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La pensée navale française sous la IVe république

 

François Géré

 

Introduction

Pas plus que la pensée stratégique ne se réduit à la réflexion des seuls militaires, la pensée navale n'est la propriété exclusive des marins. Une telle ségrégation serait d'autant plus fâcheuse que les marins français ont fourni de nombreuses analyses, sous la IVe République comme à d'autres périodes, qui ont contribué au développement de tous les domaines de la pensée stratégique. En revanche, il est beaucoup plus rare de voir les membres d'une autre arme se pencher sur les problèmes navals.

La pensée navale n'est donc pas l'apanage d'une profession. En revanche elle est caractérisable par l'existence et la nature particulière d'un objet auquel se rapportent un certain nombre d'opérations intellectuelles. L'étude de cet "objet naval" nous la définirons comme une catégorie de la pensée stratégique qui considère pour un élément donné, la mer, et par rapport à tous les autres éléments connexes, la terre, l'air et l'espace, la conception et la mise en oeuvre, pour n'importe quel niveau de la structure stratégique, de toutes les actions possibles et praticables afin de servir, en ambiance conflictuelle, les finalités assignées par l'instance politique. On voit ainsi en quoi elle diffère de la "politique navale" qu'en 1958 l'amiral Monaque présentait en ces termes : "définir les moyens nécessaires à l'exercice de la puissance maritime puis déterminer les programmes suivant lesquels ces moyens doivent être créés et entretenus, compte tenu des ressources qui peuvent y être affectées par le pays" .

Situation générale de la marine française

Avant d'aborder l'analyse des études qui constituent à proprement parler la pensée navale, on voudrait rappeler très sommairement les différents facteurs à la fois généraux et particuliers formant le contexte de la IVe République qui tout à la fois l'affectent et lui fournissent ses objets.

Le premier facteur présente un caractère général. La France exsangue et moralement ébranlée est confrontée à des problèmes de reconstruction de son potentiel économique et se pose la question du volume nécessaire de ses forces armées. C'est le temps douloureux du "dégagement des cadres" qui affecte durablement et profondément les forces armées françaises.

Le second facteur est directement lié à la Marine. Il est plus nettement politique. Si l'armée d'armistice n'a pas bonne presse, la marine paraît encore plus marquée du côté de feu l'Etat Français. "Le pays, écrit Jean Planchais, n'a pas oublié Toulon, les amiraux préfets, l'immobilisation de la flotte d'Alexandrie. Les marins, dans leur majorité, ne comprennent pas que la discipline totale qu'ils ont montrée leur vaille les injures de beaucoup... Ils ont eu quelque peine à réadmettre dans leurs rangs les hommes qui avaient choisi de se battre aux côtés du général de Gaulle. Dans les années qui suivirent la guerre, l'atmosphère des carrés était pénible. Les porteurs de Croix de Lorraine se voyaient interpeller sur l'utilité de ce "perchoir"... 2 Mais plus que cet antagonisme interne provoqué par une idéologisation passagère, le problème fondamental vient de ce que l'opinion française reste frappée du fait que la IIIe République avait édifié un outil coûteux et magnifique qui s'avèra à peu près totalement inutile au moment où l'intérêt vital du pays était en jeu.

On atteint par cette voie au problème stratégique de fond qui tient à la nécessité d'une marine française puissante. Débat aussi éternel que la France ! Hésitation constante déterminée par la géographie qui fait de cette terminaison continentale à la fois une puissance de terre et une puissance de mer, plaçant les responsables de l'Etat devant des choix déchirants, à vrai dire jamais totalement assumés. Si bien que cette ambivalence semble avoir constitué, sur le plan militaire, un facteur de faiblesse bien plus que de puissance, faute d'avoir jamais su définir un état d'équilibre optimum si tant est que, dans l'absolu, il ait jamais existé.

Cette situation donne à la pensée navale de l'époque un caractère atrabilaire. Le discours prend volontiers la forme d'un plaidoyer censé justifier non seulement la particularité mais l'existence même de la Marine. "Appauvrie, diminuée, se voyant disputer un maigre budget, et se hâtant de transformer en coques, machines et canons les rares deniers obtenus, notre Marine peut-elle encore montrer le pavillon de la France sur toutes les mers ? "s'exclame P. B. au printemps 19523. Cet aspect "citadelle assiégée", ce complexe obsidional ne se retrouve pas dans les autres armées. L'Armée de terre reste l'armée dont on aura toujours besoin ; quant à l'Air, le mouvement de l'histoire le porte et il s'attache surtout à occuper la place à laquelle il estime pouvoir prétendre. La défense du particularisme naval se manifeste donc très tôt, en avril 1947, lors de la tentative de P.H. Teitgen, ministre de la défense de Robert Schuman de promouvoir l'unification des armes et des services sous les ordres d'un EMG coiffant une haute hiérarchie interarmées.

Dernier facteur et préoccupation elle aussi majeure : le relèvement d'une marine qui se trouve dans un état épouvantable. La France a tout perdu ou peu s'en faut. Les bilans sont tristement éloquents qui font apparaître que les seules unités valables viennent soit des récupérations des flottes allemandes et italiennes, soit, surtout, des cessions anglaises et américaines. Sur une marine de 600 000 tonnes la tragédie du sabordage de Toulon a déjà coûté 245 000 tonnes. L'amiral Nomy établit le bilan4 : "A la Libération, il nous restait 400 000 tonnes, en 1948 nous descendons à 280 000 tonnes (en réalité ce chiffre semble avoir été atteint dès la fin de l'année 1945)". Ceci s'explique par le fait que les tranches navales sont excessivement modestes, de l'ordre de 8 000 tonnes pour les années 1949 et 1950. En 1949, le commandant Lepotier réclame des tranches de 25 000 tonnes/an, protestant contre l'insuffisance de la tranche prévue pour 1950 soit 16 500 tonnes. Pourtant remarque l'ingénieur général Lambotin : "c'est la première fois en 1949 qu'un modeste programme naval de bâtiments neufs était défini". Les grands manques selon l'amiral Lemonnier portent alors sur la DCA, l'aviation navale, les escorteurs rapides. L'urgence pour le programme naval 53/54, ce serait 1 porte-avions, des escorteurs, des engins amphibies et sous-marins.

Ces voeux de 1949 connaissent un début de réalisation puisque, dès 1951, la situation s'est considérablement améliorée avec une tranche navale importante de 25 400 tonnes. Si la tranche 1952 semble modeste, avec 10 500 tonnes, elle est complétée par les premières commandes "off shore", soit 15 175 tonnes, ce qui permet d'atteindre le même niveau. En juillet 1952, afin de respecter les engagements contractés lors de la conférence de Lisbonne de février, le Conseil Supérieur de la Marine fixe les niveaux désirables dans un document officiel intitulé "Statut des Forces navales". Une habile répartition entre les missions nationales, évaluées à 360 000 tonnes, et les missions OTAN, nécessitant 400 000 tonnes, permet en évitant les redondances de parvenir à un niveau dit "de la flotte minimum"5 :

- 540 000 tonnes de navires avec une annuité minimum de mise en chantier de 30 000 tonnes.

- 20 flottilles d'aéronautique navale.

Pour ambitieux qu'il paraisse, cet objectif n'est envisagé que pour 19706.

Ces tranches navales de 30 000 tonnes commencent effectivement à être réalisées, la Marine retrouve un souffle. Au 1er janvier 1952, le total dépasse légèrement les 350 000 tonnes et trois ans plus tard le total est de 380 000 tonnes (en 1945, on avait 285 000 tonnes). L'avenir serait-il assuré ? Absolument pas, car dès 1955 les allocations de crédit sont rognées et les tranches navales se réduisent. Si 1955 demeure à 29 750, la tranche 1956 n'est que de 21 590 tonnes7. C'est dire que pour la Marine, plus que pour les autres armes, rien n'est jamais assuré. Témoin les tribulations du programme de porte-avions de 17 600 tonnes, Georges Clemenceau, lancé dès 1948 mais presqu'aussitôt arrêté fin 1949. Le projet, repris en 1955, est développé par la construction d'un second porte-avions. Et tandis que débutent les travaux du Foch, le Clemenceau, dans sa version de 22 000 tonnes, sera finalement lancé le 21 décembre 1957. Au total, une situation précaire qui doit énormément à l'aide américaine, d'abord sous forme de cessions ou de prêts8, bientôt relayés par le Programme d'Assistance Mutuelle et les substantielles commandes "off-shore" qui ne sont en fait que des subventions accordées à la France pour qu'elle se dote de moyens nouveaux mais sous contrôle des Etats-Unis qui exercent un double droit de regard sur la nature de la commande et le choix du maître d'oeuvre. Ainsi tend à se prendre l'habitude au ministère des finances de reconstituer les forces navales françaises aux frais des Américains et puisque cela marche, de s'en contenter. Le sursaut est tardif, en 1958, l'amiral Monaque constate encore que "l'aviation embarquée, totalement étrangère, sera remplacée par une aviation purement française (Bréguet 1050 Alizé, Etendard IV)".

