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LâĂ©nigme de Mondragon
Histoire, réalité et enjeu du complexe coopératif basque
Jacques Prades
Université de Toulouse 2-Le Mirail
prades@univ-tlse2.fr
« Mano con mano, mente con mente, renovados, unidos en el trabajo, por medio del trabajo, en nuestra
pequena tierra crearemos para todos entornos mas humanos y mejoraremos esta tierra »
J-M Arzmendiarrieta (derniers écrits avant de mourir) cité par J-M Ormaetxea
Résumé :
Cet article cherche Ă Ă©clairer le contexte historique dans lequel sâest dĂ©veloppĂ©
ce district coopĂ©ratif, de comprendre ce quâest aujourdâhui Mondragon Corporacion
Cooperativa (MCC) et de soulever quelques questions analytiques posées par cette
expérience afin de dégager les enseignements actuels.
Le complexe coopératif de Mondragon regroupe plus de cent seize coopératives
dont les deux tiers des 32 000 associĂ©s travaillent dans le pays basque espagnol. Il sâagit
dâun type unique au monde dâexpĂ©rimentation de coopĂ©ratives intĂ©grĂ©es qui fĂȘtera ses
cinquante ans cette année dont les résultats sont surprenants. Pour illustration, le taux de
chĂŽmage de la rĂ©gion est de lâordre de 3% contre 7 % au pays Basque et 12 % en
Espagne.
TrÚs observé dans les pays anglo-saxons, ce complexe est relativement ignoré en
France : il a fait lâobjet de trĂšs peu de publications scientifiques
1
et, Ă notre
connaissance de deux livres publiés, un en 1970 (Q. Garcia Munoz, 1970)
2
et lâautre, Ă
compte dâauteur, en 1980 (Servy, 1980).
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Les thĂšses soutenues Ă son sujet succombent Ă deux Ă©cueils : le premier suggĂšre
que ce qui explique « lâexpĂ©rience » (expression favorite de J. Arizmendiarrietta) tient Ă
un combat politique et Ă lâidentitĂ© basque, le second au militantisme du mouvement
coopĂ©ratif, or il semble quâil sâagisse de deux contresens. Pour beaucoup, il persiste
donc une « énigme de Mondragon ».
Cet article cherche Ă Ă©clairer le contexte historique dans lequel sâest dĂ©veloppĂ© ce
district coopĂ©ratif, de comprendre ce quâest aujourdâhui Mondragon Corporacion
Cooperativa (MCC) et de soulever quelques questions analytiques posées par cette
expérience afin de lever un petit coin de voile de cette énigme.
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P. Belleville, « Une coopération de « travailleurs-entrepreneur, Le groupe Mondragon des années
90 »RECMA n° 253-254, I. Vidal, « Une interprĂ©tation de lâĂ©conomie sociale en Espagne »
RECMA n° 257. J Gray et alii, « De lâartisanat au complexe coopĂ©ratif, Paris, Bureau dâĂ©tudes
coopératives et communautaires, 1967.
2
Merci Ă M.Parodi de mâavoir fait connaĂźtre la revue Archives internationales de sociologie de la
coopération et du développement
.
3
D. Thion, Directeur dâEroski-France a relu cet article et a eu la gentillesse de me faire part des
observations quâil a par ailleurs recueillies de J-M Larramendi, membre de la commission
permanente du congrĂšs MCC. Quâils en soient tous les deux remerciĂ©s.
4
.Mondragon a Ă©tĂ© lâobjet de visites en octobre 2003, en juin et juillet 2004 et en novembre 2004.
LâĂ©tude de ce complexe coopĂ©ratif fait partie dâun programme plus vaste menĂ© pour lâInstitut pour
la Recherche de la Caisse des DépÎts et Consignations, couvrant le Pays basque, Montréal et la 3
Ăšme Italie.
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2
I.Le contexte historique
Pour expliquer ce contexte, on resituera cette expérience dans son climat politique puis
on décriera les deux grandes étapes de son histoire.
Mondragon est une ville de 25 000 habitants, situĂ©e au pied de lâUdalaitz, Ă 30 km au Sud-Est
de Guernica et au Nord-Est de Vitoria, entre Bilbao (50 km) et Saint SĂ©bastien. Au cĆur du
pays basque espagnol, dans la rĂ©gion fermĂ©e de lâAlto Deba, Mondragon est proche de lâarĂȘte
centrale de la chaßne pyrénéenne qui partage le pays basque en deux parties inégales dont
lâune descend sur le Golfe du Gascogne oĂč les plages restent sauvages et loin du tourisme.
DĂ©couragĂ© par lâikurrina qui flotte aux fenĂȘtres des appartements de Mundaka ou de Lekeitio,
le prix Ă©levĂ© du foncier nâest pas tractĂ© par le tourisme, ce qui nâincite pas Ă la transformation
des zones non constructibles qui favorisent lâĂ©levage dans des rĂ©gions dâabondance dâherbe.
En octobre 1955, pour contourner les autorisations de crĂ©ation et dâimplantation dâentreprises
contrĂŽlĂ©es par lâEtat, cinq jeunes fondateurs eurent lâidĂ©e de reprendre une entreprise en
difficultĂ© de produits Ă©lectriques et mĂ©caniques Ă usage domestique qui se trouvaient Ă
Vitoria. Câest ainsi que naĂźt la premiĂšre entreprise coopĂ©rative ULGOR, du nom de la
composition des initiales des fondateurs (Usatorre, Larranaga, Goronogoitia, Ormaechea,
Ortubay), toujours en activitĂ© aujourdâhui sous le nom de FAGOR Electrodomesticos qui
fabriquait Ă lâĂ©poque du petit matĂ©riel de chauffage.
