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Provocation, badinage et liberté
à travers les Fêtes galantes
 et les Fêtes foraines

Ilda T

OMAS

Universidad de Granada

Real, E.; Jiménez, D.; Pujante, D. y Cortijo, A. (eds.), Écrire, traduire et représenter la

fête, Universitat de València, 2001, pp. 253-262, I.S.B.N.: 84-370-5141-X.

Historiens, folkloristes, ethnologues et sociologues se penchent sur les mul-

tiples aspects, officiels ou populaires, de la fête. Celle-ci, en effet, révèle croyan-
ces, interdits, déviations, puissance des pouvoirs politiques et profondeur des
sentiments religieux. Cérémonie rituelle, réjouissance communautaire, instru-
ment de libération et de renversement des hiérarchies sociales, divertissement
théâtral ou forain, la fête bénéficie d'innombrables représentations, expressions,
significations.

Ce qui est caractéristique de l'exercice de la fête, c'est qu'elle passe par le

spectacle, l'ostentation, l'étalage de couleurs, de formes, de sons ; c'est qu'elle
est le domaine électif de l'illusion. Elle semble, d'autre part, n'avoir d'existence
que collective. Pourtant, elle va se révéler, à travers les Fêtes galantes et les Fêtes
foraines,

1

 lieu, carrefour d'une interrogation renouvelée, individuelle, subjective

et ce, parce que décrite par Verlaine, bohème alcoolique et Pierre Mac Orlan,
rapin montmartrois : les deux poètes, privilégiant le paraître, sont, au-delà de ce
paraître, à la recherche de leur être.

Les seuls titres ne laissent pas d'être explicites : Fêtes galantes (1869) et Fêtes

foraines (1926). L'acception de « galant », conjecture des relations amoureuses
(séduction et tendre badinage) que confirme la référence à Watteau, alors que
celle de « forain »  suppose tréteaux, décorations, déguisements, costumes. Le
souvenir du sens étymologique du premier adjectif (« galer » de l'ancien français
« s'amuser », « mener joyeuse vie ») recoupe la signification du second, attaché
au monde multiforme des bateleurs, mélange plaisant de calme et de tumulte,

                              

                              

            

1

 Les références relatives à Verlaine renvoient à l'édition des Œuvres poétiques complètes, donnée

chez Gallimard en 1962. Les références relatives à Pierre Mac Orlan renvoient à l'édition des
Poésies documentaires complètes, donnée chez Gallimard en 1982.

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de vulgaire et de poétique, de comique et de peur, combinaison bigarrée de
jeux, danse et musique.

À ces attributs correspondent les personnages : d'un côté, Pierrot, Clitandre,

Cassandre, Arlequin et Colombine, Scaramouche et Pulcinella, Tircis et
Aminte, des masques et bergamasques ; de l'autre, un bonimenteur, un domp-
teur, un patron de manège, un devin, une magicienne, des lutteurs, tous dégui-
sés de « ...costumes clairs / qui vont flottant légers, avec des airs / De noncha-
lance et de mouvements d'ailes ».

2

Parce qu'ils jouent constamment un rôle. Les premiers correspondent à des

types littéraires, ceux de la commedia dell'arte, de la comédie, de la pastorale ;
ils sont élégants, raffinés, conventionnels. Leurs vêtements impliquent frivolité,
artifice, manque de fidélité à eux-mêmes et aux autres. Les seconds remplissent
une fonction et répondent à l'attente du public qui vient les voir : le clown
enfariné, l'écuyère rose et le dompteur à dolman écarlate incarnent véritable-
ment la fête !

Le « langoureux rossignol », de Fantoches, les « deux silvains hilares » des In-

dolents ou bien le « vieux faune »

3

 s'opposent au lion qui a « toujours mal aux

dents »,  aux vaches blanches qui vont danser la ronde sur le Pont-du-Nord
« après avoir massacré les tueurs » des abattoirs de la Villette et au corbeau de la
route de Béthune qui attendait « dans le froid de l'hiver 1915, le petit claque-
ment sec des balles ».