Stratégie générale et stratégie navale

Il convient de conserver présent à l'esprit l'extraordinaire fluidité politique, militaire et technique qui caractérise la décennie 1945-1955. La formidable impulsion de la seconde guerre mondiale n'a pas encore fini de produire ses effets que les débuts de la guerre froide relance la recherche dans des domaines aussi fondamentaux. L'amiral Lemonnier en dresse en janvier 1956 le bilan qui comporte : "les progrès de l'électronique, l'utilisation de l'énergie nucléaire, les moteurs à réaction et les fusées" 9. Tandis que les nouveaux rapports de puissance à l'échelle mondiale entraînent la formation d'alliances nouvelles, la France doit également faire face aux convulsions de l'Empire que sa marine n'avait pas peu contribué à créer. Aussi à peine a-t-on le temps de tirer les leçons de la seconde guerre mondiale que les données issues d'autres champs d'expérimentation, exotiques et inattendus (l'Indochine, la Corée) viennent bousculer ce qui commençait à peine à s'établir.

C'est dire que la définition des missions traditionnellement assignables à la Marine, la stratégie opérationnelle qui doit s'y appliquer et la stratégie des moyens qui les sert s'apparentent à un exercice de voltige auquel politiques et militaires ont bien du mal à donner un caractère assuré. Aussi constate-t-on un double mouvement de la pensée : d'une part, face à l'incertitude des changements incessants, le repli sur le caractère "éternel" du rôle de la marine ; d'autre part, le désir de coller à la nouveauté aussi bien politique que technique afin de ne point courir le risque de paraître inutile ou, ce qui revient au même, obsolète. Chacun de ces deux comportements intellectuels a son envers négatif. Le premier fait de l'existence de la marine une fin en soi, fige son rôle et, refusant de considérer les adaptations qui s'imposent, finit par affaiblir la position qu'elle prétend conserver. Le second, au nom même des évolutions et de l' adaptation, tend à subordonner la finalité à la capacité. Les possibilités offertes à la marine par les techniques nouvelles l'incitent à se créer des missions indépendamment des besoins réels de la France en s'alignant sur le modèle de la grande puissance navale qui désormais éclipse tout le monde : les Etats-Unis. En outre, ce souci d'être en phase favorise un processus de dissolution des missions nationales dans l'ensemble englobant des missions de l'Alliance. En effet, il est clair que la France n'a pas les moyens de se doter, seule, de la panoplie complète des outils les plus sophistiqués. Elle devra donc compter sur l'aide américaine et la répartition des tâches et des productions dans le cadre interallié.

Dans les deux cas, soit au nom de l'idéal naval, soit au nom de l'idée de progrès, la définition des missions est souvent effectuée par les marins eux-mêmes. Sans doute s'efforcent-ils de les adapter aux missions imposées par la politique gouvernemental mais, et c'est le moins qu'on puisse dire, l'adaptation est libre. On a tôt fait de s'affranchir de cette subordination de principe pour ne plus définir que des missions propres à être accomplies par la Marine et par elle seule. Les marins l'ont bien senti, la seconde guerre mondiale a transformé le rôle de leur arme. Une brèche est ouverte qui permet d'envisager un rôle encore plus ambitieux que ce que l'on pouvait imaginer dans le passé. L'amiral Barjot met en évidence ce passage de la "linéarité", à laquelle il rattache symboliquement le nom de Georges Leygues, à la dilatation des possibilités d'intervention de la marine10.

Missions éternelles

Est-ce la continuation d'une conception antérieure, est-ce l'effet d'une crise d'angoisse liée à l'apparente précarité relative de l'existence de la marine, la pensée navale française recourt systématiquement à un paradigme fondé sur l'opposition entre l'éternel (ou encore le permanent) et son envers antinomique nommé, selon les auteurs, le variable ou l'actuel.

Début 1955, un exposé anonyme de la politique navale de la France oppose le variable au permanent.

"Ce qui est permanent, ce sont les missions de notre marine... elles n'ont pas varié depuis Richelieu.

- protection des communications maritimes ;

- présence française dans les territoires d'outre-mer ;

- appui en tous temps de la politique du gouvernement ;

- en temps de guerre, opérations sur mer et sur côtes en collaboration avec les autres armées et les nations alliées. "Actuellement cette dernière mission entre dans le cadre du pacte atlantique. Il n'y a pas de bouleversement pouvant mettre en cause l'existence de la Marine... tant qu'il faudra des navires de surface pour porter le ravitaillement et le combustible nécessaires aux armées comme à la population, il faudra des navires de guerre de surface, à côté d'eux, pour les protéger" 11.

Telles sont les constantes de la politique navale. Que faut-il alors entendre par variables ?

"C'est essentiellement la proportion entre les diverses catégories de navires et la proportion entre moyens navals et aériens. Le progrès technique des armes est la cause essentielle de ces changements" 12.

On peut s'étonner de voir réduire les éléments de changement au seul domaine technique et à des questions de dosage respectif entre les moyens. Et rapidement, on en conclut que l'on est une fois de plus en présence d'une interversion intellectuelle qui donne à l'évolution technique un rôle directeur en matière d'évolution de la stratégie. Sans doute ce penchant existe-t-il mais si l'on s'en tient rigoureusement au champ d'application considéré, la politique navale, et qu'on se reporte à la définition de l'amiral Monaque, citée plus haut, la place et le rôle du facteur technique comme variable paraissent alors légitimes. Car la politique navale n'est qu'affaire de "définition des moyens". En fait, tout le problème vient d'une certaine ambiguïté notionnelle entre stratégie maritime et politique navale. Or si l'élément permanent de la politique navale, ce sont les missions et que les missions constituent la stratégie maritime, ceci voudrait dire que la stratégie navale n'est qu'une des deux composantes de la politique navale. Or ce n'est pas ce que semblait dire l'amiral Nomy qui, limitant la politique navale à la composition générale des moyens, la subordonnait implicitement à l'existence d'une authentique stratégie maritime, laquelle serait reliée à la stratégie générale intégrant l'ensemble des autres forces militaires afin de servir les buts politiques.

On ne prétend pas ici résoudre le problème mais simplement constater que sous la IVe République la question n'a pas été posée sur le plan théorique et de ce fait, n'a pu recevoir aucune réponse.

En effet, comme on va le voir, l'étude des missions telle que l'envisagent d'autres auteurs apporte des informations plus complètes mais pas plus de clarté sur ce point précis du moins. Point de passage obligatoire pour toute la IVe République, l'oeuvre du commandant puis amiral Lepotier.

Infatigable Cerbère gardant les intérêts de la Marine, écrivain extraordinairement prolifique et très imaginatif, il dirige pendant les premières années la section des études militaires de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN) où il veille au rang de son armée. Témoin, cette présentation, le 18 janvier 1949, de la politique navale de la France qui constitue la revue la plus complète et la plus imaginative des justifications de l'action navale. Bien entendu ce sont les "missions éternelles" de la marine qui ouvrent l'exposé :

"1) acquérir et maintenir une liberté d'action par voie de mer de surface aussi grande et aussi sûre que possible et simultanément empêcher ou rendre aussi coûteux que possible les efforts que fait l'ennemi pour user de cet avantage à son profit ;

2) exploiter la situation ainsi créée et maintenue afin d'assurer au maximum l'alimentation de l'effort de guerre national en matières premières et en approvisionnement de toutes sortes en provenance d'Outre-Mer ;

3) assurer la mobilité stratégique et l'entretien en personnel et matériel des forces Terre-Air-Mer en tous points du globe ;

4) mener des opérations combinées TAM offensives ou défensives  ;

5) mener des opérations propres aéronavales contre le territoire ou les communications maritimes ennemie ;

6) assurer la lutte contre l'ennemi de surface et sous-marin menaçant le littoral de l'Union Française et particulièrement l'accès à nos ports ;

7) assurer la défense directe contre tout ennemi des bases maritimes et aéronavales."

