1939-1945. Comment ont été sauvés les trésors des musées.

Chefs-d'oeuvre mis à l'ombre

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Retour sur le périple mouvementé des collections nationales et privées sous l’Occupation.

Le visiteur qui s’arrête devant le sourire de la Joconde, les naufragés du Radeau de la méduse, ou la Victoire de Samothrace, sait-il que ces chefs d’oeuvre auraient pu ne pas survivre à la Seconde Guerre mondiale ? Rarement. Pourtant, s’ils sont là devant lui, c’est grâce au courage, à l’intelligence et au dévouement d’une poignée d’hommes et de femmes, qui furent des soldats un peu particuliers au service du patrimoine artistique de la France.

Alors qu’une rétrospective de photographies montrait, il y a quelques mois, le Louvre évacué, déplacé, occupé, deux autres expositions racontent à leur tour la drôle de guerre des oeuvres d’art : l’une à Chambord, devenu le principal dépôt des musées nationaux entre 1939 et 1945 ; et l’autre au Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation à Lyon, qui évoque le destin exemplaire de Rose Valland, conservatrice au musée du Jeu-de-paume, transformé sous l’Occupation en gare de triage des oeuvres confisquées aux juifs.

Dès 1933, les musées français avaient établi les premières listes d’évacuation en cas d’urgence, et les conservateurs parisiens s’étaient mis en quête de monuments éloignés des villes et assez vastes pour abriter les plus grands trésors. Le chef d’orchestre de ce plan d’évacuation était Jacques Jaujard, le sous-directeur des Musées nationaux (puis directeur de 1940 à 1944). Le château de Chambord fut désigné comme dépôt principal et gare d’aiguillage vers d’autres refuges, parfois privés : Brissac, Cheverny, Courtalain, Valençay…

En 1938, devant l’imminence d’une guerre, les premières caisses sont acheminées en urgence vers Chambord. Une liste de cinquante tableaux qui devaient quitter Paris à la moindre alerte avait été établie. Tous portaient sur la droite de leur cadre deux points rouges, sauf la Joconde, premier de la liste, qui en portait trois.Pour le voyage, Mona Lisa était nichée dans un capiton de velours rouge, lui-même posé dans un écrin de bois précieux, encastré dans une double caisse en bois de peuplier. Quelques semaines après leur départ, les accords de Munich ayant rassuré la France, les toiles reviennent à Paris. Pierre Schommer, le chef du dépôt de Chambord, qui avait accompagné les tableaux pendant ce premier séjour, est un peu inquiet. Il trouve le château trop grand, trop célèbre et craint qu’il ne soit une cible de choix pour les attaques aériennes. L’intérieur n’offre pas de meilleures conditions de sécurité. « Chambord est un bâtiment fort démuni, écrit-il. Là où il y a des volets, il n’y a pas de fenêtres ; où se trouvent des carreaux, manquent les fermetures. Quand il y a une porte, elle n’a pas de serrure ; la serrure existe-telle, une poussée suffirait à en avoir raison. Une porte extérieure est-elle ouverte et réclamez-vous la clé, on vous apporte obligeamment, dans une brouette, 400 clés rouillées parmi lesquelles vous avez à choisir. »

Pourtant, lorsque le 28 août 1939, à 6 heures du matin, le plus grand déménagement de tableaux de l’Histoire commence, c’est bien à Chambord que sont expédiées la plupart des oeuvres. En quatre mois, 5 446 caisses contenant les collections du Louvre, d’autres musées parisiens et de propriétaires privés quittent la capitale dans 199 camions répartis en 51 convois, vers onze abbayes et châteaux de l’ouest et du centre de la France.Grâce à des employés de La Samaritaine et du BHV, plus de la moitié des caisses sont parties dès le 2 septembre. On se préoccupe ensuite d’éloigner de Paris les oeuvres monumentales comme la Victoire de Samothrace ou la Vénus de Milo, qui avaient été simplement descendues dans les caves les premiers jours.