Ce nâest quâun an aprĂšs la reprise, en avril 1956, que les fondateurs transfĂ©rĂšrent lâentreprise Ă
30 Km, dans le petit village de Mondragon. Il est fort probable que la prĂ©sence dâun jeune
prĂȘtre activiste, Don JosĂ© Maria Arizmendiarrietta, soit Ă lâorigine de ce dĂ©placement
gĂ©ographique. Le prĂȘtre est en effet arrivĂ© Ă Mondragon en 1941, juste aprĂšs son ordination,
et il nâen bougera pas jusquâĂ sa mort en 1976. Directeur dâune revue pendant six mois en
1934 qui avait pour but de dĂ©fendre la langue basque en vue de lâenseignement du Christ, il
travaille peu de temps aprÚs comme rédacteur au journal EGUNA, édité par le Parti
Nationaliste Basque. Il est arrĂȘtĂ© Ă Bilbao en 1937 par les franquistes et Ă©chappe Ă la mort
grĂące au soutien dâun Ă©vĂȘque
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par le biais duquel il obtient en 1939 une licence de théologie.
Alors quâil sâapprĂȘte Ă poursuivre des Ă©tudes de sociologie en Belgique, il est affectĂ© Ă la
paroisse de Mondragon. RĂ©publicain battu, le prĂȘtre a su quâil ne pourrait pas sâopposer
frontalement au régime franquiste et il sera accusé toute sa vie de « trahison » : les franquistes
ne lui font pas confiance, le surnommant le « curé rouge » et les révolutionnaires lui
supposent une collaboration tacite avec le pouvoir. En rĂ©alitĂ©, il semble quâil ait retirĂ© de son
arrestation une grande prudence de comportement
6
.
Mondragon est donc issu du mouvement social catholique
7
, en réaction à la pression
franquiste. Câest la conviction profonde de celui qui, aprĂšs ĂȘtre passĂ© par lâĂ©cole
professionnelle de Mondragon, devait successivement occuper toutes les fonctions clés de
MCC (membre de la premiÚre coopérative, gérant du groupe Ulgor, Président du groupe
ULARCO, Directeur général de la Caja Laboral et Président du complexe) : J-M Ormaetxea.
Un remerciement particulier est adressé à I.Mattéi pour les traductions castillanes des entretiens et
lâorganisation des diffĂ©rents voyages, Ă B.Alcalde-Castro et R. Baquero-Quevedo pour les
traductions de certains passages des livres de J-M Ormaetxea.
5
En 1936, le clergé basque a fait le choix de la république contre la majorité des ecclésiastiques
espagnols qui avait ralliĂ© le camp des nationalistes. Seize prĂȘtres basques seront assasinĂ©s la mĂȘme
année.
6
Entretien avec J. Azkarraga, Lanki, Instituto de Estudios Cooperativos, Mondragon, le 1 juin
2004
7
Pour ceux qui en douteraient, lâarticle 5 des statuts dâUlgor donne le ton : « Les associĂ©s de la
coopérative proclament la nécessité que les uns et les autres acceptent les limites et les sacrifices
quâexige le travail en Ă©quipe en considĂ©rant son acceptation comme testament de solidaritĂ©
chrĂ©tienne en vue dâun bien commun ».
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3
Il est un des seuls compagnons Ă ĂȘtre toujours vivant
8
. Pour lui, le mobile de lâexpĂ©rience tient
Ă lâĂ©quitĂ© dâorigine chrĂ©tienne qui sous-tend le processus : lutte contre la pauvretĂ© au dĂ©but de
lâexpĂ©rience puis lutte contre la division sociale et la rĂ©partition des revenus
9
. Comme le
pouvoir franquiste Ă©tait dictatorial et totalitaire, il nây avait pas dâaction politique ni dâaction
syndicale de la part des ouvriers de sorte que le prĂȘte Don JosĂ© Maria ne faisait que dĂ©fendre
« une cause avec espoir », un recours à la communauté.
Câest ce contexte politique essentiel qui permet dâexpliquer le dĂ©coupage de lâhistoire du
complexe de Mondragon en deux grandes périodes économiques à partir de laquelle on peut
comprendre la période actuelle.
1956-1970 Lâengagement chrĂ©tien rĂ©formiste dans la construction dâun district
Il nâest pas inutile de rappeler que câest en 1943 quâest crĂ©Ă©e une Ă©cole professionnelle
Ă Mondragon car la permanence de la formation est un trait significatif de lâexpĂ©rience
historique des coopératives : « Pour démocratiser le pouvoir, il faut socialiser le savoir » disait
le curĂ© rouge, ajoutant que « le futur Ă©tait dans la vertu dâune action Ă©ducative dâenvergure et
dâun processus associatif qui intĂšgre tous les hommes comme des frĂšres » (Mondragon Al Dia
Cara Al Futuro). Câest de cette Ă©cole que sont sortis les cinq premiers coopĂ©rateurs qui
crĂ©Ăšrent, en 1956, Ulgor spĂ©cialisĂ© Ă lâĂ©poque dans le petit matĂ©riel de chauffage dont les
statuts ne seront vĂ©ritablement votĂ©s quâen 1959.
Durant cette pĂ©riode, Arrasate, machinerie, sâinstalle Ă Mondragon en 1957 et Ulgor crĂ©e une
division Ă©lectronique.
En 1958, les salariés associés sont exclus du systÚme général de la Sécurité Sociale, par ordre
du MinistĂšre du travail. Comme les associĂ©s ne sont ni des salariĂ©s ni des patrons, ils nâont
pas droit à la sécurité sociale traditionnelle. Est ainsi créé Lagun Aro, un organisme de
prestations sociales spécifiques qui remplit les deux rÎles de la sécurité sociale française.
En 1959,
la Caja Laboral Popular voit le jour sous lâimpulsion de Don JosĂ© Maria, car le
dĂ©veloppement coopĂ©ratif nĂ©cessite des financements. Il sâagit dâune caisse dont lâĂ©pargne
provient des « mamies », selon lâexpression dâArizmendiareta. Il est fort probable que la
confiance que suscite le curé auprÚs des personnes ùgées a joué un rÎle significatif dans la
collecte de lâĂ©pargne. La caisse a pour mission de financer les petites coopĂ©ratives de
Mondragon, Ulgor, Arrasate, San JosĂ©, etc- qui nâintĂ©ressent pas les institutions bancaires
traditionnelles. En 1961, les pionniers du mouvement coopératif vont prendre la direction de
la banque pour lui insuffler un dynamisme nouveau. Sa particularitĂ© est dâassocier les
représentants des coopératives (Ulgor, Arrasate, San José -coopérative de consommation qui
deviendra Eroski-) et les salariĂ©s-associĂ©s (los socios). En mĂȘme temps, toutes les rĂ©serves
financiÚres de Lagun-Aro sont intégralement déposées à la Caja Laboral.