4

Les « donneurs de sérénades » et les « mystiques barcarolles »

5

 se rient du

« quadrille des clodoches » et luths et tambourins se démarquent de l'accordéon
qui « rythme les appels de la rue et celui de la petite Rose Blanche qui mourut
d'un coup de couteau [...] ».

6

L'espace où se déroulent ces fêtes diffère aussi : jets d'eau, boulingrins, jar-

dins pleins de balustrades, de statues ; paysages de rêve, promenades du diman-

                              

                              

            

2

 Verlaine, P., « À la promenade », in Fêtes galantesOp. cit., p. 109.

3

 Verlaine, P., « Fantoches »,  in  Fêtes galantesOp. cit.,  p. 114 ; « Les Indolents », in Op. cit.,

p. 118 ; « Le Faune », Op. cit., p. 115.

4

 Mac Orlan, P., « Grande ménagerie moderne », in Fêtes foraines,  Op. cit., p. 157 ; « Le beau

manège », in Op. cit., p. 189 ; « Le Tir scientifique », in Op. cit., p. 166.

5

 Verlaine, P., « Mandoline »,  in  Fêtes galantes,  Op. cit., p.  115 ;  « À  Clymène »,  in Op. cit.,

p. 116.

6

 Mac Orlan, P., « Jeu de massacre », in Fêtes forainesOp. cit. ; « Le Tir scientifique », in Op. cit.,

p. 166.

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PROVOCATION, BADINAGE ET LIBERTÉ À TRAVERS LES FÊTES GALANTES ET LES FÊTES FORAINES

255

che, déjeuners sur l'herbe ; bateaux chargés de groupes joyeux ou libertins ; tout
cela rassemble des signifiés plutôt euphoriques, disant la féminité, le jeu amou-
reux et dessinant l'utopie d'un certain bonheur. La fête se traduit par le côté vif,
léger et débauché, la gratuité, le jeu de « dupes », les défis, les suggestions éroti-
ques, les lutineries sensuelles. Dans Sur l'Herbe par exemple, le désir charnel
recherche la multiplicité, récusant fidélité et engagement ; dans Les  Ingénus, le
corps féminin affole et séduit, à la fois voilé et dévoilé, offert et dérobé ! La fête
s'associe à l'emprise transgressive, se liant ici à la captation ludique et à la cor-
ruption.

De plus, la langueur des arbres (En Sourdine), les « frissons de brise » (Man-

doline), l'odeur des roses (Cythère), « un vent de lourde volupté » et des « tris-
tesses moites » (En patinant), ces remous, ces frémissements, ces effluves – em-
brouillamini sensible dans lequel les êtres se croisent, se frôlent, s'agitent jus-
qu'au vertige, sous les « baisers superficiels » et les « entrelacements vains »

7

 –

accumulent les sensations amorties, douce mélancolie et détachement senti-
mental. Espace où s'engourdit le bonheur de sentir, où l'on s'abandonne à l'ac-
cablement d'une existence léthargique sous les demi-teintes équivoques et défi-
cientes, sous l'affleurement, partout, de la sensualité (grivoise dans Les Coquilla-
ges
, ou bien badine et nostalgique), sous la griserie ambulatoire et égrillarde !
Ou plutôt raccourci d'espace, « un de ces paradis galants que les Polyphiles
bâtissent sur le nuage du songe », ainsi que l'expriment les Goncourt, dans leur
notice sur Watteau.

8

Le décor de Mac Orlan est fondamentalement différent : espace que décou-

pent baraques et manèges ; architecture simultanément humaine, métallique et
fantasmagorique engendrée par la civilisation de la vitesse et de l'accélération du
mouvement, par le merveilleux de l'insolite scientifique et du machinisme !
Décor aimanté par la circulation de la lumière, des ondes radiophoniques, des
incandescences de cuivre et de cristal ; véritable champ magnétique strié par des
déclics, des crépitations de magnésium, traversé de courants électriques et
d'éclairs que la Femme accumulateur rêve d'attraper, « d'un revers de main,
comme des mouches, pendant des nuits d'orage ».