“Le Radeau de la Méduse” s’échoue sur les fils du tramway

Le 1er septembre, Lucie Mazauric, archiviste du Louvre, est chargée d’accompagner le Radeau de la Méduse jusqu’à Chambord. Impossible de rouler la toile : du bitume entre dans sa composition et cela entraînerait des craquelures.Monté sur des châssis, le tableau est donc fixé sur une remorque à décors de la Comédie-Française. Mais, parvenu à la hauteur de Versailles, le convoi, trop haut, heurte les fils du tramway. La ville royale est plongée dans l’obscurité ! Heureusement, le Radeau de la Méduse trouve asile dans l’Orangerie. L’exode des toiles de grande hauteur reprend deux semaines plus tard, sur un trajet étudié pour éviter le réseau électrique, avec des techniciens capables de soulever les fils au besoin. À Chambord, dont la visite a été interdite dès la déclaration de guerre, la vie s’organise, comme dans les autres dépôts. Des propriétaires privés, des bibliothèques et des musées de province y ont également envoyé leurs trésors.

À partir de photos, de caisses, de témoignages, astucieusement mis en scène, l’exposition de Chambord nous fait bien comprendre comment la vie s’est organisée. Sous la direction de Pierre Schommer, les conservateurs,qui ne quitteront pas les oeuvres pendant toute la guerre, déballent les toiles les moins fragiles, examinent les autres régulièrement, pour vérifier que l’humidité des lieux ne les affecte pas, et qu’elles échappent à l’invasion des mites. «Nous devions prendre possession de cette énorme demeure et en faire le refuge silencieux des oeuvres qu’il fallait préserver, racontera Lucie Mazauric dans son livre Ma vie de châteaux. Ce n’était pas chose facile. Heureusement, une même frénésie d’activité nous avait tous saisis. Elle ne nous quitta pas de toute la guerre.Ce fut notre opium. » Tout est fait pour protéger Chambord du feu et des bombardements. À l’été 1939, des tranchées sont creusées pour capturer l’eau de la rivière et deux motopompes à eau sont installées. Même les gardiens, pour la plupart des combattants de 1914- 1918, se livrent sans compter aux épuisants exercices de lutte contre l’incendie.

Au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes, les oeuvres les plus importantes sont transférées dans des lieux plus sûrs.En mai 1940, les trésors nationaux reprennent ainsi la route de l’exode, suivis pas les conservateurs. Le 14 novembre 1939, la Joconde est transportée à Louvigny dans l’Ouest, et, après une brève halte à Chambord les 3 et 4 juin 1940, elle prend la route de l’abbaye de Loc-Dieu dans l’Aveyron ou elle séjourne tout l’été. Cette propriété de la famille d’Ussel n’était pas prévue dans la liste initiale des dépôts, mais elle se trouvait sur la route du repli vers le sud et son porche était assez large pour laisser passer les énormes caisses… Du 3 octobre 1940 à mars 1943, Mona Lisa séjourne au musée Ingres de Montauban,puis, l’invasion allemande de la zone libre oblige ses gardiens à la remonter un peu plus au nord, au château de Montal-en-Quercy, dans le Lot, où elle demeurera jusqu’à la fin de la guerre.

Pendant ce temps-là, à Paris, d’autres veillent et se battent contre l’appétit d’art de l’occupant. Le 15 juillet 1940, Hitler décide qu’aucun objet d’art ne doit être déplacé sans autorisation.Cela sauvera les collections nationales des convoitises. Jacques Jaujard s’appuie sur la bienveillance du comte de Metternich, qui dirige la Commission allemande de protection des oeuvres d’art, pour limiter les dégâts.Mais il ne peut empêcher le pillage des collections de particuliers. L’ambassadeur d’Allemagne, Otto Abetz, entreprend la traque et la confiscation systématique de toutes les collections des Rothschild, des David-Weil, des Wildenstein…