Le fonctionnement des coopĂ©ratives peut ĂȘtre dĂ©crit de la maniĂšre suivante :
Soit un travailleur-associé qui perçoit « une avance sur travail »
10
de 300
1970
11
. Le financement au départ est le suivant :
-
apport du travailleur-associĂ© (los socios), environ 10 mois dâavance, soit 3 000
(crédit de la Caja Laboral ou déduction mensuelle). Cet apport est définitivement acquis par la
coopĂ©rative et donc perdu pour les socios, et ne leur rapporte pas dâintĂ©rĂȘt Ă hauteur de 25 %
de lâapport (75 % donne lieu Ă intĂ©rĂȘts percevables au dĂ©part du socios).
8
Usatorre est mort en 1970, Larranaga en décembre 2004 alors que Ortubay a quitté la
coopérative 6 mois aprÚs sa création.
9
J-M Ormaetxea nous a reçus le 22 octobre 2004 à Palacio Otalora, à Mondragon.
Quâil en soit sincĂšrement remerciĂ©.
10
Lâexpression dâ « avance sur travail « est importante car elle implique
que la vraie rémunération
du travail se fera postĂ©rieurement et quâil sera toujours possible dâavoir « plus » mais Ă©galement dâ avoir
« moins ».
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chiffre de 1970, transformé de pesetas en euro.
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-
Aide de lâEtat (pour crĂ©ation dâemploi) : 6 000
-
Apport en prĂȘt de la Caja Laboral : 21 000
Au total, le poste coĂ»te sur lâannĂ©e 30 000 euros (et lâapport de lâassociĂ© est de 10 % contre le
double en 1956).
Sur les bĂ©nĂ©fices rĂ©alisĂ©s par la sociĂ©tĂ© en fin dâannĂ©e, lâassociĂ© touche un intĂ©rĂȘt (hors les 25
% de lâapport initial) qui constitue un dĂ©pĂŽt dans la coopĂ©rative qui lui sera « ristournĂ© » en
cas de dĂ©part (personnel ou Ă la retraite). Câest donc une forme dâĂ©pargne salariale.
La mise en rĂ©serve des excĂ©dents est donc un puissant vecteur dâauto-financement.
Reste une difficultĂ© : lâapport qui doit ĂȘtre fait au dĂ©part. Les premiers fondateurs nâavaient
pas les sommes disponibles. Il a donc fallu chercher des associés qui cautionnaient les
initiatives : le directeur de la troupe musicale de Mondragon, le pharmacien, notable du
village, les différents agriculteurs. En moins de six mois, selon Ormaetxea, il y avait 130
associés potentiels. 90 % de ces associés ont rejoint par la suite de maniÚre directe ou directe
les coopĂ©ratives de sorte quâon pouvait dire : « Tous ceux qui travaillent sont associĂ©s et seuls
sont associés ceux qui travaillent », la devise de Mondragon.
La banque, crĂ©Ă©e en 1959, a collectĂ© auprĂšs dâĂ©pargnants des sommes considĂ©rables, environ
15 millions de francs en 1980, soit environ 300 000 comptes dâĂ©pargne, rĂ©munĂ©rĂ©s Ă un taux
trĂšs bas, dâenviron 1 Ă 3 % au dĂ©but des annĂ©es soixante selon quâil sâagit de comptes
courants ou de livrets bloqués alors que les taux de crédit accordés aux coopératives varient
de 9 Ă 13 %. Ce type dâĂ©tablissement bancaire intĂ©grĂ© a Ă©tĂ© la clĂ© de rĂ©ussite du systĂšme de
Mondragon car il sâagit, au moins durant la premiĂšre pĂ©riode, de la fonction financement-
investissement-budget de chaque coopérative qui est gérée par la CLP.
Durant la décennie, Ulgor et Arrasate font avoir une trÚs forte croissance, profitant des
mesures protectionnistes de la dictature espagnole pour conquérir le marché espagnol.
Copreci, Ederlan et Lana naissent sur le chemin traçé par les coopératives pilotes. Mais déjà ,
il est dit que si lâon souhaite que le mouvement coopĂ©ratif ne soit pas que passager, il faut
quâil sâenracine dans lâĂ©ducation et dans les relations Ă©conomiques et sociales. En 1960,
lâĂ©cole professionnelle dĂ©passe les 300 Ă©lĂšves (contre 21 en 1944).
En 1964, est créé El Grupo Ularco.
Avant cette date, la coopérative-mÚre Ulgor était découpée en départements : fonderie,
piÚces mécaniques, electro-ménagers, grosses machines, etc. Chaque département va prendre
la forme coopĂ©rative, avec sa propre indĂ©pendance juridique. Sâajoutent deux autres
coopĂ©ratives, Aurki, coopĂ©rative dâautomatismes et Servicio de Ingenieria, coopĂ©rative de
ventes de technologie. Le groupe Ularco est aprÚs la création de la premiÚre coopérative en
1955 et la crĂ©ation de la Caja Laboral en 1958, la troisiĂšme innovation dâimportance de cette
premiÚre période. Ularco réunit 8 coopératives de 6569 salariés dont 3556 pour Ulgor.
En 1970, El Groupo Ularco est une association qui fédÚre 40 coopératives dont le chiffre
dâaffaire est Ă©valuĂ© Ă 7059 millions de pesetas, dont les exportations reprĂ©sentent moins de 10
% et oĂč les dĂ©pĂŽts de Caja Laboral reprĂ©sentent 50 % du chiffre dâaffaire total. La coopĂ©rative
le plus importante de Ularco est UGOR (appareils ménagers) mais on note à cette époque une
trĂšs forte croissance de Fagolectro (composants Ă©lectroniques)
LâĂ©volution de lâemploi est fulgurante : en 1960, le groupe occupait 479 emplois; en 1965, il
comptait 4211 salariés et en 1970, 8743 emplois.
Lâenseignement et la recherche sont la pierre angulaire du dispositif de Mondragon.