9

                              

                              

            

7

 Verlaine, P., « En patinant », in Fêtes galantesOp. cit., p. 112 ; « Lettre », in Op. cit., p. 117.

8

 Les Goncourt, L'Art au XVIII

e

 siècle, cité dans Martino, P. : Verlaine, Paris, Boivin, 1924,

pp. 64-66.

9

 Mac Orlan, P., « La Femme accumulateur », in Fêtes forainesOp. cit., p. 175.

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Cette charpente de métal et ces phénomènes mécaniques, calorifiques et lu-

mineux s'opposent au paysage sensoriel de Verlaine où les êtres et les choses
vivent une aventure sentimentale, alors que ceux de Mac Orlan mènent une
expérience pragmatique, prosaïque et fantastique, celle qu'engendrent un quo-
tidien et un réel manipulés par l'essor troublant  du progrès. S'ajoutent et se
mêlent le hasard avec l'aléa des loteries (La Grande Loterie, Loterie du sucre), le
vertige des manèges (Le Manège de bicyclettes, Manège d'enfants,  Le Vieux Ma-
nège
), la concurrence des tirs, des jeux de force et d'adresse (Le Tir à surprises ;
Jeu de massacre). Interviennent les objets le plus disparates (une bascule, un
toboggan, un dynamomètre, un thermomètre de l'amour), les espaces les plus
surprenants (un Musée Dupuytren, un Palais de danses orientales, une Pâtisserie
mécanique,  
un  Puits de la vérité) ; se propagent les parfums qui excitent la
gourmandise et non la concupiscence, arômes des moules et des frites, des gau-
fres, des berlingots et des nougats !

Dans les deux recueils, le décor est un médiateur spatio-temporel, mais cha-

cun se charge d'une valeur distincte. Dans les Fêtes galantes, Verlaine semble se
travestir dans un décor Louis XV et se masquer à l'italienne, se projetant dans la
gaieté nonchalante des personnages, dans leurs libres propos alors qu'ils se li-
vrent à de voluptueux attouchements. Le retour symbolique de certains mots
évocateurs – le vent, la musique, les voix dans leurs timbres nostalgiques, les
oiseaux –, la prédominance d'un cadre et de personnages accordés aux exigences
de la chair et aux élans de la sensibilité – convergent baisers, « fièvres exquises »
et senteurs qui émoustillent les sens –, tous types d'émanations sensorielles et
d'échanges érotiques, le corps, la chair féminine désirée, les caresses se glissent
dans le paysage et Verlaine se laisse bouleverser par la grâce de cette promesse
qui le renouvelle, la fête apportant ainsi une « solution » provisoire à son déchi-
rement intérieur.

Entrer dans la part la plus secrète de cette poésie, c'est retrouver la voie par

laquelle une conscience disloquée, par horreur du présent, l'abolit pour se pro-
jeter dans un passé ressuscité. Le Watteau que Verlaine a voulu délibérément
prendre comme intercesseur est un Watteau romantique, image d'un monde
harmonieux, où l'amour est un jeu de sylphes élégants dans une atmosphère
d'apparat et de badinage apaisant ; atmosphère qui tranche avec les imperfec-
tions de la propre personnalité physique (et morale) de Verlaine comme avec le

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PROVOCATION, BADINAGE ET LIBERTÉ À TRAVERS LES FÊTES GALANTES ET LES FÊTES FORAINES

257

Second Empire opportuniste et corrompu contre lequel s'indignent à la fois le
poète et le républicain intellectuel.