L'utilité de ces missions paraît au commandant Lepotier reposer sur une nécessité plus profonde, celle de l'existence d'une marine authentiquement nationale. Pour les raisons suivantes :

- On ne peut compter sur le seul concours des marines alliées ;

- Pour chaque théâtre, le point de vue national de chaque partenaire interallié n'est pris en compte qu'en fonction des forces qu'il peut y affecter ;

- Chacun, en cas de péril extrême, donne la priorité à son propre salut ;

- Le prestige national ;

- L'effet moral : manifester sa propre force ;

- Le standing international des "pays océaniques" ;

- Pour des raisons morales, escortesdes troupes nationales  ;

- sans marine nationale, des opérations vitales n'auraient pu être menées durant la seconde guerre mondiale ;

- raisons de souveraineté : protéger les côtes de l'Union française ;

- assumer dès le temps de paix des obligations internationales.

L'ensemble de ces vérités naturelles lui parait renforcé par la situation nouvelle que connaît la France : sa dépendance croissante à l'égard de l'Outre-Mer (matières premières, carburants, main-d'oeuvre) et son insertion dans un réseau mondial d'échanges et de relations justifient plus que jamais l'existence d'une force navale puissante.

Visions stratégiques

Que serait la guerre de demain ? Eternelle question pour le stratège. La pensée navale doit donc considérer l'avenir afin de savoir quel rôle elle aurait à jouer. Exercice délicat puisqu'aussi bien la vision que l'on va développer, si elle procède en théorie de l'objectivité la plus scientifique possible est, en pratique, fortement influencée par le désir que l'on a de donner à son armée un rôle primordial. Chacun s'accordant à cette époque à considérer qu'une guerre ne pourrait plus être que mondiale, elle comportera, selon le commandant Lepotier, une :

"prépondérance océanique... en effet, les centres de puissance des coalitions opposées sont aujourd'hui séparés par les plus grands océans du monde... en conséquence, les opérations décisives ne peuvent être que des expéditions combinées outre-mer de forces de toute nature, portées, soutenues, alimentées par voie de mer de surface... la phase cruciale de débarquement repose sur les forces aéronavales" 13.

Vision à laquelle, pour l'ensemble, souscrit également l'amiral Lemonnier quelques mois plus tard. "Le début d'une guerre d'agression risque de commencer par une guerre sous-marine sans merci" 14. Il en conclut qu'à la mission traditionnelle de défense des communications, vient désormais s'ajouter une nouvelle mission "moins bien perçue parce que nouvelle, les marines peuvent constituer des forces opérationnelles... (capables) d'attaquer profondément à l'intérieur des territoires,... et de concourir intimement (sic) avec les forces terrestres et aériennes sur les flancs ou les arrières des champs de bataille continentaux". Opérations qui présentent un double intérêt :

- "disperser et fixer des forces adverses à l'intérieur ;

- concentrer tous les moyens amis sur le point voulu" 15.

Ces visions de la guerre future appellent deux séries de commentaire critique.

D'un point de vue stratégique, elles présentent un point commun, peu surprenant : elles restent sous l'influence du modèle que vient de fournir la dernière guerre. Concentration des forces, recherche du point le plus faible, débarquement, couverture des opérations terrestres... etc. Une même source d'inspiration les amène à postuler de façon mécanique que la puissance de mer viendra exercer sa puissance sur terre. Se demande-t-on seulement où se situe le centre de gravité de l'adversaire ? Pourquoi, nécessairement, débarquerait-on ? N'existe-t-il pas désormais de multiples façons, très diverses, de l'atteindre ? De telles concentrations sont-elles seulement encore réalisables dès lors que la frappe atomique est devenue possible ?

Manifestement, la pensée navale a bien du mal à concilier son penchant naturel, la stratégie indirecte, et l'exigence de la "guerre totale", une stratégie d'anéantissement. A trouver sa place dans cette phase décisive qu'est le débarquement pour en venir aux mains et régler, en une ultime épreuve de vérité, la dispute sur terre. Lepotier, comme souvent, cherche à trop prouver : la marine a besoin de tout ce qui existe. Au nom d'un soi-disant "principe d'équilibre nécessaire dans l'ensemble aéronaval", il revendique jusqu'à la nécessité de cuirassés. Ce souci de la préservation du bien intangible de la marine conduit aussi à des jugements malheureux sur l'arme nucléaire : "la bombe atomique n'apporte pas de révolution dans la guerre sur mer. Le véritable danger est celui d'un Pearl Harbor atomique". On y reviendra.

Le second type de commentaire porte sur cette sorte de torsion que manifestent ces visions par rapport à la situation de la France et là, bien sûr, c'est autant de politique que de stratégie qu'il s'agit. Torsion qui tient à la fois à la perspective et à l'échelle. En perspective, on considère la France du point de vue de la Marine et du grand large, dans un environnement déjà totalement planétarisé alors que la nation reste encore, ne serait-ce que temporairement, attachée à la gangue terrienne et continentale.

Quant à l'échelle, on pense à la France comme à une entité stratégique abstraite, capable de répondre à toutes les sollicitations que l'étude théorique suggère. Ou bien encore on lui suppose une dimension égale à celle des Etats-Unis, c'est-à-dire la capacité économique et militaire qui permet d' être en mesure de répondre à presque tous les niveaux. Parce que la Marine est naturellement plus sensible que toutes les autres armes à la culture stratégique des Etats-Unis quelque chose, ici, commence à se manifester qui pèse sur l'ensemble de la pensée stratégique depuis la fin de la deuxième guerre mondiale : une tendance à réduire les problématiques stratégiques à celles que se posent les seuls Etats-Unis. De là à ne plus penser stratégiquement qu'à travers les outils conceptuels américains, il n'y a qu'un pas ultime.

Missions réelles et "champs d'action stratégiques"

Ces conceptions se heurtent bien entendu à la réalité, plutôt dure, des nécessités du moment. Mais il est vrai qu'elles ont aussi pour but de plier la conjoncture à l'impératif catégorique d'une autre nécessité, supérieure.

Pour savoir d'où l'on part, il est bon de rappeler d'une part les missions générales fixées dès le début de la guerre froide aux forces armées françaises et d'autre part les missions qui, dans ce cadre, sont officiellement assignées à la Marine.

Début décembre 1948, les missions des forces armées avaient été fixées en Comité de défense nationale :

- "assurer les obligations résultant des accords internationaux, c'est-à-dire essentiellement ceux qui résultent du pacte de Bruxelles" visant à assurer la défense en commun de l'Europe. Il s'agit donc de "couvrir la frontière du Rhin".

- participer au maintien de l'ordre public à l'intérieur, en temps de paix et, en temps de guerre, assurer la protection territoriale.

- assurer la sécurité et la cohésion de l'Union française.

Il en résulte pour la Marine les trois missions suivantes :

- assurer la liberté de nos principales voies de communication maritimes (à base de porte-avions d'escorte)

- protéger les ports.

- participer à la sécurité de l'Union française16.

Compte tenu des deux priorités dont le caractère vital semble évident la marine est-elle encore seulement nécessaire ? Le débat budgétaire de 1948-49 est l'occasion d'un assaut de la Guerre contre la Marine et si personne n'envisage la disparition totale de la flotte française, beaucoup envisagent des dimensions très réduites proportionnelles à un rôle fort limité. Il faut donc "voir plus loin" tout à la fois dans le temps et dans l'espace, au-delà de ce rétrécissement à l'hexagone de l'intérêt vital de la France. Mais il faut aussi démontrer que la marine jouera son rôle "d'entrée de jeu" dans la bataille de France grâce à "l'action de l'Aéronavale en vue de l'acquisition de la maîtrise du rivage"17. Et l'amiral Barjot de constater : "il nous manque, dans les Flandres, en amont du Pas-de-Calais, le môle traditionnel de Dunkerque, avec un commandement maritime français" 18.

Le traité de Washington change considérablement la situation. Les obligations navales résultant des accords de Lisbonne fournissent aux marins une excellente justification pour le relèvement de l'outil. De même, les accords de Paris de 1954 instituant l'UEO contribueront à renforcer cette tendance. Plus l'espace de l'alliance s'élargit, plus la question des communications prend de l'importance et plus s'affirme le rôle de la Marine. Mais si important était le handicap de départ que la Marine eut encore à justifier son nouveau ce rôle contre la critique. Sachant que face à l'Allemagne la Marine n'a pas servi, que, comme en 1940, la menace principale est terrestre, et que de surcroît l'Union soviétique forme une puissance difficilement accessible par la mer, il convient d'affecter l'essentiel des crédits à l'armée de terre et à l'aviation.

On trouve un excellent échantillon de cette conception largement répandue dans les forces armées françaises dans une des premières études de comité entreprises à l'IHEDN19. La nature de l'adversaire, l'URSS, fait que la priorité doit aller au corps de bataille aéroterrestre afin de faire porter l'effort sur l'Europe occidentale. Des forces aéronavales "légères" apporteront un appui à la bataille principale et, secondairement, auront à exercer une action lointaine pour la défense de l'Union Française. Cette conception vaut aux membres du comité l'admonestation féroce du directeur de la section militaire de l'Institut, le commandant Lepotier.