PremiĂšrement, les collaborations Ă travers des aides dans les IKASTOLAS, Ă©coles
dâapprentissage de la langue basque, touchent environ 30 000 Ă©lĂšves par an. DeuxiĂšmement,
la coopĂ©rative ALECOOP a Ă©tĂ© crĂ©Ă©e en 1966 pour financer les Ă©tudes de lâĂ©cole
professionnelle de Mondragon Ă partir de travaux dâĂ©tudiants sur les charpentes mĂ©talliques,
5
5
les installations électriques et le cartonnage. De 35 élÚves en 1966, on est passé à 500 élÚves-
associés dans des ateliers de 6 000 m2.
A partir de 1966, le complexe de Mondragon sâouvre aux marchĂ©s internationaux parce que la
taille atteint par les coopératives rend nécessairement étroit le marché espagnol. En 1968, il
dĂ©passait les 24 000 dâeuros de CA et occupait 6000 salariĂ©s puis 9000 salariĂ©s deux ans plus
tard, en 1970.
1971-1990. La réponse à la crise économique et politique : le développement par
lâexportation
La crise économique mondiale et particuliÚrement industrielle provoque un désemploi
important, de lâordre de 20 % des effectifs au pays basque, voire plus dans la province de
Bilbao. Le point le plus haut de la crise est lâannĂ©e 1983 mais dĂ©jĂ en 1974, certaines
coopĂ©ratives sont en grande difficultĂ©. Le rĂŽle de la Caja Laboral va ĂȘtre ici essentiel. Son
fondateur, Don José Maria Arizmendiarrieta
12
, meurt en 1976
13
.
Le complexe va chercher Ă ĂȘtre compĂ©titif et met en place toute une sĂ©rie dâindicateurs et
dâinstruments de gestion dâentreprises compĂ©titives. Par exemple, la capitalisation des
résultats, une péréquation des résultats avec un fond de solidarité inter-coopératives, la
flexibilité des calendriers de travail au semestre, la polyvalence des fonctions et des emplois
afin dâĂ©quilibrer les postes entre les coopĂ©ratives en excĂšs et celles en demande dâemplois.
Surtout, les coopĂ©ratives se lancent dans lâouverture vers les marchĂ©s extĂ©rieurs au pays
basque (en 1990, le poids des exportations reprĂ©sente 15 % du chiffre dâaffaires) par
lâimplantation de firmes Ă Madrid et Ă Barcelone puis au Mexique et en ThaĂŻlande. Par
ailleurs, sâouvre en 1981, Ă Vitoria le premier hypermarchĂ©.
Câest en 1982, que le collectif des salariĂ©s-associĂ©s dĂ©cide de limiter leur progression
quantitative pour rĂ©duire lâinfluence du coĂ»t du personnel sur les ventes. Si le groupe ne
licencie pas (interdit par les statuts), câest au prix dâune diminution du salaire rĂ©el, câest-Ă -dire
une augmentation de la quantité de travail sans accroissement de salaire, une saisonnalisation
du travail, des préretraites et un accroissement de la productivité.
La question du sous-emploi se rĂšgle en deux Ă©tapes. Tout dâabord, les emplois en surnombre
dans le domaine industriel sont compensés par les coopératives de distribution. AprÚs cette
premiÚre compensation, il restait une centaine de salariés sans activité mais rémunéré. AprÚs
quelque mise en prĂ©-retraite, il est dĂ©cidĂ© de rĂ©munĂ©rer les sans emplois tous en formation Ă
hauteur de 20 % sur les salaires des autres « socios ». Le mécanisme a pour but de tout faire
pour ne pas exclure les travailleurs les moins performants. En faisant peser sur les salaires des
travailleurs le poids des sans-travail, on lutte pour leur réintégration car il devient
économiquement plus intéressant de les intégrer que de les avoir à charge. Par ailleurs, pour
aller dans le mĂȘme sens, les titulaires de pension ont une reprĂ©sentation Ă lâAssemblĂ©e
Générale.
Plusieurs coopératives décident de passer des accords formels avec le centre de recherche
technologique. IKERLAN a Ă©tĂ© crĂ©Ă© en 1971 pour Ă©viter dâacheter des licences Ă lâĂ©tranger.
12
Un musĂ©e privĂ© Ă Palacio Otalora lui est dĂ©diĂ© dâune simplicitĂ© Ă la hauteur de lâhomme oĂč le
solex, qui lui avait été offert pour remplacer sa fameuse bicyclette, est exposés !
13
Le prĂȘtre nâavait pas de vĂ©ritable maĂźtre selon Ormaetxea (entretien 22 octobre 2004) : le
mouvement personnaliste français en la personne de Mounier figurait dans sa bibliothÚque au
mĂȘme titre que Mao (peut-ĂȘtre parce quâils dĂ©fendaient tous les deux lâidĂ©e quâil fallait compter
sur ses propres forces !). Le prĂȘtre nâĂ©tait pas un intellectuel mais un pragmatique, guidĂ© par son
dĂ©sintĂ©ressement, son renoncement Ă la promotion individuelle. « Jamais il nâa reçu le moindre
salaire » continue Ormaetxea, retenant la leçon pour lui-mĂȘme, qui aprĂšs les diffĂ©rentes fonctions Ă
la tĂȘte du groupe de 67 000 personnes, Ă 78 ans, nous a dit « je vis dans un appartement de
Mondragon de moins de 100 m2 » ! Cette question, relative au mouvement personnaliste, est
semble-t-il moins anodine que ce quâen tĂ©moigne Ormaetxea ; elle est dĂ©veloppĂ©e dans Prades
(2005)
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6
De 6 chercheurs dans lâĂ©quipe initiale, le groupe passera Ă 36 chercheurs Ă plein temps en
1980 et 77 en 1990.
En 1978, les coopératives Irizar et Alcoops obtiennent un contrat avec le Vénézuela. Alcoop
est une coopĂ©rative composĂ©e dâĂ©tudiants qui financent ainsi leurs Ă©tudes. Dans les annĂ©es 80,
on assiste à de nombreux rapprochements entre les coopératives.
En 1985, le Conseil des Groupes des coopératives se réunit et constitue le premier embryon
de ce que deviendra MCC.
I.
