Le Monde et la Croix (1° partie)

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Le générique de My Darling Clementine s’inscrit sur 9 panonceaux de bois accrochés autour d’un poteau rond.

Ce chiffre 9 marque tout le film :
- 9 périodes du cycle : 5 jours et 4 nuits ;
- 9 cadavres au total : 5 Clanton, 2 Earp, Doc Holliday et Chihuahua ;
- 9 participants au duel final : 4 Clanton, 2 Earp, le Maire et le diacre Simpson ;
- etc… (1)

Chaque panneau est rectangulaire et forme une croix avec le poteau rond. Le passage d’un panneau à l’autre se fait par un quart de tour descendant, de gauche à droite et retour, sur deux séries de panneaux alignées, formant deux séries de croix, ou deux angles de vue, deux modes d’appréhension de la croix. Ces deux motifs géométriques se retrouvent partout dans le film, du panoramique découvrant pour la première fois Tombstone au bout d’une courbe jusqu’au « broad sombrero » amoureux de Chihuahua, depuis la croix que font le violon et l’archet de Simpson interrompant le bal à la crucifixion assez littérale de Billy Clanton tentant d’échapper à Wyatt Earp. Mais le meilleur exemple reste bien entendu le bijou que James Earp veut offrir à sa fiancée, qui court d’un bout à l’autre du récit comme un fil rouge et qui conjugue rond et croix en une seule figure. Cette géométrie est tout le programme formel du film et les 9 premiers plans du film (9 encore), qui en sont la 1° séquence, en offrent un développement systématique.
La 1° séquence commence et finit par deux croix.

Plan 1a

En 1a, la croix est formée par la mesa au lointain et la bande de sol au premier plan ; le bœuf noir qui émerge à la jonction des deux assigne un centre à la figure et affirme sa cruciformité.

Plan 9

Au plan 9, c’est la trajectoire du boghei vers la mesa qui coupe en croix celle du troupeau. Ces deux croix ont fonction d’avènement : par la 1°, c’est le film qui advient ; par la 2°, le conflit qui en est l’argument – même si ce conflit explicite est une actualisation d’un antagonisme latent dès le plan 5 (voir plus bas). L’avènement par la croix est d’abord une rencontre : rencontre géométrique d’une verticale et d’une horizontale, rencontre géologique de la mesa et du sol, rencontre géographique du sédentaire (marqué par son boghei) et du troupeau transhumant. Et ce qui advient, sort du centre de la croix : le bœuf noir apparaissant entre sol et mesa au rythme du fondu et en même temps que l’image s’allume. Il n’y a pas de préalable à cette rencontre qui est événement et création. Et pas non plus de nécessité, la rencontre est contingente. Dans le même ordre d’idée, il n’y a pas d’image et pas de monde filmique avant l’apparition de l’animal, mais pas non plus d’animal, de « vivant », avant la venue de l’image. Et il faut attendre que ce bœuf noir soit tout à fait extrait du centre de la croix pour que la caméra panoramique violemment (1b) et recadre une nouvelle bande de sol déjà occupée par du bétail.

Plan 1b

Le monde ne s’étend qu’avec la procession du vivant, il est coextensif à ce qui le peuple et il n’existe qu’en tant qu’il est peuplé. Il n’y a pas de monde qui préexiste à ce qui le peuple. Et la croix à son tour, comme formalisation d’un principe générateur, ne peut apparaître que simultanément à l’apparition du monde qui lui donne consistance et du vivant dans ce monde. Matérialisme fordien : ni l’idée avant la matière, ni la matière avant l’idée.
Cette origine au centre détermine aussi une forme géométrique d’expansion : le monde est rond, de la rondeur du poteau du générique. Ou s’il n’est pas rond, il est au moins courbe. Car le rond est toujours décentré par la progression du troupeau qui entraîne un nomadisme du centre et l’impossibilité d’une fermeture. Rond, le monde est une totalité mais c’est une totalité ouverte : une nécessité de constitution qui découle de ce que ce monde ne préexiste pas à ce qui l’habite et qui se déplace à sa surface.