Rien à voir avec Mac Orlan, autodidacte qui fit l'apprentissage de la vie au

contact de milieux non seulement populaires, mais misérables ; à la fois humo-
riste, dessinateur, peintre, globe-trotter, au carrefour des arts et des artistes,
comme en témoignent ses relations et amitiés avec Apollinaire, Colette, Breton,
Aragon, Picasso, G. Grosz, Chas Laborde et Pascin. Il est également présent
dans ses Fêtes foraines. Acteur permanent et principal, il s'intègre partout à sa
fiction, ouvertement, sous le « je » d'un narrateur goguenard, ou secrètement.
De sorte que, sous l'affabulation poétique et sous la surface d'un discours ludi-
que brûle une flamme, partout latente, se devinent des confidences, s'entend le
chant des profondeurs. Mais, à la différence de Verlaine qui cherche à enchan-
ter son tourment secret, Mac Orlan allie circonspection, angoisse et humour
pour dire, de façon scandaleuse, insolente et sournoise, sa conscience du
monde.

Chez les deux poètes, la fête satisfait la création d'une atmosphère, d'un

émerveillement, véritable théâtre d'ombres et de fantasmagories, jeux d'eaux ou
de lumière, réhabilités par Watteau, Picasso ou Rouault, permettant un dédou-
blement fantastique de la réalité qui fait participer de l'évanescence et de la
transcendance des contingences physiques. Toutes les pièces des Fêtes galantes
tendent à la suppression de la pesanteur du réel ; et les poèmes des Fêtes foraines
diffusent une perception insolite par le maniement de la lumière, de l'ombre et
de l'éclairage, rappelant le goût de Mac Orlan pour le cinéma expressionniste
allemand.

Si la fête permet une spéculation sur l'espace, elle admet aussi une manipu-

lation du temps, appropriation du passé pour Verlaine, dans une somptueuse
rêverie consolatrice ; brouillage et mélange des époques pour Mac Orlan, dans
une homogénéité chaleureuse, dans une transitivité permanente qui réconcilie le
temps et l'éternité, le réel et le fictif, faisant se côtoyer Adam et Ève, Oscar
Wilde, les réservistes du mellah de 1915, Guillaume Apollinaire et la Dame de
Montsoreau. Elle crée une temporalité particulière qui combine les deux critères
en une durée infléchie sur soi et qui dégénère en vertige chez Verlaine alors que
chez Mac Orlan, elle implique nutrition, inclusion, résonance et échange, pos-
tulant une unité substantielle du réel, du senti et du rêvé.

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258

La symbiose entre Verlaine et Watteau amène à s'interroger sur la significa-

tion poétique et psychologique des Fêtes galantes. Nul doute que l'univers sym-
bolique du peintre – audacieux, romanesque et frivole – ne soit incompatible
avec le sombre et trouble monde intérieur du poète, où tout sentiment se fait
lourd et menaçant ; il fournit assurément une compensation à la difficulté à être
de Verlaine qui s'efforce de subjuguer son mal.

Ce qui compte, par contre, pour Mac Orlan, c'est, conjointement, de célé-

brer le présent, la modernité et d'en dénoncer l'absurdité oppressante et in-
quiétante. D'où ces pied-de-nez d'un poète moqueur et indiscret qui associe les
« jolies fesses de la Pompadour » et « l'ouverture des portes de la Bastille »

10

  à

une séance de tir à la carabine, dans une prose vigoureuse plus frappante que
chantante, plus impertinente que larmoyante.