A partir de 1991, MCC ou le pragmatisme organisationnel
AprÚs une présentation factuelle, on cherchera à répondre aux questions que
pose cette stratégie expansionniste puis à évoquer la question sociale.
Le processus engagé dans la période précédente se confirme nettement avec une
accĂ©lĂ©ration des exportations par rapport au volume du chiffre dâaffaires. En 2002, le
poids de lâexportation rapportĂ© au chiffre dâaffaire est de 27 %.
(
extrait de J-M Ormaetxea, Medio siglo de la experiencia cooperativa de Mondragon , novembre 2003)
2
Au niveau local, il nây a plus de prioritĂ© basque dans la recherche des fournisseurs mais
seulement les rĂšgles du marchĂ© â le prix, la qualitĂ©, le service-, ce qui pousse au
professionnalisme des coopératives.
Du point de vue de la structure interne, la recherche appliquĂ©e et lâinnovation sont au centre
du dispositif du groupe qui est divisé en trois secteurs :
-
un secteur industriel divisé en 7 branches rassemblant 70 coopératives qui occupent
18000 postes de travail,
-
un secteur de distribution qui mobilise 13 000 socios.
-
un secteur financier (banque, leasing, assurance) qui emploie 1500 personnes.
7
7
Le secteur industriel est divisé en sept coopératives : composants automobile, composants
autres, construction, Ă©quipement industriel, foyer, biens dâĂ©quipement et machine-outil.
Dans chaque coopérative, les travailleurs-associés, rassemblés en assemblée générale, élisent
un conseil dâadministration, appelĂ© le conseil recteur. Le conseil recteur Ă©lit son directeur sur
proposition du Président, élu pour 4 ans. Le Conseil Social est représenté uniquement par des
travailleurs-associés.
Au niveau de MCC, les 7 directeurs de coopératives industrielles, le directeur du secteur
financier et le directeur de la distribution siÚgent au Conseil Général. Ce conseil a une
fonction de gestion et de proposition.
La Commission permanente est composée de 16 personnes élues (toutes différentes du
Conseil Général) représentant les 9 divisions en pourcentage du nombre de socios, avec une
limite de 25 % du total des membres pour une entité. Cette commission permanente décide en
soumettant ses choix au CongrĂšs, organe suprĂȘme qui regroupe 650 dĂ©lĂ©guĂ©s,
proportionnellement au nombre de socios, avec la mĂȘme limite des 25 % de la Commission
permanente.
extrait de J-M Ormaetxea, Medio siglo de la experiencia cooperativa de Mondragon , novembre 2003)
Le Conseil Général est le conseil exécutif « del grupo » MCC. MCC est souvent qualifié de
« groupe Mondragon » mais cette traduction littĂ©rale est impropre car il ne sâagit pas dâun
« groupe financier » au sens français du terme, un holding dont la maison-mÚre serait reliée
aux autres coopératives par des relations financiÚres au capital. Ici, le pouvoir reste dans
chaque coopĂ©rative, câest-Ă -dire quâil sâagit davantage dâun conglomĂ©rat diversifiĂ© qui tend
vers une agglomĂ©ration dâactivitĂ©s intĂ©grĂ©es en filiĂšre. Câest la raison pour laquelle nous
préférons employer le terme de « complexe de Mondragon ». Si cette structure voit le jour en
1991 lors du troisiĂšme congrĂšs, lâidĂ©e est apparue en 1984, aprĂšs la violente crise industrielle
de 1981-1983.
Concernant les centres de formation, le caractĂšre coopĂ©ratif est double : dâabord, il sâaffirme
dans les dĂ©cisions oĂč siĂšgent trois collĂšges : le personnel enseignant et administratif, les
représentants des parents et enfants et le troisiÚme collÚge est composé des collaborateurs
extérieurs ; ensuite, sur le financement, 10 % est pris sur les excédents des coopératives et le
reste est financé par un jeu de bourse.
8
8
Concernant les rÚgles de répartition, aprÚs 10 % versés en impÎt et la dotation à la réserve qui
est le double dâune sociĂ©tĂ© privĂ©e (contre 32,5 % dâimpĂŽt pour une entreprises privĂ©e
espagnole), les coopĂ©ratives versent 10% Ă lâĂ©ducation et 20 % au titre des rĂ©serves pour les
coopératives en difficultés (fond inter-coopératif). Le reste est versé aux associés aprÚs avoir
dĂ©duits les avances. Mais ce reversement nâest pas disponible avant le dĂ©part de la
coopérative.
Chaque entitĂ© Ă©largit sa sphĂšre dâinfluence. Par exemple, sur 1 000 000 clients de Caja
Laboral, il nây a plus que 30 000 socios des coopĂ©ratives ; en terme dâinvestissement, les
coopératives ne représentent plus que 5 % des investissements totaux, 40 % représentent les
prĂȘts aux particuliers et 35 % constituent des rĂ©serves.
Dans une intervention écrite de décembre 2002, S. Turnbull précise les changements
intervenus dans le groupe MCC ces dix derniÚres années dont on peut extraire ces trois
problĂšmes :
-
la croissance du groupe repose davantage sur le rachat que sur les créations
dâentreprises.
-
La moitié des 60 000 personnes qui travaillent pour le MCC sont des employés et non
des associés.
-
La taille des coopĂ©ratives nâest plus limitĂ©e Ă 500 salariĂ©s (il nây a que Fagor qui est
dans ce cas).
On peut expliquer cette Ă©volution par quatre raisons :
-
La croissance du groupe nĂ©cessite un financement externe ; comme le groupe nâest pas
cĂŽtĂ© en bourse, le rachat dâentreprises permet dâinjecter des ressources financiĂšres dans MCC.
Tout est cependant fait pour que les filiales qui ne sont pas des coopératives soient liées par
un contrat de type associatif
14
.