Plan 2

Au plan 2, les cavaliers font autour du troupeau une ronde qui ne s’achève que hors-champ.

Plan 4

Alors qu’au plan 4, une coupe ouverte du rond n’existe que par la conjugaison d’une ombre au lointain et de la volte et du démarrage selon une courbe du cavalier au premier plan.

Ce cavalier de 4 se retrouve au plan 7 : c’est Virgil Earp qui poursuit le mouvement de son cheval jusqu’à opérer trois quarts de cercle, soit un tour sur lui-même incomplet, ouvert.

Plan 7

Plan 3

De la même façon, la silhouette de James Earp et de son cheval au plan 3 s’inscrit dans une courbe, accentuée par le regard qu’il porte à ses pieds, mais qui ne se ferme pas vers le bas.

L’un et l’autre, James et Virgil ont leur attitude réglée par la forme d’expansion du monde en rond surgi de la croix – l’un et l’autre mourront au cours du film, ce qui sera même leur différence la plus indiscutable d’avec leurs frères Morgan et Wyatt. Mais la distinction des quatre frères est déjà annoncée dans ces 9 plans du début. La fratrie Earp, malgré une unité de façade, est divisée d’après deux lignes de partage. La première isole, par ressemblance plastique, d’une part James et Wyatt (plans 3 et 8), d’autre part Morgan et Virgil (plans 5 et 7). ces rapprochements tiennent d’une problématique générationnelle élaborée dans la séquence du bivouac(2) et il n’y a pas à s’y attarder ici. Par contre, l’autre césure est en plein dans la question géométrique puisque les solutions d’attitude de Morgan et Wyatt remplacent la courbe par la croix.

Plan 5

En 5, Morgan, arrivé de face, est confronté comme Virgil à un écart de son cheval vers la droite, qu’il résout au contraire de son frère en ramenant le cheval vers la face puis vers la droite.

Plan 8

En 8, la posture de Wyatt reprend celle de James en 3, mais la courbure est évacuée par l’angle de la tête du cheval au début du plan et par l’éloignement du regard posant une croix (face-gauche-droite) sur ce qui l’entoure.
Au lieu de suivre la dynamique courbe de l’expansion créatrice, Morgan et Wyatt soumettent le déjà créé à un quadrillage qui est aussi une double maîtrise. Maîtrise de soi en premier lieu. Tous ces personnages sont joués par d’excellents cavaliers et ils font corps avec leurs montures. Aussi, quand Morgan reprend sa monture, il est surtout question d’une maîtrise du corps, d’un quadrillage de son propre corps qu’on voit dans la suite du film livré à la gourmandise et à l’intempérance (inaccomplissement d’un idéal puritain où Ward Bond joue déjà son rôle de Wagon Master). Et ce n’est évidemment pas le cas de Wyatt, parfait ascète, corps maîtrisé et libre de ce genre de souci avec lui-même auquel le filmage donne dès ce moment un statut politique très clair. La contre-plongée qui lui est réservée en 8 indique une puissance supérieure tandis que la croix tracée par son regard renvoie comme en miroir au va-et-vient du plan 6.

Plan 6

Or ce plan 6, où Wyatt conduit le troupeau en ligne droite, pose un jalon qui ne sera rendu explicite que plus tard, lors de la rencontre avec les Clanton à l’hôtel, dans le jeu des expressions cow-punchin’ et marshallin’ : car les deux expressions sont synonymes, le verbe anglo-américain to marshall signifie d’abord conduire du bétail, ensuite faire respecter la loi. Ainsi, dès le 6° plan, Wyatt est pris dans ses fonctions de marshall. Son regard en croix n’a pas d’autre sens que le quadrillage de l’existant et sa soumission à la loi.

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