D'où le brassage permanent d'époques, d'êtres (vivants, morts, fictifs) et de

lieux ;  d'où l'amalgame de platitudes et d'extravagances, la discontinuité des
relations, l'émiettement infini de tout ce qui est visible, les associations des
catégories matérielles et éthiques, symboliques et dramatiques : « Cependant
que l'idiot [...] tape comme un sourd pour essayer sa force et décrocher un
contrepoids capable de laisser choir sur la tête des passants un tas d'astres empi-
lés comme des plats sonores sur la voie lactée en fête. »

11

Qu'il s'agisse des formes fluides de Verlaine ou des formulations dynamiques

de Mac Orlan ; qu'on puisse parler d'impressionisme à cause de la juxtaposition
et de la fusion des nuances, des tons, de l'art de rendre les aspects les plus fuga-
ces, les moins perceptibles de la vie, qu'on hasarde les notions de cubisme litté-
raire et de surréalisme à propos de Mac Orlan du fait de son refus d'un mono-
lithisme du langage et d'une fragmentation des apparences d'une part, du fait
de la réconciliation des contraires d'autre part, il est évident qu'il ne saurait y
avoir, pour Mac Orlan du moins, aucune confusion entre un poème et un ta-
bleau. Et il est difficile de ne voir dans les œuvres qu'une transposition de la
peinture en poésie et de méconnaître l'inspiration intime.

Ce qui est primordial, chez les deux poètes, c'est l'interpénétration de la per-

ception, du souvenir et de l'imagination. C'est que, disponibles à cette syntaxe
profonde du visuel et du pictural, Verlaine et Mac Orlan ont rencontré l'œuvre

                              

                              

            

10

 Mac Orlan, P., « Le Tir à surprises », in Fêtes forainesOp. cit., p. 160.

11

 Mac Orlan, P., « Le Dynamomètre », in Fêtes forainesOp. cit., p. 165.

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PROVOCATION, BADINAGE ET LIBERTÉ À TRAVERS LES FÊTES GALANTES ET LES FÊTES FORAINES

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peinte à la fois en termes d'expressivité c'est-à-dire comme une activité d'ordre
herméneutique et en termes d'expression, c'est-à-dire comme une création poé-
tique. Tous deux se sont annexés Watteau, Fragonard, les toiles cubistes en pro-
jetant, en surimpression, ce que Breton appelle les « mouvements du cœur ».

Sous les inventions d'une fête, sensuelle ou intellectuelle, précieuse ou po-

pulaire, se révèle le lien profond, énigmatique qui unit les célébrations et les
requêtes de l'angoisse, les formes de l'invisible et les vertus d'émoi et d'ébranle-
ment.

Sentimentalement et spirituellement, Verlaine et Mac Orlan sont des hom-

mes du Nord. Verlaine, « fils de l'Ardenne et de l'ardoise », selon l'heureuse
formule de Claudel, et Mac Orlan, héritier de la Flandre, de l'Artois et de la
Picardie, possèdent, de ce fait, un sens inné et quasi-mystique du mystère des
choses, des instants, des saisons. À travers la fête, se morcelle, s'effrite et s'éva-
nouit une vérité insaisissable alors que se multiplient et se diversifient failles,
présomptions, doutes, frissons psychologiques, mélancolies viscérales et méta-
physiques, oppressions, ondulations indicibles de l'âme !

Tout le système sur lequel fonctionnent texte poétique et rêverie est lézardé,

fait sentir le hiatus, basculer la perception dans le malaise, divulguant le soubas-
sement intime.

La fête, dans les deux cas, recouvre une vérité spirituelle. Métaphore de l'ap-

préhension de soi, support d'une récupération psychologique, elle joue en fait
un rôle contradictoire chez Verlaine : au lieu de « sauver » psychologiquement
le poète, par les images lumineuses et rassurantes qu'elle répand, elle est gâchée,
contaminée par son âme affligée. Au raffinement précieux, à l'élégance costu-
mée et à l'illusion lyrique, succèdent , voire se superposent, la débauche prosaï-
que, la nudité cruelle et la désillusion.

Alors se déchiffre l'attirance, dans les Fêtes galantes, pour les demi-teintes ;

alors, par leur retour, les mots-clefs éclairent sur le fond, malgré le décor liber-
tin :  cœur (13 fois) ; amour (8 fois) ; rêver ou rêveur (8 fois) ; ombre ou assombri
(6 fois) ; lune et nuit...