-
Le statut des associés-salariés pose deux types de problÚme. Le premier type est
dâordre spatial : lorsque le niveau des salaires des pays dâaccueil est beaucoup plus faible que
celui du pays basque, le fait que « tout nouvel arrivant doit acheter des parts sociales pour un
montant équivalent à un an de salaire de la personne la moins bien payées », identique
quelque-soit le niveau de salaire, est un véritable problÚme. Le deuxiÚme problÚme est
temporel : en 1956, lâapport de lâassociĂ© (50 000 pesetas) reprĂ©sentait 20 % de
lâinvestissement nĂ©cessaire pour crĂ©er un poste de travail. En 2001, les 1,8 millions
reprĂ©sentent 7 % du poste Ă©quivalent. La montĂ©e en charge de lâĂ©lectronique dans les produits
ménagers et plus largement la progression de la valeur ajoutée fait que le poste de travail est
beaucoup plus prohibitif. Les deux raisons conjuguĂ©es compliquent lâextension de
lâexpĂ©rience.
-
LâexpĂ©rience de Mondragon sâest fortement modifiĂ©e : en 1956, on travaillait 58
heures par semaine ; en 2001, on travaillait 38 heures et on cherche Ă rĂ©duire aujourdâhui la
durée annuelle à 1600 heures. Cette évolution générale progressive de la baisse de la durée du
travail en fonction des gains de productivité ne peut se faire que si la culture constante du
coopĂ©ratisme est maintenue, car il y a une forme de contradiction entre la tendance gĂ©nĂ©rale Ă
la baisse du temps de travail et la valeur du travail dans la culture basque. Or, cette culture est
quasiment inexistante dans beaucoup dâendroits oĂč sâinstalle MCC. Au-delĂ de la culture, le
droit coopératif est dans beaucoup de région du monde, quasiment inexistant.
-
La derniÚre raison est la capacité de MCC à tenir deux éléments contradictoires de leur
politique salariale, soit un Ă©cart de salaire faible Ă lâintĂ©rieur du groupe et un alignement des
salaires des cadres avec lâextĂ©rieur (voir plus bas). Une solution a Ă©tĂ© de recruter des cadres
avec un statut de salarié.
14
Lors de notre derniĂšre visite, un groupe de juriste cherchait Ă bĂątir ce type de contrat.
9
9
Il nâen reste pas moins que le danger que le Conseil GĂ©nĂ©ral qui a pris la place de la Caja
Laboral devienne davantage managériale et tende à développer des formes de technostructure
nâest pas absent, tout comme le rachat des entreprises nâest pas une affaire totalement rĂ©glĂ©e
dans lâĂ©volution du complexe coopĂ©ratif.
La question sociale
Le droit de grĂšve est interdit lorsquâil sâagit dâactivitĂ© professionnelle mais autorisĂ© pour
raison politique.
Concernant lâactivitĂ© professionnelle, un conflit opposa en 1975 les associĂ©-travailleurs du
groupe Ulgor et la direction dont lâobjet portait sur les coefficients donnĂ©s au travail. La grĂšve
Ă©clata malgrĂ© lâinterdiction du droit de grĂšve dĂ©cidĂ©e par un statut de fĂ©vrier 1971. Il entraĂźna
la démission de 17 coopérateurs et des mesures disciplinaires de 397 autres coopérateurs
exigĂ©es par la direction. LâAssemblĂ©e GĂ©nĂ©rale approuva la mesure de la direction par 60 %
des suffrages. Sâil nâexiste pas de procĂ©dure de licenciement car les emplois sont Ă vie (mĂȘme
si lâexpression nâest pas employĂ©e), il existe une procĂ©dure dâexclusion qui nâa jamais
fonctionné.
Deux raisons sont évoquées pour expliquer cette grÚve :
-
un manque de communication expliqué par la taille exceptionnellement grande de la
coopérative. Il fut décidé de limiter dans un premier temps, la taille des coopératives à 500
salariés.
-
La lutte contre le taylorisme et le manque dâinitiative dans le travail. Un groupe de
travail fut missionnĂ© dans les pays nordiques pour Ă©tudier dâautres formes dâorganisation qui
se traduisit par des formes de polyvalence des postes.
Le droit de grÚve pour raison politique est en revanche souvent exercé. Décidées par les
Consejos sociales, elles peuvent ĂȘtre nombreuses : Ă titre dâillustration, elles ont reprĂ©sentĂ© un
jour par mois dans lâannĂ©e 1979.
Dans une coopĂ©rative, le syndicat nâa pas sa raison dâĂȘtre. Les syndicats sont autorisĂ©s pour
les salariés ordinaires. En revanche, les préoccupations syndicales sont au premier rang. Par
exemple, lâĂ©chelle des revenus est en permanence discutĂ©e et les premiĂšres propositions de
salaires Ă©manant des socios ne sont jamais exagĂ©rĂ©es, nous a t-on dit. LâĂ©cart des revenus est
une question complexe : de 1à 3 durant la premiÚre période, il est passé de 1 à 5 durant la
deuxiĂšme et de 1 Ă 9 durant la troisiĂšme, actuellement de 1 Ă 12
15
. Plus lâĂ©cart est Ă©tendu, plus
les risques de dissension interne sont forts mais plus lâĂ©cart est faible et plus les cadres sont
tentĂ©s de sây soustraire en quittant le groupe. Un deuxiĂšme exemple est celui de la mise en
pratique de la flexibilité à la baisse des salaires en temps de crise. Pour sortir de la crise
industrielle des années 80, le groupe MCC a autorisé une flexibilité imposée par le marché et
acceptée par les « socios-trabajadores » à la baisse des salaires pour une préservation du
niveau de lâemploi.
Aujourdâhui, on estime que les cadres sont Ă un niveau de salaire de 30 % moins Ă©levĂ© que la
moyenne des entreprises du secteur alors que le salaire le plus bas est 15 % plus élevé.
III. Quelques enseignements
Quels sont les enseignements que lâon peut retirer de cette expĂ©rience ?
-
Ce qui fait identitĂ© dans les expĂ©riences dâentreprises sociales nĂ©cessairement
territorialisĂ©es relĂšve le plus souvent de deux ordres dâidĂ©es, soit le refus de lâexclusion
sociale, soit celui de la revendication dâun destin commun
16
. Dans le cas de Mondragon, les
15
A titre de comparaison, le salaire de J. Peyrelevade, Président sortant du Crédit Lyonnais était
avant son départ à la retraite en 2002 de 1 à 50 !
