivèrent qu’en juillet, et prirent siège à la Convention régulièrement. Ils portaient à quatre le nombre de députés de couleur dans l’Assemblée. La politique des Comités de gouvernement, qui jusqu’alors avait été plutôt favorable aux colons, par suspicion envers les commissaires proches de Girondins et inquiétude devant le royalisme affiché par une partie des esclaves soulevés, changea dès lors radicalement de cap. Les colons liés à l’Assemblée de Saint-Marc ainsi que ceux du club Massiac furent mis en état d’arrestation, les pamphlets racistes qui continuaient à être diffusés dans la capitale par leurs réseaux furent recherchés et censurés, une commission civile destinée à faire appliquer le décret du 16 pluviôse fut constituée et partit le 12 avril. Sonthonax et Polverel, toujours suspect de liens avec la Gironde, furent rappelés, mais laissés libres de désigner leurs successeurs dans l’île.

Les nouveaux commissaires allaient découvrir à leur arrivée une situation désastreuse : la Guadeloupe livrée aux Anglais avec toutes les Îles du Vent, Saint-Domingue également partiellement occupée, et en proie à une guerre civile sans merci entre les factions rivales. La reprise de la Guadeloupe grâce à une armée révolutionnaire mêlant français républicains, anciens esclaves et libres de couleur, ainsi que le ralliement, à Saint-Domingue, des esclaves insurgés dirigés par Toussaint Louverture à la République permirent malgré tout de commencer la mise en œuvre de l’émancipation et la refonte de la société sur des bases égalitaires. Celle-ci n’était pas destinée à durer dans le temps ; dès les lendemains de Thermidor le vent commença de tourner en France : la suppression de la Terreur permit aux colons d’obtenir la levée immédiate des mesures d’exception votées contre les esclavagistes, et dès février 1795 l’abolition de l’esclavage fut remise en cause à l’Assemblée. Elle ne fut pas abrogée, mais soigneusement encadrée par un système qui annonce le colonialisme moderne : les Îles furent soumises, sur proposition de Boissy d’Anglas, à un régime d’exception qui les plaçait directement sous l’autorité du pouvoir exécutif. La propriété des plantations fut placée sous la sauvegarde de la Constitution de l’an III qui affirmait la primauté absolue du droit de propriété, annihilant les effets des premières redistributions de terres aux anciens esclaves tentées par certains administrateurs locaux suite à l’émigration ou à l’expulsion des planteurs. Les révoltes des cultivateurs qui s’ensuivirent à la Guadeloupe furent toutes écrasées militairement. A Saint-Domingue même, où la reprise en main de la colonie fut moins rapide et moins efficace, et finit du reste par échouer, la situation ne fut guère meilleure : malgré la tentative par Polverel d‘établir un système de cogestion des plantations sur des bases démocratiques et relativement équitables économiquement, le nouveau pouvoir noir, progressivement assumé intégralement par Toussaint Louverture, conduisit à un demi-asservissement des esclaves récemment libéré par le biais de règlements de culture qui en faisaient des serfs attachés aux plantations, tandis que la propriété des terres étaient distribuée sans trop de scrupules à l‘entourage du « Spartacus noir ».
Lettre de Toussaint-Louverture à un officier britannique

Les ambiguïtés de la politique métropolitaine vis-à-vis des « nouveaux citoyens », jointes à l’ébauche locale de nouvelles oligarchies à base militaire et ploutocratique (autour de Toussaint-Louverture à Saint-Domingue et du général Laveaux à la Guadeloupe) conduisirent les colonies à tendre vers l’autonomie. Le Directoire, à la fois en réaction à cette tendance et suite à la reprise croissante d’influence politique du parti colonial, accentua la dérive colonialiste de la République Thermidorienne. L’évolution trouva son aboutissement naturel sous le Consulat : à Saint-Domingue, Louverture triompha de tous ses rivaux, expulsa les représentants français et envahit la partie espagnole de l’île, avant de s’en proclamer gouverneur à vie sur la base d’une constitution strictement égalitaire en matière de couleur de la peau mais fondatrice d’un système demi-féodal. A la Guadeloupe, la tentative de Laveaux de préparer l’autonomie de l’île échoua, ce qui n’empêcha pas Bonaparte de rétablir en 1802 l’esclavage dans les colonies et lancer des expéditions militaires de reconquête de Saint-Domingue et de la Guadeloupe.

On sait que la première, l’expédition Leclerc, échoua après trois ans d’une guerre sans merci, malgré la capture de Louverture par traîtrise et sa déportation en France. La conséquence en fut l’indépendance de la partie française de l’île sous le nom indien d’Haïti, proclamée par le général Dessalines en 1803 et la naissance de la première République noire autonome. Née de la victoire des esclaves insurgés et de leur détermination politique, cette toute première indépendance nationale constitue un événement majeur dans l’histoire du monde : ses conséquences furent énormes dans toute l’aire caraïbe et les diverses abolitions de l’esclavage qui suivirent, notamment dans les colonies anglaises et espagnoles, lui sont dues en grande partie grâce à la crainte qu‘elle suscita dans les métropoles. Malheureusement, la violence inouïe de la guerre avait entraîné la ruine quasi définitive de l‘île, des pratiques de destructions massives dans les deux camps dont l’impact devait se faire sentir durant des décennies et l’aggravation dramatique du clivage entre « Noirs » et « Blancs ».


Les effets de l'expédition Leclerc


Même si les massacres de colons qui suivirent la proclamation de Dessalines ont été exagérés à des fins partisanes, le système politique mis en place par les nouveaux maîtres de l’île ne fut rapidement plus guère qu’une dictature sanglante et raciste. Louverture, malgré ses tendances autoritaires et son incapacité à imaginer un système économique équitable, était un grand politique, doté d’une largeur de vue suffisante pour engager le peuple haïtien sur la voie d’un redressement économique réel (notamment grâce à des traités de commerce avec l’Amérique et l‘Angleterre) et un homme de conviction profondément convaincu de la nécessité d’abolir la ségrégation raciale et d’établir l’égalité de tous devant la loi ; mais ses successeurs et anciens lieutenants, Dessalines, Pétion et surtout le sinistre « roi » Christophe échouèrent à continuer sur sa lancée et plongèrent la jeune nation déjà durement éprouvée dans le malheur.

Le sort de la Guadeloupe ne fut pas plus heureux. La « reprise en main » de l’île et le rétablissement de l’esclavage en 1802 furent l’occasion d’une guerre « coloniale » dépassant dans l’horreur tout ce qui s’était vu précédemment. L’expédition du général Richepanse s’appuya sur des pratiques d’extermination et la mise en œuvre généralisée de la torture : finalement victorieuse malgré la résistance héroïque des guadeloupéens conduits par Ignace et Delgrès, elle aboutit à une répression gigantesque (son bilan est estimé à 10 000 morts), à l’établissement d’un système ségrégationniste pire encore que celui de l’Ancien Régime, et à la déportation massive de la population asservie dans les colonies espagnoles.



Sources

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                           Esclavage, résistances et abolitions, Paris, 1999.
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GAUTHIER F., Triomphe et mort du droit naturel en révolution 1789-1795-1802 Paris, 1992.
GISLER A., L’esclavage aux Antilles françaises : XVIIème-XIXème siècle, contribution au problème de l’esclavage, Paris, 1981.
ILIFFE G., Les Africains, histoire d’un continent, Paris, 1997.
PETRE-GRENOUILLEAU O., Les traites négrières, essai d’histoire globale, Paris, 2004.
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