Alors se comprend l'évolution du recueil qui va d'un jeu tendre, voire

gaillard, à une inquiétude sourde puis précisée ; à un pessimisme schopenhaue-
rien (Colombine), enfin à un affreux désespoir dans le duel spectral d'outre-
tombe du Colloque sentimental.

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260

Chez Mac Orlan, la fête est le kaléidoscope qui lui permet de s'interroger

anxieusement sur l'évolution de l'homme et sur son destin dans un assemblage
railleur, généreux et douloureux, d'animisme, d'occultisme, de populisme et de
mysticisme. Dissonances, fêlures, sanglots, hantise du malentendu, des dupe-
ries, de l'irrévocable, antienne dérisoire de l'amour chez Verlaine ! Ricanements
(Grande Ménagerie moderne), soupirs perfides, « dégoût des autres et de soi-
même » (Les Montgolfières), « spectacle dégoûtant » de l'écœurement humain
(La Grande Loterie) ou secrète angoisse qui « taraude [les] chairs qui sentent
déjà la mortification » (Le Thermomètre de l'amour) chez Mac Orlan !

La tonalité affective des deux univers est assortie d'un coefficient ambigu de

violence et de mélancolie, de tension et de tendresse, témoignant de la tragique
déficience de l'être, à travers un décor où se coule leur identité : Verlaine, se
réfugiant dans le rêve éveillé pour fuir son angoisse maladive et s'aidant du choc
de la dissonance (dislocation entre mètre et syntaxe, disproportion entre l'ex-
pression hyperbolique des sentiments et la réalité...) pour éviter de se dissoudre
dans l'évanescence où tend sa débilité ! Et Mac Orlan convaincu que tout, in-
sondable et indéfinissable, superbement combinatoire, se mêle à tout, se résout
en tout, dans une ambiguïté féconde qui soude le « jugement et le tressaille-
ment ».

12

La fête est inévitablement menée avec le lecteur et le poème, qui en est la

preuve physique, reflète la même essence subversive : la fantaisie du langage
double la fantaisie attachée à la fête !

C'est ainsi que la complexité énonciative de certains quatrains de Verlaine

(Sur l'herbe par exemple) ; le morcellement de la typographie et le découpage du
texte en nombreuses unités ; l'abondance des rejets et des contre-rejets qui sépa-
rent de manière arbitraire des termes apparemment solidaires, créent une esthé-
tique de la surprise liée à cet univers de liberté gouverné par le caprice, l'ivresse
et le défi aux conventions quotidiennes et poétiques.

Chez Mac Orlan, les habitudes syntaxiques sont rompues. Nulle surprise à

ce que le langage de la fête soit marqué par la logique du monde à l'envers,
inhérente au thème, par les permutations, les juxtapositions burlesques par
lesquelles un transfert de sens se fait par analogie ou fulguration : « Il y a dans

                              

                              

            

12

 Alain, Propos ; « George Sand et la musique », 1

er

 octubre 1928, Paris, Bibliothèque de La

Pléiade, Gallimard, 1956, p. 805.

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PROVOCATION, BADINAGE ET LIBERTÉ À TRAVERS LES FÊTES GALANTES ET LES FÊTES FORAINES

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les fêtes de Paris une tour semblable où l'humanité s'exerce à monter et à des-
cendre, ce n'est pas un des spectacles les moins surprenants de nos nuits, mais
c'est aussi le souvenir trouble qu'un éclair de magnésium a saisi sous les jupes de
Ninon ».

13

Incantation et secousse, reprise oratoire et surprise discordante, unité laconi-

que, déconcertante, cursive et lourde de malaise, la prose de Mac Orlan s'ac-
corde à sa double exigence de pudeur et d'expression. La poésie de Verlaine, qui
porte les marques de son tempérament et de son tourment intime, traduit l'os-
cillation constante entre enchantement et désenchantement. La langueur musi-
cale d'une savante et subtile versification recouvre et dissimule un badinage
insipide tenu par des fantoches ou des figures spectrales. La forme – désinvolte
et brillante – réfute le fond – déchirant !