En dépit de ces dernières difficultés, le tournant est pris : à mesure que l'alliance se fortifie et qu'elle définit ses besoins, la position de la marine s'affermit. Les forces navales françaises vont en effet se trouver intégrées au dispositif de grande ampleur des Etats-Unis. Or la puissance de mer doit faire reposer sa stratégie sur le contrôle des voies de communications qui assureront la liaison avec l'Europe occidentale. Il s'ensuit, premièrement, que le rôle de l'espace maritime retrouve ce caractère essentiel qu'il ne pouvait avoir dès lors que l'on assurait la défense depuis le continent lui-même et lui seul ; et deuxièmement, précisément parce que le théâtre des opérations change soudainement d'échelle, on effectue une répartition géographique sectorielle des tâches de protection des voies de communication à l'intérieur d'une stratégie assez puissante pour se donner la maîtrise des mers pour premier objectif naval.

Missions réelles : les champs d'action stratégiques

Reste alors à définir le rôle stratégique des forces françaises dans l'Alliance.

Adjoint du commandant suprême des forces alliées en Europe pour les forces navales, le vice-amiral d'escadre André-Georges Lemonnier sera exemplairement le marin de l'alliance.

Convaincu qu'il n'est plus possible pour la France d'assurer efficacement seule sa propre défense et de développer les moyens de sa marine qui y contribue, il se fait à la fois l'avocat de l'alliance atlantique et l'organisateur des missions de la marine française dans le cadre interallié. Il adopte dès 1949 le point de vue selon lequel "s'il est nécessaire pour un pays d'avoir ses propres moyens d'action pour des tâches purement nationales, on ne peut plus, par contre, concevoir de défense aérienne ou navale, que dans un cadre plus vaste que celui de la nation" 20. D'où une reconsidération très pragmatique, des missions de la marine française dans le cadre interallié dont l'amiral Nomy, chef d'état-major de la marine, donne un exposé très précis21. Il s'agit encore de protéger les lignes de communications dans les secteurs "qui nous ont été les plus directement confiés :...

- côtes Sud de la France jusqu'aux côtes d'Afrique du Nord ;

- la bretelle qui relie Casablanca au grand trafic nord-sud, vers Dakar et Le Cap ;

- le trafic côtier métropolitain, la protection des ports et leurs accès ;

- enfin, l'appui et le soutien des forces terrestres dans les zones sous commandement français ou OTAN".

On est ainsi conduit à prendre en compte les différentes zones stratégiques considérées chacune pour elle-même et dans sa relation aux autres par la pensée navale. En théorie il en existe quatre : l'Union française, l'Arctique, l'Atlantique et la Méditerranée. Dans la pratique, l'action de la marine française se réduira au dernier. Sans doute l'envoi du porte-avions Arromanches, escorté du Malin, en Indochine en 1951-1952 a-t-il permis d'appuyer les opérations terrestres. La littérature militaire française évoque également très souvent l'action amphibie des Divisions Navales d'Assaut mais le temps a manqué et le sort de Dien Bien Phu apporte plutôt des arguments en défaveur de l'appui aérien tactique (voir plus loin). Quant à l'Arctique, les géographes passionnés que sont les marins ont rapidement vu l'intérêt majeur dès lors que se développe l'antagonisme entre Etats-Unis et URSS22. Mais, avec les moyens dont elle dispose, la France n'a guère la possibilité d'envisager une action militaire dans ces régions. L'Atlantique constitue un enjeu immédiat d'une toute autre dimension.

Une double argumentation, se développe qui insiste sur le caractère vital pour la France de cet Océan. La première, classique, que personne ne songe à contester, est qu'il s'agit désormais d'une artère de communication vitale entre Alliés. La seconde guerre mondiale l'avait amplement démontrée.

"La défense du Rhin a pour arrières les ports atlantiques et méditerranéens et leurs atterrages. C'est par ces ports et ces eux, véritables poumons de l'Europe Occidentale, qu'en cas de conflit la France recevrait de ses Alliés et de ses propres territoires d'outre-mer l'aide matérielle indispensable" 23

Mais, pour faire bonne mesure, certains ajoutent un second argument géostratégique : l'Atlantique, théâtre de la lutte contre le "contournement de l'Europe" 24. Se fondant de manière assez forcée sur une sorte de loi d'extension des mouvements tournants tactiques depuis 1870, l'amiral Barjot "prévoit qu'en cas d'agression : le rayon de courbure du mouvement tournant s'allongera encore et, cette fois, débordera du littoral pour empiéter sur la mer." Pour éviter ce mouvement de faux aéronaval, une garde puissante de l'atlantique est donc nécessaire. Qu'ils aient été ou non convaincus par l'argument, les alliés américains ne virent pas la nécessité de confier cette garde à la marine française qui, non sans nostalgie de Brest, quitte l'Atlantique pour la Méditerranée qui constitue le second théâtre d'opérations naval.

Dans le dispositif OTAN, c'est la dernière zone à être instituée et à recevoir avec lenteur (la décision n'est prise qu'en novembre 1951, lors de la cinquième session du Conseil de l'Atlantique, à Rome), une organisation des commandements. Le Commandement naval Interallié de Méditerranée Occidentale échoit finalement à un Français (le premier à exercer cette fonction sera l'amiral Sala).

Mais on va rapidement se rendre compte de la profonde divergence entre les points de vue américain et français quant à la valeur politique de l'enjeu et fort logiquement sur la définition du type de stratégie propre à s'y appliquer.

Pour les Etats-Unis, donc pour l'Alliance, la Méditerranée présente un triple intérêt : elle fait naturellement obstacle à la masse soviétique ; ses rives nord-africaines et turques fourniraient, le cas échéant, les bases des actions aériennes de contre-offensive ; enfin par ses lignes de communication on accède au Moyen-Orient. Elle constitue donc une "rocade d'opérations combinées offensives basées sur la rive sud" 25.

La divergence entre les appréciations géopolitiques et géostratégiques se revèle à l'occasion de ce que l'on a appelé l'affaire du rapport de l'amiral américain Fechteler. Au départ, une affaire de fuite, donc une incertitude quant à la valeur des informations26. Destiné au National Security Council, ce rapport aurait été porté à la connaissance des Britanniques qui, peu satisfaits des conclusions, s'emploient à les divulguer. Le 10 mai 1952, le quotidien Le monde publie intégralement le rapport. Il apparaît que l'US Navy tient la Méditerranée pour une "sea of decision" où les marines européennes n'auraient guère de capacités de défense tandis que le continent serait lui-même en quelques jours balayé par l'assaut soviétique. Il faudra donc que les Etats-Unis, en Méditerranée comme ailleurs assument le fardeau, ce qui suppose une transformation profonde des relations avec les pays arabes riverains. Ainsi s'expliquent, selon l'amiral Castex et nombre d'autres experts, les diverses déclarations et interventions diplomatiques américaines soit en direction d'Afrique du nord, soit devant l'autorité internationale, soit même certaines tentatives d'immixion dans la politique française à l'égard de l'Afrique du nord27.

Mais que signifie aussi pour la France cette zone méditerranéenne sur laquelle l'amiral Barjot revendique "une maîtrise aussi absolue que possible" 28 ?

En dépit d'une tendance certaine à amalgamer intérêts français et intérêts de l'alliance, la Méditerranée vaut bien plus que cette rocade stratégique.

Lorsque l'amiral Barjot assigne pour mission à la marine de "souder la Métropole à l'Afrique du Nord" 29, qu'implique-t-il ? La capacité de défendre l'empire colonial, sans doute, encore que, à cette époque et pour tous ces hommes, l'Algérie soit intégralement et sans discussion la France. Mais c'est aussi pour certains un élément essentiel de "cette grande communauté française...contre-poids à la Fédération européenne où l'Allemagne finirait par prévaloir" 30. L'Afrique du Nord, c'est enfin, pour la France, cette base de repli dont l'amiral Castex ne cesse de faire valoir le rôle essentiel31. Et l'action de la marine en Méditerranée devrait consister à assurer dans les meilleures conditions la mission stratégique dite de desserrement, "opération consistant, devant une invasion, à évacuer Outre-Mer les personnels et les matériels de qualités." Ce qui représenterait, en première estimation, 6 à 700 000 personnes32.

Enfin ne pas oublier le rôle de l'Arctique cher à Lepotier.

Sitôt que l'URSS et les Etats-Unis seront devenus des ennemis déclarés, Lepotier intensifie son intérêt pour la zone arctique, troisième théâtre d'opérations pour les uns, théâtre majeur à ses yeux.