16
Merci Ă J. Defourny de mâavoir renvoyĂ© Ă son dernier livre sur lâexpression de ces deux raisons
fondamentales.
10
10
deux conditions sont historiquement réunies : la premiÚre parce que les fondateurs refusent la
sanction de Franco Ă leur Ă©gard en 1955 et mĂȘme sâils profitent ensuite du protectionnisme
institué par celui-ci, les basques lutteront par la suite pour la défense de leur langue. La
deuxiÚme condition est étroitement liée à la premiÚre : il y a un dedans et un dehors du pays
basque comme des Asturies, ce qui nâest pas sans incidence sur la rĂ©alitĂ© politique de ces deux
régions. Ces deux aspects peuvent en partie expliquer le succÚs politique de Mondragon à ses
dĂ©buts. Câest, nous semble-t-il, une des clĂ©s de rĂ©ussite de la coopĂ©ration qui ressemble Ă une
piĂšce de monnaie : une face doit ĂȘtre rĂ©active, une « rĂ©sistance à ⊠», une autre face est
positive, « production de⊠». Dans la structure MCC, le Conseil Social est plutÎt revendicatif
(sécurité et hygiÚne dans le travail, organe consultatif de sécurité sociale) alors que le Conseil
dâadministration est plutĂŽt stratĂ©gique.
17
Par ailleurs, ce qui fait identitĂ© Ă lâorigine de
lâexpĂ©rience, câest le charisme dâArizmendiaretta dont la figure physique va sâeffacer au
profit dâune entitĂ© abstraite. Câest cette figure abstraite qui fait dire Ă un directeur dâEROSKI :
« Quand vous avez vu un directeur de coopérative de MCC, vous les avez tous vus». Cette
idée du « formatage » appelle deux types de remarque : la premiÚre repose sur le type
dâidentitĂ© vĂ©hiculĂ© et la seconde sur le mode de diffusion de cette identitĂ©. Concernant le
premier point, deux idĂ©es dominent : dâune part, on croit fortement au « travail », sorte de
valeur cardinale dans le monde de Mondragon : « Unis dans le travail et par le travail » nous
dit le curé rouge; ou encore, Ormaetxea évoque « la volonté, la persistance, la capacité
professionnelle quand on a entre 28 et 35 ans ». La deuxiĂšme idĂ©e est que lâindustrie y occupe
une place centrale et les recherches sont intimement liées à des questions que se posent les
dirigeants industriels. MĂȘme si lâĂ©volution des emplois se porte vers la distribution (Eroski), il
nâen demeure pas moins que les emplois dans le secteur industriel continuent Ă progresser.
Concernant le mode de diffusion de ce formatage, on peut avancer plusieurs idées :
premiĂšrement, le vivier de plus de 4 000 Ă©tudiants forme les principaux directeurs de
coopératives, lesquels sont déjà insérés dans cette culture par leurs parents ou des liens
familiaux (nous nuançons ce propos dans Prades, 2005)
. La dynamique culturelle qui est Ă la
base du coopĂ©rativisme, repose sur une assise territoriale, câest-Ă -dire sur une culture
appropriée par des populations spécifiques. Pour des raisons à chaque fois particuliÚres, les
coopĂ©ratives sâimplantent sur un territoire mais elles ne peuvent pas facilement ĂȘtre
déménagées, de sorte que quelque-soient les objectifs des dirigeants, elles restent implantées
sur leur territoire dâorigine. Lorsquâon regarde la carte gĂ©ographique des coopĂ©ratives au Pays
basque espagnol, on constate que la densité des emplois est davantage équilibrée sur le
territoire que sur les sites traditionnels oĂč on constate un pĂŽle industriel et un dĂ©sert
lâentourant (le cas de lâagglomĂ©ration toulousaine est une caricature). Il existe par ailleurs une
perméabilité des structures économiques et politiques. Sur 24 000 habitants de Mondragon, 15
000 sont salariés dont 8 000 de MCC. Nécessairement, il y a imbrication des pouvoirs
politiques et Ă©conomiques : sur 9 maires de la province de lâAlto Deba incluant Mondragon, 7
sont issus des coopératives
18
. Cela ne signifie pas une coloration politicienne du complexe
mais une culture qui tourne autour de la ikurrina (le drapeau basque) et dâune universitĂ©
coopérative gratuite par le jeu des bourses dans laquelle entrent 50 % des jeunes de la
valle
del Alto Deba
.
La question syndicale est le deuxiÚme point important. Campons le décor : en
France et plus gĂ©nĂ©ralement en Europe, lâeffondrement du mur de Berlin a Ă©tĂ© le symbole
dâune rupture du lien qui existait entre le combat politique et les revendications salariales
(Prades, 2001) ; les effets visibles de cette rupture se sont traduits par un recentrage des
17
selon les propos de A. Celaya, Secrétaire Général de Mondragon, 22 novembre 2002
18
Entretien le 2 juin 2004 avec M. Lezamiz, responsable de la communication MCC (notons que
ce rĂ©sultat nâest pas gĂ©nĂ©ralisable au reste du pays basque).
11
11
syndicats vers un mode purement corporatiste, isolé du combat politique, sauf lorsque
lâarrogance patronale devient excessive (câest le cas que nous Ă©tudions dans Prades, 2005).
Dans ce cas, on comprend la radicalitĂ© des actions menĂ©es car il nây a pas de relais entre
instance syndicale et instance politique, comme celui qui liait hier la CGT et le Parti
Communiste Français.
Mais ce qui nâa pas Ă©tĂ© dit dans ce passage dâune logique revendicative Ă une logique
suicidaire, câest que selon, JĂ©sus Gonzales, gĂ©rant dâune coopĂ©rative dâĂ©levage de
MCC
19
, des négociations avaient eu lieu entre Moulinex et MCC et que les syndicats
français ont opposé un refus catégorique à cette option coopérative, puisque leur
absorption au sein de Mondragon aurait signifié leur propre fin. En effet, dans les
coopĂ©ratives de Mondragon, il nây a pas de syndicats puisque la dĂ©fense des
travailleurs-associés se fait en interne, chacun étant à la fois associés et travailleurs.