Soixante mille oeuvres seront rendues à leurs propriétaires

Pour entreposer leurs prises de guerre, les Allemands réquisitionnent le musée du Jeu-de-paume,sur la terrasse des Tuileries et le confient au représentant pour la France de l’ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg), chargé de la récupération des biens juifs. Ce service dépend en fait très vite d’Hermann Goering lui-même qui en profite pour s’approvisionner en oeuvres d’art (il rendra plus de vingt visites au musée). Une seule Française reste au Jeu-de-paume, Rose Valland, la conservatrice, une femme menue à lunettes à laquelle les Allemands ne prêtent guère attention mais qu’ils ont gardée parce qu’elle parle leur langue. Elle leur est utile pour vérifier le chauffage, ravitailler les gardiens, entretenir les lieux…

Jour après jour, au péril de sa vie, Rose Valland dresse une liste clandestine la plus précise possible des trésors entassés dans le musée. Elle questionne les gardiens, les transporteurs, écoute aux portes, fouille les poubelles et déchiffre la nuit chez elle les bouts de papiers qu’elle y trouve.Deux fois par semaine, elle enfourche son vélo et se rend au Louvre, où elle confie ses notes à Jacques Jaujard.Ainsi, si elle est arrêtée, ses précieuses informations seront sauvées.

Les derniers mois de la guerre s’avèrent les plus dangereux pour les oeuvres d’art. En juin 1944, alors que les troupes alliées avancent en Normandie, les membres de l’ERR emballent les dernières oeuvres confisquées. Rose Valland réussit à s’introduire dans un bureau et à noter la destination des convois : le château de Nikolsburg en Tchécoslovaquie, et même à relever le numéro des cinq wagons qui contiennent les tableaux. Elle court au Louvre,prévient Jacques Jaujard qui contacte les réseaux de la Résistance.

Le train est bloqué en gare d’Aubervilliers et les oeuvres d’art sont récupé récupérées. Les 21 et 22 août, des troupes allemandes refluant vers le nord, entrent dans le parc de Chambord où elles sont attaquées par des FFI. En représailles, les Allemands menacent de mettre feu au château et aux collections et prennent une quarantaine d’otages. Le château sera épargné mais quatre otages seont exécutés.

Quelques jours plus tard, au château de Valençay, Gérald Van der Kemp, alors assistant des Musées nationaux, qui garde là, entre autres, la Vénus de Milo et les collections du musée Camondo, est arrêté et mis en joue par deux capitaines SS.Avec un extraordinaire sang-froid, il bluffe, déclare qu’il est le gardien des trésors de France que Mussolini et Hitler ont ordonné de laisser à Valençay pour se les partager après la victoire finale. Il avertit les deux SS qu’ils seront supprimés à leur tour s’ils le tuent. Cela marche, l’homme et les oeuvres sont sauvés.

Au printemps 1945, toutes les collections publiques seront de retour dans les musées et, grâce à la ténacité de Rose Valland, près de 60 000 oeuvres confisquées seront rendues à leurs propriétaires.

À voir
Otages de guerre, Chambord 1939-1945. Domaine national de Chambord, jusqu’au 2 mai. Rens. : 02.54.50.40.00 ou www.chambord.org
La Dame du Jeu-de-paume. Rose Valland sur le front de l’art, Centre d’Histoire de la Résistance et de la déportation, jusqu’au 2 mai, 14, avenue Berthelot, Lyon VIIe. Tél. : 04.78.72.32.11. www.chrd.lyon.fr

À lire
Le Louvre pendant la guerre, Regards photographiques 1938-1947, Le Passage-Musée du Louvre éditions, 164 pages, 25 €.
Rose Valland, l’espionne du musée du Jeu-de-paume, d’Emmanuelle Polack, illustration d’Emmanuel Cerisier, Gulf Stream Éditeur, 94 pages, 16,50 €.

Sophie Humann

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