La Stratégie des moyens dans la pensée navale

Le bilan technique de la seconde guerre mondiale est particulièrement sévère pour la marine française. Il est également impitoyable pour la plus prestigieuse des armes navales, le cuirassé. Méconnaissant un grand principe opérationnel : "n'offrez jamais de trop belles cibles", mésinterprétant les évolutions techniques de 14-18, les marines de tous les Etats belligérants s'étaient dotées de ces forteresses flottantes qui s' avérèrent incapables de se défendre efficacement contre les agressions d'adversaires techniques acharnés à leur perte : sous-marins et avions. Les partisans du cuirassé renoncent donc peu à peu. L'amiral Lemonnier avoue : "nous ne les ferions pas si nous ne les avions pas".

Pourtant et par ce qu'il faut bien considérer comme un trait de génie, l'invention de l'aéronavale, loin de freiner le développement de la puissance des marines de surface, ne fait que la réorienter pour un avenir tout aussi prometteur. L'avènement de l'air power constitue un choc pour toutes les marines, celle de la France ne fait pas exception. Pourtant il semble que, contrairement à ce qui se produit alors aux Etats-Unis, le choc des intérêts n'est pas aussi brutal. C'est que l'armée de terre y conserve encore le premier rang et que ni l'air ni la mer, n'ont, comme aux Etats-Unis, prétention à tenir le premier rôle et s'arroger, puérilement, l'épithète stratégique. Il est vrai que l'aviation française saît bien qu'elle ne dispose pas des moyens qui lui permettraient de construire des appareils à long rayon d'action. Il faut attendre des jours meilleurs. Attendre et trouver de bonnes raisons de croître. Or la Marine offre une alliance qui, bien que n'étant pas exempte d'arrière-pensée, est tout de même une alliance. D'où, en France, cette collusion précoce que manifestent avec éclat les études de deux des plus importants écrivains militaires de la IVe République, le général Chassin et le général Gérardot qui écrivent : le premier :

"grâce au porte-avions et aux navires lance-robots, la marine peut désormais agir sur terre jusqu'au plus profond des territoires les plus vastes... la distance reste encore pour l'avion un adversaire terrible" et le second : "La maîtrise de la mer sera décisive dans les premiers temps... pour assurer la suprématie aérienne. En particulier, l'existence d'une flotte de porte-avions puissants permettra de dominer successivement sur les divers théâtres" 33.

Le problème du porte-avions français

Le porte-avions a son porte-parole. C'est l'amiral Barjot. Dans d'innombrables études sur la seconde guerre mondiale, dans des articles sur les missions du temps présent, dans des chroniques, dont l'anonymat est excessivement tranparent, il expose les qualités et le rôle que doit désormais tenir le porte-avions. Désormais l'activité militaire sera dominée par le recours combiné aux "deux armes les plus puissantes... le bombardier lourd à grand rayon d'action (remarquons ici que l'on conserve encore une certaine précision notionnelle et que l'absurde qualificatif de "stratégique" est évité) dont le rôle sera de lancer la bombe atomique et le porte-avions qui appuie le premier dans les opérations contre la terre" 34. Trois qualités majeures caractérisent le porte-avions.

(C'est) "l'antidote du sous-marin... De victime en 1939, le porte-avions devient chasseur en 1949 sous la forme du "hunter-killer group" composé d'un porte-avions de combat léger, escorté de super destroyers anti-sous-marins, appuyé d'avions côtiers... Deuxièmement, le porte-avions est la mieux défendue des bases avancées... et troisièmement, c'est la plus mobile des bases avancées"35.

Parmi les marins l'appréciation n'est pas contestée : "vitesse de déplacement stratégique, puissance concentrée, grande mobilité tactique"36. L'apothéose du porte-avions moderne ne rencontre plus qu'un obstacle, mais de taille, l'arme atomique. Le commandant Lepotier a tôt fait de trouver sinon la parade, du moins la réplique : "par leur mobilité et leur faible surface de cible les porte-avions sont favorisés par rapport aux objectifs fixes" 37. Néanmoins cette menace conduit l'amiral Barjot à préconiser, dès 1949, "deux ou trois porte-avions légers au lieu d'un porte-avions de combat lourd... Dans une guerre intercontinentale, il aura donc pour missions la lutte anti-sous-marine, la lutte contre l'aviation basée à terre, la réserve générale d'aviation d'appui aérien" 38.

Ce type d'argumentation qui prend pour point de départ l'existence de moyens techniques permet à l'amiral Barjot d'assigner (hypothétiquement) aux forces françaises des missions stratégiques : "Une puissance continentale peut songer à effectuer une sorte de mouvement tournant maritime pour isoler l'Europe occidentale en construisant une importante flotte sous-marine, en vue de livrer une nouvelle "bataille de l'Atlantique"... la réplique à cette menace est la constitution dans la Marine française de plusieurs Hunter-Killer Groups et de plusieurs groupes de porte-avions anti-aériens, ce qui implique la construction de plusieurs porte-avions légers et du nombre correspondant de destroyers d'accompagnement". Barjot propose donc pour la France "6 porte-avions légers" du type Georges Clemenceau de 18 500 tonnes (sic) et 36 destroyers anti-sous-marins". Ultime justification :

"plus la puissance terrestre a d'avions, plus une puissance maritime doit avoir de porte-avions pour continuer à exister".

Voici donc une stratégie, une mission pour la marine et des moyens. On a vu ce qu'il advient des trois. L'OTAN relègue la flotte française en Méditerranée, le Clemenceau ne sortira des chantiers que sept ans plus tard, quant à la stratégie de l'adversaire dans l'Atlantique -si tant est que l'Union Soviétique en ait eu une à l'époque- c'est, fort logiquement, l'US Navy qui se charge de son évaluation et de son traitement.

Ce rôle nouveau du porte-avions est-il confirmé par les plus récents conflits ? Sans aucun doute pour l'amiral Barjot qui, à la suite de l'US Navy, constate que dans les opérations de Corée "40 % des missions tactiques du front terrestre ont été fournies par l'aviation navale"39. De même pour l'Indochine où la France a envoyé l'Arromanches en soutien de la bataille à terre. C'est l'indication d'un nouveau rôle pour l'aéronavale, véritable "Tactical Air Force" mobile par voie de mer qui assure les missions de Close Air Support ou appui aérien rapproché. A quoi s'ajoute finalement une notion nouvelle : "la maîtrise du rivage" extension de la classique notion de la "maîtrise de la mer" et qui "peut s'exercer soit par des débarquements, c'est-à-dire face au rivage, soit pour acquérir des têtes de pont"40.

Or au même moment, le rôle et l'efficacité de l'aviation d'appui tactique sont remises en cause par un des spécialistes de la question, autre grand écrivain militaire de la période, ingénieur du génie maritime, Camille Rougeron41. Reprenant les conclusions du général Gruenther à la conférence de Lisbonne, Rougeron fait valoir que l'aviation s'est avérée incapable de contrer efficacement l'infanterie communiste en Corée42. La chute de Dien Bien Phu ne fait que confirmer ce diagnostic. Les conceptions du général Arnold sur l'encagement des forces adverses par l'aviation d'appui tactique ne sont décidément plus soutenables face à un adversaire qui a su s'adapter et redécouvrir l'efficacité de la fortification de campagne43. En dépit d'une réévaluation du problème en 1956, suite à l'introduction de l'artillerie de 280 mm pouvant tirer des obus atomiques, et des bombes de faible kilotonnage44, l'ingénieur général Rougeron ne considèrera jamais qu'avec scepticisme le rôle des task-forces et l'efficacité des porte-avions. Il se classe résolument parmi ceux, et ils sont encore peu nombreux dans la Marine, qui donnent le rôle de premier plan au sous-marin45.

Le sous-marin

L'instrument ne suscite manifestement pas un amour passionné. Il a été l'arme allemande. Le premier souci est donc de le neutraliser du mieux que l'on peut et de rétablir les droits régaliens des marines de surface. L'aéronavale devrait y pourvoir. Néanmoins l'évolution des recherches, notamment aux Etats-Unis, impose de plus en plus la valeur du sous-marin. Le 21 janvier 1954, Madame Eisenhower, baptisant le Nautilus à propulsion nucléaire, ouvre une ère nouvelle de la pensée navale et plus généralement de la pensée stratégique.