Le trouble psychologique est annexé et sublimé par l'art poétique. Verlaine,

le créateur, a désarmé la virulence affective de ses émotions en les soumettant à
une esthétique rigoureuse appelée à étayer la fragilité de Verlaine, l'homme.

Chez les deux poètes, la qualité décapante et libératrice de la fête, vouée à la

conciliation et au dépassement, en fait le lieu privilégié où se résolvent tensions
et distorsions, Chez le premier, elle conjure la léthargie de l'être – les fêlures de
l'âme servant l'art – et Verlaine se chuchote en mineur. Chez le second, un
sceptique pour qui le sentiment, chose dangereuse, doit être banni de l'écriture,
elle est une manière thérapeutique goûtée avec un plaisir gourmand de raconter
le monde et de se raconter : et Mac Orlan, trouble-fête, de s'amuser à se parler
en sourdine tout en parlant d'autre chose, dans la veine d'artistes comme Breu-
ghel, le Douanier Rousseau et Gauguin, à la fois naïfs et roublards, naturels et
construits !

De sorte qu'il faut chercher la clé des résonances profondes d'un décor pré-

cieux ou fantastique dans le rôle primordial de l'écriture comme catalyseur de
l'imagination et de la mémoire, lié à la découverte et à l'exposé de soi. Partis
tous deux d'un besoin identique, Verlaine et Mac Orlan sont parvenus, par des
moyens différents, à ce paradoxe selon lequel la fête, phénomène collectif, abrite
une rêverie d'intimité et résulte le terme fondamental d'une équation insoluble,
source d'un alibi et d'une angoisse.

                              

                              

            

13

 Mac Orlan, P., « Le Toboggan », in Fêtes forainesOp. cit., p. 180.

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262

Que l'un préfère le murmure au cri, l'indéfini au dessiné, que l'autre choi-

sisse le choc à la litote et qu'il conjugue le théâtral à l'intime, n'enlève rien au
fait que les deux poètes sont au cœur de l'activité créatrice : la fête, réalité tangi-
ble, est remplacée par la vision de l'artiste qui fait de ses faiblesses et de son
inquiétude pour l'un, de sa pudeur et de son sentiment tragique de la vie pour
l'autre, des principes de poésie et de dépassement, parce que « l'écriture lyrique
est un sûr moyen de défense contre les agressions intimes de la personnalité ».
Ainsi conclut Mac Orlan dans une longue préface consacrée à un choix de poè-
mes de Verlaine rassemblant les « mauvais démons » et leur « escorte déplorable
et goguenarde  », et soulignant la sensualité, la sensibilité « malicieuse et rusée »,
l'association du « burlesque légal et de l'angélique innocence »

14

 du poète.

Si l'on rappelle que, pour Mac Orlan, la critique est affaire de « collabora-

tion sentimentale » et qu'il subordonne le commentaire esthétique à une rela-
tion personnelle, égotiste, on sera d'autant plus sensible à cette rencontre de
deux êtres qui ont choisi la poésie comme mode particulier de relation à eux-
mêmes, aux autres, au monde et au langage.

Ne peut-on signaler aussi que le texte poétique, les Fêtes galantes comme les

Fêtes foraines, a fait se lever en chaque lecteur, à partir de l'usage connotatif des
mots, à partir de leur musicalité, échos, harmoniques, vibrations, émotions et
images et a créé cette fête du langage et de l'intellect, là où Claudel place le
plaisir poétique !

                              

                              

            

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 Mac Orlan, P., Masques sur mesure III, Esquisses et portraits. Préfaces, « Préface à Paul Verlaine,

Choix de poèmes », Genève, Cercle du Bibliophile, 1971, p. 316, p. 363, p. 369 et p. 371.