Si le droit de grĂšve pour raison syndicale nâest pas acceptĂ©, le droit de grĂšve pour raison
politique peut-ĂȘtre exercĂ©. Par exemple, pour la seule annĂ©e 1979 (lâannĂ©e est singuliĂšre
puisque lâEspagne commence un apprentissage de la dĂ©mocratie parlementaire), ces
grÚves, décidées par les Consejos sociales, ont représenté un jour par mois.
En conclusion, de la cĂ©sure entre syndicats dâune part et politique dâautre part comme
phénomÚne global, on constate que localement, en France et au pays basque espagnol,
des réponses opposées ont été apportées.
La troisiĂšme question quâil faut aborder est celle qui a trait aux diffĂ©rentes formes de
coopĂ©ration. Sans entrer dans le dĂ©tail des diffĂ©rentes modalitĂ©s que revĂȘt la
coopération
20
, elle peut-ĂȘtre un moyen ou une fin en soi. Plus prĂ©cisĂ©ment, on peut crĂ©er
une structure collective pour abaisser les coûts individuels de production ou de
distribution. Câest souvent ce qui passe dans la distribution des coopĂ©ratives viticoles en
France qui servent Ă abaisser les coĂ»ts des exploitations individuelles. Câest Ă©galement
ce qui se passe dans les coopĂ©ratives dâactivitĂ© oĂč la structure collective permet de
faciliter le dĂ©part vers un itinĂ©raire individuel. Ce nâest pas la mĂȘme chose que de crĂ©er
des organisations oĂč la valeur ajoutĂ©e est apportĂ©e Ă la structure collective et non Ă la
structure individuelle. On dĂ©passe ainsi son intĂ©rĂȘt individuel, non pour se soustraire
mais pour ajouter Ă sa propre rĂ©alitĂ© individuelle. Lâindividu se trouve ainsi valorisĂ© par
le collectif. Câest la grande diffĂ©rence entre Mondragon et la majoritĂ© des coopĂ©ratives
françaises.
C
ONCLUSION
Y a ât-il une Ă©nigme de Mondragon, quelque-chose qui, au-delĂ de ce qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dit
ici, apporterait un éclairage supplémentaire ?
Une dimension de cette expĂ©rience est peu mise en avant, câest celle du territoire. La
construction du territoire des coopĂ©ratives de Mondragon ne sâest pas faite dans un bureau
dâĂ©tude mais sur une tension entre trois espaces. Le premier espace est celui de la cĂŽte du
golfe de Gascogne protĂ©gĂ©e par les mouvements de lâEuskadi qui empĂȘchent le tourisme de
tirer Ă la hausse les prix du foncier et les communes de transformer les zones. Il nây a pas de
lien direct entre les coopĂ©ratives de Mondragon qui comprenaient une coopĂ©rative de pĂȘche Ă
Ondarroa en 1970 et les autonomistes mais il y a une réceptivité du milieu coopératif au
combat politique basque, comme on lâa signalĂ© Ă propos des arrĂȘts de travail pour raison
politique.
19
gérant de la coopérative « Behi-alde » de Aramayona.
20
Voir Prades (2005)
12
12
Le deuxiĂšme espace est celui dâune rĂ©gion herbeuse oĂč peut se maintenir une industrie agro-
alimentaire qui tire ses ressources de petites exploitations dâĂ©levage. Comme le disait F.
Partant Ă propos de la relation de lâhomme Ă la terre, il y a une relation consubstantielle de
lâhomme Ă lâanimal, une rĂ©gion sans animaux dâĂ©levage nâĂ©tant pas tout Ă fait humaine
21
. On
voit là la cohérence et le pragmatisme de cette interdépendance agricole et industrielle.
Le troisiĂšme espace est celui dâinfrastructures dâimportance qui permet de dĂ©passer les
donnĂ©es gĂ©ographiques dâun paysage bosselĂ© dont les plus hauts sommets ne dĂ©passent pas
2000 m : structures mĂ©talliques importantes, viaducs, tunnels aplanissent lâespace tout en
fournissant des commandes aux industries de Mondragon (câest du reste les coopĂ©ratives de
Mondragon qui ont constitué la structure métallique du musée Guggenheim à Bilbao ou les
viaducs du Bas Llobregat).
La prise en compte de ces trois espaces et les moyens de les faire agir ensemble traduisent la
confiance des acteurs (« on ne laisse pas les plus vulnérables dans le fossé » disait
Ormaetxea). Cette derniĂšre est Ă lâorigine de lâexploitation de toutes les formes dâexternalitĂ© :
que ce soit les connaissances tacites facilitĂ©es par la langue ou lâexternalisation dâactivitĂ©s
formelles, le complexe de Mondragon maille, Ă partir dâune dĂ©mocratie Ă©conomique, les
différentes chaßnes de valeur : les activités de conception grùce à son pÎle universitaire, son
centre de recherche et ses écoles professionnelles ; les activités de front avec les clients grùce
à Eroski ; les grands systÚmes techniques et de production grùce aux activités industrielles des
7 coopĂ©ratives industrielles. Ces chaĂźnes de valeur seraient incomplĂštes si on nâomettait le
secteur bancaire et dâassurance sociale (La Caja Laboral et Lagun Aro) et la non-cotation en
bourse de toutes les activitĂ©s dâun complexe mondragonais.
Face à de nouveaux problÚmes qui émergent de la société globale( nous étudions une phase
prospective pour les trois prochaines années de MCC dans Prades, 1995), le pragmatisme
dâun groupe dâacteurs
22
, qui recherche et crée des ressources nouvelles avec une certaine
Ă©thique (cf note 10) limite considĂ©rablement le fossĂ© qui sĂ©pare lâactivitĂ© professionnelle du
cercle de la socialitĂ© primaire. A son tour, ce rapprochement est Ă lâorigine dâune mobilisation
plus forte de recherche de solutions qui préservent la propriété collective.
21
Dans le sud-est méditerranéen de la France, cette relation consubstantielle a disparu en raison de
lâexplosion du prix du foncier qui a chassĂ© les Ă©leveurs potentiels .
22
, LâĂ©lĂ©ment le plus caractĂ©ristique de lâexpĂ©rience de Mondragon est son pragmatisme.
13
13
B
IBLIOGRAPHIE
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