Un numéro de La revue maritime entièrement consacré aux sous-marins46 manifeste l'intérêt croissant pour une arme dont la pleine utilité n'est pas encore perçue. De nombreux articles de Camille Rougeron contribuent à la fois à informer sur les développements techniques et développent une argumentation serrée en faveur du sous-marin au détriment des trop grosses unités de surface47. Ce point de vue est évidemment vigoureusement combattu. Au terme d'une étude comparative critique le capitaine Léost reconnaît "l'écrasante supériorité du Nautilus... la force permanente la moins dispendieuse et la plus efficace de découragement à l'agresssion" 48. Un tournant est donc pris : l'importance du new look stratégique américain interdit de mépriser plus longtemps le sous-marin. Alors commence l'aventure complexe du prototype du futur sous-marin français à propulsion nucléaire dit Q 244, confié à l'ingénieur général Brard qui, aussitôt, entra en rivalité mortelle avec la future bombe atomique française sous les yeux d'une haute hiérarchie militaire sceptique ou hostile et d'une autorité politique sensiblement dans les mêmes dispositions mais pour d'autres raisons49.

Rien de plus révélateur que la compétition qui dès la fin de l'année 1954 s'engage entre la bombe atomique et le projet de sous-marin à propulsion nucléaire, Q 244. Elle manifeste les effets curieux que peut produire une rivalité inter-armées et des querelles d'experts quand le politique mal informé et hésitant, manque à indiquer la voie en formulant un projet politique clair. Mais tous ces débats, de type classique, qui visent à tirer les meilleures leçons des évolutions techniques, sont en grande partie faussés par l'apparition du fait nucléaire qui déplace les données du problème.

La Marine et l'atome : de l'emploi tactique À la stratégie de dissuasion

La Marine contre le nucléaire

Comprendre Bikini

Les marins n'ont pas fait exception par rapport aux autres armes. Ils voient bien la puissance de l'engin mais ont tendance à le considérer comme une super-artillerie et raisonnent bien entendu en termes d'emploi.

Après les essais du Nouveau-Mexique, les Etats-Unis ont voulu tester sur mer, élément plus familier à leur culture stratégique. Ils ont, au plus tôt, effectué un transfert expérimental de la terre à la mer.

Ces expériences qui eurent lieu les 30 juin et 25 juillet, (la première explosion dans l'air, à 400 mètres d'altitude, la seconde en immersion entre 10 et 30 mètres de profondeur) donnent lieu à de grands rassemblements d'observateurs où les alliés sont conviés. La Marine française ne manque pas de s'y rendre et régulièrement conférences et études rendent compte des résultats observables, compte tenu des données que les Américains veulent bien communiquer. Le capitaine de vaisseau Ballande, présent à Bikini, est un des premiers à mesurer sérieusement la dimension du bouleversement militaire qu'introduit l'arme nucléaire : de 1946 à 1950 ses articles50 et ses conférences instruisent la marine, et les stagiaires de l'Ecole d'Etat-Major dans une perspective qui demeure celle de la "guerre atomique"51.

Exception notable à cette conception dominante, la vision prémonitoire de l'amiral Castex qui suggère presqu'immédiatement la direction d'évolution logique qui pourrait être celle de l'arme atomique dès lors que plusieurs Etats la détiennent52. Mais, assez curieusement, Castex ne donne pas suite à ses premières réflexions et c'est la vision d'emploi opérationnel et l'intérêt pour l'évolution technique qui continuent pour plusieurs années encore à prévaloir dans les trois armes.

Ainsi La revue maritime consacre-t-elle un nombre appréciable d'articles aux effets de la radio-activité et choisit de créer une petite rubrique spécialement consacrée à l'atome. La "veille" nucléaire est engagée.

Etre ou ne pas être une cible

Les expériences de Bikini sont évidemment irréfutables. Dans des rayons de l'ordre du kilomètre tout est détruit ou avarié dans des proportions considérables pour ne point parler de la contamination radio-active. Les convois importants, les Task-Forces, les concentrations amphibies du type Overlord, les gros bâtiments deviennent donc des cibles de choix pour une arme qui n'a plus vraiment à se soucier de précision pour produire ses effets et qui, de ce fait, autorise son vecteur aérien à aborder dans de meilleures conditions la défense anti-aérienne. Face à l'arme atomique, l'amiral Lepotier fait immédiatement valoir la mobilité et la dispersion, "atouts propres à la marine" 53, rejoint par tous les partisans des unités de surface et notamment du porte-avions, même s'il faut, comme on l'a vu plus haut, payer un tribut en l'allégeant. Pour conjurer le danger, on s'efforce aussi de se convaincre de son caractère limité soit pour des raisons financières, comme le commandant Ballande : "la bombe est coûteuse, un million de dollars, et il est quasi certain qu'on ne disposera jamais de stocks abondants", soit encore pour des raisons physico-techniques : "la rareté du tritium, écrit encore l'amiral Barjot, ne peut que limiter la production des bombes H" 54. Aussi organise-t-on des manoeuvres où l'on s'efforce de limiter au tolérable la capacité de frappe atomique de l'adversaire : du 8 à 10 mars 1955, l'amiral Sala dirige l'exercice Sans Atout qui voit l'appareillage de la marine alliée de la base de Bizerte sous une attaque atomique, soigneusement dosée pour que la périlleuse manoeuvre démontre sa possibilité.

Mais l'apparition de l'arme thermo-nucléaire ne fait qu'accroître un embarras qui n'atteint évidemment pas les seuls marins. Quelque chose a changé. Chacun le sent bien. Dans une importante étude de 1955, le capitaine de vaisseau Quémard reconnaît pour la première fois que l'arme nucléaire présente d'immenses avantages : elle est économique, de mise en place facile et ses effets dévastateurs mettent au défi les parades classiques. "En particulier, écrit-il, la concentration et l'entretien d'une flotte de guerre dans un port déjà extrêmement dangereux pendant le dernier conflit seraient impossibles demain avec la bombe atomique" 55. Mobilité, dispersion face à l'arme atomique, soit. Mais quel serait le sort des cibles énormes et fixes que sont les bases navales ?

Dès 1948 le problème avait été soulevé56 à partir des expériences de la guerre qui avaient démontré la vulnérabilité aux attaques aériennes à la bombe comme à la torpille. Mers-El Kébir, Tarente et, bien sûr, Pearl Harbor avaient laissé des traces pour longtemps indélébiles. Face à ce danger plus grave encore que représente la bombe atomique qui bientôt pourrait devenir torpille atomique, on évoque l'idée de bases mobiles et de bases temporaires. Le capitaine de vaisseau Quémard propose lui aussi un vaste programme d'amélioration des navires en service, de création de ports artificiels, de bases navales mobiles, d'aménagement des plages. Mais que faire pour les "bases-mères", jugées indispensables ? La solution de l'enfouissement s'impose. Toujours débordant d'imagination, l'amiral Lepotier présente, en 1955, un extraordinaire descriptif de ce que devraient être ces bases aéronavales à l'ère nucléaire, combinaison "d'une dispersion en tranchées nautiques" et d'une concentration dans des sous-terrains nautiques, soit creusés dans la roche-mère, soit protégés par d'épaisses couches de béton57. Irréalisme ? Futurisme à la Jules Verne ? Peut-être. Mais aussi témoignage sur les premiers hommes de l'âge nucléaire, convaincus qu'il est possible de survivre, de combattre et de l'emporter, déterminés à tout faire pour y parvenir.

Bref, tout est nouveau, mais rien ne change. L'étude intitulée La politique navale 1955 assure "qu'à la mer les forces navales pourront affronter la guerre atomique, sinon la guerre thermonucléaire pour laquelle on manque encore beaucoup de précisions. Mais des grandes précautions et des mesures d'éloignement, de dispersion et de protection sont à prendre pour le stationnement des navires dans les bases navales" 58. La France conservera donc ses principales bases : Brest, Toulon, Bizerte, Mers el-Kébir qui reçoivent des crédits afin de développer les installations souterraines.

Finalement, l'amiral Lepotier s'efforcera de donner une conclusion à ce débat "thermonucléaire" en se plaçant en position arbitrale dans ce qu'il nomme, à la manière de l'amiral Castex, la querelle entre Anciens (les tenants de la pérennité des idées stratégiques) et les Modernes (les partisans de la stratégie des armes). "Aucun bombardement même atomique ne peut espérer obtenir mieux dans le sens destructif que ce que tous les moyens combinés firent d'Odessa... méfiance dans l'arme nouvelle à gagner la guerre d'un seul coup" 59.

Le nucléaire contre la Marine

Voilà très exactement le type de raisonnement auquel à cette époque, un officier français avait pris pour habitude de rétorquer : a) que deux bombes atomiques eussent sans aucun doute produit, à moindre coût, les mêmes effets et b) qu'une autre bombe atomique, aux mains cette fois de l'adversaire, aurait eu raison de la concentration contre Odessa. Cet officier, c'est le colonel Ailleret.

Polytechnicien, artilleur, parachutiste par occasion, commandant des "armes spéciales", Ailleret était acquis très tôt à l'esprit interarmes en raison de sa profonde conviction dans le caractère décisif de la technique. De là procéda sa rencontre intégrale avec le fait nucléaire, révolution technique qui, à ses yeux, bouleversait tant les données politiques que celles de la stratégie et de la tactique. Raisonnant avec une méthodologie implacable, il passe au crible toutes les habitudes de pensée et tous les instruments de la guerre afin de savoir en quoi l'arme nucléaire, avec ses propriétés exceptionnelles, en affecte le fonctionnement ordinaire. Il s'applique à ébranler toutes les certitudes, à désespérer tous les faux espoirs : les armes atomiques seront nombreuses parce qu'elles sont "à bon marché" 60, on pourra donc en utiliser un grand nombre sur un même théâtre et les manoeuvres qui attribuent à chaque parti quelques armes nucléaires ne constituent que de dangereuses absurdités. D'où, également, l'inadéquation profonde des appellations tactiques et stratégiques pour qualifier les armes alors que seule la conception de leur emploi peut justifier ces dénominations. Autant dire que la marine n'est pas la seule visée par la radicalité de ses critiques, au contraire : "dans la stratégie moderne devenue intercontinentale, la puissance maritime a pris une importance capitale" 61 reconnait-il en développant une argumentation que ne renierait par le maritimiste le plus fervent. La nature de son opposition porte donc sur tout autre chose. Il s'agit d'une part de faire comprendre les transformations radicales de la guerre introduites par l'arme atomique. Il s'agit d'autre part de faire en sorte que la France puisse disposer d'armes de ce type dans les délais les plus courts.

L'argumentation d'Ailleret à l'égard de la Marine porte d'abord sur la tactique et la stratégie. Au niveau tactique, l'arme nucléaire est à la recherche de cibles payantes. A plusieurs reprises, tout comme ses adversaires, Ailleret a recours aux argumentaires américains pour étayer sa démonstration. Evoquant le débat qui oppose les responsables américains à l'occasion de la définition du "new look" stratégique62, il n'hésite pas à anticiper un peu vite certaines conclusions pour peu qu'elles aillent dans le sens des buts qu'il s'est, lui-même, fixés pour la France : les grosses unités de surface sont condamnées. Et d'invoquer à propos des porte-avions l'autorité d'Edward Teller :

"On me dit qu'ils coûtent un bon nombre de millions de dollars et qu'ils transportent quelques milliers d'hommes. Si je projette mon esprit vers un temps où non seulement nous mais aussi un ennemi éventuel, aurons en quantité des bombes atomiques... je ne mettrais rien à la surface de l'Océan : c'est une trop belle cible" 63.

En revanche, Ailleret tout comme Rougeron, tient le sous-marin pour l'arme navale de demain.

Mais plus grave et plus perfide encore est l'argumentaire au niveau stratégique. La marine est désignée comme "cible n° 1"64. Pourquoi ? Parce qu'évoluant dans un espace inhabité, dans le "res nullius", elle constituera la meilleure cible pour échanger les premiers coups d'une guerre nucléaire sans aller immédiatement jusqu'à infliger d'horribles pertes aux populations civiles.

La seconde cause de friction entre Ailleret et la marine est le sous-marin à propulsion nucléaire. Non qu'il ne soit acquis au principe. Mais parce qu'il veut que l'effort nucléaire aille d'abord en direction des armes qui, dans un premier temps, ne sauraient être que des bombes aéroportables, Ailleret s'oppose au projet de sous-marin nucléaire Q 244, énorme consommateur d'eau lourde, devant nécessairement évoluer vers des modèles utilisant des réacteurs uranium de plus en plus fortement enrichi dont la France ne dispose pas encore. Il entreprend donc une véritable campagne de critique, d'abord inefficace puisque la confuse réunion du 26 décembre 1954 permet en 1955 la mise en chantier du prototype. Elle aura sans doute apporté sa modeste contribution à l'abandon final sur décision du secrétaire à la marine, M. Alain Poher sans qu'il soit encore possible à ce jour de savoir par quel canal l'argumentation décisive a été fournie65. Q 244, abandonné sur son chantier de Cherbourg, ressuscitera sous le nom de Gymnote.

Vers une assomption relative : ébauches de la dissuasion nucléaire et de la guerre limitée

A travers tout ce qui précède on aura pu remarquer que, sauf exception rarissime, tous les raisonnements se sont fondés sur des perspectives d'emploi de l'arme atomique ou nucléaire dans le cadre d'une guerre qui ne pourraît être que totale et conduite à coups de batailles d'anéantissement. Il est possible de discerner, au tout début de l'année 1958, qu'une mutation s'effectue. A l'effet Nautilus succède l'effet Polaris. Nul ne peut plus ignorer les recherches américaines dont Camille Rougeron explique l'immense portée66. Aussi voit-on l'amiral Lemonnier se déclarer partisan des "représailles nucléaires, seul instrument de protection efficace" 67. Progressivement, au cours de l'année et sans que le 13 mai ait la moindre incidence, une sorte de corpus homogène tendant à faire doctrine s'élabore parmi les responsables militaires de la marine française. "Le sous-marin atomique équipé pour lancer en plongée des engins de grande portée apparaît comme l'un des instruments les plus efficaces, les plus sûrs et, partant, les plus économiques, de la capacité de frappe atomique sur le plan stratégique"68. Discours repris par la suite à la phrase près par l'amiral Nomy dans ses interventions publiques de 1958 et encore début 195969. Sa capacité de secret opérationnel tend à privilégier le sous-marin à propulsion nucléaire et c'est le Q 244 qui, à nouveau, réapparaît comme l'engin prioritaire. Autant dire que l'échelle des priorités est loin d'avoir été clairement définie. Si le but stratégique se clarifie, la stratégie des moyens continue d'être en proie aux convulsions des rivalités.

Mais cette ébauche de doctrine comporte un second volet qui vise à rétablir le rôle et à réaffirmer la nécessité des forces conventionnelles, nullement remises en cause.

Tandis que l'amiral Lemonnier rappelle que les forces classiques "doivent être maintenues au plus haut niveau technologique" 70, le contre-amiral Monaque ajoute que la Marine de demain "s'articule autour du porte-avions.... En cas de guerre atomique généralisée, une partie de la marine subsistera grâce à la dispersion". Il est faux de penser que tout sera réglé à l'issue de la première phase, les Soviétiques ne le pensent pas, qui entretiennent une flotte de 500 sous-marins. Donc il y aura une seconde phase de guerre où la Marine retrouvera son rôle traditionnel.

"Car dans cette seconde phase notre sort dépendra du maintien des communications maritimes. Par ailleurs, le Russe peut nous grignoter à mort par la guerre froide ou la guerre limitée et ce genre de guerre nécessite la possession d'armements conventionnels" 71.

Dernière remarque, d'une grande importance : les conceptions anglo-saxonnes de la guerre limitée commencent à se frayer un chemin dans la pensée navale. La perception de plus en plus certaine du blocage mutuel par refus de monter aux extrêmes de la guerre nucléaire totale conduit à envisager, encore intuitivement, qu'il doit bien y avoir quelque chose à faire avec des moyens conventionnels en dessous du seuil nucléaire soigneusement préservé mais dont le franchissement ne peut jamais être totalement écarté. La manoeuvre pour la gestion de crise n'a pas encore été formulée. Le porte-avions reste en attente pour de nouveaux beaux jours.

Voici donc, qu'en bien peu d'années la marine française aura traversé trois périodes.

Entre 1945 et 1949, elle s'efforce de subsister ; puis de 1950 à 1957 elle recouvre une partie de sa puissance mais dans le cadre d'une alliance où sa dépendance est grande à l'égard des Etats-Unis, tant sur le plan des moyens que pour la définition de ses missions et de ses champs d'action. Ce n'est que vers 1957 que se dessine un retour au cadre national pour une mission décisive, d'une dimension jusqu'alors inégalée : la protection de la France par la dissuasion nucléaire. La marine de surface risque d'y perdre, mais la Marine accède au coeur de la stratégie française.

Ce schéma présente l'intérêt de voir comment en mode conventionnel les armées perdaient leur autonomie mais gagnaient en modernité dans le cadre d'une coalition où elles se dissolvaient. Et comment la politique gaullienne, leur assignant une mission nationale et moderne puisque nucléaire, créa une nouvelle phase d'évolution stratégique. D'où le fait que le marin français, face au nucléaire, ait manifesté assez rapidement deux types d'attitudes opposées qui en vérité, n'ont jamais complètement disparu et qui scindent le corps en deux : les nucléaristes et anti-nucléaristes. Division qui se reproduira d'ailleurs dans toutes les autres armées et finit par dépasser, en s'y ajoutant, les rivalités interarmées antérieures qu'elle ne parvient évidemment pas à supprimer.

Ceci posé, il convient aussi de considérer que, durant la période, la pensée navale française achoppe sur trois types de problèmes :

- elle ne parvient pas à penser l'articulation entre la stratégie générale et une stratégie maritime qui ne peut se réduire à une conception étroite de la politique navale, expression pour le moins malheureusement reprise de "naval policy". De ce fait, la relation entre les buts politiques et les missions de la Marine n'est pas explicitée et l'on s'enferme dans la conception tautologique des "missions éternelles" de la Marine.

- elle ne peut surmonter la contradiction entre ses missions nationales et ses missions dans le cadre de l'Alliance, à la fois par manque de moyens et parce que les buts politiques nationaux et les buts de l'alliance dans certaines régions ne sont pas les mêmes, c'est le cas de la Méditerranée. Mais il faut reconnaître que cette contradiction aurait dû être levée par l'autorité politique qui n'y parvint pas.

- emportée par le mouvement accéléré de l'innovation technique, ballotée par la rapide succession de situations militaires excessivement diverses, la Marine réagit dans l'esprit conservatoire du corps. Aussi ne parvient-elle ni à définir le rapport qualitatif entre les différents types de moyens, notamment entre marine de surface et sous-marins, compte tenu des besoins de la France, ni à établir l'échelle des priorités qui devrait en découler. Le sentiment qui prévaut est qu'il faut de tout. Il est vrai que, dans le cadre de l'Alliance, grâce au soutien des Etats-Unis, on réussit effectivement à obtenir ou conserver un peu de tout. Mais cela ne fait pas une force cohérente. Cela dit, cette situation résulte essentiellement de l'absence de choix politiques nets qui orienteraient nécessairement la stratégie navale dans une seule direction assez claire et assez précise pour que de véritables choix soient faits dans la stratégie des moyens.

Il appartiendra donc à la Ve République, en définissant de véritables buts politiques, de placer la pensée navale française dans des conditions plus propices à surmonter ces contradictions.

Notes

1 contre-amiral Paul Monaque, "Aperçus sur la politique navale de la France", Revue de défense nationale, mars 1958.

2 Jean Planchais, Le malaise de l'armée, Plon, 1958.

3 Chronique maritime, Revue militaire d'information, n° 192, 25 avril 1952.

4 Vice-amiral Nomy, "La Marine française", conférence devant l'IHEDN, avril 1952.

5 Politique navale 1955, anonyme, La revue maritime, janvier 1955, n° 105.

6 Chronique Maritime, Revue militaire d'information, n° 264, 25 décembre 1955.

7 Sources : présentation périodique de l'évolution des tonnages dans la Revue maritime, la Chronique maritime de la Revue militaire d'information et les conférences des experts et responsables officiels, notamment l'ingénieur général Lambotin et l'amiral Nomy pour la période 1951-1959 devant l'IHEDN et le CHEM.

8 Cession du porte-avions léger Langley qui devient le Lafayette et prêt pour cinq ans du Belleau Woods (Bois Belleau) afin de renforcer le dispositif en Indochine ; prêt reconduit jusqu'à l'été 1958. Cette prodigalité américaine n'a pas peu contribué à développer une américanophilie beaucoup plus répandue chez les marins et les aviateurs que chez les terriens.

9 vice-amiral Lemonnier, "Marines nouvelles", La revue maritime, n° 117.

10 vice-amiral Barjot, "Le rôle moderne de la marine", Revue militaire d'information, n° 221, 25 octobre 1953.

11 "Politique navale 1955", La Revue maritime, janvier 1955, n° 105, p. 380.

12 Ibid, p. 381.

13 Commandant Lepotier, "Politique navale de la France", ibid, 18 janvier 1949.

14 vice-amiral Lemonnier, "Les missions de la marine française dans un conflit éventuel", conférence à l'IHEDN et au CHEM, 5 juillet 1949.

15 Ibid.

16 Faute de pouvoir se référer aux procès verbaux des séances des comités de Défense nationale, toujours inaccessibles, nous empruntons ces données très fiables à la conférence faite par le colonel de Sainte-Opportune devant les premiers auditeurs de l'IHEDN, le 21 décembre 1948.

17 vice-amiral Barjot, "Le rôle moderne de la marine dans la bataille d'Europe", Revue maritime, n° 83, mars 1953.

18 vice-amiral Barjot, "Le rôle moderne de la Marine", Revue militaire d'information, n° 221, 25 octobre 1953.

19 IHEDN, 1ère session, Dossier n° 2, Mission des forces armées françaises, décembre 1948.

20 amiral Lemonnier, "Marines nouvelles", La Revue maritime, n° 117, janvier 1956.

21 Vice-amiral Nomy, conférence devant l'IHEDN, 21 avril 1952, 117, n° 377/DE.

22 Commandant Lepotier, "Aux confins de l'ancien et du nouveau monde, Histoire du Grand Nord arctique", La revue maritime, n° 44, décembre 1949, article qui donne l'essentiel de son livre sur l'Alaska.

23 vice-amiral Barjot, "Le rôle moderne de la marine dans la bataille de l'Europe", La Revue maritime, n° 83, mars 1953.

24 Amiral Barjot, art. cit.

25 Général des Essars, "La Méditerranée, zone stratégique", conférence devant l'IHEDN, 15 mars 1954.

26 M. Alfred Grosser tient ce rapport pour apocryphe, sans dire pourquoi, et le relie à la préoccupation américaine de défense périphérique, mais de manière extrêmement confuse. Les Occidentaux, Fayard, 1978, p. 214.

27 Amiral Castex, "En Méditerranée avec le Pentagone", Revue de défense nationale, août-septembre 1952.

28 Vice-amiral Barjot, art. cit.

29 vice-amiral Barjot, art. cit.

30 Capitaine de vaisseau Maggiar, "Armée européenne et responsabilité française", Revue de défense nationale, juin 1952.

31 Amiral Castex, "L'Afrique et la stratégie française", Revue de défense nationale, mai 1953.

32 Notes sur quelques problèmes de l'Union Française, 12 juin 1951, IHEDN, 3e session, Dossier 51, Organisation de la nation en vue de sa défense, pièce 17.

33 Bien entendu, ces citations sont des montages soigneusement conçus par le commandant Lepotier, à partir d'articles des deux auteurs parus en 1948 dans la Revue de Défense nationale et Forces aériennes françaises, et judicieusement introduits dans sa conférence sur La politique navale française, IHEDN, 18 janvier 1949.

34 "Le triple rôle du porte-avions moderne dans une guerre intercontinentale", Chronique maritime, Revue militaire d'information, n° 154, 25 mai 1950.

35 Ibid.

36 Lieutenant de vaisseau Keller, "Le Porte-avions et la guerre de Corée", La revue maritime, n° 102 et 103, octobre et novembre 1954.

37 Commandant Lepotier, "Politique navale de la France", conférence devant l'IHEDN, 18 janvier 1949.

38 Ibid.

39 Contre-amiral Barjot, "Le rôle moderne...".

40 Ibid.

41 Camille Rougeron, dont l'oeuvre considérable devrait sortir de l'oubli où elle semble avoir sombré, s'était précisément fait remarquer par une étude sur l'aviation de bombardement et un ouvrage intitulé Les Enseignements aériens de la guerre d'Espagne.

42 Camille Rougeron, "Le déclin de l'aviation tactique", Revue de défense nationale, janvier 1953.

43 Camille Rougeron, "Premières réflexions sur Dien Bien Phu", Revue de Défense nationale, juillet 1954.

44 Camille Rougeron "Les Hauts et les bas de l'aviation tactique", Revue de défense nationale, juin 1956

45 "Porte-avions, croiseurs anti-aériens ou sous marins ?" Revue de défense nationale, mai 1955, spécial Armes nouvelles où l'on trouve la critique des positions de l'amiral Barjot directement mentionné.

46 La revue maritime, numéro 110, spécial sous-marins, juin 1955.

47 Ingénieur dans l'âme, Rougeron va même jusqu'à suggérer dans un article de Forces aériennes françaises, décembre 1954, le développement d'une flotte de sous-marins à usage commercial.

48 Capitaine de frégate André Léost, "La révolution Nautilus", La revue maritime, n° 143, avril 1958.

49 Voir le témoignage du général Crépin, "Histoire du Comité des explosifs nucléaires", dans L'aventure de la bombe, De Gaulle et la dissuasion nucléaire, 1958-1969, Colloque d'Arc et Sénans, septembre 1984, Plon, 1985, p. 79.

 

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